Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 203-212).
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XXVII



Germaine arriva chez la Cougnole, en retard de deux heures, maussade.

— Pourquoi qu’tu me demandes ? dit-elle.

— Pour t’voir.

Et il ajouta d’une voix dolente qu’il y avait près de cinq jours qu’elle n’était venue.

Elle compta.

— Non ! Quatre jours.

— Ben, oui, quatre jours. C’est-y pas du temps ?

Il souriait pour la radoucir.

Elle haussa les épaules. Est-ce qu’elle n’avait pas ses occupations ? Est-ce qu’il la croyait libre, par hasard ? Bon pour lui de ne rien faire des jours entiers. Et elle débitait ses phrases à la file, sans s’arrêter, avec humeur.

Il secoua la tête. Le froid qui était dans toute la personne de Germaine le gagnait. Il sentait autour de lui un écroulement, et, la gorge serrée, il l’écoutait sans rien dire, avec un peu de honte d’être si bête quand elle était là.

Elle fit deux fois le tour de la chambre, puis s’assit. Elle cherchait des mots pour le décider à rompre. Son œil sec se posait sur les objets sans les voir et elle faisait sauter le bord de sa jupe sur son soulier, machinalement. Lui, s’était assis à l’autre bout de la chambre, sa tête dans les mains, muet. À la fin, il se leva, lança son poing dans le vide et alla s’épauler au mur, presque en face d’elle, la tête basse. Alors elle tâcha de lui arracher une parole, son silence lui pesant plus que ses objurgations.

— Dis ce qu’y t’faut dire, voyons.

Il détourna la tête.

— Moi ? J’dis…, j’dis rien.

— C’est toujours rien avec toi… Alors que j’ai tous les ennuis.

Maintenant que le silence était rompu, elle ne le laissait plus recommencer. Elle lui fit des reproches de son indifférence : ça lui était bien égal à lui qu’elle eût des scènes chez elle ; tous les jours, c’étaient des mots, et on finirait par la chasser de la ferme.

Elle parlait très vite, s’attendrissant sur elle-même et finissant par croire à ce qu’elle disait. Il arriva un moment où elle entra si nettement dans son rôle que les larmes lui partirent des yeux. Elle prit son mouchoir et tamponna ses paupières qui rougirent. Elle espérait un bon mouvement de sa part, une renonciation peut-être, et elle le guettait du coin des yeux, furtivement, noyée dans ses pleurs.

Il balançait la tête sur ses épaules, continuant à se taire.

Elle s’ingénia. Les hommes étaient tous des égoïstes qui ne pensaient qu’à s’amuser. Les femmes, c’est pour eux du plaisir, rien de plus ; ils voudraient les avoir sous la main, constamment, comme des joujoux.

Elle était très animée. Le sang empourprait ses joues. Cette fois, elle le regardait résolûment, pour le provoquer à répondre ; et le corps penché en avant, elle accentuait ses mots de gestes brusques qu’elle avait l’air de lui jeter à la tête. Il arriva le contraire de ce qu’elle pensait. Au lieu de l’attendrir, elle l’endurcit : sa ruse d’homme des bois lui fit pressentir une ruse derrière ce tas de doléances.

Il se déplaça du mur et vint se poser devant elle, les mains dans les poches.

— Eh ben, quoi ? Après ? Y a-t-il queuq’chose que tu veux m’dire ? Faut dire alors.

Elle réfléchit un instant, se leva et d’un beau mouvement alla s’abattre contre lui, tout d’une fois, en sanglotant :

— J’puis pas dire tout non plus. J’suis pas heureuse avec toi, là. Faudrait nous voir moins. Plus tard, on n’sait pas ; ça s’arrangerait p’t-être.

Il fut ému : la chaleur de ses larmes l’amollissait.

— J’suis ben plus malheureux, moi, dit-il, et j’pense pas à t’quitter, Germaine.

Elle lui expliqua que ce n’était pas la même chose, s’efforçant de trouver des arguments décisifs, et elle avait le regard détaché des gens qui raisonnent. Mais il hochait la tête, nullement convaincu.

— Quand tu m’dirais ça jusqu’à demain, répondit-il, je l’croirais pas davantage. J’suis autrement fait qu’un autre, p’t-être bien.

Il la prit dans ses bras et mit sa tête sur son épaule.

— D’abord, moi, j t’aurais pas laissé comme ça des jours sans venir. T’avais qu’à traverser le bois, une petite fois : tu serais partie après. J’aurais eu bon pour l’reste du temps. T’es pas venue.

Elle répondit, donna des raisons : d’abord, elle avait été fort occupée ; même le dimanche, qui était la veille, elle l’avait passé à travailler.

Il eut un saisissement, comme devant une certitude de tromperie ; et tout à coup indifférent :

— T’as travaillé hier ? demanda-t-il.

Elle ne devina rien et fit de la tête un signe pour dire oui. Il ressentit un choc ; des sueurs lui montèrent à la face.

