Un homme d’affaires et autres nouvellesPlon (p. 73-95).

IV SCÈNES DE FAMILLE modifier

Cinq grandes heures s’étaient écoulées entre le moment où l’homme d’affaires avait pris congé de la petite Favier, à la porte de la Comédie française, en lui baisant la main cérémonieusement, comme il sied au beau-père possible d’une princesse de La Tour-Enguerrand, et le moment où, revenu de Paris, à son habitude, par le train du soir, il descendait de voiture devant le perron de son château de Malenoue. Durant ce long intervalle, cette flamme de ses yeux qui avait tant étonné l’actrice ne s’était ni éteinte ni amortie. Il avait vaqué à ses besognes, passé à son bureau, à la Bourse, donné des ordres, fait deux visites, examiné chez un marchand de chevaux des norfolks nouvellement débarqués d’Angleterre, en prévision des chasses, et pas une seconde la fièvre froide de sa vengeance, toute proche, n’avait cessé de lui brûler le cœur et de mettre au fond de son regard cet intense et fixe éclat qui révélait un éréthisme de haine exalté jusqu’à l’inhumanité. Peut-être, car il n’existe pas de nature absolument impitoyable, le secret remords du crime moral qu’il se préparait à commettre se mélangeait-il, chez Nortier, au sauvage appétit de cette vengeance, pour l’exaspérer. Il n’allait pas se contenter d’imposer à la pure et douce Béatrice un mariage abominable, où elle ne pouvait rencontrer que le malheur. 11 était résolu, on le verra, à faire pire encore. Il voulait porter à cette enfant, pour atteindre, à travers elle, la mère et le vrai père, un de ces coups qui ne relèvent pas des tribunaux d’ici-bas, mais qui n’en sont pas moins de véritables assassinats. Le sang n’y coule point. Le fer n’y brille point. C’est un meurtre pourtant, et que le meurtrier sent tel, alors même qu’il agit, comme celui-ci, avec la pleine sécurité d’un homme qui sait n avoir rien à craindre des autres hommes et qui ne croit pas à un autre monde. Oui, ce dernier et secret sursaut de conscience rendait-il plus âcre encore la sensation du plaisir haineux dont cette volonté cruelle était comme corrodée ? En tout cas, si quelques scrupules s’étaient, durant cet après-midi, élevés en lui, malgré lui, contre un horrible projet, comment eussent-ils tenu devant le spectacle que lui offrit le petit salon du château, à son arrivée, — spectacle que le hasard semblait avoir composé avec soin pour détruire ses dernières hésitations ?… Il était sept heures. De larges bûches achevaient de se consumer dans la cheminée et répandaient dans toute la chambre une joyeuse chaleur, plus enveloppante et plus caressante pour lui qui venait de l’air piquant du dehors. Les grandes et les petites lampes, sous leurs abat-jour, les uns larges et hardiment coloriés, les autres tout resserrés et de nuance discrète, distribuaient une lumière amie qui augmentait encore le charme d’intimité de la pièce, meublée clairement, dans le style de la fin du dix-huitième siècle. Mme Nortier était couchée plutôt qu’assise sur une de ces chaises longues en trois morceaux qui conviaient les dames du temps passé aux longues causeries avec leurs amoureux. Celle-ci ne causait pas, étant occupée à un petit travail au crochet, d’un ordre tendrement bourgeois. Elle tricotait un gilet de laine, pour qui ? sinon pour son éternel amoureux, en effet, pour San Giobbe, qui se tenait auprès d’elle, installé dans une profonde bergère, un livre ouvert sur ses genoux. Il ne lisait pas, et l’un et l’autre écoutaient un morceau, exécuté par Béatrice, qui, assise au piano, dans l’angle, parmi les fleurs et les plantes vertes, laissait courir ses doigts sur les touches. Elle jouait une suite d’airs anciens, un de ces airs d’une grâce un peu mince et grêle, — comme cette chaise longue et cette bergère en avaient entendu beaucoup, quand les petites marquises et les petits marquis du temps de Louis XVI fredonnaient les couplets du Tambourin de Rameau :

