Un monde inconnu/Deuxième partie/2

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 251-262).

CHAPITRE II

UN AMOUR SANS ISSUE

Les prévisions d’Azali s’étaient réalisées.

Grâce aux soins dévoués dont ils avaient été l’objet, Marcel et ses deux amis avaient recouvré assez promptement leur santé physique ; mais il s’était produit en eux un phénomène étrange. Sous l’influence du poison qui avait envahi tout leur organisme, leur intelligence était demeurée comme assoupie ; leur esprit était resté plongé dans des ténébres profondes ; la mémoire avait disparu ; les idées ne s’enchaînaient que d’une facon confuse ; les perceptions même des sens étaient incohérentes et comme inachevées.

Pour tout dire en un mot, il semblait que leur cerveau fût devenu comme une table rase où plus rien ne restait des notions acquises et des idées emmagasinées. Ils étaient semblables à des enfants qui ouvrent aux impressions de la vie une âme neuve et candide encore ; ils avaient tout à rapprendre.

Et c’était un spectacle à la fois singulier et attristant que de voir ces hommes robustes, dans toute la maturité de leur vie, redeyenus ignorants, timides et hésitants comme de petits enfants au seuil même de l’existence.

Pendant les quelques jours qui avaient suivi la terrible secousse, ils avaient été de la part de la fille de Rugel l’objet de la plus vigilante sollicitude.

Comme tous les autres habitants du monde lunaire, elle connaissait leur histoire et elle n’avait pu se défendre d’un sentiment d’admiration profonde pour ces hommes qui avaient fait si héroïquement le sacrifice de leur vie. Elle avait voulu présider elle-même aux soins qui leur étaient donnés. Elle suivait d’un regard ému les progrès rapides de cette résurrection, et lorsqu’elle constata que, malgré la santé physique revenue, leur esprit tardait à reprendre toute sa puissance et toute sa lucidité, elle se sentit profondément troublée et s’en ouvrit a Azali.

Le jeune sayant était depuis longtemps l’ami de son cœur.

Ils avaient vécu l’un à côté de l’autre, et, dans ce monde où les sentiments se développaient en toute liberté et sans qu’aucune convenance vint jamais les contraindre, ils s’étaient sentis portés l’un vers l’autre et s’étaient abandonnés au charme d’une affection partagée. Comme ils n’avaient rien à cacher et ne pouvaient du reste rien dissimuler de ce qu’ils éprouvaient, Rugel avait eu connaissance de ce penchant réciproque aussitôt qu’il avait pris naissance. Tout dans cet amour, qui ne ressemblait en rien aux passions de la Terre, était pur, simple et loyal. C’est ainsi que les choses se passaient toujours dans ce milieu privilégié, et, selon toute vraisemblance, ils devaient bientôt s’unir et fonder autour de Rugel une nouvelle famille.

L’accident qui était survenu aux habitants de la Terre avait rapproché la jeune fille de celui que tout le monde autour d’elle considérait comme son fiancé.

Retenu par les soins dont les trois malades étaient l’objet, Azali ne s’éloignait guère de la maison où ils avaient été transportés. Tout le temps qu’il ne passait pas auprès d’eux il le consacrait à celle que son cœur avait choisie.

Avec l’innocence et la liberté de mœurs où rien d’impur ne germait jamais, ils allaient souvent, lorsque Rugel était rappelé à la capitale par les devoirs de sa charge, se promener le long des rivages enchantés de l’île ou dans les bosquets fleuris dont elle était couverte.

Et leurs entretiens, tour à tour graves et enjoués, trahissaient la sérénité de leur âme, leur calme confiance dans l’avenir. Rien chez Oréalis de ces manèges de coquetterie, de ces manœuvres savantes, de ces provocations étudiées où s’exerce ici-bas l’astuce féminine, lorsqu’il s’agit de s’assurer, dans la course au mari, la conquête d’un beau nom ou d’une brillante fortune.

