Librairie de Achille Faure (p. 48-70).


III


Le lendemain était un dimanche. Mme Bertin ayant mis sa robe jaune, et ses filles les robes de mérinos vert, neuves une seconde fois, toutes trois, coiffées de chapeaux rajeunis aussi par Lucie, partirent après déjeuner pour l’église, où se rendaient de tous côtés, appelés par le chant des cloches, les habitants de Chavagny et des villages environnants. Partout sur les chemins gens endimanchés : filles en cornettes blanches et en capes bleues, avec des tabliers rouges, bleus ou verts ; vieux paysans guêtres, en veste de bure, la tête ombragée du feutre noir, à côté de jeunes hommes pimpants et farauds, en blouses de coton bleue brodées sur les coutures, et coiffés d’un chapeau de paille entouré d’un ruban. Ces vives couleurs, cet air de fête, s’arrangeaient à merveille avec la nouvelle verdure, les premières fleurs et le gai soleil.

L’église de Chavagny date du quatorzième siècle, comme le témoigne son porche aux monstres grimaçants, qu’habitent sans peur les hirondelles. Elle est vaste et partagée en deux nefs, mais le chœur seulement et une partie du transept sont voûtés : de sorte que l’hiver, la pluie, pénétrant à travers la toiture, forme de petites mares sur les pavés creux des nefs, ou que la neige, finement tamisée, blanchit les fidèles agenouillés. Mais heureusement tous les notables de la commune ont pu ranger leurs bancs sous la voûte.

Mmes Bertin venaient de se placer dans le leur, quand un mouvement de la foule attira leurs regards vers la porte de l’église. La famille Bourdon entrait, accompagnée d’un jeune homme dont la présence inattendue excitait cette curiosité. Clarisse et Lucie n’avaient pas encore rencontré M. Gavel, mais elles ne doutèrent pas que ce ne fût lui, et leurs yeux avides se fixèrent devant elles à la place où il allait passer. Bientôt l’harmonieux froissement de deux robes de soie se fit entendre, et derrière Mmes Bourdon, près de leur oncle, Lucie et Clarisse aperçurent le prétendu de leur cousine.

D’un mouvement pareil, après qu’il eut passé, les deux jeunes filles baissèrent la tête, comme pour s’absorber dans la prière. À l’aspect de ce jeune homme beau comme un héros de roman, fier, élégant, et qui réalisa tout à coup devant elles un idéal supérieur à celui qu’elles avaient rêvé, plus le bonheur d’Aurélie leur parut grand, plus leur misère leur sembla profonde. Ainsi recueillies en apparence, durant tout l’office elles ne s’occupèrent que d’apaiser leur agitation intérieure, en cherchant, selon l’idée chrétienne, à se détacher de la terre.

Elles s’y efforçaient naïvement, sans songer que les ascètes au désert avaient encore à combattre, et qu’elles, pauvres filles, plongées dans un village au milieu des plus petites misères de la civilisation, elles devaient lutter non-seulement contre leurs aspirations les plus légitimes, mais aussi contre la pression constante de l’exemple et de l’opinion.

Par un accord tacite, Mmes Bertin restèrent dans l’église jusqu’après le départ de la famille Bourdon, et ne répondirent que par un salut à la muette invitation de leurs parentes, qu’elles accompagnaient d’habitude. Le bel ingénieur les intimidait.

Il y a toujours foule sur la petite place de l’église après l’office. Les gens du bourg et ceux des villages s’y mêlent ; on s’y embrasse joue sur joue avec de grands compliments, et c’est là qu’entre amis on s’invite à venir boire chopine au cabaret, ou qu’on engage sa cousine à faire collation entre messe et vêpres.

— Te voilà ? dit Lucie, en embrassant une jeune paysanne des plus élégantes, et dont la figure gentille avait un petit air modeste et composé, te voilà, ma bonne Gène (Geneviève), peux-tu nous donner quelques heures ? Ta mère, va-t-elle mieux ?

— Toujours la même chose, mam’zelle Lucie. Elle mange et dort, mais ne sent point ses jambes et ne peut supporter le jour. Elle parle de m’envoyer à Sainte-Radégonde de Poitiers pour faire un vœu. Mon pauvre père est toujours bien triste. Que voulez-vous ? Tenez, parlons d’autre chose. Vous allez donc avoir un nouveau parent, mesdames, à ce qu’on dit. Comment le trouvez-vous ?

— Très-bien ! répondit Clarisse avec effort.

— Il paraît très-bien, dit Lucie.

— Il me représente le chevalier de Valmont, dit Mme Bertin.

— Ou Lovelace, reprit Lucie en riant.

La petite paysanne paraissait au courant de cette littérature.

— Vous n’êtes pas bonne, dit-elle à Lucie.

— C’est vrai, chère Gène, mais je ne dis cela qu’en plaisantant ; car je suis persuadée que mon oncle et ma tante ont choisi mieux qu’un Lovelace.

— Et vous avez raison de ne point parler de votre cousine, dit Gène, car pour sûr ça n’est pas elle qui a choisi.

— Au moins n’a-t-elle pas à se plaindre, répondit Mme Bertin, que les avantages extérieurs captivaient tout aussitôt.

— Après tout, ce n’est qu’un bruit, objecta Clarisse.