Ayez au village une maîtresse…

ou la cantilène tendre du Devin :

Le plus vert bocage, Quand tu n’y viens pas…

C’est une musique si svelte, si allante, si chantante ! Et il s’en dégage un accent poignant de mélancolie, au souvenir de la tragédie à laquelle préludait, il y a un siècle et plus, cette gaieté légère. D’ailleurs, même sans cette tragédie, n’y a-t-il pas toujours un charme de tristesse dans ce qui fut la fête d’une époque à jamais passée ?… Béatrice avait une sensibilité trop déliée pour ne pas subir cette impression, surtout dans l’état de joie anxieuse où elle se trouvait. Gabriel avait parlé à Mme Nortier, et celle-ci avait promis de parler le soir même à son mari. La jeune fille appréhendait de graves objections, quoiqu’elle ne doutât pas du consentement final, et elle épanchait le trouble secret dont débordait son cœur dans cette harmonie ardente et finement passionnée. Pourquoi faut-il que la grâce innocente et fragile exaspère encore la méchanceté quand elle ne l’apaise point ? Pourquoi est-ce une loi de l’être qui hait, qu’il haïsse davantage l’être sans défense, inoffensif et désarmé ? Jamais, depuis la naissance de cette enfant, qui portait, sur toute sa délicate physionomie, la preuve de la trahison de sa mère, jamais, non, jamais Nortier n’avait éprouvé plus d’aversion animale contre elle qu’à la voir ainsi, à son piano, ravie et frémissante, tout abandonnée à sa musique et à son rêve, et les deux autres, à quelques pas, dans cette attitude de confiance et de sûre affection. Jamais non plus il n’avait masqué davantage, sous cette espèce de bonhomie distante et composée qui était volontiers la sienne, la violence de son ressentiment. — « Ne faites pas attention à moi, » avait-il dit à Béatrice, « finissez votre morceau. Il est très joli… » et il avait baisé les doigts à sa femme, — aussi cérémonieusement qu’à Camille, — puis touché la main à San Giobbe, en ajoutant : " Ne vous dérangez pas non plus. Restez confortable. Je n’aime pas que l’on se dérange pour moi, vous le savez bien… Laissez- moi seulement me réchauffer un peu… " Et il s’était mis debout devant la cheminée, le dos à la flamme, se tenant sur le pied droit tour à tour et sur le gauche, pour exposer au brasier les semelles de ses bottines, lune après l’autre. — « Elle fait des progrès, » dit-il, quand la jeune fille, son piano fermé, se fût levée et eût quitté la pièce, afin d’aller se préparer pour le dîner. « Je ne la croyais pas capable de si bien enlever des morceaux si difficiles… » — « C’ est qu’elle était très remuée aujourd’hui, » répondit la mère, qui ajouta : « Je vous parlerai de cela plus à fond quand nous serons seuls… Mais je peux bien vous dire la chose tout de suite, devant notre ami San Giobbe. Il est au courant… Il s’agit d’un mariage… " — « C’est le jour aux demandes, alors, » fit Nortier. « Moi aussi, j’ai un mariage à lui proposer… Mais dites le nom de votre candidat… » — « Gabriel Clamand, » dit la mère ; puis bien vite : « Et je crois qu’elle l’aime… » — « Oui, elle l’aime, » insista San Giobbe. « Voilà d’où vient 1 expression que vous venez de remarquer dans son jeu… » — « Vous connaissez notre secret maintenant, » reprit la mère, " dites-nous le vôtre… » — « Moi, » répondit Nortier, avec une ironie dont ses