Et, du côté d’Azali, rien qui ressemblât à ces protestations d’amour qui, parfois, sonnent si faux, à ces exagérations convenues, à ces compliments fades et vulgaires, sous lesquels on cache si souvent sur la Terre la sécheresse de son cœur ou la bassesse de ses convoitises.

Un jour, dans une de leurs promenades accoutumées, Oréalis interrogea le jeune savant sur le sujet qui, depuis quelque temps, commençait à la préoccuper.

« Ami, lui dit-elle, je me demande avec quelque inquiétude si nous devons nous réjouir d’avoir arraché à la mort ceux qu’elle l’état dans lequel se trouve leur esprit me trouble et me tourmente. Il semble avoir reculé jusqu’au premier âge de la vie ; il n’a ni plus de force ni plus de portée que celui d’un enfant. Doivent-ils donc rester toujours emmurés dans ces limbes de l’intelligence ? S’il en était ainsi, nous ne les aurions sauvés que pout les condamner à une existence indigne d’eux et tout à fait misérable.

— Je suis, moi aussi, répondit Azali avec un accent de tristesse, inquiet de l’état où je les vois. Je sayais bien que la commotion qu’ils avaient éprouvée était profonde, mais je ne les jugeais pas si gravement atteints. La mémoire du passé paraît chez eux complètement abolie ; ils sont tout entiers aux impressions fugitives du moment. Ce qu’il faut faire pour les rendre à eux-mêmes, c’est réveiller par tous les moyens possibles le sentiment de leur personnalité effacée.

« C’est à vous, Oréalis, bonne et douce comme vous l’êtes, déjà pour eux si maternelle, qu’il appartient de faire, en leur rappelant sans cesse les événements par lesquels ils ont passé, revivre en eux les souvenirs momentanément assoupis. Ainsi leur intelligence se développera rapidement, et ils auront bientôt retrouvé, grâce à votre généreuse influence, le sentiment de leurs grands desseins et la volonté de les poursuivre.

— Que l’Esprit Souverain vous entende, » murmura Oréalis, devenue pensive.

Dès lors elle fut tout entière à l’œuvre de guérison qu’elle avait entreprise. Et c’était chose charmante et mélancolique à la fois de voir cette grande et belle jeune fille se faire l’éducatrice patiente et dévouée de ces trois hommes bronzés par de si rudes traverses, mais redevenus enfants, qui l’écoutaient avec avidité comme une sœur aînée.

Dans de merveilleux récits qu’avec une ingénieuse habileté elle appropriait à l’état de leur esprit, la jeune fille faisait revivre sous leurs yeux les terribles épreuves par lesquelles ils avaient passé, les travaux qu’ils avaient accomplis, les espérances qu’ils avaient conçues, et réveillait ainsi peu à peu la conscience de leur être. Ils restaient suspendus à ses lèvres ; parfois leurs sourcils se contractaient comme si, dans un travail de réflexion intérieure, se déchirait un coin du voile qui leur cachait encore la réalité, et on pouvait prévoir déjà l’instant où ils auraient repris la pleine possession d’eux-mêmes.

Mais c’était Marcel surtout qui semblait, plus encore que ses deux amis, subir la magnétique influence de la jeune fille. Le son de sa voix le jetait dans une sorte d’extase ; le charme qui se dégageait de toute sa personne agissait irrésistiblement sur lui ; des mouvements confus dont il ne se rendait qu’imparfaitement compte agitaient son cœur. Et lorsque, redevenu lui-méme, il s’interrogea sur ce qu’il éprouvait, il se demanda, non sans quelque effroi, si ce sentiment délicieux n’était que de la reconnaissance ou méritait un nom plus tendre.