— Oh ! c’est bien sûr, mam’zelle, du moment que Mme Bourdon le reçoit dans son banc devant tout le monde.

— Clarisse est fatiguée de rester debout, dit la mère, allons tout de suite chez Mme Bourdon.

— Pour moi, dit Lucie, j’emmène Gène à la maison.

— Non, mam’zelle Lucie, une autre fois ; ma mère est trop malade aujourd’hui. Je vous accompagnerai seulement jusqu’au logis.

Gène et Lucie, se donnant le bras, se mirent à marcher, en causant intimement à demi-voix. Mme Bertin les suivait avec Clarisse, qui tremblait de fièvre sous son manteau, mais qui pour rien au monde n’eût manqué chez sa tante au dîner du dimanche. Cette pauvre fille avait le goût du monde et la passion du luxe. Tout ce qu’elle voyait chez sa tante l’émerveillait ; tout ce qui faisait partie de ce sanctuaire était respectable, beau et bon à ses yeux, et elle copiait de son mieux les manières de Mme Bourdon. Peut-être avait-elle provoqué la maladie de poitrine dont elle se mourait en se serrant dans son corset outre mesure, parce qu’elle avait la taille épaisse.

Gène et Lucie atteignaient l’avenue de marronniers qui mène au logis, quand deux jeunes hommes passèrent près d’elles en les saluant. L’un d’eux, grand et bien fait, qui portait la blouse bleue et le chapeau de paille, costume ordinaire des paysans, avait une figure remarquable, non tant par la beauté de ses traits, un peu forts, que par une expression frappante d’intelligence, de noblesse et de vivacité. L’autre, assez vulgaire, avait un costume rare dans ces campagnes. C’était une livrée bleue bordée de jaune, avec gants blancs et casquette galonnée. Mme Bertin jetait un regard moqueur à son amie, quand elle s’aperçut que le visage de Gène était couvert de rougeur.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, quand les deux jeunes gens eurent passé.

— Moi ? dit Gène en rougissant un peu plus, je ris comme vous de ce pauvre Isidore qui est d’un si sot orgueil. Depuis qu’il est chez M. de Parmaillan, il n’a pas eu de repos qu’il n’ait échangé la place de jardinier contre celle de laquais, et le voilà qui se promène à présent dans tout Chavagny, fier comme un dindon sous sa livrée.

— Mais, s’écria Lucie, c’est donc son frère, c’est Michel qui est avec lui ?

— Quoi ! vous ne le reconnaissiez pas, mam’zelle Lucie ?

— Je me demandais quel était ce beau garçon, et je le reconnaissais sans pouvoir le nommer. Comme il a changé ! comme il a grandi !

— C’est-il possible que vous ne l’ayez pas vu depuis si longtemps, mam’zelle Lucie ? À la vérité, il vient de passer trois ans à Château-Bernier.

— Non ; je ne le voyais pas. Je crois qu’il venait rarement chez sa mère, peut-être à Pâques ou à Noël seulement. Puis, tu sais, du moment où nous n’avons plus été camarades, quand maman a prétendu que j’étais trop grande pour continuer de jouer avec eux, et depuis que tu es allée, toi, demeurer aux Tubleries, je n’ai plus reçu Michel que de temps en temps. Pourtant nous nous sommes rencontrés hier, mais je ne l’ai pas vu, parce qu’il faisait nuit, et il m’a témoigné beaucoup de souvenir et d’amitié ; moi, le croirais-tu ? je l’ai reconnu tout de suite à la voix.

— C’est vrai que sa voix n’a pas changé, ni son cœur non plus, mam’zelle Lucie, car il est toujours brave et bon, et vous ne le verrez pas comme les aut’ gars du village, qui sont bien les plus risibles du monde, faire le faraud et le fendant. C’est pas lui qui porterait la livrée comme Isidore. Voyez-vous, ce qui lui fait envie, à lui, c’est les vraies belles et bonnes choses, et ce n’est rien que pour ça qu’il voudrait n’être pas paysan.

— Sais-tu que tu es enthousiaste de Michel, dit en souriant Lucie.

Gène rougit encore.

— Allons ! ne vous moquez pas de moi, dit-elle d’un ton suppliant. Michel est venu nous voir deux fois depuis qu’il est de retour, mais il ne m’a rien dit que d’honnête et d’amical. Savez-vous, mam’zelle Lucie, pourquoi il a quitté Château-Bernier. C’est toute une histoire.

— Je ne la sais pas, répondit Lucie, mais tu me la diras une autre fois, car voici maman et Clarisse tout au bout de l’avenue, et j’aurai peine à les rejoindre pour ne pas faire mon entrée toute seule. Adieu, chère bonne.

Elle sauta au cou de Gène, l’embrassa tendrement, et, relevant autour d’elle sa robe et son manteau, elle se mit à courir sous les grands marronniers avec une rapidité pleine de grâce et de force, due à sa souplesse naturelle autant qu’à ses habitudes champêtres.

