Librairie de Achille Faure (p. 20-47).


II


Le soir même vers quatre heures, sous un beau rayon de soleil, la voiture de l’ingénieur où il se trouvait avec M. Bourdon montait le chemin raboteux qui va de la ferme des Èves à Chavagny. Les deux hommes causaient en riant. Sans doute M. Bourdon avait triomphé des répugnances municipales, et peut-être s’égayaient-ils en ce moment au souvenir de quelque épisode de la discussion.

Le long du chemin, tantôt à gauche et tantôt à droite, se voyaient de petites maisons entre pré, jardin et champ, riants enclos ceints de haies vives, où bourgeonnaient en hâte cerisiers, poiriers et noisetiers, tandis qu’auprès d’eux, malgré les caresses de l’air et du soleil, les grands noyers et les grands ormes restaient immobiles et sombres. Dans les jardins, le paysan, courbé, creusait de sa bêche le sol fumant.

— Je ne me trompe pas, dit Gavel en étendant le bras à droite ; voyez là-bas au milieu des prés : ne sont-ce pas Mme  et Mlle  Bourdon, avec une troisième personne ?

— Oui, vraiment, répondit M. Bourdon après examen, ce sont elles. La beauté de la soirée les aura engagées à sortir, et j’en suis bien aise, car elles vivent à la campagne un peu trop comme à la ville, craignant toujours le froid ou le chaud, le grand air ou le soleil. Il faudra vous joindre à moi, Gavel, pour activer ces paresseuses. Eh ! mais nous pouvons les rejoindre, elles viennent de ce côté.

— Quelle est donc cette jeune personne qui vient de les quitter et qui semble, elle, si peu frileuse, car elle est sans châle et sans chapeau !

— Oh ! celle-là, c’est une vraie campagnarde, une bonne et jolie fille, Lucie Bertin, ma nièce à la mode de Bretagne. On vous a parlé de cette famille.

— Oui, et j’ai fait connaissance avec M. Gustave Bertin chez M. Émile, à Poitiers. Mais, comme elle court, votre nièce ! ne semble-t-elle pas une biche à travers prés ? Bon ! la voilà qui passe au travers d’une haie, et qui saute un fossé, ma foi !

— Elle retourne chez elle, à cette maison que vous voyez là-bas en dehors du village. Sans doute elle vient de reconduire ma femme et ma fille qui sortent de chez elle, et qui n’auront pas voulu revenir par Chavagny. Avançons un peu jusqu’à la barrière du pré ; c’est là que madame Bourdon et Aurélie viendront certainement aboutir, car, plutôt que de sauter un fossé comme Lucie, elles feraient bien une demi-lieue.

Ils avancèrent au petit pas, et quelques minutes après, effectivement, débouchèrent en face d’eux, par la barrière d’un enclos, deux femmes enveloppées jusqu’aux yeux, malgré la douceur de l’air, de châles et de chapeaux, et les pieds protégés par d’élégants sabots contre l’humidité du sol. Grâce à la fraîcheur de son teint, à l’éclat de ses yeux noirs, à la souplesse de ses mouvements, Mme  Bourdon semblait jeune encore, malgré l’énorme embonpoint qui la faisait aussi large que haute, car elle était de petite taille. Sa fille, mince et de taille moyenne, avait, au contraire, malgré sa jeunesse, une roideur naturelle et une réserve étudiée. Elle rougit en apercevant M. Gavel, qu’elle salua cérémonieusement. Celui-ci mit pied à terre et salua ces dames avec une respectueuse familiarité. Il y eut quelque chose de maternel dans l’accueil de Mme  Bourdon. Aurélie laissa tomber quelques paroles du bout des lèvres, en baissant les yeux.

— Vous allez monter avec nous, dit M. Bourdon.

— Y penses-tu, répondit sa femme, traverser ainsi Chavagny ! nous allons prendre à gauche par les prés.

— Non ! non ! vous en auriez pour une demi-heure, tandis que nous serons tous ensemble à la maison dans dix minutes. Faut-il se préoccuper d’étiquette à Chavagny ?

— Si tu veux !… dit Mme  Bourdon.

— Oh ! maman ! fit Aurélie.

— Il n’y a pas en vérité de quoi vous compromettre, dit M. Gavel en riant ; mais si cela était, ne me feriez-vous pas la grâce de vous compromettre un peu pour moi ?

— Non, certainement ! répondit-elle en se drapant chastement dans son châle.

— Allons, dit M. Bourdon, qui tendit la main à sa femme.

Celle-ci monta, et sa fille la suivit ; mais en s’enveloppant, pour ainsi dire, du voile de toutes ses réserves, et ce fut d’un air sérieux, même un peu gourmé, qu’elle s’appuya sur la main de M. Gavel, tendre et souriant.

Chavagny est un bourg de cent feux environ, situé sur une colline autour de laquelle se plie et se replie la rivière du Clain, verte et profonde. Cette colline qu’enveloppe un air vif, pur et transparent, est couverte d’une végétation vigoureuse, et, quoique le village soit bâti tout au sommet, de loin, pendant l’été, le coq seul du clocher apparaît au-dessus des arbres.

Du haut de ce clocher on découvre un horizon immense. À l’est et au midi, c’est un vaste paysage plein de couleur et de vie : fermes, villages, bois, terrains cultivés, de plus en plus confus et vaporeux, jusqu’à des sortes de nuages immobiles et bleuâtres qui sont les montagnes du Limousin. Du côté du nord, c’est la lande immense et morne, entrecoupée çà et là d’une maison blanche et d’un bouquet d’ormeaux, et qui se fond au loin en teintes grises. Dans cette brume, aux confins de l’horizon, la vue perçante des habitants de Chavagny distingue nettement, assure-t-on, les contours vagues et les flèches des édifices de Poitiers.

Un rez-de-chaussée composé de deux ou trois chambres au plancher de terre battue, éclairées chacune d’une lucarne vitrée dont la hauteur varie d’un à deux pieds ; derrière, un jardinet planté de choux, un fumier à l’entrée, tel est le plan général sur lequel sont établies presque toutes les maisons de Chavagny.

Mais on en compte bien une dizaine appartenant aux riches du pays, qui possèdent un étage avec des fenêtres de cinq pieds, tandis que le sol est garni de dalles ou de larges planches de chêne. On voit des rideaux de coton rouge aux fenêtres de M. le maire, sur la grand’place, et la maison à côté, qui est celle de Mlle  Boc, a des contrevents verts et des rideaux blancs. L’auberge est en face, avec son bouchon de houx, et l’on aperçoit derrière l’auberge le clocher de l’église, au-dessous de laquelle est le presbytère. Mais, quant à la mairie, on n’en saurait parler, car plus d’un étranger, en passant à côté, l’a prise pour une étable.