Bientôt il ne lui fut plus possible de se faire illusion : il éprouvait des émotions jusqu’alors inconnues. Son esprit actif et chercheur, qui ne s’était jamais passionné que pour la solution de problèmes scientifiques ou la réalisation de quelque entreprise hardie, semblait avoir perdu son initiative et sa vigueur. Une sorte de lassitude langoureuse l’avait envahi : il se plaisait maintenant à se laisser bercer par de molles rêveries. Le chant des oiseaux, l’harmonie du vent dans le feuillage le ravissaient ; son imagination surexcitée lui représentait sans cesse la belle Oréalis : il n’en pouvait détacher sa pensée, et, loin d’elle, il restait plongé dans une mélancolie dont la tristesse n’était pas sans charme.

Le doute ne lui était plus permis : il aimait la jeune fille.

L’instant où cette vérité lui apparut sans nuages fut cruel pour lui. Il savait qu’Oréalis était fiancée à un homme dont il était lui-même l’obligé, et, dans la droiture de sa conscience, il frémissait à penser qu’il ne pouvait s’abandonner à son amour sans se montrer odieusement ingrat. Et puis, que d’obstacles entre lui et celle vers qui l’entraînait son cœur !

En supposant que leurs âmes eussent pu se comprendre et que le sentiment qu’il éprouyait pût être partagé, comment une union aurait-elle été possible entre deux êtres de nature si différente ?

Marcel avait trop de loyauté dans l’âme pour ne pas juger sainement la situation nouvelle qui lui était faite. Il essaya bravement de combattre la passion qui l’avait peu à peu envahi. Cette lutte fut pour lui la cause de douloureux déchirements.

Il fuyait maintenant la présence de celle qu’il recherchait naguère ; mais il avait perdu, avec l’ignorance de l’état de son cœur, le repos et la tranquillité de l’esprit.

Cet état de trouble et d’incertitude où se débattait Marcel avait pas échappé à l’observation de ses deux amis. Jacques et lord Rodilan, qui avaient été frappés comme le jeune ingénieur, avaient passé par les mêmes phases que lui. Grâce à la sollicitude attentive et dévouée dont ils étaient entourés, ils avaient remonté peu à peu, eux aussi, la pente où leur raison s’était effondrée : ils avaient reconquis toute la liberté de leur intelligence et retrouvé, Jacques ses ardeurs généreuses, lord Rodilan la possession de lui-même et le calme un peu dédaigneux dont il ne s’était que rarement départi depuis qu’il avait quitté la Terre.

Ils s’inquiétaient de la tristesse étrange de Marcel.

La cause ne leur en avait pas longtemps échappé : Jacques se retrouvait tel qu’il avait été lorsque son cœur s’était ouvert à l’amour qui, maintenant encore, le remplissait tout entier. De là pour Marcel une sympathie plus grande et plus affectueuse.

Quant à l’Anglais, ce qui le préoccupait surtout, c’était la question de l’issue finale de leur entreprise.

Qu’adviendrait-il d’eux si le chef naturel de leur expédition perdait, dans un fol et irréalisable amour, la lucidité d’esprit et l’énergie nécessaires pour la conduire jusqu’au bout ? Malgré les singulières aventures où l’avaient jeté son désir d’émotions nouvelles et son dégoût d’un monde qu’il connaissait trop bien, lord Rodilan n’avait pas tout à fait dépouillé le vieil homme. Sans doute les péripélies de cet étrange voyage avaient fait vibrer dans son âme des sensations qu’il se croyait incapable d’éprouver et qui l’avaient ravi. Le spectacle de ce monde si different de celui qu’il avait quitté n’avait pu le laisser insensible, et, plus d’une fois, malgré son flegme britannique et sa volonté de ne s’étonner de rien, il s’était senti surpris ou saisi d’admiration.

C’était là, pour un blasé comme lui, quelque chose de tout nouveau et qui l’avait délicieusement remué.