On entrait par une large grille dans la cour de M. Bourdon, cour vaste et entièrement sablée, à l’exception dès quatre angles et d’un rond-point. Les angles étaient remplis par des massifs d’arbres verts que bordait une ceinture des fleurs de la saison. Quant au rond-point, c’était une de ces merveilles qui renommaient la propriété de M. Bourdon. Au milieu, des orangers, des lauriers-roses et des myrtes s’élançaient chargés de fleurs. Puis venait un cercle épais de rhododendrons, de camélias, de fougères, au-dessous desquels s’étageaient bruyères, azalées, calcéolaires et jasmins, entourés d’un cordon rampant de résédas et de verveines ; toutes ces plantes avaient été sorties des serres depuis quelques jours, et le soir, dans la crainte des gelées tardives, on jetait sur elles une vaste tente. À gauche, à travers les vitres d’une grande orangerie, éclataient des fruits d’or. À droite s’étendaient les serres, constamment et fortement chauffées, où croissaient en pleine terre, à côté des plantes exotiques les plus rares, une treille, des pêchers et des poiriers qui nouaient déjà leurs fruits. C’était un autre sujet d’émerveillement à Chavagny que ces belles serres, et plus d’un vieillard, l’hiver, de ces vieillards qui vont fagoter misérablement dans les bois, disait en remuant le soir des cendres éteintes dans sa demeure où soufflait le vent : — Si je pouvais tant seulement me blottir cette nuit dans la serre à M. Bourdon !

Ce n’était jamais sans émotion que Mmes Bertin pénétraient dans les confortables appartements du logis, si spacieux, si éclairés, d’un luxe, pour elles, si splendide, et tout imprégnés pour leurs sens non blasés des parfums d’une vie supérieure. Lucie était la seule dont la simplicité combattît ces impressions. Ce jour-là, ces dames étaient doublement émues par la pensée qu’elles allaient se trouver en présence de M. Gavel, et Mme Bertin eut besoin de rappeler tout son courage quand la femme de chambre, ouvrant la porte du petit salon, s’effaça pour la laisser entrer.

Ce petit salon tendu de perse verte avait des rideaux de mousseline blanche ; une glace et des bronzes ornaient la cheminée, des tableaux richement encadrés représentaient des sujets religieux. Le meuble était de palissandre.

Le premier regard des visiteuses rencontra M. Gavel assis entre Aurélie et sa mère près de la cheminée.

Il se leva aussitôt, et elles s’avancèrent éperdues, les filles saluant de tous côtés pendant que Mme Bertin faisait en arrière des révérences de cour. Le froid baiser d’Aurélie, qui vint à leur rencontre avec un empressement glacial, masqua un peu le trouble de leur contenance, et cependant l’ingénieur se pinça les lèvres pour ne pas rire.

On recevait souvent chez Mme Bourdon haute et noble compagnie ; mais la famille Bertin n’était jamais invitée que le dimanche.

— Arrivez donc, mes chères ? dit Mme Bourdon en se levant à demi du fauteuil où elle était assise, et où bientôt, avec une grâce moelleuse, elle se replongea. Vous étiez bien dévotes aujourd’hui ! Quant à moi, l’éloquence de notre curé m’avait tellement assoupie que je me suis hâtée d’aller me réveiller au grand air.

— Hum ! certainement ! oui ! répondit Mme Bertin en grimaçant des sourires ; et, s’étant emparée du fauteuil que lui offrait Aurélie, elle s’y établit, roide, les pieds tendus, les mains croisées sur ses genoux, un sourire collé sur le visage, et répondant par monosyllabes, comme une pensionnaire de quinze ans.

Pendant ce temps, Clarisse demandait tout bas à Aurélie des nouvelles de sa santé.

Le ridicule de cette situation fit monter la rougeur de l’impatience au visage de Lucie. Elle surmonta tout à coup sa timidité, leva résolument les yeux sur M. Gavel, et se mêla à la conversation avec un mélange de vivacité et de réserve. Plusieurs fois, elle rencontra le regard de M. Gavel attaché sur elle. Ce regard à la fois perçant et doux la toucha.

— Bientôt il sera notre parent, se dit-elle, notre ami peut-être.

Le peu de toilette qu’avait Lucie lui seyait bien et la rendait élégante. Elle était fort gracieusement coiffée de ses cheveux bruns nattés ; sa robe à corsage plat, bien faite, dessinait une jolie taille ; des manchettes brodées adoucissaient un peu le ton rouge de ses petites mains, et, sous un col de mousseline, un beau nœud de ruban rose faisait valoir par un doux contraste la blancheur de son teint mat, légèrement rosé.

La pauvre Clarisse, elle, flétrie par la fièvre et guindée, n’avait rien de cette franche simplicité qui rendait sa jeune sœur profondément attrayante. Elle voulut causer aussi, mais sa phrase s’embarrassa par le soin qu’elle mit à la polir.

Il faut dire que çà et là des locations poitevines échappaient à Lucie, mais elle ne s’en inquiétait pas.

La conversation était du genre le plus facile et le plus commun, c’est-à-dire critique ; au moment où elle devint décidément animée, Mme Bourdon conclut par ces mots, car elle était de ces personnes qui ne vont jamais trop loin : — Mais en parlant de l’éloquence de M. le curé, nous ne devons pas oublier les égards dus à son caractère de prêtre.

