Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 267-282).
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XXXIII



Il se courba dans l’herbe, à plat ventre, sa tête dans les poings. La joie l’assommait. Il ruminait les sensations qu’avaient laissées en lui les paroles de la Cougnole ; le crâne battu par leur musique, il était comme un homme ivre et qui cherche à se rappeler le détail des choses. Ses entrailles bouillaient ; il avait une fureur calme qui le torturait délicieusement ; et seul au milieu de ce bois incendié, n’ayant personne avec qui partager son bonheur, il eut des larmes silencieuses.

Autour de lui, la terre souffrait pareillement, sous l’accablante pesanteur du jour. Le soleil rôtissait les verdures inertes ; les branches, noires au milieu de la lumière éclatante et crue, s’alanguissaient avec des airs funèbres d’agonie ; et rien ne bougeait, rien ne tressaillait, hormis les cigales interminablement crépitantes, les ronflantes abeilles et les papillons bruissant dans l’azur. Un anéantissement semblait immobiliser les sèves sous la croûte calcinée des terrains.

Il avait pour Germaine l’attachement incoërcible de la brute. Il l’aimait comme les mâles aiment les femelles, la portant au fond de lui dans ses moelles, ayant la soif et le besoin de ses attouchements, gardant de son contact une ardeur irrassasiée. Et voilà qu’elle lui était rendue après une séparation qui lui avait paru la fin des fins ! Ce n’était pas vrai qu’elle avait cessé d’être sa volupté et sa proie ! Ce n’était pas vrai que tout était rompu ! Des folies lui passaient par la tête, à force de se répéter qu’elle était à lui encore. Il pensait à courir à travers bois jusqu’à la ferme, à pénétrer dans la cour, à l’arracher à l’inimitié de ses frères. Bête ! Et si quelqu’un le reconnaissait ! Bah ! il prendrait un déguisement, il se barbouillerait le visage, se ferait voûté, cassé, chenu, cheminerait de l’air d’un vieux bribeux. Mauvaise affaire ! Il fallait trouver un autre moyen.

La voir ! tout était là. Petit à petit, une idée germa en lui, qui finit par le talonner d’une impatience fébrile. Il ne pensait plus qu’à cela, à présent ; c’était comme une envie furieuse qui le rongeait. Il s’agitait à terre comme un animal blessé, frappant le sol de ses mains, injuriant le jour, qui tardait à décroître, plein de mépris pour les gloires du soleil. C’est que son idée, pour se réaliser, avait besoin de la nuit, et il supputait les heures, comme le criminel qui guette l’approche des ombres, accélérant de son désir le moment du meurtre. Toute sa violence se réveillait devant cette obstination de la lumière à s’arrêter dans les hauteurs du ciel. Et il en voulait à Dieu de faire si tardifs ses crépuscules.

Le soir tomba enfin. Le soleil, comme une braise refroidie, s’éteignit dans les cieux lourds. Un apaisement se répandit sur la surface des bois. Il entendit frissonner les feuillages ; une vie sourde remua dans les taillis ; la terre, comme sortant d’une léthargie, se réveillait sur un lit de rosées.

Il se glissa dans l’ombre, en rampant. Son fusil ne le quittait plus : chaque tronc d’arbre pouvait recéler un ennemi ; les branches, en se déroulant tout à coup, pouvaient devenir des bras humains. Et il allait, prudent, les oreilles au guet, prodigieusement attentif à la conspiration des choses. Les vapeurs violettes du couchant lentement se dissolvaient dans le bleuissement accru de la lune. Un fleuve de clartés pâles s’épanchait par les chemins, noyant dans les ondes la rondeur des arbres. Çà et là des clairières blanchirent ; des lueurs phosphorescentes tremblèrent dans l’épaisseur des feuillées. Et béante, tout le jour, sous la morsure d’un soleil torride, la création connut la bénignité du soir.