— Jusqu’au soir ?

Cette insistance la mit en garde ; un doute traversa son esprit. Et elle hésita, tourna rapidement les yeux vers lui ; mais payant d’audace :

— Jusqu’au soir, oui.

— Alors sa fureur le reprit, et la repoussant d’un geste brutal :

— T’en as menti !

Elle se redressa, la tête haute, prête à entamer la lutte, et le défia du regard.

— Que j’mens, moi ?

Ah, oui ! qu’elle mentait ! Est-ce qu’il ne devinait pas tout à présent ? Elle le trompait, elle avait des galants. Et toute sa colère de la veille lui revenant, il l’accabla de mots terribles. Il avait failli tuer un homme à cause d’elle. Elle n’en valait pas la peine. Il y avait longtemps qu’elle le trompait. Et il avait été assez bête pour la croire sur parole ! Ah ! mam’zelle se faisait accompagner par des fils de fermier, des Hayot, elle leur abandonnait sa main, elle leur faisait accroire qu’elle était pucelle, peut-être !

Il avait croisé les bras, le torse ramassé, et tendait vers elle sa tête ravagée. Les mots sortaient étranglés de ses dents et il les entrecoupait d’un rire âpre qui claquait comme un fouet. Ses bras à elle avaient glissé le long de son corps. Elle l’écoutait parler, à travers une stupeur, ses yeux arrêtés sur les carreaux du sol, fixement. Ce qui la tenait, c’était moins qu’il se fût trouvé sur son chemin quand elle était passée avec le fils aux Hayot, que le mal qu’il avait pu faire à celui-ci. Sa pensée s’était concentrée sur ce qu’il venait de lui dire : il avait failli le tuer ! Mais alors, tout allait se savoir !

Elle eut une vaillance. Elle fit un pas vers lui.

— Ben oui, c’est vrai, j’ai une liaison.

Elle n’eut pas plus tôt parlé qu’elle eut peur, se couvrit le visage de ses mains.

L’aveu était tombé sur Cachaprès comme un coup de massue. Il poussa un han ! d’homme assommé qui roule ne sachant pas bien quel est le coup ni d’où il vient. Mais l’instant d’après, les mots lui rentrant dans la tête avec leurs pointes de clous, il lui montra la porte d’un geste emporté et cria :

— Va-t-en, publique !

La lâcheté de la femme reprit alors le dessus. Elle crut tout fini et qu’il l’abandonnait, enfin, et elle courut à la porte, comme à la délivrance. Une main la rattrapa par ses jupons.

— Ici !

Il la tira à lui, poussa le verrou, puis d’un mouvement de bras l’envoya rouler sur une chaise, au large. Elle se sentit en sa puissance, et blanche, les mains pendantes, terrifiée sous son air d’assurance, elle attendit. C’était sa liberté qui se jouait ; elle était décidée à risquer le jeu jusqu’au bout.

D’abord, il marcha à travers la chambre pendant quelques instants, à grands pas, trébuchant contre les chaises ; sa respiration rauque et dure trahissait l’immensité de sa peine. Et chaque fois qu’il passait devant elle, il fermait les yeux, pour ne pas la voir.

Petit à petit, une détermination froide pénétra dans son esprit ; il s’arrêta devant elle, et, d’une voix lente, lui dit :

— Ce qui est fait est fait, Germaine. Y a pas à revenir dessus. L’homme était sur son cheval. J’l’ai mis à bas, j’l’ai roulé, j’lui ai demandé s’y t’connaissait. Y a dit qu’oui. J’l’aurais vidé de son sang. Demain donc, p’t-être à c’t’heure déjà, tout le monde sait qu’t’as un galant et que c’galant, c’est moi. Tant qu’à lui, y t’crachera dessus. C’est pas un homme, c’est un M. le curé. Ben, v’là. J’en ai assez de ma sacrée vie. J’en veux plus, j’veux finir. Toi, c’est tout comme. On dira que t’es la commère à un losse T’es plus bonne à rien qu’à rouler ta bosse avec moi dans les bois. J’ai sur moi mon couteau, j’vas nous tuer.

Elle poussa un cri, se dressa. Il l’avait saisie par la taille et l’attirait avec sa force irrésistible. Elle se sentait venir à chaque instant un peu plus, malgré sa défense, et le buste rejeté en arrière, cherchait à mettre entre elle et lui sa main large étendue, pour ne pas voir le couteau qu’il tirait de sa poche. Elle le connaissait bien, ce couteau, long, pointu, effroyablement aiguisé ; il s’en servait dans ses chasses, et des rouilles de sang le tachaient, demeurées là des entrailles dans lesquelles il l’avait plongé.