Mme Bourdon allait assez loin cependant pour entamer profondément les sujets qu’elle effleurait ; mais, comme alors elle ne procédait que par insinuations, demi-mots et réticences, il était aussi difficile de la citer qu’il était facile de la comprendre. Et puis sa parole, quoique pénétrante, était ouatée de tant d’euphémismes ! ses joues fraîches et rebondies, son triple menton si blanc, annonçaient une si bonne femme ! sa bouche en cœur avait tant de finesse ! tant de grâces félines emmitouflaient sa personne dodue, qu’on ne s’apercevait point tout d’abord que la chatte avait des griffes, et que cette femme si distinguée débitait parfois d’énormes cancans.

Elle avait une certaine majesté dans son ampleur, bien qu’elle semblât rouler en marchant, et ses yeux assez grands, mais secs et vitreux, prenaient dans le commandement ou dans la colère une expression formidable.

— Vous vous imaginez peut-être, dit-elle à Gavel, que nous allons passer ainsi la journée. Pas du tout : c’est mon jour de réception, et les personnes les plus notables viennent dîner ce soir avec nous. Nous aurons avec le curé Mlle Boc, son amie intime, que vous avez déjà vue.

— Marche donc sur le pied de maman, souffla tout bas Lucie à sa sœur, assise près de Mme Bertin ; et Clarisse, allongeant doucement le pied, s’empressa d’arracher sa mère au somnambulisme qui mettait cruellement à l’épreuve la gravité de M. Gavel.

Enchantée d’entendre parler ses filles, Mme Bertin, d’abord, les avait écoutées avec complaisance, en hochant la tête et en souriant ; puis, comparant de nouveau Gavel au chevalier de Valmont, elle se plut à imaginer pour Clarisse et Lucie deux maris semblables. Vous l’eussiez vue mimer la demande, sourire au bonheur des fiancés, pleurer au mariage et presque danser à la noce. Au moment où Clarisse lui marcha sur le pied, déjà, d’une physionomie ravie et avec un mouvement auquel on ne pouvait se méprendre, elle berçait dans des berceaux de soie ses petits-enfants. Pauvre femme ! elle avait lu, commenté et relu tant de romans, que, sans doute par compensation aux tristesses de sa vie, elle aimait à se plonger mentalement dans le monde des faits romanesques. Cela était devenu chez elle une habitude involontaire dont on riait à la maison, et que Clarisse était chargée de surveiller en public.

Mlle Boc, dit M. Gavel ; un long nez pointu, n’est-ce pas, madame ?

— Eh ! que parlez-vous de son nez, cher M. Gavel ? n’avez-vous donc point entrevu sa langue ? Une vieille fille ! c’est tout dire ; mais celle-ci en vaut deux.

— N’en croyez pas de mal, Gavel, car elle vous trouve charmant, dit M. Bourdon, qui entrait. Bonjour, mesdames.

Il serra la main de Mme Bertin, embrassa Clarisse du bout des lèvres, et déposa sur les joues de Lucie deux baisers fort tendres.

— Eh bien ! poursuivit-il, où donc est Bertin ? Je ne l’ai point rencontré sur la place où il cause tous les dimanches pendant la messe avec de vieux incrédules comme lui. Pourquoi n’as-tu pas converti ce père-là, ma petite Lucie ?

— Je ne l’essayerai point, répondit-elle en souriant ; je trouve mon père bien comme il est.

— Voilà une fille parfaite ! Mon cher Gavel, vous venez de faire connaissance avec ces dames ; je vous présenterai ce soir à M. Bertin… Ah ! le facteur a passé. Voilà des lettres et des journaux qui m’attendent. Vous m’excuserez, mesdames, n’est-ce pas ?

Et il se mit à décacheter et à lire, tout en jetant çà et là quelques paroles dans la conversation.

— Notre chemin passera, Gavel, voici une lettre qui me l’annonce. Elle est de notre respectable député au conseil général.

— Bien respectable ! dit ironiquement Gavel.

— Bah ! laissez-le donc. Après tout, ce n’est pas à nous d’en médire.

— C’est qu’il occupe votre place.

— Pas du tout, mon cher, c’est moi qui occupe la sienne, répliqua M. Bourdon à demi-voix. Ne savez-vous pas que régner et gouverner sont deux en ce temps-ci ? Mais c’est bien le diable, si l’on s’en tire longtemps au train dont on va. Guizot tranche du Polignac. Avez-vous lu la dernière séance ? Ils iront comme cela jusqu’à la fin.

— jusqu’à la fin des siècles, répondit en souriant l’ingénieur : que voulez-vous qui puisse remplacer l’ordre de choses actuel ?

— Oh ! je ne veux rien, moi, que l’ordre et la stabilité, je vous jure ; et tant que la dynastie d’Orléans en sera la sauvegarde, je voterais pour elle, si j’étais député. Mais il faut être bien habile, quand on ne s’appuie pas sur un principe ; oui, mon cher, bien habile ! et les doctrinaires ne le sont pas. Qu’en dis-tu, ma belle ? demanda-t-il à Lucie.

— Hélas ! mon oncle, je n’en sais rien.

— Je le crois, tu es trop gentille pour cela. Mais voici pourtant un journal qui vous intéressera, mesdemoiselles ; ton journal, ma fille, que je te demande pardon de ne pas avoir découvert plus tôt parmi ces brochures. C’est un bulletin des lois qui n’excitera pas d’opposition, et qui ne vous donnera que des heures agréables. Vraiment, il n’y a que les femmes d’heureuses en ce monde !