Redoutable était cette nuit claire pour l’homme. La silhouette fugitive des lapins posait sur la lumière blanche des taches sombres, nettement accusées. Il voyait bouger des dos, des reins, des oreilles, sans mystère. Ainsi devait-il en être de lui. Et il redoublait de ruses et de précautions pour n’être pas trahi. Rien pourtant n’indiquait plus la vigilance des hommes dans cette douceur profonde de la nuit. Un murmure à peine perceptible traînait dans les taillis, puis s’assoupissait, pareil à une haleine. Le vent frôlait les feuilles de chatouilles amoureuses, qui plus loin se perdaient dans l’immobilité des arbres. Les seuls bruits qu’il entendait étaient le craquement de la terre sèche sous son pied et les pourchas confus des bêtes dans l’ombre.

Il gagna la lisière du bois.

Un immense ciel argenté s’appuyait sur la plaine, troué par les étoiles. Les moissons, baignées dans la lumière, ressemblaient à la nappe immobile d’un lac. Il vit luisarner dans la profondeur, par-dessus le déroulement des bois, la crête d’un toit d’ardoises, et, subitement ému, presque défaillant, il s’assit, regarda longuement le toit et la maison. Sa poitrine était battue de larges secousses. Il se disait qu’après tout, sa vie était là, sous ce toit. Aller jusqu’à Germaine, passer la nuit à deux, la tenir dans ses bras, comme au bon temps, que lui importait le reste, c’est-à-dire les gardes, les coups de feu, la mort ?

D’ailleurs, le plomb qui devait l’abattre n’était pas encore fondu ; il avait plus d’une corde encore à son arc. Et il se mit à rire tout haut dans la nuit, pensant à cette meute de forestiers qu’il embrouillait sur ses pistes, depuis près de quinze jours.

Il se leva. Une impatience d’arriver le talonnait. À cette heure, tout dormait à la ferme. C’était le bon moment. Il se souvenait d’avoir vu dans le verger une échelle ; il la poserait contre le mur, très doucement, monterait jusqu’à la fenêtre, et là cognerait aux vitres. Elle se douterait bien que c’était lui ; il lui ferait signe d’être muette ; puis le temps d’enjamber l’appui, un baiser sur ses lèvres rouges, l’étreinte chaude de ses bras, et l’on resterait à deux jusqu’à l’aube.

Une masse noire se détacha sur la blancheur de la plaine, brusquement. Des hommes se dirigeaient du côté du bois, par un sentier longeant un champ de blé. De l’endroit où il était, Cachaprès voyait moutonner les têtes et les épaules, sans distinguer les corps, masqués par la hauteur des blés. Ses yeux s’agrandirent alors, et il cherchait à conjecturer leur nombre.

À mesure qu’ils se rapprochaient de la lisière, leurs silhouettes se dessinaient. Ils étaient quatre. Un des hommes était coiffé d’une casquette à liseré brillant. Tous quatre portaient des sarraux. Et comme ils débouchaient, déployant toute leur taille dans la clarté de la lune, il reconnut quatre gardes jeunes et bien découplés. Derrière leurs épaules, des canons de fusil luisaient.

Est-ce qu’il aurait été deviné ! Est-ce qu’on se serait mis en tête de le pincer aux environs de la ferme ? Pas possible. Cougnole seule savait le chemin qu’il avait pris, et il était sans crainte sur son compte ; la vieille ne le tromperait pas. Bah ! on verrait bien ! Quatre gardes ne l’effrayaient pas, ni cinq, ni dix ; il avait conservé une confiance superbe en lui-même. Tandis que la petite troupe s’engageait dans le bois, il se lança à travers les blés, s’aplatissant à ras du sol et ne se relevant que pour regarder autour de lui.

Les gardes s’étaient espacés. Il distinguait derrière les arbres, dans la brume bleue, leurs hautes statures lentement déplacées ; et petit à petit, ils disparurent dans la profondeur en élargissant graduellement leur cercle. Il lui parut qu’ils cherchaient à envelopper le bois comme dans une traque, en prenant soin de se rabattre vers la partie de la forêt qui avoisinait la ferme. Il ramait à travers les blés, mer verte aux écumes d’épis, de ses bras ouverts et tournant circulairement. L’espace diminuait devant lui. Il voyait grandir de moment en moment le bloc massif que la ferme faisait dans la nuit.

