Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 257-266).
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XXXII



L’apaisement des représailles avait amené un changement dans les rapports de Germaine et de ses frères ; il semblait que l’injure lavée avait petit à petit lavé la faute. De même qu’il y avait eu entente commune pour l’isoler, il y eut accord tacite pour adoucir la sévérité des premiers jours. Le père aussi avait une voix moins grave en lui parlant. Il était joyeux, le grand vieillard, de retrouver en ses garçons la verdeur de sa trempe. Les Hayot, rossés et raclés, se tiendraient cois à présent ; ils avaient éprouvé ce que pèse un bras de vrai gars ; et une fierté s’était mêlée à son attendrissement quand Grigol, rentrant à la ferme le dimanche de la rixe, lui avait fait le récit de l’effréné pugilat. Ses fils étaient arrivés un peu après. Il avait eu alors un beau mouvement.

— Bien, les enfants ! V’là vingt francs pour chacun ! Faut s’amuser aussi !

L’histoire avait fait le tour de la ferme, augmentée de détails par Grigol, qui ne s’oubliait pas dans le récit du combat. Pendant près d’une heure, à l’entendre, il s’était houspillé avec le Crollé, livrant des bottes formidables, tous deux enlacés et cherchant à se culbuter. À la fin, le Crollé avait chu, et il lui avait mis son genou vainqueur sur le flanc.

Germaine, elle aussi, sentit diminuer l’affront sous la volée reçue par les Hayot. Elle avait le droit de lever la tête, à présent, et son mépris pour l’ex-séminariste s’accroissait de l’ignominie de sa défaite.

La mélancolie des jours finissait par se fondre dans une sérénité. Elle espéra. Sa vie, un instant brisée, se referait. Il n’est si forte rumeur qui ne s’affaiblisse à la longue. Le bruit de son aventure avec le braconnier se disperserait, avec d’autres semblables. L’été lui sembla plus doux ; il lui paraissait qu’elle reprenait avec les choses une connaissance interrompue. L’être intelligent se réveillait en elle sous la créature machinale qui vaquait aux besognes de la maison, demi-éveillée ; et plus que jamais elle se promit de résister aux tentatives que Cachaprès pourrait faire pour la revoir.

Le matin du mardi, deux jours après la rixe, la Cougnole vint à la ferme, bien stylée par Cachaprès. Elle s’avança, courbée sur son bâton et traînant la jambe. Ses maigres tibias collaient à ses bas noirs, visibles sous sa jupe de cotonnette qui ne dépassait pas ses genoux ; elle avait au bras son éternel cabas en paille rapiécé de drap.

Germaine eut un peu de honte à la voir se planter devant elle, énigmatique et louche, lui faisant des signes à la dérobée, tout en marmottant très haut ses bénédictions. Des souvenirs de folies coupables rentraient à la ferme avec l’entremetteuse. Qui sait ? Peut-être l’avait-il chargée d’une commission. Tant pis ! elle n’entendrait rien ; et très décidée d’abord, elle finit par être gagnée d’une curiosité.

Elle regarda autour d’elle, rapidement, et l’entraîna du côté du verger. La vieille claudiquait à sa suite, cognant son bâton contre le pavé et geignant.

Quand elles furent derrière la haie :

— Ben, quoi ? dit Germaine.

Cougnole posa ses deux mains sur sa canne, reprit haleine en tirant de sa gorge des sons rauques et rouillés de vieille horloge, puis parla :