— Fais-nous le croire, dit Mme Bourdon.

— Certainement, puisque votre ambition est d’être aimées, et que vous êtes les plus aimables. N’est-ce pas, ma fille ?

— Ce n’est pas à moi qu’il appartient d’en décider, répondit Aurélie en minaudant. Voulez-vous que nous examinions mon journal ensemble, mes chères ? dit-elle ensuite en s’adressant à ses cousines.

Elles s’assirent toutes les trois autour d’une table ronde chargée de livres et d’albums, où elles s’extasièrent à demi-voix sur les nouveaux costumes et les beaux patrons de broderies.

— Connaissez-vous la famille du maire ? reprit Mme Bourdon en s’adressant à Gavel. Nous aurons ces dames ce soir.

Son visage souriant éclatait d’ironie.

— Oui, je connais Mlle Chérie, répondit Gavel ; une beauté brune aux fortes jambes.

— Comment ! Gavel, comment ! vous connaissez les jambes de Mlle Perronneau ! s’écria M. Bourdon en interrompant la lecture de son journal.

— Attendez un peu, dit Gavel en riant. Voici comment l’ampleur, de ses jambes et la finesse de son langage se révélèrent à moi du même coup. Au sortir du village, étant dans ma voiture, je la rencontrai dans ce chemin étroit qui précède la ferme des Èves. Elle était à califourchon sur une grosse jument blanche qu’elle fit trotter promptement à grands coups de poings et de talons, en l’appelant… mais il ne m’est pas permis de reproduire cette éloquence dans toute sa verdeur. À l’issue du chemin, elle rangea sa bête, et, me lançant à mon passage une œillade ingénue, elle murmura d’une voix flûtée ces douces paroles : Bonjour, monsieur l’ingénieur !

Les trois mentons de Mme Bourdon s’agitèrent sous un long rire, et M. Bourdon s’écria :

— Fort bien, mon cher ! Alors faites-lui la cour dans l’intérêt de nos chemins, car cette tête-là est pour quelque chose dans l’administration de la commune.

— Serait-elle du conseil municipal ? demanda Gavel.

— Pas tout à fait ; mais, si elle n’assiste pas aux séances, il ne s’en faut que de l’épaisseur d’une cloison. C’est une fine oreille, et le père Perronneau a coutume de dire qu’elle a l’esprit de deux garçons.

— Oh ! c’est une fille de tête… capable de mener plusieurs intrigues d’un coup, dit Mme Bourdon, en adoucissant le ton de sa voix, de manière à n’être entendue que de Gavel. — Du moins, à ce qu’on dit, ajouta-t-elle, avec une suave nonchalance. Ce qu’il y a de charmant, reprit-elle plus haut, c’est le nom dont on les nomme, elle et sa mère, dans le village. Les paysans, vous le savez, ont l’habitude de féminiser pour les femmes le nom de famille : Mme et Mlle Perronneau ont donc beau se vêtir de soie et se couvrir de chaînes d’or, elles ont donc beau redoubler d’orgueil et d’insolence, elles ne seront jamais que les Perronnelles dans la bouche de tout le pays.

Au bout d’une heure de dissertation sur le Journal des demoiselles, Aurélie emmena ses compagnes visiter les serres. Là, toujours parfaite, et répondant à leurs questions avec cet air d’angélique bonté qu’elle empruntait aux héroïnes de son journal, Mlle Bourdon s’occupa symétriquement à confectionner des bouquets bien ronds pour Mmes Bertin et pour sa mère. Tout, dans l’air de cette jeune personne et dans son attitude, disait perpétuellement : Je fais ce qui doit se faire. Certes, elle était irréprochable de la tête aux pieds, depuis son peigne jusqu’à la semelle de ses bottines, et il n’y avait rien dans son ton qui ne fût noté par les convenances, comme il n’y avait rien dans son langage qui ne fût très-pur, comme il n’y avait rien dans ses paroles qui ne fût un modèle de politesse et de discrétion. Mme Bourdon, une des femmes le plus comme il faut du département, avait formé là une élève accomplie. Aussi triomphait-elle dans son œuvre après dix-huit ans d’efforts incessants. Jamais Aurélie n’avait couru seule dans la campagne. Jamais elle n’avait joué comme Lucie avec des fils de paysans. Jamais elle n’était sortie sans être enveloppée d’un châle et bien gantée. Sa mère lui avait mis un corset dès l’âge de dix ans ; et longtemps avant cet âge pour adoucir ses mains et assouplir ses cheveux, savons fins et huiles parfumées avaient été mis en usage. Aussi maintenant passait-elle pour un type de distinction, et il fallait y regarder de près pour voir qu’elle avait la peau rude, le teint rougeaud comme son père, les cheveux gros, quoique d’un beau noir, les mains rondes et les ongles courts. Malgré tout, le corset n’avait pu lui donner une taille de sylphide ; mais elle se faisait babiller à Paris. Pour voir ces défauts, d’ailleurs, il eût fallu écarter le prestige de sa richesse, de sa toilette, de son air et de son éducation. Elle était donc renommée comme incomparable ; et les jeunes gens du canton qui avaient vu Paris disaient d’Aurélie Bourdon : C’est une femme de race, mot qui émerveillait les autres, et leur donnait une énorme envie de connaître la race des femmes de Paris.