Un bruit l’arrêta net. Il pointa la tête hors des blés, immobile, et regarda.

Au bas de la plaine, à sa droite, s’allongeait un chemin bordé d’arbres et qui bordait un étang. Le bruit partait de là. C’était le pas cadencé et régulier d’hommes battant le pavé. Une épaisseur d’ombre tombant des arbres sur le chemin lui dérobait les marcheurs. Quelquefois, une tache sombre, compacte, traversait les blancheurs de lune traînant à terre, mais trop confusément pour qu’il pût distinguer les formes. Le bruit décrut, sembla se perdre dans un bruissement de taillis remués.

Ah ça ! est-ce que les gardes s’étaient donné le mot ? Il eut l’idée que peut-être bien on avait organisé une battue en règle. Ce serait par trop bête que de se faire prendre dans une souricière ! Tapi dans l’obscurité touffue des blés, comme un lièvre, il songea, ayant tout à coup une hésitation.

La chair fut plus forte.

Les champs de blé étaient coupés par le sentier qu’avaient suivi les gardes. Une pleine clarté s’abattait là. Passage dangereux. Il se ramassa en boule, bondit et d’une pièce retomba dans les blés qui bordaient l’autre côté du sentier. Puis, filant à toute vitesse, il recommença sa trouée. Mais les blés finirent subitement et il se trouva devant un champ de pommes de terre. Cela faisait un large découvert, tout nu sous la lune. Nouvelle ruse alors. Il s’aplatit de son long dans un des sillons. La noire verdure broussailleuse des plantes arrondissait au dessus de lui ses dômes épais. Il se mit à ramper sur le ventre, écartant devant lui les emmêlements des tiges, légèrement. Le silence s’était rétabli dans le bois ; la marche mystérieuse qu’il avait entendue du côté de l’étang s’était perdue dans l’immobilité muette des lointains. Selon toute probabilité, le danger avait disparu.

La haie du potager des Hulotte lui barra le passage. La suivre extérieurement était imprudent. Un garde quelconque, défiant ou las, n’aurait eu qu’à s’attarder aux acculs du bois.

Il fit un trou à la haie, se glissa dans le potager, longea la clôture à grandes enjambées, plié en deux, la tête à la hauteur des reins. Un peu plus loin se massait le verger, séparé des bâtiments de la ferme par un chemin de service. Il y avait là des charrettes, des tas de bois, des souches déchaussées, pêle-mêle, et juste à l’extrémité du potager ; un hangar posait sur quatre piliers en briques son toit de tuiles brunes.

Cachaprès passa devant le hangar, étouffant le bruit de ses souliers. Le ronflement des vaches à l’étable lui arrivait distinctement, et par moments un cheval faisait sonner sa longe dans l’écurie, piétinait. Quelque chose de Germaine était épars à travers ces choses ; il les écoutait, ravi, leur trouvant un accent familier, il ne savait quoi d’entendu autrefois. Si proche de sa présence, il était pris d’un effarement ; il lui paraissait que la terre tremblait sous ses pieds ; sa gorge brûlait. De l’étang montait le coassement rauque des grenouilles.

Il demeura un instant sous le charme de cette nuit doucement en rumeur, comme assoupi, et brusquement un bruit lui fit tourner la tête, en sursaut, les oreilles tendues.

Quelque chose avait bougé sous le hangar.

Il n’eut pas le temps de se reconnaître ; une tache vague se détacha du noir, prit la forme de deux grands diables de gendarmes qui, le mousquet au poing, menaçants, se ruèrent sur lui.

— Au nom de la loi !

Il fit un bond en arrière prodigieux, épaula sa carabine, pressa les deux détentes, coup sur coup.

La double détonation déchira la nuit avec un fracas effrayant, et l’écho, roulant de part en part, sembla éveiller toute une mousqueterie au fond des bois.