C’est au bout d’une avenue de marronniers, à peu de distance du village, que se trouve la maison des Bourdon, appelée le Logis, belle et spacieuse demeure, bâtie en 1770 par l’aïeul des Bourdon, celui dont on parle, qui fut membre de la Constituante et qui périt sur l’échafaud en 93. Il avait cinq enfants : de ses trois fils, un seul échappa aux guerres de l’Empire et devint juge à Poitiers ; quant à ses deux filles, Mmes  Grimaud et Bertin, la première était morte sans enfants, l’autre s’était mariée avec un notaire des environs, qui, après avoir dissipé sa fortune en spéculations maladroites, avait vendu son étude et était venu se fixer à Chavagny, dans une petite propriété attenante au village, dot de Mme  Bertin, et qui maintenant composait leur seul avoir. Fortuné Bertin, leur fils unique, s’y éleva joyeusement au milieu des petits paysans de Chavagny. Il n’eut d’autres leçons que celles du maître d’école ; mais ses parents y joignirent l’histoire détaillée des faits et gestes de son grand-père et s’attachèrent à lui imprimer l’idée de la dignité de son rang. Son éducation littéraire ne fut pas complétement négligée ; il lut Ducray-Duminil, Delille et Pigault-Lebrun. À vingt ans, par la mort de ses parents, Fortuné Bertin se trouva possesseur d’une vieille maison, d’un petit jardin et de six arpents de terre. Il n’avait jamais manié la bêche ni la charrue ; un Bertin ne le pouvait. Il se fût donc royalement ennuyé si au goût de la poche, son amusement favori, ne s’était joint un goût plus vif pour la fille du médecin du village. Ce médecin était un chirurgien retraité, pourvu d’une petite pension viagère, et qui se consolait des malheurs de l’Empire en buvant sec et en jouant à l’écarté. Sa fille, toujours seule, se désennuyait en lisant des romans, car elle avait perdu sa mère de bonne heure, et elle savait à peine raccommoder ses bas. Ils se marièrent et eurent trois enfants : Clarisse, Gustave et Lucie. À l’époque où nous nous trouvons, en 1845, Gustave, âgé de vingt-quatre ans, est employé dans les bureaux de la préfecture à Poitiers, par le crédit de son oncle, M. Bourdon.

Celui-ci était le fils du juge. Il avait fait d’heureux débuts comme avocat en 1825, et le zélé éclatant qu’il témoigna tout d’abord pour le gouvernement de la restauration l’aurait fait sans doute parvenir à de hautes dignités si 1830 n’eût changé la dynastie. Déconcerté par cet échec, Antonin Bourdon s’était retiré dans son domaine de Chavagny où, faute de mieux, il se livrait à l’agriculture. Actif, habile, intelligent, il propagea les nouvelles méthodes, acheta des machines, construisit des fours et des moulins, doubla l’étendue de ses terres et en quintupla le produit, si bien qu’il devint l’oracle du département en matière agricole. Au courant de toutes les améliorations et de toutes les découvertes, il était en relation avec les principaux agriculteurs de France, de Belgique et d’Angleterre. Il reçut une médaille du gouvernement, et bientôt recommença de tripoter dans les affaires politiques et départementales, en laissant discrètement de côté ce qu’il avait adoré autrefois. Au milieu de tant de soins il suffisait à tout, et réussissait dans tout. À vingt lieues à la ronde et plus, ses fruits étaient les plus savoureux, ses roses les plus belles, ses champs les plus riches.

M. Bourdon était un homme de petite taille, aux traits vulgaires, au teint rougeaud, et qui au premier abord ne pouvait plaire. Mais ses yeux pétillaient de tant d’esprit, et cet esprit était si vif, si aimable, si caressant pour ses amis, si mordant et si redoutable pour ses ennemis, qu’il fallait bien lui reconnaître une supériorité véritable. Extrêmement vaniteux, profondément absolu, cependant il n’était pas méchant, car il aimait beaucoup à rendre service. On le disait peu fidèle à ses devoirs conjugaux ; il est certain qu’il recherchait la société des femmes, et qu’il était auprès d’elles d’autant plus galant et plus empressé qu’elles étaient plus jolies. Fille d’un président de chambre de Poitiers, Mme Bourdon avait apporté à son mari, outre une belle dot, l’assurance d’un riche héritage. Ainsi que les Bertin, ils avaient trois enfants, Émile, Aurélie et Jules. Peu boudeur de sa nature, surtout contre ses intérêts, M. Bourdon, en cette année 1845, briguait ouvertement pour son fils aîné les faveurs de la maison d’Orléans.

Il était déjà question dans le public, mais vaguement, du mariage de Mlle Aurélie avec l’ingénieur, quand celui-ci passa triomphalement sur la grand’place de Chavagny, conduisant dans sa voiture Mme et Mme Bourdon.

Ce fut un événement. Beaucoup de gens se précipitèrent aux portes et beaucoup aux fenêtres. Mais où ce fait causa le plus d’émoi, ce fut dans la petite maison aux rideaux blancs et aux contrevents verts, chez Mlle Boc, fille sexagénaire, qui tenait le bureau de tabac. Au roulement de la voiture, son jaune visage et son bonnet blanc se collèrent incontinent aux vitres de sa fenêtre, mais par malheur elle n’avait pas ses lunettes.

— Francille, viens vite voir qui passe dans cette voiture, cria-t-elle en s’adressant à une petite chambrière de douze ans, occupée à tricoter dans un coin de la chambre.

— M’est avis, dit l’enfant — car la voiture disparaissait déjà — que c’est l’ingénieur avec mam’zelle Aurélie et M. et Mme Bourdon.

— Imbécile que tu es ! Ça n’est pas possible.

— Pardi si, puisque je l’ai vu.

— Prends vite tes sabots et cours au logis. Tu demanderas des œufs et tu parleras à la Mariton. Et fais attention de savoir qui était dans la voiture, sans quoi tu mangeras ton pain sec.

La petite Francille enfonça d’un coup de poing sur ses yeux sa coiffe mal attachée, fixa par une épingle un lambeau flottant de son tablier, prit ses sabots dans sa main, et se mit à courir si vite que sa tête était d’une seconde en avance sur ses talons.