— M’fille, m’sainte fille, fit-elle, j’suis toute stropiée depuis le temps que t’es venue à l’maison. J’n’sais vraiment Dieu pas comment j’ai fait pou’m’traîner jusqu’ici. J’ai la crampe aux jambes. Y m’semble que j’vas tomber là, t’à l’heure. Et ça n’est Dieu pas pour te rien dire d’mauvais, mais il y a longtemps que la chère créature du paradis n’a plus pensé à sa vieille Cougnole. J’me disais : Alle a ben aut’chose à faire qu’à écouter les paternostres de sa vieille, mais là, tout d’même, ça me faisait queuqu’chose. P’t-être ben qu’elle m’a oubliée, que j’m’disais. J’lui ai pourtant bien rendu des petits services à l’occasion ! Ah ! oui, dans l’bon temps, on venait à l’maison, on avait des douceurs pou’ la vieille, on savait ben qu’ c’était chez elle comme chez l’bon Dieu et qu’y n’y avait personne pou’ regarder par l’trou de l’huche. Ah ! oui. Ça c’est ben vrai qu’y n’y avait personne. Y s’boudent, que j’me suis dit ; y reviendront. Une si belle couple ! D’si beaux brins d’enfants ! C’est-y pas Dieu fait pour s’becqueter comme les pigeons ! J’vous aimais comme m’fille et m’garçon. D’autant que j’avais la vie p’t-être ben moins dure qu’à c’t’heure. Faut dire, m’chère, qu’il a venu souvent, l’pauv’ cher homme ! Si bon, si brave, si honnête pou’ moi ! Et qu’à chaque fois, y m’donnait une p’tite donance, qu’même y m’appelait s’chère maman que ça m’escleffait l’cœur. « T’as besoin pou’ tes vieux jours, qu’y m’disait, d’un peu d’bon temps. Tes souliers sont à trous, comme t’maison, et la pluie pleuve à travers. Alle a sûrement des nippes. Vas-y lui dire. » « Ah ! oui, qu’j’m’disais, qu’elle en a. » Si tant est qu’alle n’aurait qu’deux chemises, une robe, d’vieux jupons, ça m’ferait mon hiver, avec un peu d’nourriture et d’genièvre avec ; et alle laisserait s’vieille souquelère s’mourir pou’ ça ! Ah ! non. C’est des méchantes gens qui diront ça ! Mais j’la connais, moi. Cœur d’bon Dieu ! T’as mes bénédictions tous les soirs ; vrai comme il est là qui nous voit, l’saint bon Dieu t’mettra à sa droite, en paradis.

Elle souffla un instant et reprit :

— J’suis venue pou’ aut’ chose aussi, m’fille. L’pauv’ cher garçon, y n’vit plus, y n’mange plus, y n’dort plus, y n’est plus un homme ni une ombre d’homme. « Ah ! qu’y m’a dit, vas la voir. Dis-lui qu’alle m’dise c’qu’alle a à me dire. Si alle dit qu’ c’est tout et qu’ c’est fini, ben ! qu’elle le dise, je me ferai sauter dans l’bois. Personne ne l’saura ; j’ m’en irai d’son chemin ; y aura personne pour le lui dire. J’suis libre d’rester ou de m’en aller ; mon corps de chrétien est à moi. J’ai la mort su’ l’dos, aussi bien ; ça m’est égal de crever à c’t-heure ou demain. » Et y pleurait ! — « Minute ! que j’lui ai dit, ça n’est Dieu pas possible qu’alle voudrait t’mort ; y a queut’chose qu’on n’sait pas ; alle est p’t-être malade, la chère fille. Faut qu’j’aille. — « Non, qu’y m’a dit, alle n’est pas malade, mieux vaut que j’m’tue. Alle n’ m’a jamais aimé, que j’te dis. C’est ça s’maladie. »

Elle entrecoupait ses mots de soupirs, passait le dos de sa main sur ses yeux, par moments, continuant à s’apitoyer sur lui Germaine ne le reconnaîtrait plus, tant il était changé ; il n’avait plus que la peau sur les os ; c’était à fendre l’âme, etc.