— Je vais, si tu le veux bien, t’aider à faire ces bouquets, dit Lucie, quand, au bout d’une demi-heure, elle vit que sa cousine, tout en causant, n’en avait encore achevé que deux. Il est vrai que selon la mode c’étaient des chefs-d’œuvre.

— Je te remercie, répondit Aurélie, avec une répugnance visible, mais ne te donne pas cette peine, moi seule connais bien ce qu’on peut cueillir et ce qu’il faut laisser.

Réduite à l’inaction, la jeune fille s’accouda sur un beau vase d’amaryllis, et, tout en jetant çà et là quelques phrases dans la conversation de sa sœur et de sa cousine, de temps en temps elle comprimait de longs bâillements nerveux. Active par goût et par habitude, au bout de quelques heures de cette oisiveté solennelle dont se composait chez Mme Bourdon la journée du dimanche, elle se sentait un besoin irrésistible de marcher, de courir, de crier, de rire un peu. Au salon, le jour trop sombre et l’atmosphère trop lourde l’avaient fatiguée ; maintenant elle étouffait dans cette serre encombrée, au milieu d’une causerie traînante et sans intérêt. Elle ouvrit la bouche pour dire à Aurélie : N’allons-nous pas au jardin ? Mais son regard tomba sur Clarisse, et elle se tut.

Clarisse, assise sur un banc, sous une glycine qui pendait en festons, caressait des yeux tout ce luxe riant qui l’entourait. Sa poitrine dilatée aspirait les émanations chaudes et odorantes de l’atmosphère ; elle se sentait bien ; elle était heureuse. Un an de ce bien-être, au milieu de ces belles choses, l’eût guérie.

— Il est plus de quatre heures, dit enfin Aurélie en regardante sa montre. Voulez-vous faire un tour de jardin avant le dîner ?

— Comme tu voudras, répondit Clarisse avec une intention marquée. Mais je crains bien que nous ne te retenions trop longtemps hors du salon.

— Pourquoi cela ? demanda Froidement Aurélie.

— Parce que ton absence doit paraître longue à quelqu’un.

— Je ne comprends pas, dit Mlle Bourdon en pinçant les lèvres. Ma mère sait où je suis.

— Que tu es dissimulée ! répliqua Lucie, Le secret dont nous te parlons est déjà celui de tout le monde.

— C’est possible, mais moi je l’ignore.

— Allons donc ! reprit Clarisse, tu ne te maries pas avec M. Gavel ?

La physionomie d’Aurélie sembla congeler l’air ambiant autour d’elle, quand elle répondit :

— Mes parents vous ont-ils confié leurs intentions sur ma destinée ?

— Assurément non, répliqua Lucie, et nous attendrons patiemment les publications officielles sans nous inquiéter davantage de ton sort

— Peut-être serais-tu moins formalisée, ma chère Lucie, répondit sa cousine, si tu voulais considérer qu’il ne m’appartient pas de faire connaître les décisions de mes parents avant qu’eux-mêmes l’aient jugé convenable.

Après cette digne réponse, l’entretien devenant de plus en plus froid, Aurélie ramena ses cousines au salon, où se trouvaient rassemblés Mlle Boc, M. le curé, MM. Bertin et Grimaud. On n’attendait plus que la famille Perronneau.

Mais à cinq heures et quart, Mme Bourdon, se levant avec un doux sourire, déclarait que, M. le maire et Mmes Perronnelles se faisant trop attendre, on allait passer dans la salle à manger. Presqu’au même instant la porte s’ouvrit.

C’était M. le maire, suivi de sa femme et de sa fille, dont les hautes coiffes et les chaînes d’or apparurent resplendissantes derrière lui. Le chapeau à la main, l’air épanoui, ne songeant qu’à la noble compagnie au milieu de laquelle il pénétrait, à peine eut-il franchi la porte qu’il se mit à faire nombre de révérences, tant en arrière qu’à droite et à gauche, le tout sur les pieds de sa femme et de sa fille, qui, molestées de tous côtés et n’y pouvant tenir, furent obligées de lui donner des bourrades pour le repousser.

Mme Bourdon les accueillit avec les plus gracieux compliments et les plus doux reproches, puis, coupant court à leurs excuses, elle prit le bras de M. Grimaud pour passer dans la salle à manger. Chaque homme alors offrit le bras à une femme. L’ingénieur marchait le dernier, donnant le bras à Mlle Bourdon ; puis venaient Mlles Bertin et Perronneau qui n’avaient pas de partner. Pendant le trajet, le beau Fernand se pencha un instant vers sa compagne, et lui parla d’un tel air et avec un tel regard, que Chérie Perronneau poussa vivement le coude de Lucie en disant : — Avez-vous vu ? Lucie ne répondit pas. Elle avait très-bien vu, et cela lui avait saisi le cœur. Ce mot amoureux, ce regard tendre furent pour elle une révélation. Elle vit rougir sa cousine, et sentit elle-même une rougeur brûlante monter à ses joues, tandis que son amertume de la veille lui revenait au cœur.