Pendant ce temps, Mlle  Boc ayant repris son tricot murmurait entre ses dents : — À moins que le mariage ne soit arrêté ? Moi, j’ai toujours dit qu’il se ferait ; je le soutenais hier encore à M. le curé. Vraiment, je suis bien curieuse de savoir… Est-ce qu’elle ne va pas revenir bientôt, cette petite ? Oh ! non. Elle restera là-bas à regarder et à causer jusqu’à demain, pendant que je suis là, moi, sur des charbons ardents… Cette enfant n’est qu’une ingrate et un mauvais cœur. Oh ! la triste espèce !… Rien ne peut corriger cette créature-là, non, rien ! Aussi faudra-t-il que je la chasse une dernière fois, et qu’elle aille mourir de faim chez ses parents. Oui, oui, soyez trop bon, le loup vous mange ; l’ivraie n’a jamais produit de bon grain ; il vaut mieux arracher la mauvaise herbe avant qu’elle soit grande : car je me connais, moi, je suis trop sotte, je m’y attacherais, et cependant elle ne me payerait que d’ingratitude…

Elle s’entretint de la sorte jusqu’au retour de Francille, qui revint légère comme le vent, portant toujours ses sabots à la main. La vieille fille l’accueillit avec de grands cris en lui reprochant d’user ses bas.

— Il y a huit jours qu’ils n’ont plus de semelles, allégua la petite en montrant le dessous de ses pieds.

— Vous êtes un monstre ! vociféra Mlle  Boc ; mais, se ravisant aussitôt : — Voyons, dis vite, qui est-ce qui était dans la voiture ?

— Pardine ! ceux que j’avais dit : mam’zelle Aurélie, M. l’ingénieur, M. Bourdon et Mme  Bourdon. La Mariton me l’a dit, et puis je les ai encore vus tous ensemble dans la cour.

— Allons ! c’est bien cela. Et que t’a dit la Mariton ?

— Elle vous apportera les œufs ce soir.

La figure de Mlle  Boc exprima une grande satisfaction. Il s’agissait d’un rendez-vous entre bavardes, presque aussi doux que rendez-vous d’une autre sorte eussent pu l’être jadis.

— Puisqu’elle a dit ce soir, ça signifie entre sept et huit heures, il n’en est pas cinq, ajouta Mlle  Boc en consultant sa pendule, une pendule à longs poids de cuivre sur le cadran de laquelle s’épanouissaient des fleurs et des amours ; j’ai le temps d’aller chez Mme  Bertin, car il y a huit jours que je n’ai vu cette pauvre Clarisse. — Tu vas me faire vingt tours à ton bas, toi, pendant ce temps-là. Et si tu as le malheur de sortir d’ici…

Après avoir changé son bonnet blanc à grosse ruche contre un bonnet pareil, mais plus frais, et mis sur ses épaules un petit châle noir qui descendait à peine au bas de sa taille, Mlle  Boc partit en tricotant.

Dans les cas ordinaires, Mlle  Boc ne traversait pas le village sans s’arrêter devant chaque commère assise à sa fenêtre ou sur le seuil de sa porte ; car, entre gens de voisinage et de bon accord, un simple bonjour est bien sec, et l’on ne doit pas marchander ses paroles. Or, la plus simple question, comment vous portez-vous ? entraîne quelquefois des éclaircissements assez longs : chacun, on le sait, a ses misères et ses soucis, et, comme tout se tient en ce monde, on peut facilement passer des siens propres à ceux de son voisin. Puis il y a des gens qui aiment à dire la même chose de cinq ou six manières différentes ; d’autres qui tout bonnement la répètent de temps en temps, comme le refrain après la chanson. Et cela allonge toujours l’entretien. D’autres encore, à propos de rien, vous racontent tout de suite une histoire. Or, depuis cinquante ans que Mlle  Boc passait pour une fille d’esprit, il n’y avait pas eu d’exemple qu’elle fût restée court sur quelque sujet, outre qu’elle savait par cœur beaucoup de maximes et de proverbes, et qu’elle avait vu et entendu bien des choses ! Il n’était pas non plus dans ses manières de quitter les honnêtes gens brusquement, sans leur rendre au moins autant de paroles qu’ils lui en avaient donné. Cependant elle ne mit pas cinq minutes à traverser la place avec la rue qui est au bout, et ceux qui ce jour-là virent sa longue échine aussitôt après son nez pointu, pensèrent qu’assurément il y avait quelque chose d’extraordinaire.

Arrivée au chemin qui longe le cimetière et à l’autre bout duquel est la demeure des Bertin, elle s’arrêta pourtant une minute devant la mère Françoise qui filait au rouet sur le seuil de sa porte.

— Ça va bien, mère Françoise ?

— Merci, mam’zelle, et vous ?

— Quel beau temps ce soir ! Votre Michel est donc revenu au pays ? On dit comme ça que c’est un garçon bien dégoûté.

— Eh ! eh ! fit la Françoise en riant, faut-il pas laisser parler le monde ?

— Vous me conterez ça.

— Ma foi, mam’zelle, vous me croirez si vous voulez, mais n’en sais pas plus long que les autres.

— Bah ! vous voulez rire.

— Ma foi, ma loi !

— Allons, mère Françoise, nous causerons de ça. Mais le soleil se couche, et il faut que j’aille voir cette pauvre demoiselle Clarisse.

— Est-ce qu’elle serait plus malade ?

— Mon Dieu, non ; pas que je sache.

— Vous ne passez pas par le sentier, mam’zelle ?

— Merci ! il y a trop d’égaille (rosée), et j’irai aussi vite par le chemin.

Le pré de la Françoise, vis-à-vis du cimetière, s’étend jusqu’au jardin de M. Bertin, et l’on va par un sentier d’une maison à l’autre. C’est la mode à la campagne de pratiquer partout des sentiers, même au bord des chemins, car, si ce n’est pas plus court, c’est toujours plus plaisant, ce qui veut dire au village plus agréable. Les clôtures ne servent guère qu’à délimiter les propriétés, et le droit de parcours est imprescriptible. Ce n’est pas qu’il n’y ait des gens difficiles qui prétendent changer la coutume, disant qu’elle favorise la maraude ; mais ça ne leur sert à rien de boucher les passages, car le premier venu a bientôt fait de les déboucher, et s’il se prend çà et là quelque poire ou quelque noisette, on sait bien après tout qu’il faut que le pauvre monde vive, et que les enfants sont les enfants.

Toujours tricotant, Mlle  Boc était arrivée au bout du chemin ; elle avait dépassé la maison de Luret le journalier, et souhaitait le bonsoir à la femme du tailleur qui était à sa fenêtre, quand, par-dessus le mur à demi écroulé du jardin de M. Bertin, elle aperçut une jeune fille qui sarclait. — Bon courage ! ma mignonne, cria-t-elle de sa voix fêlée. Mlle  Bertin leva la tête, quitta son travail et vint près de la muraille.