interlocuteurs ne devaient s’apercevoir que plus tard, « je n’ai pas de secret. On m’a annoncé une toute prochaine démarche du prince de La Tour-Enguerrand, qui va nous demander Béatrice pour son neveu… » — « Guy de Longuillon ! » fit San Giobbe, instinctivement, et sans réfléchir à la portée de son exclamation. Mais n’avait-il pas vu grandir la jeune fille ? N’était-il pas l’habitué de la maison, « notre ami, » comme l’avait tout à l’heure appelé Mme Nortier, et n’était-il pas naturel qu’il mêlât son mot à ce débat conjugal, puisque la mère avait voulu que les époux le tinssent devant lui ? Il répéta : « Guy de Longuillon ! C’est impossible !… » — « Et pourquoi ? » demanda Nortier. « Sa sœur sera bien duchesse d’Arcole ? Pourquoi Béatrice ne serait-elle pas marquise de Longuillon et un jour princesse de La Tour-Enguerrand ?… » — « Ce n’est pas cela que je veux dire, » reprit San Giobbe. Il esquissa, puis retint un geste d’impatience devant la manière toute mondaine dont Nortier avait affecté d’interpréter ses paroles. Celui-ci le regardait avec cette impassibilité narquoise qui est l’attitude de certains maris dans des ménages à trois, comme celui-ci, où ces maris n’ignorent rien, et lorsque l’amant, toléré par eux, dépasse la limite d’intimité. Depuis quelque temps, Nortier se plaisait à infliger au bel Italien de jadis, devenu une machine à palpitations nerveuses, ces espèces d’humiliations par ce simple jeu de physionomie. Cette fois encore, devant les prunelles fixes du père officiel, où il pouvait lire distinctement cette question : « De quel droit vous mêlez-vous de ce mariage ?… » le père véritable eut une seconde de malaise, qui lui fit mettre, comme malgré lui, la main sur la poitrine. Ce n’était pas d’aujourd’hui qu’il lui semblait que Nortier avait tout deviné. L’amant jeune et superbe s’en fut moqué jadis. C’était à son tour, maintenant qu’il était vieux et malade, d’avoir peur, non pas pour lui, mais pour sa maîtresse et pour sa fille, et de plier. Il ajouta donc, d’une voix un peu étouffée, à cause de la petite secousse intérieure : « Non, je ne voulais pas parler du titre de Longuillon, mais de son caractère… » — « Il est excellent, » fit Nortier, qui continuait à garder son air de ne pas comprendre. « Connaissez-vous un plus agréable convive ? Un hôte plus facile et qui aiderait mieux sa femme à faire les honneurs d’une grande maison ? Est-ce vrai, Madeleine ? » — « C’est vrai, » répondit Mme Nortier, « mais cela ne suffit peut-être pas pour un mariage… En tout cas, » continua-t-elle, inquiète de l’altération surprise sur le visage du malade, et désireuse de ne pas prolonger cette conversation, « ce n’est pas le moment, à un quart d’heure du dîner, de résoudre une question aussi grave… Nous causerons de tout cela, comme je vous le disais tantôt, et très à fond, » conclut-elle en s’adressant à son mari, « et je crois que la première personne à consulter, c’est Béatrice. » — « C’est bien mon avis, » repartit Nortier, qui n’insista pas. Mais l’étrange éclat de son regard, remarqué par Camille, avait aussi frappé San Giobbe, qui s’attarda une minute dans l’escalier, pour dire à Mme Nortier : « Firmin a quelque chose, méfiez-vous de lui… » — « Et que voulez-vous qu’il ait ? " fit-elle en essayant de dissimuler une impression de danger, dont elle demeurait toute saisie, elle aussi, afin d’épargner à ce pauvre cœur un nouveau battement. — « Il est si fermé ! » reprit San Giobbe. « Mais j’ai quelquefois l’impression qu’il sait tout… » — « Lui ! » répondit-elle en haussant les épaules. « Est-ce qu’il se donne la peine de s’occuper de nous ? D’ailleurs, ce n’est pas maintenant qu’il me défendra de vous recevoir… Et alors ?