Un mariage à Strasbourg en 1770/VIII

Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 136-140).

VIII

LE GUIDON DE ROYAL-DAUPHIN


Dès l’aurore, on entendit retentir les clairons et battre les tambours. Le régiment de la Couronne, en garnison à Strasbourg depuis un an, quittait la ville. Les plus endormis se réveillèrent pour saluer au moins du regard à travers les vitres les cavaliers qui s’éloignaient. Tous les galopins de la ville les escortèrent sur la route de Colmar, puis ils revinrent et se postèrent sur les glacis qui dominent la route de Paris pour guetter l’arrivée du Royal-Dauphin, le régiment qui allait remplacer l’autre.

Vers midi, par un brillant soleil, un nuage de poussière annonça l’avant-garde. Bientôt les armes étincelantes apparurent, on entendit le pas des chevaux, et le Royal-Dauphin fit son entrée en ville, salué par le canon de la citadelle et le carillon des cloches. Toutes les belles dames de Strasbourg s’étaient mises aux fenêtres, et l’hôtel de Haütern était orné des visages vermeils d’Itha et de Thécla et des faces rubicondes de leurs heureux fiancés.

Un jeune guidon de bonne mine, qui montait un cheval noir, leva les yeux vers l’hôtel et sembla chercher quelque visage connu parmi ceux de la famille de la baronne. Il parut fort désappointé, n’éloigna la tête basse, et, aussitôt que les exigences du service le lui permirent, s’échappa du quartier et courut à la Visitation.

« Dites, je vous prie, ma sœur, à madame la supérieure que son petit-neveu, Robert de Leyen, l’attend au parloir et désire lui présenter ses respects. »

La bonne sœur alla prévenir la mère Marie-Louise de Leyen, et revint bientôt dire au jeune officier que sa tante viendrait au parloir aussitôt qu’elle aurait fini une conférence qu’elle donnait à une jeune demoiselle.

Robert prit patience en se promenant de long en large dans le parloir, et en priant Dieu que la jeune demoiselle ne fût pas trop causeuse. Enfin le volet s’ouvrit, et il aperçut à travers les doubles grilles sa vénérable grand-tante. Il courut vers elle, et lui témoigna sa joie de la revoir. Elle-même, les larmes aux yeux, ne pouvait se lasser de le regarder.

« Mon cher enfant, dit-elle, que je suis heureuse de vous revoir sous l’uniforme ! Enfin votre exil est donc fini !

– Oui, chère tante, le procès a été jugé. L’innocence de mon ami a été reconnue. Il. s’était battu loyalement : son adversaire s’est guéri et a témoigné en sa faveur. Il ne reste pas un nuage sur sa réputation ni sur la mienne.

– Oui, selon le monde, beau neveu, mais vous aviez péché : le duel est défendu.

– C’est vrai, ma bonne tante ; pourtant il est des cas où un militaire ne peut refuser de se battre ni d’être le témoin d’un ami.

– Enfin, dit en soupirant la supérieure, ne parlons plus de cela. À l’avenir, Dieu veuille vous épargner semblable aventure !

Amen ! ma tante. Mais je voudrais vous confier un secret.

– Parlez, beau neveu,

– Ma tante, il y a là quelqu’un, dit Robert en apercevant derrière sa tante une religieuse qui tricotait.

– La règle le veut ainsi, mon enfant : parlez, cette bonne sœur oubliera tout ce que vous direz.

– Alors, ma tante, je vais tout vous raconter. À la suite de ce malheureux duel, où je servis de témoin et où je faillis être arrêté par la maréchaussée, je m’enfuis, et, au lieu de rentrer à Strasbourg, j’allai demander un asile au comte Braünn, vieil ami de mon grand-père. J’étais alors en congé, comme vous savez ; mon régiment tenait garnison à Nancy. Le comte me reçut bien vieux militaire, il avait sur le duel d’autres idées que les religieuses, et traita de peccadille ce qui vous scandalise, ma chère tante. Mais sachant combien le roi était sévère à l’endroit des duels entre Allemands et Français, il me conseilla de rester caché jusqu’à ce que l’affaire fût assoupie. Elle s’envenima, au contraire. Le prince allemand qui avait été laissé pour mort ne l’était pas ; mais il resta plusieurs semaines sans pouvoir parler, et sa famille accusa son adversaire de l’avoir attiré dans un guet-apens. Les gens de loi s’emparèrent de l’affaire, et si je me fusse montré, j’aurais été mis à la Bastille. Je demeurai donc trois semaines caché dans le château du comte, château gothique, rempli de trappes, de couloirs et d’appartements secrets ; puis je partis pour l’Allemagne, où je voyageai incognito, tandis que mes amis obtenaient pour moi une prolongation de congé qui me permit d’attendre l’issue du procès. Il a été jugé, je suis revenu au régiment, et me voici en garnison à Strasbourg ; mais mon vieil ami n’est plus, et tous mes beaux projets, j’en ai grand-peur, vont s’en aller en fumée.

– Quels projets ? demanda Mme de Leyen d’un air étonné.

– Ah ! ma tante, voilà ce qui n’est pas aisé à dire. Si encore cette religieuse n’était pas là !

– Encore une fois, mon neveu, ne la regardez que comme mon ombre.