C’était une jeune fille d’environ vingt ans, qui n’avait rien de très-remarquable au premier coup d’œil. Les paysans disaient que sa figure était trop blanche, parce qu’elle n’avait pas de vives couleurs ; mais cela ne l’empêchait point d’avoir la peau fine et rosée. Ses traits, assez réguliers, avaient de la délicatesse ; son visage était calme et sérieux. De soyeux cheveux bruns couronnaient bien son front large, et les lignes de sa taille paraissaient élégantes, même sous le corsage froncé d’une petite robe d’indienne brune que bordait au cou un fichu de mousseline blanche. C’était là toute sa toilette, avec un tablier de coton semblable à ceux des paysannes.

Elle répondit à Mlle  Boc : — La pauvre Clarisse est toujours souffrante. Votre visite lui fera plaisir.

— Ne venez-vous pas, ma mignonne ? demanda Mlle  Boc.

— Il faut que j’achève de sarcler ces pois, mademoiselle mais j’aurai fini tout à l’heure.

— Ah ! si vous ne venez pas tout de suite, mademoiselle, Lucie, tant pis pour vous ! J’ai une nouvelle à vous apprendre.

La jeune fille sourit et sembla hésiter. Mais, à la campagne, une nouvelle n’étant chose à dédaigner pour qui que ce soit, Lucie posa le sarcloir et se dirigea par les allées du jardin vers sa demeure, tandis que de son côté Mlle  Boc s’y rendait par l’entrée principale donnant sur le chemin.

Une barrière vermoulue, scellée à des piliers croulants, s’ouvrait sur une cour pleine d’herbe, au fond de laquelle s’élevait la maison. À gauche, une grange et des étables, puis une porte à claire-voie par laquelle on apercevait dans une prairie les silhouette tourmentées d’arbres fruitiers en plein vent. À droite, au milieu d’un mur dégradé, se trouvait la porte du jardin. Entre les deux fenêtres du rez-de-chaussée, sous un énorme rosier, il y avait un banc rustique ; au-dessus de l’entrée, des sculptures mutilées représentant deux colombes entourées de guirlandes, avec des carquois et des cœurs enflammés. Sur le toit de beaux pigeons roucoulaient, et dans l’herbe de la cour se pavanaient une douzaine de poules.

Aussitôt que la barrière eût grincé sur ses gonds, une épaisse figure encadrée de favoris se colla aux vitres d’une des fenêtres. Lucie, en même temps, venait à la rencontre de Mlle  Boc et l’introduisit dans la maison.

On était déjà levé pour la recevoir, et à peine avait-elle franchi la porte, que Mme  Bertin, s’emparant de sa main, la conduisait à une chaise préparée pour elle au coin du feu, tandis que M. Bertin la saluait d’un formidable : Bonjour, ma voisine ! et que la malade, se soulevant sur son fauteuil, tournait vers la visiteuse sa figure enfiévrée, animée d’un pâle sourire.

— Voulez-vous bien vous asseoir tout de suite, mademoiselle Clarisse. Pauvre petite ! Et comment êtes-vous ? Attendez que j’arrange cet oreiller. Vous êtes toujours bien portant, vous, monsieur Bertin, car on vous achèterait de la santé. Et vous, madame, toujours tourmentée, toujours ennuyée à cause de cette chère malade ! Que voulez-vous ? Ne faut-il pas se résigner à la volonté de Dieu ? C’est une épreuve, elle passera !…

— Mais asseyez-vous donc, mademoiselle Boc ; et qu’êtes-vous devenue ? on ne vous voyait plus.

— Vous m’aviez oubliée, dit la malade en prenant un air câlin.

À voir tant d’empressement pour une vieille femme sotte et vulgaire, on pouvait comprendre combien cette famille était dénuée de toute distraction. Quant à sa pauvreté, le plancher disjoint, le papier en lambeaux, la boiserie vermoulue et trouée, en disaient assez. Mais l’ordre et la propreté luttaient contre ces ruines. À défaut de papier semblable à celui de la tenture, qui d’ailleurs n’avait plus ni couleur ni dessin, on avait collé au-dessus de la boiserie des bandes de papier bleu en guise d’une large bordure. Sur la vaste cheminée de pierre, enguirlandée de sculptures, des tasses de porcelaine peinte se miraient dans une glace fêlée au cadre doré. Un buffet à deux corps en noyer ciré, des chaises de paille, une table à pieds tournés, une pendule à poids enfermée dans sa gaîne vernie, tel était l’ameublement, outre qu’au fond de la chambre une alcôve garnie de rideaux à franges, relevés par des patères, laissait voir deux lits à la duchesse en damas fané, lesquels, disait souvent Mme  Bertin, avaient coûté bien cher dans le temps.

— Je serais venue plus tôt, mes voisins, dit Mlle  Boc en mettant ses pieds sur les tisons, autour desquels bouillaient deux pots et une cafetière, sans cette petite créature qui me ravage le tempérament. C’est les sept péchés capitaux ! Elle me fait dénaître ! Imaginez-vous…

— Mademoiselle Boc, interrompit Lucie qui s’était mise à broder auprès de la fenêtre, vous m’aviez promis une grande nouvelle.

— On vous la dira, petite curieuse ! mais vous êtes bien pressée.

— Vous le seriez encore plus que moi, mademoiselle Boc, si vous n’étiez pas sur le chapitre de Francille ; mais laissez-la un peu ; voyez, tout le monde attend.

En effet, au mot de nouvelle, une expression d’agréable surprise avait éclairé les visages, et l’attente devenait plus vive à chaque seconde.

— Allons, voisine, allons ; dites-nous ça, demanda M. Bertin.

— Qu’est-ce que ça peut-être, ma chère demoiselle, articula Mme  Bertin, qui, malgré sa figure élégiaque et son air absorbé, n’était pas étrangère aux plaisirs du commérage.

— Oh ! vraiment, dit la malade, vous nous apportez une nouvelle ? et qu’est-ce que ça peut-être, mademoiselle Boc ?

— Elle va nous faire languir sans pitié, reprit gaiement Lucie qui, toujours penchée sur les vitres où s’éteignaient les dernières lueurs du jour, tirait l’aiguille sans relâche.

— Vous vous arrachez les yeux, ma mignonne, lui dit Mlle  Boc.

— Ne vous occupez pas de moi, lui répondit la jeune fille.

— Eh bien ! non, puisque ce n’est pas de vous qu’il s’agit, mais de votre cousine.

