Un mâle (1881)
Kistemaeckers (p. 121-126).
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XVII



Le jour suivant fut douloureux pour Germaine. Cette volupté finie, elle se regardait avec la stupeur d’une personne dégrisée qui, pendant son ivresse, aurait commis une action noire. Et elle se demandait si c’était bien elle, la fille méprisante, qui s’était oubliée dans les bois. Elle se revoyait intacte, ignorante de l’homme, telle qu’elle avait été jusqu’alors. Et une minute avait suffi pour anéantir tout cela ! Elle ressemblait à présent à toutes les filles qui se perdent. Elle avait un amant et elle répétait ce mot à satiété. Un amant ! Elle, Germaine, avait un amant ! Puis, à force de penser à la chose, elle finit par trouver au mot des tendresses, une soumission inexprimablement douce, qui la charma. Après tout, bien d’autres en avaient qui n’en étaient pas mortes.

Ce jour-là, un mercredi, était consacré, selon la coutume de chaque semaine, aux reprises de la lingerie. Une chambre servait spécialement à serrer le linge de la ferme. Deux placards en étaient encombrés, et le reste s’étalait par tas, sur des planches clouées contre le mur. Un amas de raccommodages emplissait la table. Sur une chaise posaient le carreau de travail, les étuis et les bobines de fil.

Elle demeurait là, les mains inoccupées, songeant à cette curiosité satisfaite, au bonheur, au silence du taillis.

Par moments, des chaleurs l’étouffaient. Elle se levait, comme suffoquée, prenait l’ouvrage et le laissait retomber. Un instant, elle pensa à fuir la ferme ; ils iraient ensemble n’importe où, devant eux ; rien ne les empêcherait plus d’être comme mari et femme. Ce n’était qu’une idée, qui se mêlait à toutes les autres, dans cette déroute de sa conscience. Et petit à petit alourdie, elle pencha sa tête sur sa gorge et s’endormit.

Une voix qui l’appelait la réveilla en sursaut. De l’autre côté de la fenêtre, le fermier Hulotte se tenait debout devant elle, dans la cour. Il avait poussé du poing la fenêtre mal close, et la regardait dormir, narquoisement, avec bonté.

— Paraît, Germaine, que t’as la kermesse dans les doigts ! dit-il.

Un saisissement la prit ; elle devint blanche. Et les sourcils tendus comme à l’aspect d’une chose extraordinaire, elle demeurait immobile, sans trouver une parole. Qu’est-ce qu’il avait dit ? Elle ne savait pas. Un mot seul lui était demeuré : il avait parlé de la kermesse.

— Bah ! fit Hulotte, ce que j’en dis c’est pour rire. On n’a pas toujours le cœur à la besogne.

Elle fit un effort, lui répondit une chose vague. Et il la laissa pour courir après le poulain, qui se gorgeait de paille dans la grange. Elle le suivit des yeux un peu rassérénée : il avait ri ; il ne savait rien. Elle se trouva d’autant plus lâche de l’avoir trompé dans sa confiance paternelle.

La journée se passa dans ces défaillances. Un ciel gris s’apercevait à travers les arbres, noyait leur verdure dans des tons sourds d’une douceur triste ; et une pluie fine tomba.

Les fumiers dorés s’embrumèrent alors d’une vapeur pâle. Une humidité monta des pavés. Lentement les bruits s’étouffèrent dans un demi-silence lourd, et elle continuait d’être obsédée par ses idées, sentant son cœur se gonfler des mélancolies de la pluie claquant à terre et coulant des gouttières avec un gloussement monotone. Les poules s’étaient tassées sous les charrettes, dans les hangars. Elle voyait les vaches pelotonnées se remuer avec des grands mouvements lents dans les fumiers bleus de l’étable. Par moments un chat traversait le pavé en trottant, les oreilles couchées, très vite. La pluie mettait ses rayures minces sur la cour demeurée vide, où personne ne passait plus.

Cette tranquillité lui rappela le silence de la veille, alors qu’elle s’était couchée sur la charrette aux trèfles ; un engourdissement l’avait saisie sous le midi brûlant, et elle se revoyait languissante, préparée à l’amour par les complicités de l’air. Elle ouvrit la fenêtre, aspira longuement la fraîcheur de la pluie, pour oublier. C’était bon, cela, ah, oui ! et elle fermait les yeux, se réfugiait dans des pensées calmantes. Peine inutile ! L’odeur des fumiers, pénétrant dans la chambre, lui remettait en mémoire les lâchetés de sa chair ; et cette odeur était plus âpre encore sous cette pluie qui remuait les fermentations anciennes. Des vagues de senteurs montaient de l’énorme fosse, caressaient sa narine. Elle eut une colère et poussa la fenêtre, ne voulant plus se perdre au milieu de ces sensations.

À quoi bon, du reste ? Elle ne le reverrait plus. Elle y était décidée. Cet homme aurait passé dans sa vie : voilà tout. Est-ce qu’il n’y a pas tous les jours des histoires de filles qui se paient un caprice ? Elle avait voulu connaître l’amour ; à présent qu’elle le connaissait, elle redeviendrait la Germaine d’autrefois. Elle était bien bête de tant se chagriner.

Puis elle se rappela les paroles de la Cougnole, et petit à petit ce souvenir l’obséda, au point de faire bouillir son sang. Il leur serait facile de se revoir ; la vieille leur était acquise ; on paierait sa discrétion. Et des idées de bonheurs interminables de nouveau hantèrent sa cervelle en proie aux curiosités de l’amour.

Le soir glissa le long des toits dans la cour. La pluie avait cessé. Des bouts de nuées violettes se défaisaient dans la pâleur du ciel ; sur l’horizon clair, les bois mettaient leurs noires masses dormantes. Une gravité se répandit sur la campagne.

Un banc en pierre était accoté au mur, près d’une touffe de chèvrefeuilles, en dehors de la cour. De là, on voyait le bossèlement des champs à travers la plaine inégale. Germaine alla s’asseoir sur le banc. Le noir de la nuit l’enveloppa bientôt, demi-sommeillante, tranquillisée et comme bercée dans les ombres muettes. Elle aurait voulu s’endormir, sous le ciel, là, près de lui.

En ce moment, un gémissement lent s’éleva, grandit, plana au-dessus du sommeil des étables. Et un peu après, le gémissement se fit entendre de nouveau, infiniment douloureux, avec une tristesse presque humaine.

Cela déchira la nuit, et, sans savoir pourquoi, Germaine tressaillit. C’était une vache en train de vêler.

Les maux la faisaient meugler, tantôt debout, tantôt couchée, et les autres vaches la regardaient de leurs yeux ronds, le mufle tendu, inquiètes. La vachère était auprès d’elle et l’aidait, lui passant les mains sur le ventre de chaque côté et pressant le veau vers le bas, vigoureusement. Et les douleurs de la gésine grandissant, la bête geignait de moment en moment, la gorge sourde et râlante. Ses lamentations s’entendaient à présent de loin, et il y avait dans ces lamentations de la douleur et de l’épouvante. Elle aussi avait connu le puissant amour du taureau, et bouleversée, Germaine pensa à l’enfantement. Devant elle, la nature invulnérable dormait dans l’immobilité de la nuit. Une paix immense flottait sous le bleuissement de la lune. Et par larges bouffées, le chèvrefeuille l’enveloppait de ses odeurs.


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