Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 127-134).
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XVIII



Ils se revirent.

Le mystère des rendez-vous ajoutait à la douceur d’être l’un près de l’autre. Ils s’attendaient dans les bois, au profond des fourrés, ayant des cachettes, comme des coupables. Et ils jouissaient délicieusement de s’aimer autrement que les autres, à la faveur de l’ombre et du silence. L’heure aussi avait des charmes pour eux. Ils évitaient la pleine clarté, le passage au plein midi qui aurait pu les trahir. Ils étaient bien plus seuls, au tomber du jour. La complicité du soir alors les défendait ; ils se sentaient protégés par la barrière épaisse des bois noirs.

Elle avait inventé des prétextes pour se faire libre souvent ; la fille du fermier des Oseraies, Célina, était une cause habituelle de sorties. Elle s’était prise pour cette Célina d’une grande ferveur d’amitié à laquelle ni Hulotte ni ses fils ne trouvaient à redire. Cela leur semblait naturel que les deux filles fussent amies, ayant toujours été bonnes camarades, avec cette familiarité que le voisinage met entre gens de même fortune. Puis, on ne sait pas, un des garçons pouvait faire son affaire de cette amitié qui avait l’air de si bien les unir. La demoiselle aux Malouin était un parti sérieux et le père était connu pour un brave homme. Un rapprochement entre les deux familles devait amener forcément de bons résultats. C’était là l’idée du fermier Hulotte, et il prenait des manières engageantes quand Célina arrivait à la ferme.

En réalité, Germaine ne voyait pas Célina aussi souvent qu’elle le disait. Le plus ordinairement, elle entrait chez les Malouin, comme on va en visite, et n’y restait que peu de temps. Des impatiences faisaient titiller ses doigts, quand la fermière insistait, l’obligeait à prendre de la bière ou du café. Elle s’asseyait alors, les paupières battantes, furieuse qu’on crût si bien à son amitié. Enfin, une raison se présentait de s’en aller, elle se levait. Quelle joie de se sentir libre !

Célina avait le cœur prompt à l’attendrissement. Vivant un peu loin des maisons, elle fut touchée de cette passion soudaine de Germaine pour elle. Le besoin d’aimer quelqu’un s’imposait à sa nature tendre. Et Germaine fut comme un prétexte à laisser déborder le trop plein de sa chaude jeunesse. Une fois, comme elles se promenaient sous les aubépines, son émotion la grisa au point qu’elle lui prit la main, toute en larmes, et lui avoua que de longtemps elle n’avait été aussi heureuse. Le beau droguiste était demeuré dans sa pensée ; elle en parlait avec l’abondance des espoirs déçus.

Germaine n’était pas gagnée par cet abandon. Au contraire, elle lui en voulait d’être si sotte dans son affection et de ne pas voir qu’après tout ce n’était pas pour l’entendre roucouler ses chansons qu’elle, Germaine, venait aux Oseraies. Elle avait la cruauté des amants heureux. Une chose unique l’emplissait, ses rendez-vous avec Cachaprès ; le reste de la terre n’existait pas. Et elle était assommée que cette petite Célina se mît à tout bout de champ pour elle dans des états ridicules. Elle haussait les épaules, pinçait les lèvres, avait toute la peine du monde à ne pas la remballer.

Célina ne voyait rien. Ses yeux pâles et mouillés semblaient faits pour flotter dans des atmosphères vagues, par-dessus les choses réelles. Elle revenait à Germaine avec l’obstination humble du chien que ne rebutent pas les coups.

Germaine, pourtant, avait avec elle des moments d’abandon. Quelquefois, un besoin invincible de confidences amollissant sa dureté, elle aurait voulu l’écraser sous ses bonheurs d’amour, la faire saigner au récit de ses rendez-vous avec le braconnier, être pour elle un objet d’admiration profonde. Une clarté noyait alors ses yeux : elle posait sur Célina son sourire tranquille ; des aveux lui montaient aux lèvres, et elle restait à la regarder, toute frémissante, la bouche ouverte, comme pour parler. Ce qui la rendait indécise, c’était de commencer. Elle cherchait le premier mot. Mais une défiance s’emparait d’elle tout à coup ; le sourire s’effaçait au coin de sa bouche ; son œil redevenait sec, et elle se renfermait dans son silence prudent de paysanne. Cette petite Célina n’aurait eu qu’à bavarder ; cela ferait un beau grabuge, et elle la plantait là, avec un large dédain de la savoir ignorante des choses qu’elle connaissait.

