Un mariage à Strasbourg en 1770 (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 133-135).

VII

L’ABBAYE SAINT-ÉTIENNE


Lorsque le roi Louis XIV, en l’année 1700, vingt ans après la réunion de Strasbourg à la France, avait fait don aux religieuses de la Visitation-Sainte-Marie des bâtiments et des terres de l’abbaye Saint-Étienne, fondée par sainte Attale au VIIe siècle, et tombée aux mains des luthériens depuis 1539, il avait mis pour condition de cette donation royale que les religieuses de la Visitation recevraient dix jeunes filles pauvres de la noblesse d’Alsace, et les entretiendraient gratuitement de l’âge de sept à dix-huit ans.

Grâce à cet ordre royal, Sabine Lichtlin avait été ainsi élevée à la Visitation, et plus d’une fois la révérende mère de Leyen, qui l’aimait chèrement, avait souhaité que la vocation religieuse vint à cette jeune fille, si belle, si candide et si pauvre. Mais cette vocation n’était pas venue, et, tout en aimant son couvent, Sabine avait vu avec plaisir s’approcher le moment où elle quitterait le cloître. L’égalité parfaite avec laquelle les religieuses traitaient leurs pensionnaires, dont quelques-unes étaient des princesses, faisait illusion à la jeune orpheline. Elle croyait trouver dans le monde la même générosité, la même noblesse de sentiments. Elle fut cruellement détrompée. Son cœur aimant ne rencontra que froideur : sa fierté fut blessée, et plus d’une fois elle s’était dit : « Que ne suis-je restée au couvent ! » Mais elle se sentait attirée vers une autre vocation, et lorsqu’elle voyait une jeune mère de famille sourire aux jeux de ses enfants, les mener à l’église et faire répéter à leurs lèvres si pures les mots de la Salutation angélique, Sabine souhaitait les joies de Nazareth, les joies du foyer chrétien. La lettre de son vieil ami, la bague mystérieuse lui semblèrent un message du ciel. Elle attendit, crut un instant que sa destinée allait s’éclaircir, mais elle vit le piège, et sut l’éviter.

Deux jours après le souper chez l’intendante, la révérende mère de Leyen, alors âgée de quatre-vingt-un ans, était occupée à fermer des lettres qu’elle envoyait aux jésuites nouvellement bannis de Strasbourg, et à qui elle faisait passer des secours. Au moment où elle terminait cette besogne, une sœur converse vint l’avertir que Mme de Haütern la demandait au parloir.

« J’y vais aller dans un instant, ma chère sœur », dit la bonne supérieure. Et, prenant sa quenouille, et suivie d’une assistante, elle se rendit à la grille, s’assit et se mit à filer, tandis que l’assistante ouvrait le volet.

À travers la double grille apparut alors le visage pourpre de Mme de Haütern, qui, tout en colère, raconta que sa nièce était une folle, une extravagante, et refusait le plus beau mariage du monde.

« C’est inimaginable, ma mère, s’écria-t-elle, une fille qui n’a pas un sou, refuser un riche parti, un marquis, un jeune homme de vingt-cinq ans, beau, aimable, qui danse à merveille, qui est fort bien en cour, qui a un château à Gaillac, qui est cousin de l’intendante, qui veut reconnaître cinquante mille écus à ma nièce, sans que je lui donne un patard ! Et moi qui me suis mise en dépense, moi qui lui ai fait faire une robe de lampas qui vaut deux cents écus ! Mes filles vont épouser les MM. Gottlieb ; on ferait les trois noces ensemble ; tout était convenu... et cette péronnelle, cette pimbêche refuse !... »

Elle s’arrêta essoufflée.

« Mais, madame la baronne, dit la mère de Leyen, je vous prie, en quoi puis-je vous servir en cette occurrence ?

– Je viens vous prier, ma mère, de recevoir ma nièce au couvent et de la chapitrer comme il faut : j’ai fait tout le possible, je suis outrée, je la battrais si cela continuait.

– Envoyez-moi Mlle Sabine, dit la supérieure : je serais trop fâchée qu’elle fût battue. Nous examinerons l’affaire. Comment s’appelle le gentilhomme qu’elle refuse ?

– C’est le marquis de Malignac.

– Fort bien. Veuillez m’envoyer Mlle Lichtlin le plus tôt possible, je vous prie. »

La supérieure se leva, et Mme de Haütern, un peu déconcertée par son air imposant, fit la révérence et partit.

Le soir même, Sabine fut amenée au monastère. Une sœur qui avait été sa maîtresse de classe l’accueillit avec la gracieuse cordialité des filles de saint François de Sales. Elle l’installa dans une petite cellule, s’informa si rien ne lui manquait, et l’avertit qu’elle aurait une audience de la mère de Leyen le lendemain à deux heures.

« D’ici là, mon enfant, lui dit-elle, vous serez servie dans votre cellule, et libre d’aller à la chapelle tant qu’il vous plaira, mais vous ne verrez nos sœurs et nos filles du petit habit qu’après avoir pris l’obédience de notre supérieure : Adieu, ma chère enfant.

– Oh ! maman Albertine, dit Sabine en pleurant, ne me quittez pas encore ! J’ai tant de peine ! Si vous saviez quelles scènes j’ai supportées ces jours-ci !

– Mon enfant, dit sœur Albertine, la cloche m’appelle. Priez Dieu, et surtout, demain, dites tout ce que vous avez sur le cœur à notre bonne mère. Tout, entendez-le bien.

– Ainsi ferai-je, maman, je vous le promets. »

La religieuse l’embrassa au front et partit. Sabine se mit à sa fenêtre. Par-dessus les toits du monastère, elle apercevait la flèche de la cathédrale. Le temps était doux et les étoiles brillaient déjà. Elle pria longtemps ; puis, à la clarté d’une petite lampe, fit ses préparatifs du coucher, et s’endormit bientôt, avec la petite cassette sous son chevet.