Le dîner, excellent et copieux, était servi comme d’habitude avec toutes les recherches du luxe et de la mode. Il y avait des ustensiles dont les convives ne savaient pas se servir, et des mets dont ils mangeaient pour la première fois, sans oser en demander le nom, mais en en savourant sans préjugé le mérite inconnu. M. Bourdon seul trouva beaucoup à reprendre : le saumon n’était pas frais, le rosbif était trop cuit.

— Quant à ce dernier point, c’est un peu la faute de M. et de Mme Perronneau, dit Mme Bourdon.

— Eh ! mille excuses ! répliqua la mairesse. Au moins pourtant c’est pas faute à not’ volonté ; mais c’est qu’au moment de partir il nous est arrivé un petit accident.

— Vraiment ! Et lequel ? demanda M. Bourdon.

— Oh ! fit Perronneau, c’est un accident dont on ne parle pas.

— Comment ! s’écria M. Bourdon, il est arrivé à ces dames un accident dont on ne parle pas !

Tout le monde éclata de rire.

— Allons ! dit Mme Perronneau, vaut mieux dire ce que c’est. Imaginez-vous que, comme nous étions déjà partis, v’là la Catherine qui huche après nous, parce que not’ truie, sauf votre respect, était à même à faire une couvée de petits cochons. Quoique ça ne soit pas des choses… des choses…

— Poétiques, souffla M. Gavel.

— C’est ça, monsieur l’ingénieur. Oui, quoique ça ne soit pas des choses… enfin vous m’entendez, faut tout de même soigner son bien ; car si on s’en fiait aux domestiques, tout s’en irait en brouée (brouillard).

— Vous avez raison, madame Perronneau, dit gravement M. Bourdon. Il faudra me garder un cochon de votre couvée, car je sais que vous avez la main heureuse. C’est comme votre mari pour les bœufs.

— Eh ! eh ! fit le maire, je ne suis pas savant, monsieur Bourdon, mais je peux me flatter que ces insectes-là, je sais les comprendre.

Assis entre Aurélie et Mlle Perronneau, M. Gavel faisait à celle-ci des compliments exagérés, non sans mesure, toutefois, car elle était trop avisée pour se laisser berner facilement. Sans être précisément laide (elle était âgée de dix-neuf ans), cette fille avait les traits rades et les yeux hardis, ce qui ne l’empêchait point de minauder et de faire volontiers l’ingénue. Elle était habillée en demoiselle, sauf la coiffure du pays que son père lui détendait de quitter, et sur sa robe de soie ses doigts chargés de bagues jouaient avec une chaîne d’or.

— Vous vous moquez de moi, disait-elle à M. Gavel, — quoiqu’elle n’en crût rien, — vous vous moquez de moi, parce que je ne suis pas une demoiselle ; mais je suis du bois dont on fait les dames, et j’en serai une quelque jour.

— Voilà d’excellentes intentions, dit M. Gavel ; me permettez-vous de les communiquer à quelqu’un ?

— Pourquoi pas ? répondit-elle.

— À propos, m’sieur Bourdon, dit Perronneau, je peux vous donner des nouvelles de vos enfants. J’en ai reçu par leur conisciple, comme dit Sylvestre. Eh bien ! tout ça se porte bien, et ils se réjouissent tous trois de venir dans quinze jours, à Pâques. M. Émile va bien, et M. Jules aussi. Sylvestre m’a-t-écrit une lettre fameusement jolie, au moins. C’est pas parce que c’est mon fils, mais vrai, c’est gentil. Dam ! il fait bien d’apprendre, car il me coûte assez cher pour ça, depuis quatre ans qu’il est au collége. Et c’est qu’il me faut tout payer, moi, m’sieur Bourdon. C’est pas comme votre fils Jules qui a-t-une bourse. Moi, qui n’ai pas le bras long, comm’ vous, da ! je l’ai tant seulement pas demandée.

— Mais ni moi non plus, dit M. Bourdon évidemment contrarié, je ne l’ai pas demandée plus que vous, mon cher Perronneau. C’est parce qu’elle m’a été offerte comme marque d’estime et d’amitié que je l’ai acceptée, voilà tout.

— Certainement, dit le curé, cela va sans dire ; une marque d’estime, c’est agréable, cela fait plaisir.

— Et ça ne peut se refuser, ajouta l’oncle Grimaud.

— Servez le dessert, ordonna M. Bourdon, qui venait de sonner avec impatience.

Il prit une pomme, et la faisant rouler du côté de Lucie :

— à quoi pense donc cette petite mélancolique ?

Elle tressaillit.

— À rien qui vaille la peine d’être dit, mon oncle, répondit-elle.

— À rien ! voici bien une réponse déjeune fille. Dites-moi vite, mademoiselle, à quoi vous pensiez, sinon je vais porter un toast à la plus jolie, et nous verrons bien s’il vous fera rougir.

— De jalousie ? répliqua-t-elle gracieusement ; non, mon oncle, je ne suis pas jalouse. Et prenant son verre, elle dit : À la santé d’Aurélie.

Aurélie protesta. Chacun leva son verre en riant. Mme Bourdon vint en aide à sa fille par quelques mots. Pour apaiser le débat, M. Grimaud proposa timidement un toast aux Grâces.

— Écoutez, cria M. Bertin, buvons à Aurélie et à son futur… bonheur.