Célina la regardait partir de ses yeux étonnés et doux, trouvant toute chose naturelle de sa part. Elle ne se gênait pas d’ailleurs pour dire aux gens, avec une conviction naïve, qu’elle était peu de chose à côté de cette grande fille brune. Elle s’était amourachée de ses larges épaules et de ses mouvements brusques, où perçait une virilité lointaine. Elle, au contraire, était blonde, petite, l’épaule un peu déjetée, et cela faisait une sorte d’infériorité dont elle ne souffrait pas, mais qui grandissait encore Germaine. Elle lui disait : — T’es bien au-dessus de nous, toi ! T’es belle ! T’es presque aussi belle qu’un homme !

Germaine trouvait dans ces mots un écho de ce que lui répétait sans cesse Cachaprès. Cette admiration d’une fille simple lui donnait des satisfactions orgueilleuses. Elle la questionnait alors, riant, heureuse, lui demandant ce qui était belle en elle. Et Célina répondait :

— Je ne sais pas. T’es belle. V’la tout !

Cela lui suffisait, du reste ; autrefois, elle avait bien souvent interrogé son miroir avec inquiétude, au temps où la pensée de l’homme la travaillait. Elle s’était trouvé le nez gros, les sourcils trop fournis, le menton insuffisamment ovale. Mais à présent, elle se savait belle. L’amour lui avait appris à considérer son corps comme un outil merveilleux. Elle connaissait l’empire que la beauté exerce sur les cœurs. Et seule dans sa chambre, elle s’admirait par moments, orgueilleuse et frémissante.

Elle finit par dominer entièrement Célina. Le garde son père reparaissait dans cette fierté impérieuse qui était le fond de son caractère. Elle aimait commander. Elle avait la voix brève des gens qui savent ordonner, et Célina, toujours troublée par l’absence de l’homme, subissait avec un charme étrange les violences douces de cette femme, qui avait sur elle l’autorité de la force et de la résolution.

Elle lui faisait à présent des recommandations. Il ne faudrait pas qu’elle s’avisât de la trahir, sinon elle deviendrait son ennemie, au lieu d’être une bonne amie comme elle était. Célina, ne comprenant pas très bien de quelle manière elle pourrait la trahir, Germaine lui expliqua le mot, dans un sens que Célina ne comprit pas davantage. Et la pauvre fille continuait à la regarder, ahurie d’être si bête. Alors Germaine précisa :

— Mais oui, comprends donc ! Si j’avais un amant, est-ce pas, et que t’irais le dire, tu m’vendrais !

Célina haussa les sourcils.

— T’as un amant ?

Germaine hocha la tête :

— C’est une supposition. Mais ça peut arriver. Seulement, il ne faudrait pas le dire.

Et elle partit de là pour lui défendre nettement de rien révéler du temps qu’elles passaient ensemble, ni des heures auxquelles elle arrivait ni de celles auxquelles elle partait. Chacun a ses petites affaires. On n’aime pas que les gens y mettent le nez.

— Bien sûr, répondit Célina, perdue dans ses songeries.

Germaine la quittait ensuite pour aller rejoindre Cachaprès. Quelquefois Célina s’offrait à l’accompagner. Elle avait une manière un peu brusque de la repousser alors. Cependant, elle n’osait pas toujours. Célina lui prenait le bras et elles marchaient quelques instants ensemble, jusqu’au moment où Germaine, n’y tenant plus, la renvoyait d’un mot décisif.

Seule enfin, elle s’enfonçait dans le bois avec une joie extraordinaire.

Ils variaient leurs rendez-vous pour n’être pas surpris, choisissant tantôt un arbre aisément reconnaissable, un sentier dans un taillis ou bien un embranchement de chemins. D’abord elle s’avançait lentement, avec précaution, regardant de tous côtés. Des formes d’arbres avaient des silhouettes humaines dans la demi-obscurité du crépuscule. Il lui fallait un peu de temps pour s’enhardir. Mais bientôt l’impatience la gagnait. Elle se mettait à courir, enjambant les bruyères, coupant court à travers l’embroussaillement des taillis. Des branches accrochaient sa robe, parfois. Elle avait un petit frisson de peur ; et tout à coup, haletante, la chair en sueur, elle le voyait apparaître.