— Ah ! ah ! d’Aurélie ! Ah !

Une ombre de vague inquiétude assombrit les visages.

— Eh bien ? demanda M. Bertin.

— Eh bien ? répéta Clarisse avec un peu d’effort.

— Eh bien ! elle se marie décidément avec l’ingénieur.

Il se fit un moment de silence.

— Ah ! est-ce bien sûr demanda M. Bertin d’une voix quelque peu enrouée.

— Parfaitement, mon voisin. Tout à l’heure, Mme  Bourdon et Mlle  Aurélie ont passé sur la place, devant ma fenêtre, dans la voiture de M. Gavel.

— Avec lui ?

— Sans doute ! il conduisait.

— Eh ! eh !

— En effet, dit Mme  Bertin, de la voix aigre et sèche qu’elle avait quelquefois, lorsqu’il s’agit d’une femme si sévère sur les convenances qu’est Mme  Bourdon, cela peut s’appeler une preuve. Oui…, certainement…, répétait-elle machinalement en regardant Clarisse, dont les pommettes devenues écarlates contrastaient avec son teint livide.

Lucie, quittant doucement sa place, alla faire un verre d’eau sucrée, mêlée de fleurs d’oranger, qu’elle remit à sa sœur.

— Aurélie se marie bien jeune ! dit M. Bertin en allant et venant dans la chambre.

— Bien jeune ! vous n’y pensez pas, mon voisin. N’a-t-elle pas dix-huit ans ? Je voudrais savoir combien de partis elle a déjà refusés ! Oh ! des filles riches comme cela, on n’attend pas longtemps à les marier.

— M. Gavel est riche aussi ?

— Je crois bien ! Sa place d’abord est de six mille francs, et puis son père, le sous-préfet de l’arrondissement, a une très-belle fortune, d’autant que sa femme, une demoiselle Marsis, de Vandœuvre, vous savez, lui a bien apporté près de cent-mille francs ; et M. Ferdinand Gavel n’a qu’une sœur. Oh ! c’est un brillant mariage ! Ils feront flores à Poitiers.

— Grand bien leur fasse, dit M. Bertin, d’une voix rauque. Je suis content que Bourdon établisse bien sa fille.

— Aurons-nous une belle noce ! reprit Mlle  Boc. Oh ! pour moi, je n’ai pas droit d’y être invitée, mais probablement que vous y serez.

— Il ferait beau voir qu’Aurélie n’eût pas ses cousines à sa noce, fit Mme  Bertin.

— Ça ne serait pas la faute de M. Bourdon, ma chère dame ; mais sa femme est si… vous savez… Assurément, c’est une aimable femme, et je l’estime beaucoup, mais elle est comme ça, un peu trop… grande. Par exemple, j’ai trouvé ça bien extraordinaire, l’autre jour, quand elle a dit à M. Gavel que vous étiez des parents éloignés.

— Des parents éloignés ! s’écria M. Bertin en faisant un bond dans la chambre.

— Oh ! mais voilà qui est de toute indignité ! exclama sa femme. Je croyais que Mme  Bourdon avait de plus nobles sentiments et plus de respect pour le sang de nos ancêtres.

— Elle a dit cela, cette s… pimbêche ! Ah ! bien, je lui arrangerai joliment son orgueil, moi. Des parents éloignés ! Comme si notre grand’-père n’était pas le sien. Ma parole d’honneur ! ça ne se passera pas comme ça ; et puisqu’elle met les choses sur ce pied entre nous…

— Grand Dieu ! monsieur Bertin, dit la vieille fille inquiète, si j’avais su que vous le prendriez comme ça…

— Et comment pourrait-on le prendre, ma chère demoiselle ? interrompit aigrement Mme  Bertin.

— Sans doute ! sans doute ! Mais promettez-moi de n’en point parler, mon cher monsieur, ni vous, ma chère dame. Vous ne voudriez pas me faire cette peine-là, n’est-ce pas ? Moi qui vous dis tout, moi qui ait tant de confiance en vous !

— C’est impossible, voyez-vous, reprit M. Bertin ; quand j’ai quelque chose sur le cœur…

— Allons donc, mon cher voisin, vous ne voudriez pourtant pas vous brouiller avec la maison Bourdon ?

— Et pourquoi ? réplique M. Bertin d’une voix tonnante. Est-ce que vous croyez que je n’oserais pas ?

— Si c’est, reprend sa femme, parce qu’elle fait cadeau tous les ans à mes filles de deux méchantes robes d’indienne, tandis qu’Aurélie n’a que des robes de soie… on n’y perdrait pas tant !

— Mes chers voisins, s’écria Mlle  Boc éperdue, je vous en conjure ! écoutez un peu la raison… C’est une femme d’un grand ton, vous savez, que Mme  Bourdon, et à qui l’on est bien obligé de passer quelque chose. Moi, je sais bien ce que j’en pense, allez ! et voyez, je suis comme vous, ce mot-là m’a fait de la peine ; mais on est obligé de se contraindre ; il faut en prendre et en laisser. Entre nous soit dit, si l’on n’avait pas sa maison à Chavagny pour s’amuser un peu et ses dîners du dimanche…

— Ses dîners me pèsent sur l’estomac, tout comme son grand ton, s’écria de nouveau M. Bertin. Je me moque de tout ça, et je ne remets plus les pieds chez elle, ou ce sera pour lui dire son fait.

— Mesdemoiselles, ne trouvez-vous pas ?… dit la Boc en se tournant vers les jeunes filles.

— Il y a longtemps que je connais ma tante, répond Lucie froidement.

— Si le mot est vrai, ma tante serait inexcusable, dit Clarisse avec chagrin.

— Comment ! si c’est vrai, mademoiselle Clarisse !… quand je vous dis…

Elle s’arrête mécontente, mais n’osant renouveler son accusation, de peur de renouveler la colère de M. Bertin.

— Papa, reprend Lucie, tout ce bruit fait mal à Clarisse, laissons Mme  Bourdon. Tu sais que mon oncle nous aime.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Lui, c’est un bon diable, aussi je veux m’en plaindre à lui.

— Ce serait lui faire de la peine, cher père, et vouloir brouiller leur ménage. Il me semble qu’il serait plus digne à nous de mépriser cette injure.

— Vous parlez comme un oracle, mademoiselle Lucie ; vrai, vous êtes la sagesse même, ma chère enfant. Eh ! mon Dieu ! oui, voyez-vous, le pardon des injures, c’est notre devoir ; c’est par là que nous pouvons nous rendre agréables à Dieu. Vous avez réellement une grande sagesse, ma mignonne.