Il l’avait ouvert ; le fer reluisait dans sa main droite, à demi-cachée derrière son dos. Et tandis que cette main bougeait, comme indécise du point où elle allait frapper, elle vit passer dans l’œil de son amant des tendresses suprêmes. Alors des mots lui vinrent à la gorge, avec des spasmes, des cris rauques, inarticulés ; et elle se débattait, lui lacérait les poignets du tranchant de ses ongles, affolée, regardant toujours les éclairs du couteau.

Un instant, elle lui échappa. D’un bond elle fut à la porte ; mais il la ressaisit avant qu’elle eût eu le temps de poser la main sur le verrou. Cette fois, il l’avait prise par le cou. Ses doigts entraient dans sa nuque, la tordaient en arrière. Et il continuait à la contempler, comme ayant regret de détruire une beauté qui lui avait donné ses plus grandes joies.

Elle appela à elle son énergie et cria à l’aide. Son cri s’étouffa sous le manche du couteau. Il l’appuyait à présent sur ses dents ; l’arme était à quelques pouces de sa gorge. Il n’avait plus qu’à retourner la main. Elle fit un mouvement désespéré, et tout à coup sa robe se défit, laissant sa chair à nu.

Alors une mollesse passa sur la face de l’homme. Des tentations dernières de baiser sa peau se mirent en travers de ses résolutions ; ses doigts se posèrent sur la douceur chaude de cette gorge étalée ; il laissa tomber son couteau. Elle vit qu’elle triomphait et lui jeta ce cri, à travers une joie de tout son être :

— Demain !

Puis leurs bouches se collèrent dans un baiser. Elle avait fait de ses bras un collier autour de sa tête et se pendait à lui, de tout le poids de son corps, sentant ses ruses s’en aller de nouveau, à travers l’effrènement de cette minute d’amour, voisine de la mort. Elle oubliait ses déterminations dans l’orgueil de sa beauté victorieuse ; et la sensation extraordinaire d’avoir été frôlée par la pointe du couteau et d’y avoir échappé lui rendant brusquement sa passion, elle subissait la domination de sa violence, comme de la seule chose qui eût prise sur elle.

Quant à lui, vaincu, tremblant des pieds à la tête, un nuage couvrait ses yeux. Il balbutiait des mots de pardon, noyant dans les chaudes prunelles de la fille son rouge désir d’extermination. Est-ce qu’elle en pouvait aimer un autre que lui ? Est-ce qu’il lui était possible d’avoir pour un autre homme de pareilles caresses ?

Et elle achevait de l’étourdir sous ses chuchotements, ses caresses de lèvres ouvertes qui bégayaient :

— T’es mon coq. Je n’connais que toi.

Il avait roulé à ses genoux, les mains passées derrière sa taille et de là remontées jusqu’à ses épaules, où elles se tenaient comme agrafées. Une volupté cruelle convulsait son visage aux narines dilatées, et il buvait des yeux le sourire qui flottait sur la bouche de Germaine.

La Cougnole les avait laissés seuls, comme d’habitude. Ils entendaient dans le silence du dehors le bruit de son couperet taillant des coterets, à l’entrée du bois, et comme aux bons jours, leur ivresse se doublait du mystère de leur solitude.

L’horloge jeta l’heure sur ces baisers.

Justement, un peu de lassitude commençait à peser sur Germaine, et la réflexion lui revenant, elle avait presque regret à présent de s’être abandonnée.

Il remarqua l’éclat froid de ses yeux.

— ’Core des idées ? demanda-t-il avec une douceur triste.

— J’pense, fit-elle, à ce Hayot, que t’as culbuté. Dis-moi tout, mon cœur.

Il fit un récit fidèle, imitant le mouvement du cheval qui se cabre, l’homme précipité, l’air pleutre du fermier se relevant. Une pointe de grotesque s’attachait à cette mimique. Elle le caressa.

— Tu m’vas avec tes yeux colères.

Elle s’était si bien intéressée à la lutte qu’elle oubliait tout ce qui n’était pas le corps à corps de ces deux hommes dont l’un, tassé sous l’autre, geignait, criait merci.

La sonnerie de l’horloge la rappela à des idées graves. Dieu sait ce qu’il adviendrait de cette rencontre ! Des inquiétudes la gagnaient.

— Peuh ! fit-elle en haussant les épaules.

Elle était bête, après tout, de se manger le sang, sans savoir de quoi.

Une griserie lui restait de ces deux heures folles. C’était une douceur de satiété qu’elle n’avait pas encore connue et qui la tenait, rompue et charmée, avec un malaise vague. Ses inquiétudes finissaient par se dissoudre dans cet énervement.

Elle traînait, ne pouvant se décider à partir. Une lâcheté indéfinissable l’attardait auprès de lui. Elle lui tendit sa joue plusieurs fois :

— Embrasse-moi, lui dit-elle. Encore, mais va donc !

Ils se quittèrent.

Quand elle fut seule, elle se rudoya, comme après une faiblesse qu’il fallait oublier :

— Cette fois, c’est fini, bien fini, pensa-t-elle.


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