Il s’était même promis d’étonner à son tour les habitants de la Terre (car il comptait bien y revenir un jour) par la description de cette humanité supérieure ; et c’est pour cela qu’il s’était attaché, avec une ardeur qui l’étonnait lui-même, à l’étude des mœurs, des institutions, de l’histoire du monde lunaire. Et ce n’était pas une mince satisfaction pour son orgueil de penser que, grâce à lui, l’Angleterre aurait sa part de gloire, et non la moindre, dans cette merveilleuse épopée qui révélerait à la Terre un univers inconnu et serait le point de départ d’une ère de progrès que personne jusque-là n’aurait osé rêver.

Mais si tout cela satisfaisait l’esprit de lord Rodilan, il était d’autres exigences contre lesquelles il se débattait, et non parfois sans en souffrir. Bien qu’il affectât jadis d’être devenu indifférent aux plaisirs délicats d’une table bien servie, sous prétexte que pour son palais fatigué rien ne saurait être nouveau, il n’avait pas tardé à regretter ce qu’il dédaignait autrefois.

Il s’accommodait mal de cette composition chimique qui suffisait à ses amis et qu’il appelait dédaigneusement une nourriture scientifique. Les tentatives d’ensemencements faites par Marcel et dont quelques-unes seulement avaient réussi, fournissaient bien aux trois exilés de la Terre des céréales et des légumes auxquels ils étaient habitués, mais cela sans assaisonnement aucun. Et comme toute nourriture animale lui était interdite, l’infortuné fils d’Albion souffrait chaque jour davantage en songeant aux larges tranches de roastbeef saignant, à la turtle-soup et aux pickles variés dont la seule idée lui mettait maintenant l’eau à la bouche.

Il songeait donc sérieusement au retour.

Il ne s’en était pas encore ouvert à Marcel : il sentait bien que le jeune ingénieur ne pouvait accueillir cette idée tant qu’il n’aurait pas réalisé ce qui était le but immédiat de son entreprise, c’est-à-dire l’établissement de communications régulières entre les deux planètes.

Mais si Marcel, se laissant aller aux tendres sentiments qui semblaient le dominer maintenant, allait perdre de vue le projet qu’il avait formé, l’espoir de ce retour se trouverait indéfiniment ajourné. Bien plus, si l’ingénieur songeait à consacrer définitivement sa vie à celle qu’il aimait, qu’adviendrait-il de ses deux compagnons ?

Telle était la question qui s’imposait à l’esprit de lord Rodilan et qui lui faisait envisager l’avenir avec inquiétude. Il n’était décidément pas fait pour ce monde supérieur.

La fille de Rugel n’avait pas été sans remarquer le changement survenu dans l’humeur et le caractère de Marcel. Elle ne pouvait pas lire au fond de son cœur, car l’habitant de la Terre était privé de ce sens subtil qui, dans le monde lunaire, établissait entre la parole et la pensée une si étroite union que rien ne s’y pouvait dissimuler. Mais, à l’expression du regard de Marcel, aux tendres inflexions de sa voix, au trouble qui l’agitait lorsqu’il se trouvait en sa présence, elle avait fini par comprendre le sentiment dont elle était l’objet.

Elle n’avait vu tout d’abord dans cet empressement de Marcel à rechercher sa société que les manifestations d’une âme reconnaissante, quelque chose de semblable à la gratitude inconsciente qu’un enfant éprouve pour celle qui veille autour de son berceau, sourit à ses joies et adoucit ses souffrances. Mais peu à peu, à mesure que la tendresse de Marcel devenait plus pressante et son humeur plus inégale, elle s’était sentie elle-même troublée.

Lorsqu’elle vit qu’il avait perdu de vue le but de son voyage, ne parlait plus de ses grands travaux et paraissait renfermer sa vie dans le cercle étroit de cette intimité nouvelle, elle l’observa plus attentivement et ne tarda pas à être fixée sur la nature de ce qu’il éprouvait pour elle.

Ce fut pour la jeune fille une découverte pénible.

