Un monde inconnu/Deuxième partie/1

Ernest Flammarion, Éditeur (p. 241-250).


 

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER
LA VILLA DE RUGEL

À une distance d’environ vingt lieues terrestres de la capitale du monde lunaire, et en s’éloignant du bord de la mer intérieure, on rencontrait les premiers contreforts de la formidable muraille de granit sur laquelle s’appuyait la vote de la caverne. Là, dans un site délicieux, se creusait un lac alimenté par plusieurs cours d’eau descendus des montagnes voisines.

Ce lac aux ondes pures et transparentes était entouré de collines revêtues d’une riche vegétation et qui inclinaient jusqu’à ses bords sinueux leurs épais tapis de mousse. Rien n’était charmant comme cette solitude enchantée qu’égayaient le chant des oiseaux et les douces brises se jouant dans le feuillage.

Presque au centre du lac s’élevait une île de dimensions assez restreintes, mais où se trouvaient réunis les arbres des essences les plus précieuses, les fleurs les plus parfumées de la flore lunaire. Tout y semblait préparé pour le plaisir des yeux.

Dans ce monde si calme et si paisible, ce lieu paraissait être plus calme et plus paisible encore. On eût dit que c’était là un asile inviolable réservé à l’étude ou à la méditation.

À peu de distance du bord, une habitation spacieuse, mais d’un style à la fois délicat et gracieux, se trouvait comme posée sur le gazon qui descendait en pente douce jusqu’au rivage. Sur ce fond d’un vert très tendre elle se détachait brillante et légère, avec son promenoir soutenu par de fines et sveltes colonnettes, ses murs d’un blane azuré égayés de peintures et de mosaïques, ses terrasses aux élégants balustres, ses campaniles, ses clochetons ajourés dont la fantaisie apparente présentait cependant une savante harmonie.

Par les baies largement ouvertes entraient à flots l’air et la lumière. Dans cette heureuse région, l’atmosphère était plus douce à respirer : on n’eût pu souhaiter plus merveilleux séjour pour rendre la paix aux âmes troublées, la santé aux corps affaiblis.

C’est dans cette retraite que le sage Rugel venait se reposer des travaux que lui imposaient ses hautes fonctions. La femme qui avait été la compagne de sa vie était morte déjà depuis longtemps, ne lui laissant qu’un gage de son amour, une fille sur laquelle s’étaient reportées toutes ses affections. Mais le souvenir de celle qu’il avait perdue ne s’était jamais effacé de sa mémoire. Il ne pouvait songer sans tristesse au temps heureux qu’il avait passé auprès d’elle. De là cette teinte de mélancolie qui voilait toujours son visage, mais qui n’enlevait rien à la noblesse de son âme, à la bonté de son cœur.

Son education terminée, Oréalis était rentrée dans la maison paternelle ; elle s’était efforcée de combler le vide laissé par sa mère, qu’elle avait à peine connue ; et parfois, en la voyant toujours aimante et douce, le père attendri croyait retrouver l’épouse que son cœur regrettait sans cesse.

Oréalis, la fille chérie de Rugel, était d’une splendide beauté.

Elle était à cet age où la jeune fille devient femme et unit encore les grâces de l’enfance au charme pénétrant de la jeunesse. Son visage régulier, expressif, était éclairé par deux grands yeux noirs, qui, dans son teint d’un blanc légèrement rosé, brillaient comme deux sombres diamants. Leur éclat était tempéré par une infinie douceur : ils étaient les interprètes d’une âme pure, mais accessible aux sentiments les plus élevés et aux plus généreuses passions. D’épais cheveux d’un blond cendré encadraient ce radieux visage et retombaient en flots soyeux et ondulés sur ses épaules. Un étroit cercle d’or, où s’enchâssaient d’étincelantes pierreries, était posé sur cette adorable chevelure et faisait scintiller leurs mille feux au milieu de ses teintes adoucies. Elle était vêtue d’une étoffe vaporeuse et légère, d’une éblouissante blancheur, dont les manches flottantes laissaient l’avant-bras à nu et qui, relevée sur le côté, découyrait une tunique d’azur aux broderies d’argent. Sa taille assez élevée était svelte et bien prise et offrait d’admirables proportions. Phidias n’aurait pu rêver modèle plus parfait lorsqu’il faisait jaillir du marbre ces jeunes immortelles où les formes les plus parfaites du corps féminin semblaient comme baignées d’une atmosphère divine.

Sa démarche était harmonieuse et souple ; ses gestes étaient nobles et dignes, et, à la voir s’avancer d’un pas rhytmique et cadencé, on ne pouvait s’empécher de murmurer le vers du poète :

Et vera incessu patuit Dea.

Parfois, lorsqu’une pensée joyeuse agitait doucement son âme, lorsqu’elle revoyait son père après quelque temps d’absence, son visage, aux lignes ordinairement calmes et tranquilles, s’illuminait d’un céleste sourire.