… » — « Mais Béatrice ? » interrogea le père. — « Béatrice ? Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse à Béatrice ? Vous avez vu vous-même, tout à l’heure, qu’il entend la consulter sur son mariage… Elle aime Gabriel. Quand Nortier lui parlera de Longuillon, elle dira non, et ce sera fini. Il y aura du tirage, peut-être, mais je suis là, et vous aussi… » — « Oh ! moi !… » soupira l’ancien escrimeur, et il eut dans son geste le découragement immense de l’homme que sa force trahit et qui ne pourrait plus même lever le bras pour protéger ce qu’il aime. Il ajouta : « Dieu vous entende !… » et les deux amants se séparèrent, pour se retrouver à la table du dîner, et retrouver aussi la gêne singulière dont ils se sentaient gagnés en présence de l’homme qu’ils avaient trompé avec tant d’audacieuse sécurité pendant plus de vingt années. Était-il vraisemblable qu’il commençât d’être éclairé aujourd’hui ? Et s’il avait deviné leur liaison, quel motif avaitil de quitter son rôle de mari complaisant, alors que les amants passionnés d’autrefois n’étaient plus que des amis ? C était un dilemme bien irréfutable, et qui pourtant ne les convainquait pas. Car Mme Nortier, quoiqu’elle continuât de se dominer, n’arrivait pas à composer tout à fait son visage de blonde, resté transparent malgré les rides. Elle laissait deviner trop de préoccupation, pour que sa fille, qui la connaissait si bien, ne fut pas atteinte, elle aussi, par la contagion de cette crainte vague, comme éparse autour d’elle. Il n y avait que le maître du château dont la physionomie ne portât point l’empreinte d’une secrète inquiétude. Installé au centre de la table, — sa table, — magnifiquement servie, car il pratiquait, même dans la plus stricte intimité, l’ancien adage, le " Lucullus dine chez Lucullus " des vrais parvenus, ses yeux erraient sur le surtout d’argent ciselé - du plus pur style Renaissance, comme le château - qui occupait le milieu. Ils se reportaient sur les tapisseries de la même époque, dont les personnages, hauts comme nature, garnissaient les panneaux de leurs silhouettes pâlissantes ; sur les voussures peintes du plafond, sur les serviteurs en culotte et poudrés qui allaient et venaient autour des convives. Ils retombaient, ces yeux, toujours plus brillants, sur les faces soucieuses de ses trois convives. La mère et la fille l’une en rose, l’autre en blanc, décolletées à demi, avaient l’air parées pour une fête, avec leurs bijoux, la mère, de grande dame comblée ; la fille, d’enfant déjà si gâtée ! Les énormes perles du collier de Mme Nortier luisaient d’un reflet tendre. Vingt petits colifichets d’or et de pierres précieuses, rappelant tous quelque anniversaire : un mariage d’amie, un bal, un jour de l’An, éclairaient de gaieté la toilette presque trop simple de Béatrice, et sa ressemblance avec son vrai père, ce soir-là, dans le relief que donne aux traits la lumière électrique, était plus saisissante encore. Nortier regardait aussi celui-là, tragique de vieillissement précoce, dans son gilet blanc et son frac de soirée. C’était un tableau d’intérieur disposé à souhait pour quelque peintre des élégances modernes, un Béraud, un Gervex, un Flameng, et dont chaque détail flattait toutes les passions de l’homme qui avait là devant lui, dans ce décor de luxe insolent, cette femme, cette fille, cet ami. Cette somptuosité autour de ses moindres gestes, c’était la conquête sociale du plébéien, comme rendue concrète et palpable à ses sens. Cette femme de naissance noble, qui l’avait tant humilié en le trahissant presque publiquement, il la tenait à sa merci. Cette fille, qui n’était pas la sienne, il allait la briser. Ce faux ami, l’amant affiché de cette femme, il le voyait mourir. 