– Eh bien, ma tante, chez ce vieux comte Braünn venait souvent une jeune et charmante fille qui faisait de la musique avec lui. Caché derrière la tapisserie, je l’écoutais, je la regardais par de petits trous, par la fenêtre quelquefois, quand elle allait au jardin, et de ses belles mains poussait le fauteuil roulant de mon vieil ami. Bref, j’en devins... Comment dirai-je ?... Enfin, je résolus de n’avoir jamais d’autre femme que Sabine. Elle était pauvre, je n’étais pas bien riche, et dans l’état présent de mes affaires je ne pouvais songer à me marier. J’avouai mes projets au comte. Il les approuva, et me promit d’en procurer le succès. Je partis. Quelques semaines après, étant à Vienne, chez un ami de cet excellent vieillard, j’appris sa mort et je reçus ceci. »

Et Robert tendit à la religieuse une lettre et une bague qu’elle reçut avec une émotion visible.

« Ô Providence ! dit-elle, que tes voies sont admirables ! »

Et, les yeux humides, elle lut ces lignes :

« Mon jeune ami, je vais quitter ce monde sans avoir pu vous rendre tous les services que j’aurais souhaité. Je n’ai pas parlé à Mlle S..., mais je lui ai écrit. Lorsque vous reviendrez en France, allez la voir, présentez-lui cette bague, semblable à celle que je lui ai donnée. Ces deux bagues servirent d’anneaux de fiançailles à mes parents. Puissent-elles être le gage de votre bonheur et de celui de ma jeune amie ! J’ai fait mon testament en sa faveur, mais je suis témoin que vous l’avez aimée pauvre, orpheline et sans espoir d’héritage. Adieu.

« Comte Braünn. »


« Beau neveu, dit Mme de Leyen, avec votre permission, je vais garder cette lettre et cette bague jusqu’à demain. Je désire les montrer à une jeune demoiselle qui est arrivée à la Visitation hier soir, et ce matin m’a fait une confidence et montré certaine lettre et certaine bagne qui ne sont pas sans quelque ressemblance avec les vôtres.

– Ciel ! s’écria Robert, est-ce possible ! Ah ! chère tante, que ne puis-je vous embrasser ! Ah ! je vous en supplie, dites à Mlle Lichtlin combien je...

– Chut ! Monsieur, vous oubliez que la sœur écoute ! dit en souriant la bonne supérieure ; j’engagerai Mlle Lichtlin à entrer en retraite, et à vous donner réponse dans quelques mois.

– Quelques mois, ma tante ! Oh ! ma chère bonne mère, dites quelques heures. Je voudrais me marier dans trois semaines au plus tard.

– Hélas ! neveu, on se récrie fort dans le monde de nous voir admettre les novices à la profession au bout d’un an d’épreuve, et on trouve tout simple de marier les gens en quelques jours. Songez, beau neveu, que Sabine ne vous a jamais vu.

– Rebecca avait-elle vu Isaac, ma tante ?

– Vous avez réponse à tout, Robert. Enfin revenez demain matin au parloir. Nous verrons si quelqu’un voudra bien m’y accompagner. Voici la cloche qui m’appelle. Adieu, mon cher enfant. »

La grille se referma, le rideau aussi, et le jeune guidon retourna au quartier.

Et le lendemain, chose surprenante, et qui assurément ne se voit plus de nos jours, Sabine Lichtlin et Robert de Leyen, du premier coup d’œil s’entendirent si bien, si bien, qu’après un demi-quart d’heure de conversation avec eux la révérende mère de Leyen leur permit d’échanger les bagues du baron, assurée qu’elle était d’avance du consentement des parents de Robert.

Ils se virent à travers la grille encore une douzaine de fois, puis, le jour de la majorité de Sabine étant arrivé, elle fut mise en possession de l’héritage du baron.

Sur ces entrefaites, Mme de Haütern, avertie par la révérende mère de Leyen des projets de sa nièce, lui avait rendu ses bonnes grâces et l’avait ramenée chez elle. Malignac, emmenant Jack comme valet, était allé chercher fortune ailleurs. Le père et la mère de Robert de Leyen arrivaient à Strasbourg. On préparait force parures, festins, carrosses et réjouissances, selon l’usage du temps ; et enfin Robert de Leyen et Sabine Lichtlin furent mariés à la cathédrale par le cardinal de Rohan-Soubise, alors archevêque de Strasbourg. Les Gottlieb et Mmes leurs épouses assistèrent au mariage, ainsi que Mme de Haütern, l’intendant et l’intendante, Me Zimmermann, les officiers du régiment de Royal-Dauphin, et bien d’autres personnages dont la renommée a rejoint les neiges d’antan, de même que leurs biens, leurs atours et leurs personnes sont devenus poussière.

Un peu avant que Strasbourg nous fût enlevé, en fouillant une cave où, pendant la révolution, avaient été cachés les bijoux de la famille de Leyen, on a retrouvé une bague d’or, guillochée de noir, ornée d’un saphir carré, et qui est, j’en suis sûre, la bague de Sabine ; ce qui le prouve péremptoirement, c’est que je l’ai vue, au doigt d’une noble et charmante personne qui porte le nom de Lichtlin. D’ailleurs, je vous défie, lecteur, de prouver le contraire.