Germaine l’écoutait parler, irritée des souvenirs qu’elle évoquait et charmée en même temps. La constance de cet homme l’amollissait, l’impatientait comme une chose obsédante et douce. C’était donc vrai qu’il l’aimait tant que cela ! Elle était plantée dans sa vie comme une hache dans un chêne. Sa vanité de femme s’accommodait de cette rude tendresse, mais par forfanterie elle haussait les épaules, feignait l’ennui. À la fin elle prit un parti.

— Tout ça c’est des chansons, dit-elle. C’est pas que j’l’aime pas, j’l’aime bien ; mais un roule-ta-bosse n’est pas l’homme qu’y m’faut. J’suis déjà bien assez malheureuse par sa faute.

Et elle la mit au courant de sa brouille avec son père et ses frères, cédant petit à petit à l’envie des larmes. Cougnole s’exclama, hochant la tête en signe d’assentiment et frappant ses mains l’une dans l’autre.

— D’abord que c’est ainsi, dit-elle, t’as ben raison, m’chère, de n’plus vouloir de ce grand vaurien. Un homme qui n’a qu’ sa maronne, si tant est qu’il l’a, n’est pas un coq pour toi. Voyez-vous Dieu ça, que ce rien-du-tout aurait eu tous les jours de la vie une belle mademoiselle comme du sucre à croquer ? C’est-y pas ben assez qu’on s’a amusé un peu, un tout petit peu ensemble, là, pou’ s’amuser ? Ben, ce serait du neuf qu’y faudrait marier tous les hommes avec qui on a joué l’jeu du bon Dieu ! Ah ! m’fille, m’chère fille, quoi que té m’dis là ? D’abord, qu’y viendra, j’lui dirai son affaire, à c’grand losse. C’est ben la pure vérité qu’il a de l’amitié pou’ moi. Mais m’chère amie a aussi de l’amitié pou’ moi. Alle ajoutera une rawette à ses petites donances et j’dirai une prière d’plus au saint bon Dieu du ciel et de l’enfer.

Germaine fut obligée de l’arrêter dans ses propos contre Cachaprès. Il fallait être prudente, au contraire, ne rien laisser percer de ses intentions à elle, lui dire seulement qu’elle était gardée à vue par les siens, et petit à petit user ce cœur sauvage, de crainte d’un éclat.

— Bon là ! Bon là, l’avocat ! s’écria la commère, en biglant, l’suc est fait pour les mouches.

Elle s’en alla, le cabas bondé, marmottant entre ses dents des actions de grâces ; et bien après qu’elle eût dépassé la porte, sa voix s’entendait encore, traînante et nazillarde. Germaine la vit clopiner sur le chemin dans le poudroiement de la lumière ; et pas à pas, cette silhouette boîteuse décrut au loin, derrière les blés. Elle en eut une délivrance. Il lui paraissait qu’un danger s’en allait avec la vieille coquine.

Cougnole s’engagea dans la forêt. Comme un ressort qui s’allonge, ses jambes tout à l’heure traînantes se détendaient à présent, scandaient le chemin de larges coups de talons ; c’est à peine si elle s’aidait de son bâton. Des sentiers s’enfilaient les uns aux autres, grimpant les pentes, contournant les bossèlements, longeant les ravines, dans la clarté verte des végétations. Elle n’était pas gênée par les accidents du sol et gaillardement attaquait les montées, trottait aux descentes, enjambait le lit des ruisseaux taris par le soleil. Ce n’était pas la direction qu’elle suivait d’habitude pour rentrer chez elle ; au contraire, le chemin l’écartait de près d’une lieue, mais elle avait son plan.

La forêt s’achevait en taillis disséminés sur un large espace, au milieu d’un broussaillement de bruyères. Le soleil ardait là comme une fournaise, séchant les racines, qui craquaient sous le soulier de Cougnole. Le silence était profond, interrompu seulement par le stridement des sauterelles. Et les arbustes se dressaient immobiles, sous le midi implacable qui les grillait et tout autour d’eux fendillait la terre de larges gerçures. La vieille tira son mouchoir jusqu’à ses yeux aveuglés de lumière, et ramant des deux bras, poussa à travers les taillis.