Le geste de Cachaprès avait été si prompt que les gendarmes n’avaient pas même eu le temps de se garer. Une flamme rouge avait éclaté dans le noir du mur, par deux fois, et l’un d’eux s’était renversé sur l’autre, en poussant un cri, la face et la poitrine éraflées par une volée de chevrotines. L’autre alors avait visé après une forme qui bondissait, lancée comme un cabri, à travers le verger, mais la balle était allée frapper un pommier, et Cachaprès avait continué à fuir, avalant la pente d’un formidable coup de jarret.

Le gendarme à son tour se lança, courant de toute la vitesse de ses jambes alourdies par la pesanteur des bottes. Le fugitif, au contraire, alerte et libre, s’allongeait, gagnant du terrain. Le gendarme fit un dernier effort, puis voyant que la distance s’accroissait, rendait la poursuite impossible, il s’arrêta, coucha l’homme en joue et fit feu.

Cachaprès trébucha.

Un choc terrible lui avait fracasse l’épaule, la tête, les omoplates, il ne savait quoi. Il s’aplatit, assommé sur les mains. Des feux tournoyaient devant ses yeux ; le verger prit une rougeur d’incendie ; sa cervelle s’emplit de vacarmes, de bruits de cloches battant ses tempes à les casser ; et tout à coup il se releva et se remit à courir du train d’un loup blessé, doublant ses enjambées.

Un instant encore et il atteignait la lisière du bois.

Une forme sombre se dressa, lui barrant le passage.

Il y eut un commandement rapide.

— Merde ! cria le bougre, à pleins poumons, et, faisant tourner son fusil comme une masse au-dessus de sa tête, il l’abattit sur le garde.

Une voix hurla à quelques pas :

— Tue ! Tue !

C’était le gendarme qui s’était remis à courir. Le garde leva son fusil de son bras droit demeuré valide et tira, au jugé, sans viser.

Cachaprès était reparti d’un bond, échappant à la balle qui, cette fois, avait labouré le tronc d’un chêne. Il courait devant lui, à perdre haleine, fouettant les feuillages du vent de sa course. Le sang-froid lui revenait. Il entendait distinctement dans l’éloignement le galop d’une troupe lancée après lui. Il lui parut même, à la retombée sourde des pieds battant le sol, que le nombre de ceux qui le traquaient avait doublé ; c’était un piétinement incessant et brusque qui par moments s’accélérait. Les poings aux hanches, cinglant de ses bras nerveux ses reins de fer, il dévalait les pentes, gravissait les montées, franchissait les ravins, mesuré, élastique, rasant à peine le sol.

Il se dirigea vers la droite, ayant un but, qui était d’atteindre la hutte des Duc. Il y avait non loin de là un hallier profond, enchevêtré de ronces. Il avertirait les Duc en passant et se cacherait dans l’épaisseur du fourré. Ce serait bien le diable, si on le pinçait dans cette cachette.

Une douleur lancinait, par coups violents, son épaule gauche ; toute la partie de son corps allant de l’humerus à la hanche semblait se détraquer alors ; et des aiguillons criblaient sa chair, comme si elle eût été piquée à la pointe d’un fer brûlant. Il porta la main à son épaule et la retira visqueuse, pleine d’une moiteur chaude de sang.

La poitrine n’avait rien du reste, ni les poumons. Il avait gardé le souffle égal et puissant ; son jarret manœuvrait comme un ressort docile ; il n’était pas près de tomber. Et tout pantelant qu’il était, il eut son rire endiablé des grands jours.

Petit à petit, le pourchas avait diminué ; il avait entendu partir deux coups de feu, tirés sans doute dans les taillis après quelque silhouette douteuse ; puis la rumeur humaine s’était dissoute dans la profondeur, et il avait un peu ralenti la vitesse de sa course, sûr d’avoir dépisté la traque. Ce qui était vrai. Elle battait la gauche du bois, égarée sur des pistes fausses.

Cachaprès arriva à la hutte des Duc au milieu de la nuit. Il cogna.