On ne pouyait la voir sans se sentir gagné par l’attrait qui émanait d’elle ; tous ceux qui l’approchaient l’aimaient et l’entouraient d’un religieux respect.

Trois femmes de la famille de Rugel l’aidaient, dans cette paisible demeure, à entourer de soins et d’affection celui dont tout le monde admirait la haute intelligence et chérissait la bonté. Mais Oréalis les surpassait toutes en charme et en beauté, et si, dans ce monde supérieur, n’eût régné une égalité absolue, on eut dit une jeune reine au milieu de sa cour.

Dans cette maison de Rugel, d’ordinaire si calme et presque muette, régnait depuis quelque temps une agitation inaccoutumée. C’est là qu’après la catastrophe dans laquelle ils avaient failli trouver une mort horrible, avaient été transportés les trois voyageurs venus de la Terre.

C’est à Rugel qu’ils devaient leur salut.

Aux premières nouvelles de l’accident survenu à l’observatoire, il s’était ému et inquiété du sort de ses amis. Du palais où siégeait le prudent Aldéovaze entouré du Conseil Suprême, on attendait avec impatience le résultat de la mission confiée aux savants qu’on avait chargés de rechercher les causes du phénomène.

Bientôt on avait appris que l’ordre avait été donné d’évacuer l’observatoire devenu intenable, et que tout le personnel en était descendu. Seuls, les trois habitants de la Terre et Mérovar avaient refusé de quitter la place. Rugel comprit.

« Ah ! les grands cœurs ! s’écria-t-il ; ils vont périr victimes de leur amour pour la science ; mais je les sauverai malgré eux, s’il le faut. » ;

Et il était parti en toute hâte.

Arrivé au pied de la cheminée de l’ascenseur, il la trouva toute remplie de vapeurs méphitiques et irrespirables. Pendant qu’on lui expliquait brièvement tout ce qui s’était passé, on entendit soudain comme un coup de tonnerre qui, répercuté par les échos des parois rocheuses, descendit en grondant avec de sourds roulements.

Presque immédiatement après, on distingua comme un sifflement, et la colonne d’air refoulée et toute chargée d’émanations sulfureuses, fit reculer les assistants.

« Ils sont perdus, murmura l’un des savants ; sous la poussée des gaz, la fissure s’est agrandie. Tout est maintenant rempli par les gaz délétères. Il n’y a plus rien à faire. »

Rugel eut un geste énergique.

« J’irai, » dit-il simplement.


oréalis était d’une splendide beauté (p. 243).

— Alors vous n’irez pas seul, répliqua le savant qui avait déjà parlé ; nous vous accompagnerons. »

Et, munis de respirateurs à air comprimé semblables à ceux dont on se servait pour parcourir la surface du satellite, les trois savants et Rugel se précipitèrent dans l’ascenseur qui remonta avec une vertigineuse rapidité.

Arrivés à l’observatoire, ils se dirigèrent sans hésiter vers la salle d’observations où ils étaient bien sûrs de rencontrer ceux qu’ils cherchaient. Ils pouvaient, grâce aux appareils dont ils étaient revêtus, traverser impunément cette atmosphère mortelle.

Les quatre corps gisaient sur le sol sans aucune apparence de vie. Sans s’attarder à chercher s’ils respiraient encore, ils les enlevèrent et les transportèrent dans l’ascenseur qui redescendit aussitôt. Pendant le trajet on prodigua aux quatre infortunés les soins que réclamait leur état, insufflations d’ozone savamment graduées à l’aide d’inhalateurs perfectionnés, frictions avec des réactifs énergiques, pressions rythmées sur la région thoracique, tout fut mis en œuvre pour ramener en eux la vie qui paraissait éteinte.

Mérovar, dont la conformation toute différente de celle de ses trois compagnons par suite du développement de son appareil respiratoire, offrait plus de résistance à l’intoxication par les voies aériennes, avait déjà donné quelques signes de vie, avant même que l’ascenseur eût touché le sol ; mais rien n’avait pu tirer de leur insensibilité les trois habitants de la Terre.

On les transporta dans une vaste salle que de grandes ouvertures permettaient d’aérer largement, et l’on continua les soins actifs et intelligents qui jusque-là étaient demeurés inutiles.

Rugel surtout était inquiet et anxieux.

« Les malheureux ! disait-il ; quelle terrible imprudence, ou plutôt quelle obstination sublime ! Vont-ils donc ainsi périr sans recueillir le fruit de leurs efforts ? Pourvu qu’Azali arrive à temps. »

Et se tournant vers l’un des savants qui s’empressaient autour des trois amis :

« J’ai, dit-il, fait prévenir l’habile Azali ; il va nous dire s’il reste encore quelque chance de les rappeler à la vie… Mais le voici. »

Et il s’avança vers le nouvel arrivant.