— Je sais, dit malignement Lucie, qu’il ne faut point en vouloir à son prochain, ni médire de lui.

— Ta, ta, ta, ta !… fit M. Bertin en s’asseyant près du feu, où il se mit à tisonner brusquement. Mais il ne dit plus rien, et sa femme se taisait aussi.

Le sentiment de leur dépendance et de leur pauvreté, un moment écarté par l’indignation, avait repris sans doute possession de leur âme. Mlle  Boc se hâta de détourner la conversation.

— Quelles superbes choses vous faites ! s’écria-t-elle en saisissant la broderie que Lucie tenait encore dans sa main. Où avez-vous pris ce joli dessin-là ?

— Dans le journal d’Aurélie, mademoiselle.

— Vous êtes adroite comme une fée !

— Elle l’est réellement, dit Mme  Bertin. Vous ne sauriez croire tout ce qu’elle sait faire. Mme  Bourdon ne vous en dira rien, mais Lucie lui a détaché une robe de soie l’autre jour, ainsi qu’une écharpe à Aurélie. Ces dames ne craignent pas d’employer son temps. Et ma robe jaune, vous la connaissez bien, ma robe jaune d’alépine, Lucie l’a défaite, lavée et repassée, ainsi que la robe de mérinos vert de Clarisse et la sienne, et à présent les voilà neuves toutes les trois, prêtes à mettre et aussi bien faites que si elles sortaient de chez la couturière. Oui, cette petite fait tout ce qu’elle veut de ses mains. Elle ne tient pas de moi. Hélas ! j’avais été élevée pour une autre fortune ! Les décrets de la Providence…

— Lucie ! interrompit M. Bertin qui n’écoutait jamais les tirades de sa femme, savez-vous combien elle a d’états ? Il se mit à compter sur ses doigts avec un plaisir d’enfant : cuisinière, modiste, repasseuse, couturière, tailleur, ménagère, jardinière, sept, sans compter ceux que j’oublie.

— C’est un ange ! dit Mlle  Boc. Mais où est-elle donc ?

— Ah ! c’est son heure de sortie, répondit M. Bertin. Quand on n’y voit plus à travailler, comme ça, entre chien et loup, elle va faire quelque visite dans le bourg, ou bien une promenade dans les environs.

Lucie avait quitté la maison, parce qu’elle se sentait mal à l’aise, et parce qu’il s’agitait en elle des pensées qui avaient besoin de solitude.

Elle avait le cœur serré, la tête en feu. Qu’ai-je donc ? se demanda-t-elle. Elle ne le sentait qu’assez confusément, et, toute songeuse, le front penché, elle descendit à petits pas jusqu’au fond de la prairie, oh l’herbe humide mouillait, sans qu’elle y prît garde, ses petits pieds mal chaussés.

Jusqu’à ce jour, bien qu’elle eût vingt ans, Lucie n’avait pas sondé sa destinée. Simple de cœur, et élevée dans cette simplicité de la campagne que ceux-mêmes qui l’ont connue ne peuvent plus comprendre de souvenir, elle avait pris, sans compter, les jours et les ans, attendant un avenir lointain d’amour et de mariage, comme un héritier présomptif sa couronne, et ne s’avisant pas que ce lointain, se rapprochant de jour en jour, aurait dû se montrer enfin présent et réel.

Elles étaient trois jeunes demoiselles à Chavagny, et, bien que Clarisse eût plus de vingt-six ans, Lucie vingt et dix-huit seulement Aurélie, tant que l’une d’elles ne se mariait point, la question dut mariage n’était pas posée, pour ainsi dire, et ce qui menaçait confusément ne s’affirmait pas d’une manière si arrogante et si cruelle. Mais le mariage d’Aurélie n’était-il pas pour Clarisse et pour Lucie la révélation des arrêts du sort ? Clarisse avait atteint vingt-sis ans sans qu’un mot d’amour eût été murmuré à son oreille, et sans que l’ombre d’un prétendant eût été entrevue sur l’humide seuil des Bertin. Le sort de l’aînée indiquait donc assez clairement la destinée de la cadette, et cette parole de Mlle  Boc revint au souvenir de Lucie : Les filles riches n’attendent pas longtemps à se marier.

— Je ne me marierai donc point, moi ! se dit-elle. Que ferai-je alors ! Mlle  Boc lui apparut comme le type futur de sa propre existence ; elle frémit d’horreur. Alors, comme on sonde de l’œil un précipice, elle creusa par la pensée tous les détails de cette vie sans amour, sans gaieté, sans intérêt, sans considération, sans appui, sans bonheur. — Quoi ! se dit-elle, l’avenir, qui distribue la vie aux hommes, n’apportera jamais rien pour moi ! Rien que des jours, rien que des heures toujours semblables ! Et quand seulement je me sens prête à vivre, déjà la vie serait finie pour moi ! Vivre sans but !… Elle se sentit pénétrée d’épouvante, son cœur se brisa, et elle se mit à pleurer abondamment.

Elle pleura longtemps. La nuit s’était faite. De grands nuages gris passaient sur le croissant de la lune qui jetait à peine une lueur crépusculaire, et le fond de la prairie, où Lucie se trouvait, s’emplissait de plus en plus d’ombre et de silence. On entendait dans le village des portes s’ouvrir et se fermer, les gens rentraient de l’ouvrage, et le pas régulier de leurs sabots retentissait en haut dans le chemin. Les petits bergers qui revenaient, montés sur leur jument poulinière, chantaient le Dérélo sur un ton aigu, tandis que les chiens des fermes éloignées répondaient par de longs hurlements aux aboiements des chiens du village.

En écoutant ces rumeurs, une autre amertume s’éveilla chez la jeune fille. Elle pensa qu’aux noces, elle et Clarisse paraîtraient dans l’humiliation de leur défaite pour orner le triomphe d’Aurélie. Certainement alors, telle ou telle commère ne manquerait pas de dire : Et Mlle  Bertin ? Il serait grandement temps qu’elles se mariassent, elles aussi ! À quoi quelque loustic du village répondrait par des quolibets. En vain la pauvre enfant se disait-elle que cela était misérable, les souffrances de l’amour-propre lui rendirent plus amères les tristesses de l’avenir.

Il était bien temps de rentrer ; sans doute on l’attendait chez elle. Au village tous les bruits avaient cessé, et la nuit était sombre, car de grands nuages noirs avaient couvert le pâle croissant. On apercevait seulement de chez la mère Françoise, en haut de la prairie, une lumière qui scintillait au ras du sol comme un feu follet.