P’tite était seule au logis. Le vieux et la vieille, à une lieue de là, ébranchaient une coupe d’arbres, nuitant sous bois, pour faire les journées plus longues. Et elle le regardait de ses yeux mauvais, furieuse à la fois et ravie, ses cheveux tombant sur ses yeux comme des broussailles.

Il demanda du genièvre ; il n’y en avait pas. Il demanda de l’eau, alors. Sa gorge était sèche comme le dedans d’un four. Il but une large jatte d’un trait.

P’tite tournait autour de lui, inquiète, curieuse, les sourcils tendus. Elle aperçut le ruissellement du sang, poussa un cri, élargit démesurément les paupières, et tout d’un coup sautant sur ses mains, l’interrogea d’un mot.

— Les gardes ?

Il hocha la tête, sentant une douleur insurmontable à parler. Ses dents serrées l’une contre l’autre, il retenait sa respiration, pris de lançures poignantes à chaque gorgée d’air. Il fit un effort, dit en deux mots la lutte, la poursuite, le fourré où il comptait se terrer.

— Tu m’porteras à boire ! ajouta-t-il. J’ai le feu d’enfer dans les dents.

Une pâleur plus forte s’était répandue sur sa face ; il chancela. Le cœur de l’enfant eut un haussement viril. Elle s’élança.

— Pose-toi sur m’n épaule. J’te mènerai.

Il répondit par une bravade.

— Ben non ! J’suis-t-y pas un homme !

Et se raidissant contre la faiblesse qui l’envahissait, il sortit, la main crispée autour du canon de son fusil comme autour d’un bâton. Elle le suivit, demi-nue, ses maigres épaules sortant de sa chemise, un lambeau de jupe noué autour de ses reins. Et chaque fois qu’il oscillait, elle s’avançait, le soutenait de son corps qu’elle tendait sur ses tibias secs, déterminée comme un garçon.

Ils arrivèrent au fourré une heure avant l’aube. Cachaprès éprouva une peine énorme à pénétrer dans l’emmêlement des broussailles. Il lui fallut se tailler un passage à coups de couteau, ayant essayé vainement de ramper. P’tite, elle, bravement mettait ses jambes nues dans les ronces, insensible aux meurtrissures. Des pans de sa jupe demeuraient accrochés derrière elle, aux terribles crocs des touffes.

Il alla tomber sur un tertre couvert de hautes herbes. Il était à bout ; il défaillait. Sa plaie, exaspérée par la course, cuisait, comme si une braise enflammée eût été posée dessus. Impossible de remuer le bras, qui pendait inerte, avec des ballottements morbides. La balle avait fracassé la clavicule de l’épaule et s’était logée dans les tissus, à proximité des muscles du cou.

Le sang coulant à flots, il recommanda à P’tite de lui fendre sa veste à la pointe du couteau. Elle obéit. Il déchira lui-même ensuite avec les dents un bout de l’étoffe, puis lui montrant une source qui miroitait sous l’herbe, à peu de distance, il exigea qu’elle y trempât ce lambeau ; alors, allant de la source au blessé, constamment, elle étancha le sang, pendant longtemps. Il s’assoupit.

L’aube descendit sur les bois.

Elle s’était assise à un pas de lui. Ses yeux secs dévoraient la rondeur nue de son épaule, goulûment. Ce torse superbe la rendait songeuse, petit à petit la troublait. Des chaleurs passaient dans ses veines, des tremblements lui montaient aux lèvres.

Il se dressa en sursaut, demandant à boire. Un peu de délire se mêlait à ses gestes. Il ouvrait et fermait les yeux rapidement, comme cherchant à se remémorer. Et des exaspérations de douleur sortaient de ses dents, des cris, des mots lacérés, des heu ! de torturé.