Une tête d’homme fit une tache claire dans les feuilles. Et voyant que c’était la vieille, l’homme, qui était couché à l’ombre, se dressa, alla à elle. Cachaprès, seul à la ronde, avait ces larges épaules et cette fière mine.

— M’fi, lui dit-elle en s’abattant à terre, j’suis à eau et à sang. L’saint bon Dieu ait pitié de mes os !

Il frappait du pied, impatienté, sombre.

— L’as-tu vue ? hein ?

Elle fit aller sa tête en signe d’affirmation, et la bouche béante, comme suffoquée, elle aspirait l’air, répétant :

— Misère ! C’est y permis de se mettre à bas pour rendre service au monde ! Han ! ouf ! Et qu’est-ce qu’y m’en reviendra ? Rien ! Heu !

Il prit une poignée de sous dans sa poche.

— Tiens ! la mère ! v’là des mastoques !

Elle glissa les sous dans son cabas, dégourdie du coup.

— D’abord que c’est comme ça, dit-elle, on a du courage, Ben oui, j’l’ai vue. Alle n’est pas malade, l’pauvre chère, mais alle ne s’en va pas mieux. Alle pleure toutes les eaux de ses yeux de n’plus voir son cher et tendre ! C’est miséricorde !

Le visage du drille s’éclaira.

— Quoi que t’as dit là ? Elle pleure !

— Alle est bien à plaindre ! Ah ! vaurien, s’mon père la bat comme plâtre et poussière, à cause de toi !

Il eut un attendrissement.

— M’pauvre commère !

Elle lui dit la colère des frères, la surveillance constante qui pesait sur Germaine, la tristesse de sa vie. Lui, souriait, ravi, les yeux éclatants, ne voyant qu’une chose, cette tendresse qui souffrait pour lui, et il répétait ;

— C’était donc ça ! c’était donc ça !

Elle hocha la tête.

— Ah ! ben oui ! Et j’lui ai dit ce que j’avais à lui dire. L’pauvre cher garçon, que j’lui ai dit, est maigre et rebuté comme un loup des bois.

— Oh ! oh !

— Ses yeux sont toudis pareils à des fontaines !

— Bien dit, vieille.

— Y n’a p’us qu’l’âme à passer.

— Bien dit.

— Y s’fera un malheur !

— C’est vrai. T’as ben dit. J’aime autant être mangé des vers que d’vivre sans m’Germaine.

— Fallait l’entendre ; alle criait et brayait pis qu’une truie qui truïonne. Alle serait venue si alle avait pu ; mais pas possible, « C’est fini de s’voir et de s’bécoter, qu’elle m’a dit. » — « Bon, j’lui ai dit, pou’ un p’tit temps. » — Ah oui, qu’alle m’a dit, car de vivre sans m’n homme, j’voudrais plutôt n’vivre point.

Il écoutait dire, pendu à ses mots comme à des bonheurs. Sa poitrine battait fortement ; il eût voulu crier, chanter, se rouler à terre.

— M’ n’amie ! m’chère amie ! balbutiait-il.

Et sous ce midi brûlant, les yeux grands ouverts, il croyait rêver.

— Adieu ! m’fi. lui dit la pauvresse, j’vas prier l’bon Dieu pour ses créatures. Mon estomac est autant dire sec comme un four à pain. Si t’es pas plus dur qu’un chien, tu m’donneras une mastoque pour boire un gendarme au cabaret.

Il vida sa poche dans ses mains, gaîment.

— Prends tout. J’suis ben assez riche comme ça.

Elle le laissa, fit une centaine de pas, et cachée par les taillis, sans se retourner, lui cria de ne rien tenter auprès de Germaine pendant une semaine ou deux, pensant en elle-même, la rusée, que d’ici-là les choses auraient le temps de s’arranger ou de se brouiller comme elles voudraient.


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