Mais elle ne pouvait rentrer ainsi tout éplorée, et ses larmes coulaient toujours. Il y a dans la jeunesse des heures solennelles, époques de l’intelligence, où certaines illusions, derniers langes de l’enfance, derniers voiles du berceau, se déchirent tout à coup. Lucie se trouvait en ce moment sous l’empire d’une crise qu’elle eût dû, à ce qu’il semble, subir plus tôt ; mais la logique des impressions est science encore inconnue, et l’on ne sait pourquoi nous frappe aujourd’hui profondément et nous éclaire la vie, telle chose que jusqu’ici nous n’avions pas comprise et qui nous avait laissé froid.

Lucie restait donc là frissonnante sous la fraîcheur pénétrante du soir. De temps en temps elle essuyait ses yeux et livrait à l’air son visage, afin d’effacer les traces brûlantes de ses larmes. Mais toujours quelque amère pensée recommençait à les faire couler. Elle voulut se distraire par les souvenirs dont ces lieux étaient remplis pour elle. Cette ombre élancée là-bas, c’est le peuplier de la fontaine au bord de laquelle souvent, les dimanches d’été, elle va s’asseoir, un livre à la main, sur une pierre moussue, dans l’épaisseur de la double haie d’églantiers. Là, immobile, tournant doucement les pages, elle a vu de petits oiseaux venir boire et se baigner en secouant leurs ailes dans l’eau. Quelquefois elle entendait au-dessus de sa tête leurs petits pas sur les branches et leurs gazouillements. Un jour, un moineau curieux, traversant la voûte de feuillage, était venu près d’elle ; mais quand ses yeux eurent rencontré ceux de Lucie, vite il s’envola en poussant un cri. Que d’heures elle avait passées là, occupée des amours de Grandisson, de Paméla ou de Zaïre ! Oh ! mais qu’ils sont menteurs ces romans qui prétendent qu’une fille pauvre peut être aimée ! Cette pensée provoqua ses larmes de nouveau.

À l’aspect d’un vieux pommier dont la silhouette décharnée se dessinait dans le crépuscule, elle s’efforça de rappeler de joyeux souvenirs d’enfance. Elle avait joué souvent sous cet arbre avec ses jeunes amies et les deux fils de la mère Françoise. Il formait une salle magnifique, à voûte et à plancher de verdure, où le soleil semait des losanges d’or. On grimpait dans l’arbre pour cueillir le gui dont il était plein, et les petites filles s’en faisaient des parures de perles, et Michel cueillait pour Lucie les plus hautes touffes et les plus belles, tandis que Chérie… Oh ! les beaux jours, tout pleins de poésie et d’ignorance du sort ! Un gémissement lui échappa, et ses larmes recommencèrent.

Tout à coup, Lucie crut entendre des pas qui montaient le sentier au-dessous d’elle. Elle écouta. Les pas se rapprochaient. Quelque journalier attardé, pensa-t-elle, qui regagne le village en prenant au plus court.

Elle se mit alors à marcher doucement du côté de la maison ; mais elle fut bientôt rejointe par l’homme qui montait, et qui, malgré l’obscurité, la salua d’un joyeux : Bonsoir, mademoiselle Lucie ! Elle, sous l’ombre du chapeau, dans la nuit, ne put distinguer les traits de son interlocuteur ; mais il lui sembla reconnaître la voix, et, quoique hésitant un peu, entraînée par une soudaine réminiscence, elle dit :

— Quoi ! c’est vous, Michel ?

— Oui, mam’zelle Lucie. Vous saviez donc que j’étais de retour au pays.

— Non, il y a longtemps que je n’ai rencontré la mère Françoise. Mais, Michel, est-ce que vous restez maintenant à Chavagny ?

— Oui, mam’zelle Lucie, je suis loué chez Mourillon, mais je reviens les soirs chez nous, parce qu’à la ferme ils sont un peu gênés pour les lits. Je suis content de vous avoir rencontrée, mam’zelle Lucie ; je regardais bien toujours de vot’ côté en passant, mais c’est trop tard le soir et trop tôt le matin.

— Il fallait venir nous voir le dimanche, Michel.

— Oh ! je n’ai pas osé. Il y a si longtemps que nous nous sommes vus, mam’zelle Lucie ! Savais-je seulement si vous vous souveniez de moi.

— Oh ! bien certainement, Michel, je m’en souvenais. Tenez, là précisément, tout à l’heure, en voyant ce vieux pommier, je pensais à nos jeux d’autrefois.

— Vrai, mamz’elle Lucie, vous vous souvenez de tout ça ! Oh ! vous êtes bien toujours la même, vous ! Quel bon temps c’était ! J’y pense souvent. Eh bien ! puisque vous ne l’avez point oublié, mam’zelle Lucie, j’y repenserai encore avec plus de plaisir.

— Je me rappelais, Michel, combien vous étiez bon pour moi, et que, lorsque Chérie me faisait quelque mauvais tour, vous preniez toujours ma défense. Une fois j’eus beaucoup de peine à vous empêcher de la battre, parce qu’elle m’avait pincée jusqu’au sang.

— Oui ! la Chérie n’a jamais été bonne. Tout allait bien quand elle n’y était pas, car Gène et Isidore étaient de braves enfants, et vous, mam’zelle Lucie, vous étiez si bonne et si gentille qu’on était content rien que d’être avec vous.

Tout en causant, ils avaient atteint le haut de la prairie, et n’étaient pas loin de la haie qui, de ce côté, séparait le pré de la Françoise du pré de M. Bertin. Lucie avait eu le temps de se remettre.

— Bonsoir, Michel, dit-elle.

— Vous n’avez pas peur, mam’zelle, toute seule ainsi à la nuitée ? Je vas vous reconduire, si vous voulez.

— Merci, Michel. Oh ! je n’ai pas peur.

— C’est vrai ! Je me rappelle comme vous vous gaussiez de nous quand nous parlions de la bête blanche et des sorciers.

— Est-ce que vous y croyez toujours, vous, Michel ?

— Non, pas beaucoup, répondit-il naïvement. Pourtant, ça m’a pris, des fois. Voyez-vous, mam’zelle Lucie, quand de jeunesse on vous a fourré ça dans la tête, plus moyen que ça en sorte tout à fait. Mais vous n’avez pas de sabots, mam’zelle, à ce qu’il me semble. Pour sûr, vous avez les pieds mouillés ?

— C’est vrai, j’ai oublié mes sabots.

— Je cours vous les chercher, Mam’zelle Lucie.

— Merci, mais c’est inutile à présent.

— Non point, mam’zelle, la prée est large, et vous auriez le temps de vous enrhumer tout à fait. Tenez, votre voix est déjà tout enrouée. Et la rigole au coin du jardin, qui pour sûr est débordée, comment la passeriez-vous ?