P’tite lui apportait de l’eau dans ses mains rapprochées. Cette fraîcheur le calmait un instant, mais aussitôt après il se remettait à l’appeler, exigeant de l’eau, toujours, d’une voix rauque et sourde qui finissait dans des vagissements. Elle retournait à la source, de nouveau lui collait à la bouche ses doigts humides, et dans les intervalles se plantait devant lui les poings sur les hanches, ou s’accroupissait, ses deux mains enfoncées dans le crespèlement de ses cheveux.

L’épaule avait gonflé. Autour du trou béant et rouge, la chair s’était haussée en bourrelet violâtre sur lequel les sanies suppuraient. Le soleil du midi tomba sur cette chose douloureuse, comme une grêle de feu. Alors il se fit traîner du côté de l’ombre, hurlant à chaque secousse, bien que P’tite le tirât très doucement, et quand il sentit enfin sur sa chair enflammée la fraîcheur des verdures épaisses, il lui prit les mains, la regarda tendrement, murmurant :

— Qui m’aurait dit, m’chère, que t’aurais été la dernière auprès de moi ? Hou ! hou ! han ! J’m’en vas, j’sens que j’suis fini. Tu diras à la vieille Hase, pour qu’elle le dise aux autres, qu’c’est les gardes qui m’ont foutu le coup. Han ! han ! T’iras aussi à la ferme et tu feras mes compliments d’ma part à m’ben amée. Cré Dié ! Hou ! hou ! Tu lui diras…

L’âpre soleil de la veille avait repris carrière dans le ciel ; il gerçait la terre et rôtissait les feuilles, noir comme la désolation. Dans le fourré, les ronces crépitaient, les buissons pantelaient, une torture allait du sol à l’homme.

Cachaprès râlait sous cette brûlure qui s’attachait à sa plaie, la mordait comme d’une dent féroce. Vivant, il sentait sa chair se décomposer dans la fermentation universelle. Des soifs effrayantes desséchaient son gosier. P’tite était sans cesse obligée de courir à la source et d’en rapporter de l’eau ; mais ses doigts en laissaient filtrer la moitié. Il lui montra sa poudrière. Elle renversa la poudre et se servit de la boîte comme d’une coupe, l’approchant elle-même de ses dents. L’eau coulait en lui avec la douceur d’un baume, lui donnait une seconde d’apaisement.

Aux heures accablantes, succédèrent les heures tièdes. L’ombre s’allongea au pied des arbres. Un poudroiement d’or dansa dans la lumière rembrunie, et solennellement, le soleil entra dans les gloires du couchant. Dès ce moment, les paroles se firent rares entre P’tite et lui : des râles lui déchiraient la gorge, plus pressés à mesure que s’avançait la nuit. Et elle continuait sa garde rigidement, oubliant le boire et le manger, elle, la maigre fille toujours affamée ; mais ses entrailles avaient beau se tordre et crier. Elle le veillait avec la fidélité du chien, immobile, sans penser à la faim. La gravité du soir enveloppa ce groupe farouche.

Quelquefois il se dressait et implorait la mort :

— Les coïons ! Y z’auraient dû m’achever ! J’suis pas un païen pour souffrir ainsi !

Sa tête retombait ensuite, pesante comme le plomb. Il faisait des gestes de combat, croyant voir des silhouettes hostiles, et ces gestes étaient encore redoutables. Ou bien il prononçait le nom de Germaine, comme on savoure une volupté, un fruit, lentement, profondément, de toute la tendresse de ses entrailles, répétant ce nom cent fois avec la douceur triste d’un bégaiement. Et P’tite alors était prise de rage, caressant dans sa cervelle sauvage des idées de représailles contre cette fille riche qui le laissait crever là.

Une mansuétude flottait dans l’immensité bleue ; l’air était comme de la paix et de la bonté mêlées à la création, par-dessus la majesté des futaies ; et un vent caressant frôlait le dessous du ciel, mystérieusement secouait les feuillages, pareils à des bras tremblants qui cherchent à s’étreindre. Le hallier baignait dans une nappe de clartés sous laquelle luisait l’herbe, comme le roc sous l’eau d’un ruisseau, et les noirs buissons s’argentaient d’un brillant de fourrures, semblables à des animaux vaguement fourmillants. Autour d’eux râlaient des tendresses ; des allégresses fauves clamaient à la lune ; la nuit faisait aux noces cachées dans ses replis la charité d’un grand ciel éblouissant.