11 y avait là une de ces rencontres de toutes les circonstances que la destinée ne donne pas deux fois à un homme. C’était « son heure », à ce patient et dur Beauceron, devenu, grâce au rapport exact de ses facultés à un certain milieu, un gigantesque brasseur d’affaires. C’était sa revanche, à ce mari trompé au vu et su de tout Paris. Le cruel homme en goûtait la plénitude avec une espèce d épanouissement de sa personnalité qui ne pouvait pas échapper à des attentions déjà en éveil : — « C’est vrai, » dit Mme Mortier à San Giobbe, dans l’intervalle que l’on mit à passer de la salle à manger au salon, « il a quelque chose. Bah ! C’est tout simplement qu’il aura fait quelque gros coup à la Bourse… » — « A moins que l’idée de la principauté de la Tour-Enguerrand ne lui tourne la tète, » fit San Giobbe. « Cela m’étonnerait pourtant. Elle est solide, cette tête… » — « Je vais bien le savoir, » reprit la mère, qui, aussitôt, laissant son ami et Béatrice causer ensemble, emmena son mari dans un coin de la pièce, et elle commença de lui parler à mi-voix, avec l’insistance tour à tour insinuante et interrogatrice d’une femme qui veut arracher à son interlocuteur toutes ses objections. Elle se leva de cet entretien, prolongé pendant une heure, la physionomie à la fois excitée et rassérénée : — « Ça été dur, » dit-elle tout bas à San Giobbe. « Mais vous aviez raison, c’est le titre évidemment qui le tente. Avant de répondre d’une manière définitive, il veut causer avec Béatrice. C’est trop juste… » — « Et quand cela ? » demanda San Giobbe, qui regardait la jeune fille en train de préparer la table à jeux pour le bésigue que les époux Nortier et l’ami du ménage faisaient classiquement, en famille, quand il n’y avait pas d’hôtes au château. « 11 retourne à Paris demain matin, et elle est si nerveuse. S’il pouvait lui parler ce soir ! » — " Laissons-lui prendre son moment, » répondit la mère, « il n’aime pas qu’on lui taquine la bouche. Je le connais… »

Elle devait avoir lieu le soir même, cette conversation entre Nortier et Béatrice, dont San Giobbe s’obstinait à croire, malgré ses pressentiments et ses observations, qu’elle serait favorable au projet de mariage avec Gabriel Clamand. Il en attendait un apaisement pour les nervosités de sa fille. — Hélas ! S’il en eût par avance deviné la véritable teneur, comme il eût souhaité qu’au contraire elle fût reculée, et que son enfant eût des jours et des jours à vivre, dans ce trouble d’une amoureuse ingénue, tantôt ravie, tantôt inquiète, toujours pleine d’espérance ! Et cette femme, qui croyait connaître son mari, que n’eût-elle pas fait pour empêcher cet entretien de sa fille et de son mari, si elle eût prévu qu’en envoyant celte enfant à ce tête-à-tête elle l’envoyait à un supplice qu’elle n’eût même pas osé imaginer ! Car ce fut elle-même qui à onze heures, et au moment de la séparation générale, dit à Béatrice tout bas : « Tâche donc de causer avec ton père maintenant. Il nous a rubiconnés. Il est de bonne humeur… Du courage pour Gabriel… » ajouta-t-elle en laissant la jeune fille seule avec Nortier sur le palier du premier étage, où elle et son mari avaient tous deux leur appartement, chacun à une extrémité. Elle avait à peine disparu que l’homme d’affaires, comme s’il eût entendu distinctement ce conseil chuchoté à l’oreille de Béatrice, disait à celle-ci : — «  J’ai à