Certes, elle ressentait pour le héros d’une si merveilleuse aventure, pour celui surtout que ses soins avaient ramené à la vie du cœur et de l’intelligence, une sympathie profonde ; mais elle avait l’âme trop élevée, elle était d’une nature trop supérieure pour pouvoir s’abandonner, en présence de l’amour qu’elle inspirait, à la joie puérile d’une vanité satisfaite.

Il n’y avait pas de place dans son cœur pour l’orgueil, et c’était avec tristesse qu’elle voyait Marcel souffrir ainsi d’un amour sans issue.

Dès lors elle s’appliqua à guérir cette âme blessée.

Loin de chercher, en fuyant Marcel, à irriter sa passion, elle faisait naître les occasions de le rencontrer et de s’entretenir avec lui, de le ramener, en lui montrant la sérénité de son cœur, à un sentiment plus juste de la réalité, à dissiper les chiméres dont pouvait se bercer son esprit, à faire revivre les hautes ambitions auxquelles il avait tout d’abord consacré sa vie.

Ensemble ils parcouraient les ravissants jardins qui entouraient la maison de Rugel ; ils erraient au bord du lac, ou quelquefois, montant dans une embarcation légère, ils se laissaient doucement bercer par la brise embaumée qui flottait sur les eaux tranquilles.

« Ami, lui disait-elle, le moment ne vous semble-t-il pas venu, maintenant que vous avez complètement recouvré la santé, de reprendre vos tentatives si brusquement interrompues ? Vos amis de la Terre attendent avec anxiété la réponse aux signaux qu’ils vous ont adressés. Comptez-vous les laisser longtemps encore dans une incertitude si cruelle ?

— Ah ! répondit Marcel avec un mouvement d’impatience qu’il ne put dissimuler, pourquoi m’arracher ainsi à mon rêve enchanté ? Depuis que je vis auprès de vous, Oréalis, je me sens heureux comme je n’aurais jamais osé l’espérer. Êtes-vous donc déjà si fatiguée de ma présence ? Que vous ai-je fait pour que vous cherchiez ainsi à m’éloigner de vous ?


« Arrêtez-vous, ami, » interrompit vivement la jeune fille (p. 260).

— Chassez de telles pensées, ami, répondit avec douceur la jeune fille. Si vous pouviez lire dans mon cœur, vous y verriez pour vous une affection profonde, et c’est précisément parce que vous m’êtes cher que je m’inquiète du repos indigne de vous où vous vous oubliez. J’aime vos grands desseins, j’aime l’audace de votre entreprise ; mais j’aime aussi la gloire qui vous attend et je ne veux pas y renoncer pour vous.

— Oui, reprit Marcel avec vehémence, vous aimez en moi ce qui maintenant est de peu de prix à mes yeux. Ce que je voudrais vous voir aimer, c’est moi-même, c’est mon cœur tout plein de vous, car je ne puis pas retenir plus longtemps l’aveu qui brûle mes lèvres. Oréalis, je…

— Arrêtez-vous, ami, interrompit vivement la jeune fille, en appuyant sur ce mot « ami » qui semblait sonner faux à l’oreille de Marcel ; je sais ce que vous allez dire. Depuis longtemps votre secret m’est connu et j’ai fait tous mes efforts pour que le sentiment qui vous possède restât renfermé dans les limites d’une sincère et loyale amitié. Rien d’autre en effet ne saurait exister entre nous. Alors même que d’insurmontables obstacles ne nous sépareraient pas, vous savez bien que je ne saurais répondre à votre amour.

« Je ne m’appartiens plus : ma foi est unie à un homme que vous devez aimer et respecter. Mon cœur a confirmé le choix de ma raison, et c’est de celui-là seul qui m’a jugée digne de lui que je dois attendre la part de bonheur à laquelle tout être humain a le droit d’aspirer. Je ne sais comment les choses se passent dans le monde d’où vous venez ; mais ici nos âmes ne sauraient passer d’un amour à l’autre, et lorsqu’une fois notre cœur a parlé, c’est pour toujours.