Sans attendre un consentement, le jeune paysan, qui craignait l’humidité pour Lucie, quitta ses sabots afin d’aller plus vite et partit comme un trait.

— Il est toujours bon ! se dit la jeune fille. Jamais Gustave ni aucun autre n’a eu tant d’attention pour moi que ce pauvre Michel. Maintenant nous ne pouvons plus être amis. Lui, heureusement, il a de nouveaux plaisirs ; moi, je n’ai grandi que pour atteindre la douleur et la solitude.

Au bout d’un instant elle rencontra Michel qui revenait avec les sabots.

— Je n’ai vu personne, dit-il. La porte était ouverte, et il y avait plusieurs paires de sabots dans le corridor. Mais en tâtant j’ai pris les plus petits. C’est bien ça, continua-t-il en s’agenouillant dans l’herbe pour mettre lui-même la rustique chaussure aux pieds de Lucie. À présent, bonsoir, mam’zelle, et au revoir.

Lucie trouva la maison toute dérangée pendant son absence. Mme  Bertin essayait, en gémissant, de préparer le souper ; mais elle brouillait tout, ne trouvait pas ce qui était nécessaire, et répétait à chaque instant : — Vraiment, je ne sais pas où peut être Lucie ! M. Bertin était allé sur le chemin du village, espérant la rencontrer. Au coin du feu retentissait plus sèche et plus fréquente la toux de Clarisse. Lucie, à peine entrée, se mit à l’œuvre, trouva tout de suite ce qu’on cherchait, acheva ce qui restait à faire, et bientôt la famille, assise autour de la table, attaquait une soupe à l’oignon accompagnée d’un plat de pommes de terre. Près de Clarisse, il y avait un petit flacon de vin rouge. Les autres buvaient de la piquette.

Était-ce la maigreur de ce repas qui rendait silencieux les convives ? Non, sans doute ; car ils mangeaient sans dédain, et même avec appétit, en gens habitués à pareille chère. M. Bertin fit seulement cette observation sur le menu du repas :

— Je croyais que c’était aujourd’hui les haricots.

— Non, papa, c’est pour demain.

— Rouges ou blancs ?

— C’étaient des blancs, la dernière fois, dit Mme  Bertin.

— Alors, papa, ce sera des rouges.

— Oh ! reprit Mme  Bertin avec un accent d’amertume, nous pouvons varier beaucoup notre ordinaire, car nous en avons aussi des jaunes.

— Hé ! hé ! hé ! fit M. Bertin en riant très-fort.

Les trois femmes firent semblant de sourire. Elles s’efforçaient aussi de parler un peu, mais la conversation était si languissante que M. Bertin dit, en se levant de table : — Vous êtes gaies comme un enterrement, ce soir. Ma foi ! moi, je vais un moment chez Touron. C’était leur voisin, le tailleur, bien connu dans tout Chavagny pour une fine mouche, et aussi pour avoir la langue si pointue qu’elle piquait tout le monde. Sa femme ne lui en cédait guère, bien qu’elle fît la dévote et la sucrée avec Mlle  Boc et avec M. le curé. Quant à M. Bertin, il ne pouvait avoir de l’ennui tout au plus qu’un quart d’heure, car c’était un homme d’un bon caractère et content de peu, mais qui n’en pensait guère plus long qu’un enfant. Les paysans de Chavagny l’aimaient assez, mais en faisaient peu de cas, d’abord parce qu’il causait trop avec eux, puis parce qu’il était pauvre, et enfin parce qu’on trouvait pourtant extraordinaire qu’il ne fît rien d’un bout de l’an à l’autre ni de son esprit ni de ses mains.

À la veillée, quand Mme  Bertin et ses filles se furent assises, pour coudre et broder, autour d’une chandelle posée sur une petite table, après un long silence :

— Lucie, dit la mère, ne penses-tu pas que vos robes de percale blanche, bien repassées, pourraient être de mise aux noces de ta cousine ?

— Je ne crois pas, maman ; on n’y verra sans doute que des robes de soie.

— Oui ; mais pour des jeunes filles, la simplicité n’est-elle pas ce qui sied le mieux ? Étant demoiselles d’honneur, vous mettriez des fleurs dans vos cheveux, ce qui vous permettrait de vous passer de chapeau.

— Je crois que cela ne se fait plus, maman.

— Oh ! la mode ne s’occupe que d’occasionner de la dépense. Mais pourtant, à la campagne… qu’en penses-tu, Clarisse ?

— Il vaudrait mieux ne pas y aller, maman.

— Ah ! par exemple, vous qui n’avez jamais de distractions, ce serait un peu fort, si vous manquiez celle-là ! Il faut pourtant se montrer un peu. Comme tu as l’air sombre, ce soir, Clarisse !

— Maman, c’est que j’ai mal à la tête. Je ne veillerai pas davantage.

Elle alla se coucher. Deux heures après, quand Lucie à son tour entra dans la chambre où elles partageaient le même lit, elle trouva Clarisse éveillée de façon à montrer qu’elle n’avait pas dormi, et brûlée d’une fièvre ardente. Lucie lui donna quelques soins et se coucha près d’elle ; puis elles restèrent silencieuses l’une et l’autre. Mais Lucie crut entendre plus d’une fois soupirer sa sœur. Alors une pensée cruelle lui vint à l’esprit : Clarisse, autrefois si forte et si fraîche, n’était-ce pas l’ennui d’une vie sans espoir qui la tuait lentement ? Lucie faillit se jeter dans ses bras et la serrer en pleurant sur son cœur ; mais quelque doute la retint, et puis Clarisse était fière et peu expansive.

Après une assez longue insomnie, Lucie ne s’endormit que pour tomber dans des rêves pénibles. Elle se voyait avec sa sœur, couchée dans un cercueil paré de roses blanches. Du milieu de la foule nombreuse sortait Aurélie en robe de mariée, qui d’un geste plein d’élégance leur jetait de l’eau bénite, en relevant sa robe et en prenant garde de mouiller ses gants. Michel vint ensuite ; il apportait les sabots de Lucie, et, après les lui avoir chaussés, il dit, en la prenant par la main : — Levez-vous et marchez ! Mais Lucie ne le pouvait, parce que Mlle  Boc, debout, au pied du cercueil, le bras étendu comme une pythonisse, l’y maintenait d’un geste formidable, en même temps qu’elle disait à l’assistance d’un ton larmoyant : — Pauvre petite ! quel dommage ! elle m’eût succédé au bureau de tabac !