L’agonie traîna jusqu’à l’aube. De ses mains furieuses, il avait arraché ses vêtements dans une crise ; ses pectoraux s’étalaient à nu, carrés et massifs ; et P’tite regardait cette virilité graduellement s’éclairer sous la blancheur du jour. Puis ses yeux remontèrent jusqu’au visage du braconnier. Un rictus courroucé lui donnait l’air menaçant d’un ennemi sur le qui-vive ; sa bouche tordue découvrait ses dents, qui semblaient prêtes à mordre, et tout à coup ses yeux s’agrandirent.

Que regardait-il ? Voyait-il poindre, à la cime des arbres, le jour qu’il avait vu se lever si souvent ? Une aurore éternelle s’allumait-elle au fond de cette aube d’un jour d’été ? Ses prunelles s’étaient remplies du reflet vert des feuillages. Il se mit sur son séant, fit un grand mouvement, regardant toujours cette chose que seule il voyait ; et comme le premier rayon jaillissait par-dessus la bordure des nuages roses, glissant comme une flèche sous les ramures, il retomba de tout son poids, la tête en arrière.

Les arbres balançaient leurs branches d’un rhythme lent qui s’étendait de proche en proche, semblablement au geste des prêtres dans les processions. Les oiseaux chantèrent au fond des feuillées, et, comme une psalmodie vague, un murmure immense et doux traîna le long des taillis, alla se perdre dans l’allégresse du matin.

P’tite regardait, ne comprenant pas.

Elle vit s’immobiliser sa face, et ses yeux grands ouverts s’anéantir dans une contemplation sans fin ; puis la bouche, crispée par les râles, reprit sa forme habituelle, et lentement une majesté descendit sur le front.

Elle le crut endormi et s’approcha : il ne bougeait pas. Elle mit la main sur sa chair, légèrement : sa chair était froide. Elle l’appela, il demeura muet. Alors, furieuse, elle le secoua de toutes ses forces. Son corps avait pris la raideur de la pierre. Hein ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il lui arrivait ? Elle se pencha sur lui, le tourmenta de ses bras, l’embrassa de sa bouche chaude, se sentant envahie par des stupeurs.

Rien.

Puis elle se rappela : des formes de bêtes mortes s’étaient rencontrées sur son chemin, avec cette même rigidité. Elle ne versa pas une larme. Elle s’accroupit auprès de lui, au long de son corps, son maigre bras passé autour de sa tête, et face à face, pendant tout un jour, elle plongea dans ses prunelles vagues ses mornes regards immobiles. Elle le contemplait avec hébétement. Elle n’était plus gênée par rien à présent. Il ne la voyait plus ; ça lui était égal qu’il fût mort, puisqu’elle le possédait. Son féroce désir de fille, haletant comme le rut des fauves et qu’il lui avait fallu rentrer si souvent devant lui quand il était vivant et la faisait sauter sur son dos, sans rien voir ni comprendre, se débridait sur ce cadavre qui la laissait faire, impassible. Et redevenant hardie devant cette complaisance du mort, elle le caressait, l’étreignait, brutale et tendre, sans horreur ni dégoût.

Un chat sauvage vint à la tombée de la nuit, attiré par l’odeur. Elle le chassa à coups de pierre. Des corbeaux se perchèrent sur un arbre voisin et de là croassèrent, graves comme les juges d’un tribunal. Elle cria pour les écarter. Ils reparurent au matin.

Et des jours s’étant écoulés, elle vit une chose horrible. La plaie lentement se mouvait, une ondulation lente qui ne décessait pas, au milieu des sanies devenues de la vie, avec elle ne savait quoi qui ressemblait à un geste, au geste de cet homme tombé là et cloué à terre du clou indécrochable de la mort.

Elle poussa un cri et s’aplatit sur les mains, la tête dans les herbes.


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