C’était des bonheurs. Il lui disait qu’il l’attendait depuis des heures, sans oser bouger de place. Il ne lui faisait pas de reproches. Il était bien trop content de la voir. Et elle se sentait remuée dans ses entrailles d’être ainsi aimée.

Il la prenait dans ses bras, la portait, riant, bégayant, pris de folie. Toute robuste qu’elle était, elle pesait le poids d’une plume dans ses larges mains. Il avait un plaisir farouche à la tenir contre lui, longtemps.

— Si j’te lâchais plus ? lui disait-il.

Elle lui donnait des tapes sur la tête ou bien, le bras autour de son cou, posait sur sa nuque sa bouche chaude. Elle répondait :

— Ça va. Garde-moi pendue après toi !

Ses bras l’étreignaient alors à la briser. Il avait des élans d’amour féroce. Les baisers qu’il donnait étaient douloureux comme des morsures. Il ouvrait la bouche sur sa chair, les mâchoires secouées d’un tremblement. Et il lui répétait à satiété qu’il mourrait si jamais elle cessait de l’aimer ; on verrait sa carcasse quelque part sur le chemin ou bien pendue à un arbre. Et il se meurtrissait avec les ongles pour lui montrer combien peu il tenait à son corps.

Elle se jetait sur lui, retenait ses mains, le suppliant avec colère de croire à elle :

— Quand j’te dis que j’t’aimerai jusqu’en enfer !

Il la regardait, les yeux fixés sur sa bouche, toute sa face dilatée dans une clarté, et balbutiait :

— Dis-moi ça toujours, si c’est vrai.

Elle ne le lui disait jamais assez. Il mettait son visage contre le sien, dardant du fond de ses yeux ses regards aigus, et l’obligeait à lui répéter constamment la même chose.

— Voyons… Là, encore… Regarde-moi bien en face.

Quelquefois il l’arrêtait :

— Non, t’as pas bien dit cette fois.

Elle le battait, impatientée.

— Grande biesse !

Puis, un peu de tristesse le prenait.

— T’as raison, j’suis bête. Mais quand j’pense qu’ça peut venir que t’aurais plus rien pour moi, ben ! j’sens ma tête qui tourne comme un moulin.

Elle haussait les épaules, doucement.

Ils demeuraient ensemble jusqu’à l’ombre pleine. Le silence s’appesantissait autour d’eux, mettait une gravité sur leur isolement. Leurs visages faisaient une tache plus claire dans le noir. Ils s’asseyaient l’un près de l’autre, regardant augmenter cette blancheur et se chuchotant des choses caressantes, à demi-voix.

D’autres fois, muets, ils écoutaient frissonner le bois, au fond de cette marée de nuit qui, petit à petit, s’élargissait de la terre au ciel. Et rien ne leur était bon comme d’être à chaque instant un peu plus engloutis dans l’énorme vague noire.

C’était elle qui lui rappelait l’heure, toujours.

— Déjà ? disait-il.

Et il se lamentait, ne pouvant se résigner à la séparation. Il prenait sa tête à deux mains, avec désespoir, et suppliait Germaine de rester encore. Ou bien, il l’emprisonnait dans ses bras, et riant de son mauvais rire, il lui criait :

— Pars à c’te heure !

Elle devait le supplier à son tour de la lâcher. Elle invoquait des raisons, son père, ses frères, la nécessité d’être prudente. Il s’emportait, piétinait de colère, cognait les troncs d’arbres à coups de poing, et une jalousie s’en mêlant :

— Eh ben, quoi, tes frères ? Est-ce que t’es leur femme, à tes frères ? Est-ce que t’aimes mieux tes frères que moi, ton homme ?

Elle se fâchait,

— J’en ai assez. Laissez-moi.

Cette volonté le rendait soumis, avec un peu de lâcheté. Ses mains se détendaient autour des poignets de Germaine. Chargées de tendresse, elles la caressaient au lieu de l’étreindre. Et il poussait des soupirs tristes, pour l’attendrir, sans plus chercher à lui faire violence.

Il l’accompagnait jusqu’à la lisière du bois. Quelquefois elle était troublée à la pensée de rentrer, et cela mettait un peu de froideur dans ses adieux. La jalousie le reprenait alors ; il la suivait, de loin, la voyait traverser la cour, de son pas tranquille, et bientôt les portes se fermaient.

Il était sûr d’elle, ces fois-là.


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