Ce fut une explosion de cris et de rires.

— Joli nom pour un futur, s’écria Perronneau, mais le futur en a un autre.

Mme Bourdon échangea un regard d’intelligence avec l’oncle Grimaud.

— Allons ! dit M. Bourdon, je vois qu’il faut s’exécuter. Je prie donc mes parents et mes amis de boire avec moi au bonheur de ma fille et de M. Gavel.

On acclama. Gavel salua tout le monde. Aurélie, rouge de pudeur et de contrariété, moitié sérieuse, moitié maussade, baissa les yeux sur son assiette, Mlle Boc regarda les Bertin d’un air triomphant, Mme Bourdon continua tranquillement à bourrer l’oncle Grimaud de friandises.

Bientôt après Aurélie s’éclipsa, en faisant signe à ses cousines et à Chérie, qui la suivirent. Quand elles furent toutes les quatre réunies dans le petit salon, Chérie accabla Aurélie de compliments sur son mariage, et Clarisse y joignit les siens.

— J’aurais désiré, dit Aurélie, qu’on m’épargnât davantage à table tout à l’heure ; mais je suis bien aise de pouvoir m’entretenir avec vous de ce grand changement dans ma vie.

Elle dit alors à ce propos, comme incidemment, tout ce qui pouvait relever les avantages de son mariage et le mérite de son fiancé.

— Vous l’aimez passionnément, n’est-ce pas ? demanda Chérie.

— Je dois maintenant l’aimer, répondit Mlle Bourdon.

— Tu habiteras Poitiers ? dit Lucie.

— Hélas ! oui ! fit-elle avec un long soupir, il faudra me séparer de ma mère.

Lucie eût été plus touchée de ce sentiment, si elle n’eût reconnu le soupir et la phrase d’une jeune mariée dont le Journal des Demoiselles avait raconté l’histoire.

Aurélie parla ensuite du magnifique trousseau que lui donnait son père et qu’on avait commandé à Paris ; mais elle ne dit rien qui associât ses cousines à son bonheur, et ne parla ni de les voir assister à ses noces, ni de les recevoir chez elle quand elle serait mariée. Ces choses-là n’avaient pas encore été traitées en Camille, et Aurélie n’aventurait pas plus un sentiment qu’une expression.

La famille Bertin se retira vers neuf heures ; M. Bertin ronflait déjà. Il ne faisait pas froid dehors. La lune, glissant entre les nuages, éclairait les objets d’une faible lueur, et un vague murmure qui s’élevait des champs semblait la respiration calme et douce de la nature endormie. Chaussées de leurs sabots et précédées de M. Bertin, qui portait le fallot, ces dames traversèrent les rues boueuses du village. Déjà presque toutes les maisons étaient fermées et silencieuses, excepté les cabarets, d’où, par les fentes des volets, s’échappait la lumière avec les chansons entrecoupées des buveurs.

— Ces chants-là, dit M. Bertin, feront pleurer femmes et enfants pendant la semaine.

— Hélas ! répondit sa femme, les égarements du vice plongent dans l’abîme de toutes sortes de maux !

Lucie pensa aux enfants de Luret, leur voisin, auxquels elle portait quelquefois dans ses poches le pain de son goûter et qu’elle soupirait de voir en haillons et nu-pieds sans pouvoir leur venir en aide. Leur père était là sans doute, comme il avait habitude le dimanche, et trop souvent le lundi.

Arrivés devant chez la mère Françoise, ils virent sa petite maison éclairée, et comme on n’avait fermé que le clion[1], laissant la porte ouverte au bon air du soir, ils entendirent une voix pleine et douce qui lisait. M. Bertin ayant regardé sans façon par-dessus la claie, vit que c’était Michel qui faisait la lecture à sa mère.

— Bien ! bien ! dit-il, en voilà un qui passe honnêtement sa soirée du dimanche ! Savez-vous ce qu’il lit ? Ça n’est pourtant pas bien gai. C’est les Conseils aux agriculteurs, dans l’almanach. Peut-être n’ont-ils pas d’autre livre ? Il faudra leur en prêter.

— Mais, répliqua sa femme, tu ne prétends pas, j’imagine, prêter à ces gens-là mes romans anglais, ni Mme de Genlis, ni…

— Oh ! je trouverai pour eux d’excellents livres dans la bibliothèque de l’oncle Grimaud, dit Lucie.

— Ils les gâteront.

— Bah ! tu as toujours quelque chose à dire, ma femme, repartit M. Bertin. Quand même ils les gâteraient, Grimaud n’en saurait rien, puisque jamais il n’y touche. Au reste, ça m’est bien égal.

— Moi, dit Lucie, je veux faire ce plaisir à Michel, c’est un brave garçon.

— Pardieu ! oui, la coqueluche des filles.

— Comment cela, papa ?

— Ma foi, je ne sais pas si c’est vrai, mais on dit…

— Ne vas-tu pas conter des histoires inconvenantes à ces demoiselles, s’écria Mme Bertin ; ouvre-nous plutôt la porte.

Car ils étaient au seuil de la maison.



  1. Le clion est une claie d’environ quatre pieds de haut, qui protége la demeure du paysan contre l’invasion des animaux domestiques, sans intercepter comme la porte, l’air et la lumière.