vous parler. Voulez-vous venir quelques instants chez-moi ? » — « Oh ! oui, mon père ! » fit-elle dans un élan de reconnaissance que l’autre arrêta d’un geste. Puis, calmement, froidement, comme il se serait rendu à un de ses conseils d’administration, il la précéda dans le couloir, jusqu’à la porte qui donnait dans l’espèce de fumoir-bibliothèque qui précédait sa chambre à coucher. L’ayant fait entrer, il dit à son valet de chambre, qui l’attendait dans la pièce voisine, de se retirer et de venir le réveiller le lendemain à l’heure habituelle. Quoique cette ponctualité dans le détail de ses ordres de nuit ne présageât guère une explication tragique, son expression était si glacée, et, en même temps, son regard continuait de brûler dans cette face froide d’une flamme si inquiétante, que le cœur de Béatrice était comme serré à l’attente de ce qui allait se passer entre elle et cet homme. Il finit, après avoir bien vérifié et le départ du domestique et la solitude du corridor, par aller à un coffre-fort scellé dans le mur. Il en tira deux enveloppes, qu’il posa sur le bureau, puis, ayant fait à Béatrice, qui était demeurée debout, signe de s’asseoir, il s’assit lui-même à ce bureau, et il commença : « — Votre mère m’a dit qu’elle vous avait parlé d’une demande en mariage dont vous avez été l’objet ?… » Comme on a vu, il ne tutoyait jamais la jeune fille. Cette appellation cérémonieuse qu’il employait, d’ailleurs, aussi pour son autre enfant faisait, ou semblait faire partie du château de Malenoue, de l’hôtel à Paris, de la chasse, de toute cette existence seigneuriale qui ne comporte pas les familiarités vulgaires. Pourquoi, à cette minute, ce « vous » usuel acheva-t-il d’angoisser Béatrice, qui répondit à voix basse : — « Oui, mon père. » — « Elle vous a nommé le jeune homme, M. Gabriel Clamand ? » — « Elle me l’a nommé, » fit la jeune fille. — « Il paraît, m’a-t-elle dit encore, qu’elle vous a trouvée disposée à ce mariage ?… Hé bien ! C’est à cause de cela que j’ai tenu à causer avec vous ce soir même, pour que vous ne vous mettiez pas en tête des idées qui ne se réaliseront pas, et puis pour que vous ne vous laissiez pas aller à montrer à un garçon qui doit nous rester étranger une sympathie qui pourrait vous compromettre. Vous n’épouserez pas M. Clamand… » — « Mon père », s’écria Béatrice, « ce n’est pas possible que vous ayez pris cette décision sans m’entendre, quand il s’agit du bonheur de toute ma vie ! Ce n’est pas possible que vous ne teniez pas compte de mon cœur !… Vous venez vous-même de me dire que maman vous a tout raconté, vous savez que M. Clamand n’est pas un indifférent pour moi, vous savez que je l’aime, » ajouta-t-elle en rougissant de tout son joli visage. « S’il y a une raison qui exige que je sacrifie cet amour, je suis prête à vous obéir, mais, je vous en conjure, laissez-moi la connaître, la discuter… Oh ! je suis sûre de vous faire revenir sur votre résolution. Elle serait trop cruelle… » — « Oui, » répondit Nortier, « il y a une raison, et cette raison est que j’ai arrangé pour vous un autre mariage… » — « Avec qui ?… » balbutia-t-elle, haletante. — « Avec M. de Longuillon, » dit-il en posant la main sur les papiers qu’il avait devant lui, d un geste dont Béatrice allait comprendre la terrible signification. A peine si elle y prit garde, tant le nom, absolument inattendu, que Nortier venait de prononcer l’avait bouleversée de répulsion. Elle répétait par deux fois : — « M. de Longuillon ! Vous voulez que j’épouse M. de Longuillon !