C’était un homme dans toute la force de l’âge. Son front élevé dénotait un esprit méditalif et ses yeux brillaient de la plus vive intelligence ; ses traits étaient graves et doux. Il avait approfondi les sciences de la vie et passait à juste titre pour l’un des plus versés dans la connaissance de toutes les questions qui intéressent l’organisme.

Lorsqu’il arriva, Mérovar reprenait déjà l’usage de ses sens, et se rendait compte de ce qui se passait autour de lui ; mais, trop affaibli encore par l’ébranlement qu’il avait subi dans tout son être, il ne pouvait qu’assister, spectateur ému mais impuissant, aux efforts tentés pour sauver ses amis.

Azali s’approcha des trois corps qui gisaient étendus sur une large couche, et, sur son ordre, on les dépouilla de leurs vêtements. Il les ausculta minutieusement ; puis, se relevant :

« Tout espoir n’est pas perdu, dit-il ; mais il faut se hâter. »

Il fit un signe à un jeune Diémide qui l’avait accompagné. Celui-ci s’éloigna et revint bientôt porteur de trois appareils spéciaux dont Azali avait pris soin de se munir en prévision de ce qui allait se passer. Ces appareils consistaient en une sorte de cage formée de fils métalliques embrassant exactement le thorax et disposée de façon à pouvoir jouer librement. Ces fils étaient agencés de manière à ce que leurs pointes vinssent s’appuyer sur les muscles dont la contraction et l’extension déterminent dans l’être vivant les mouvements d’aspiration et d’expiration. Un courant électrique, d’une intensité proportionnée aux résultats qu’on voulait obtenir, agissait à l’aide des fils sur les muscles de la poitrine et déterminait ainsi un phénomène artificiel de respiration d’une parfaite régularité.

Les trois corps inanimés furent revêtus de ces appareils qui, sous l’influence du fluide électrique, se mirent immédiatement à fonctionner. Le physiologiste en suivait le jeu d’un œil attentif. En même temps, les inhalateurs, mis en mouvement avec de minutieuses précautions, faisaient pénétrer dans la poitrine des moribonds des ondes bienfaisantes d’ozone destinées à remplacer l’air vicié qui la remplissait, et à purifier les organes souillés.

Pendant plusieurs heures dura ce travail patient et assidu. Rien n’était changé dans l’aspect cadavérique de Marcel ; mais déjà Jacques et lord Rodilan semblaient revenir lentement a la vie : leur peau plus souple était moins froide, leurs joues se coloraient d’une teinte presque rose, leurs yeux, dont Azali soulevait de temps


Azali s’approcha des trois corps (p. 248).

en temps la paupière, étaient moins vitreux, leur pouls, jusque-là insensible, commençait à se faire sentir.

« Maintenant il n’y a plus à craindre pour leur vie, » dit Azali en se relevant.

Et, les laissant aux soins de ceux qui les entouraient, il revint à Marcel.

L’ingénieur était toujours dans le méme état ; toute apparence de vie semblait l’avoir abandonné, et, malgré l’action des courants électriques, la respiration artificielle était restée sans résullat.

« Il a absorbé plus longtemps que ses amis les gaz empoisonnés, murmura le physiologiste ; c’est l’intoxication qu’il nous faut combattre. »

Il avait prévu le cas. S’armant alors d’un petit instrument de métal analogue aux seringues dont on se sert sur la Terre pour les injections hypodermiques, il fit pénétrer profondément dans le tissu musculaire du flanc gauche de Marcel une certaine quantité d’un liquide incolore, mais d’une puissante énergie antitoxique. La douleur de cette blessure n’avait pas déterminé chez le malade le moindre tressaillement ; mais bientôt, sous l’action de l’agent injecté, le cœur, dont les mouvements semblaient avoir cessé, recommença à battre faiblement. En même temps que la circulation du sang reprenait son activité, se déterminaient des mouvements respiratoires.

Le visage assombri d’Azali s’éclaira :

« Courage ! fit-il, nous le sauverons. »

Il fit encore au patient deux nouvelles piqûres, et, à la suite de chacune d’elles, on put voir les mouvements vitaux reprendre et s’accélérer.

Au bout d’une heure, Marcel lui aussi était hors de danger.

Rugel, qui avait suivi avec une attention émue cette lutte de la science contre la mort, serra la main d’Azali ; son visage était rayonnant de joie.

« Ne yous réjouissez pas trop tot, ami, répondit le jeune homme ; leur vie matérielle est assurée, mais le poison qu’ils ont absorbé a profondément agi sur leur organisme, et principalement sur le cerveau, centre de toute pensée et de toute sensibilité. Il leur faudra bien du temps et bien des soins avant qu’ils aient recouvré le libre jeu de leurs fonctions et l’intégrité de leurs facultés intellectuelles.

— Pour cela, je m’en charge, » répondit Rugel.

Et c’est ainsi que les trois amis se trouvaient transportés dans l’asile tranquille où devait s’achever leur rétablissement.