— Ah ! vous me torturez, murmura Marcel ; ce que vous me dites là, je me le suis répété cent fois, et ce n’est que vaincu par l’excès de mon amour pour vous que j’ai laissé échapper le secret que j’aurais voulu garder au plus profond de mon âme. Ce qui me déchire le cœur, c’est cette vertu souveraine, cette sérénité d’âme qui vous met si au-dessus de nos passions terrestres, et peut-être est-ce parce que je vous sais inaccessible à mes vœux que je me sens plus violemment attiré vers vous.

— Enfant, fit en souriant Oréalis, c’est toujours l’impossible qui vous tente ; c’est ce désir d’atteindre l’irréalisable qui vous a poussé jusqu’ici, et c’est encore le même espoir qui vous égare aujourd’hui. Autant la première ambition était noble et généreuse, autant la passion dont vous souffrez maintenant est regrettable et funeste. Elle deviendrait misérable si elle devait vous détourner plus longtemps de votre grande tâche.

— Eh ! que voulez-vous que je devienne maintenant que vous brisez en moi la seule espérance qui me rattachait à la vie, et pouvait me donner la force d’aller jusqu’au bout ?

— Ce que je veux, c’est que vous soyez un homme ; c’est que vous chassiez les vaines chimères qui obscurcissent votre esprit et troublent votre volonté ; c’est que, esclave du devoir que vous vous êtes imposé, marchant d’un pas ferme et sans regarder en arrière dans la voie que vous vous êtes tracée, vous poursuiviez sans faiblesse la réalisation de votre œuvre féconde. Ah ! poursuivit-elle en s’animant, je rêve pour vous de grandes et nobles destinées. Je veux qu’après avoir exploré notre monde, vous retourniez vers ceux de la Terre, que vous leur appreniez qu’il existe ici toute une humanité prête à entrer avec eux en relation, que vous soyez le premier pionnier de cette route dans laquelle va entrer le génie humain. Et mon cœur vous suivra ; je serai fière en pensant à vous, et il me sera doux de croire que le désir de mériter mon estime et mon admiration n’a pas été étranger aux efforts que vous aurez faits pour mener à bien ce glorieux dessein. »

Pendant qu’elle parlait, son visage s’était transfiguré et rayonnait d’enthousiasme ; ses yeux semblaient lancer des éclairs, sa poitrine était gonflée d’émotion ; elle semblait grandie. On eût dit qu’elle voyait déjà en esprit cet avenir brillant où les deux mondes, réunis dans une pensée fraternelle, iraient côte à côte et d’un pas égal vers la lumière et le progrès.

Marcel la regardait avec surprise. Jamais elle ne lui avait paru si radieuse et si belle ; il ne soupçonnait pas une telle hauteur dans les sentiments, une telle élévation dans l’âme. Mais aussi il comprenait combien cet être d’une nature si parfaite était éloigné de lui. Il sentait se creuser, plus profond et plus infranchissable, l’abîme qui le séparait d’elle.

Et des sentiments confus agitaient son cœur.

Renoncer à cet amour qui, depuis quelque temps, bercait si doucement sa vie, lui semblait impossible ; mais d’autre part comment ne pas se montrer digne des magnifiques espérances qu’Oréalis avait conçues ?

On pouvait lire sur son visage les combats qui se livraient en lui.

Enfin ce qu’il y avait de bon et de noble dans son cœur l’emporta :

« Eh bien ! soit, dit-il ; il sera fait comme vous l’exigez : je renonce à l’espoir d’être aimé de vous. Je me contenterai de votre estime et de votre amitié. Mais je les veux tout entières, et puisqu’il faut pour les obtenir et pour les conserver me vouer sans réserve à l’achèvement de l’œuvre commencée, j’obéirai. »