… » Puis la pâleur envahit sa noble physionomie, ses sourcils se froncèrent, toute l’énergie passionnée que l’hérédité de son vrai père avait mise dans son sang passa dans ses yeux, elle secoua la tête, et elle dit d’une voix encore basse, mais ferme, cette fois, et en regardant son interlocuteur bien en face : — « Non, mon père, je n’épouserai pas M. de Longuillon. » — « C’ est ce que nous verrons, » répliqua flegmatiquement Nortier. « Mais avant de reprendre ce sujet, j’aurais à vous poser une question. Écoutez-en, je vous prie, tous les termes attentivement. Ils ont tous leur importance… Vous avez deux très jolis chevaux de selle, n’est-il pas vrai ! " continua-t-il après un silence. « Vous ne comprenez pas, — vous comprendrez tout à l’heure. Je répète que vous avez deux très jolis chevaux. Imaginez qu’il vous fût démontré que ces deux bêtes, dont vous vous serviez en croyant qu’elles étaient à vous, appartinssent à quelqu’un d’autre, et que cette révélation vous fût faite après des années d’usage, de manière qu’il vous fût impossible de les rendre tels qu’ils vous avaient été livrés, estimez-vous que, oui ou non, vous devriez une compensation à leur légitime propriétaire ?… » — « Où voulez-vous en venir, mon père ? » dit-elle, « ne me parlez ni par énigmes ni par plaisanterie… C’est trop grave… » — « Je vous répète : devriez-vous une compensation ? » insista Nortier. — « Evidemment, » dit-elle, » mais pourquoi ?… » — « Pourquoi ? — vous allez le savoir, » reprit le bourreau, dont les lèvres cette fois, tremblaient de haine assouvie en prononçant ces phrases abominables : « Si vous estimez dans votre conscience » - il osa employer ce mot à cette minute ! — « que nous devons une indemnité quand il s’agit de l’usage d’objets d’une toute petite valeur, mais qui n’étaient pas à nous, admettrez-vous que quelqu’un ait pu prendre le nom d’un autre, vivre dans la maison d’un autre, de l’argent d’un autre, dans le luxe d’un autre, vingt ans durant, et qu’il ne lui doive rien ?… Ne m’interrompez pas. L’heure est venue où il faut que vous sachiez la vérité… Ne m’appelez plus jamais votre père. Vous n’êtes pas ma fille. Entendez-vous bien ? Vous n’êtes pas ma fille… J’en ai les preuves là, » et de sa main il toucha une des deux enveloppes : — « Il y a vingt ans que je vous supporte ici, chez moi, — vingt ans que pour des motifs dont je n’ai pas à vous rendre compte je vous donne mon nom, vingt ans que vous vivez de mon argent, que vous vous habillez de mon argent, que vous vous faites servir par mes domestiques, que vous montez dans mes voitures… Tout est à moi, de ce que vous avez sur vous, tout est à moi, à moi, à moi, — tout, excepté vous… Votre mère n’avait rien quand je l’ai épousée. J’ai ici » - et il toucha l’autre enveloppe - « la note de ce que j’ai dépensé pour vous depuis que vous êtes née… Voulez-vous que je vous dise le chiffre ?… Commencez-vous à comprendre pourquoi je vous ai dit tout à l’heure que vous épouseriez M. de Longuillon ?… J’ai une raison d’intérêt extrêmement importante pour moi, qui m’a décidé à vouloir ce mariage… Faites-le, et je vous tiens quitte de votre dette… Si vous ne voulez pas le faire, alors, je me paierai moi-même en vous chassant, vous et votre mère. Je vous répète que j’ai là mes preuves. Il y aura un scandale, un procès. Cela m’est égal, aujourd’hui… Choisissez. Je vous donne vingt-quatre heures pour réfléchir. Si c’est oui, je considérerai que vous avez acquitté la dette de votre mère et la vôtre. Je continuerai à me taire avec elle, comme je me suis tu jusqu’à présent… Si c’est non, vous l’aurez voulu… Et maintenant, rentrez chez vous. Nous n’avons plus rien à nous dire… »