Un hiver à Majorque/Chapitre 12

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V.

Ce n’est pas à Palma, mais à Barcelone, dans les ruines de la maison de l’inquisition, que j’ai vu ces cachots creusés dans des massifs de quatorze pieds d’épaisseur. Il est fort possible qu’il n’y eût point de prisonniers dans ceux de Palma lorsque le peuple y pénétra. Il est bon de demander grâce à la susceptibilité majorquine pour la licence poétique que j’ai prise dans le fragment qu’on vient de lire.

Cependant je dois dire que, comme on n’invente rien qui n’ait un certain fonds de vérité, j’ai vu à Majorque, un prêtre, aujourd’hui curé d’une paroisse de Palma, qui m’a dit avoir passé sept ans de sa vie, la fleur de sa jeunesse, dans les prisons de l’inquisition, et n’en être sorti que par la protection d’une dame qui lui portait un vif intérêt. C’était un homme dans la force de l’âge, avec des yeux fort vifs et des manières enjouée. Il ne paraissait pas regretter beaucoup le régime du saint office.

À propos de ce couvent des dominicains, je citerai un passage de Grasset de Saint Sauveur, qu’on ne peut accuser de partialité ; car il fait, au préalable, un pompeux éloge des inquisiteurs avec lesquels il a été en relation à Majorque :

« On voit cependant encore dans le cloître de Saint-Dominique des peintures qui rappellent la barbarie exercée autrefois sur les juifs. Chacun des malheureux qui ont été brûlés est représenté dans un tableau au bas duquel sont écrits son nom, son âge, et l’époque où il fut victime.

« On m’a assuré qu’il y a peu d’années les descendants de ces infortunés, formant aujourd’hui une classe particulière parmi les habitants de Palma, sous la ridicule dénomination de chouettes, avaient en vain offert des sommes assez fortes pour obtenir qu’on effaçât ces monuments affligeants. Je me suis refusé à croire ce fait…

« Je n’oublierai cependant jamais qu’un jour, me promenant dans le cloître des dominicains, je considérais avec douleur ces tristes peintures : un moine s’approcha de moi, et me fit remarquer parmi ces tableaux plusieurs marqués d’ossements en croix. — Ce sont, me dit-il, les portraits de ceux dont les cendres ont été exhumées et jetées au vent.



Armoiries. (Page 27.)

« Mon sang se glaça ; je sortis brusquement, le cœur navré et l’esprit frappé de cette scène.

« Le hasard fit tomber entre mes mains une relation imprimée en 1755 par l’ordre de l’inquisition, contenant les noms, surnoms, qualités et délits des malheureux sentenciés à Majorque depuis l’année 1645 jusqu’en 1691.

« Je lus en frémissant cet écrit : j’y trouvai quatre Majorquins, dont une femme, brûlés vifs pour cause de judaïsme ; trente-deux autres morts, pour le même délit, dans les cachots de l’inquisition, et dont les corps avaient été brûlés ; trois dont les cendres ont été exhumées et jetées au vent ; un Hollandais accusé de luthéranisme ; un Majorquin, de mahométisme ; six Portugais, dont une femme, et sept-Majorquins, prévenus de judaïsme, brûlés en effigie, ayant eu le bonheur de s’échapper. Je comptai deux cent seize autres victimes, Majorquins et étrangers, accusés de judaïsme, d’hérésie ou de mahométisme, sortis des prisons, après s’être rétractés publiquement et remis dans le sein de l’Église. »

Cet affreux catalogue était clôturé par un arrêté de l’inquisition non moins horrible.

M. Grasset donne ici le texte espagnol, dont voici la traduction exacte :

« Tous les coupables mentionnés dans cette relation ont été publiquement condamnés par le saint-office, comme hérétiques formels ; tous leurs biens confisqués et appliqués au fisc royal ; déclarés inhabiles et incapables d’occuper ni d’obtenir ni dignités ni bénéfices, tant ecclésiastiques que séculiers, ni autres offices publics ni honorifiques ; ne pouvant porter sur leurs personnes, ni faire porter à celles qui en dépendent, ni or ni argent, perles, pierres précieuses, corail, soie, camelot, ni drap fin ; ni monter à cheval, ni porter des armes, ni exercer et user des autres choses qui, par droit commun, lois et pragmatiques de ce royaume, instructions et style du saint office, sont prohibées à des individus ainsi dégradés ; la même prohibition s’étendant, pour les femmes condamnées au feu, à leurs fils et à leurs filles, et pour les hommes jusqu’à leurs petits-fils en ligne masculine, condamnant en même temps la mémoire de ceux exécutés en effigie, ordonnant que leurs ossements (pouvant les distinguer de ceux des fidèles chrétiens) soient exhumés, remis à la justice et au bras séculier, pour être brûlés et réduits en cendres ; que l’on effacera ou raclera toutes inscriptions qui se trouveraient sur les sépultures, ou armes, soit apposées, soit peintes, en quelque lieu que ce soit, de manière qu’il ne reste d’eux, sur la face de la terre, que la mémoire de leur sentence et de son exécution. »

Quand on lit de semblables documents, si voisins de notre époque, et quand on voit l’invincible haine qui, après douze ou quinze générations de juifs convertis au christianisme, poursuit encore aujourd’hui cette race infortunée à Majorque, on ne saurait croire que l’esprit de l’inquisition y fût éteint aussi parfaitement qu’on le dit à l’époque du décret de Mendizabal.

Je ne terminerai pas cet article, et je ne sortirai pas du couvent de l’inquisition, sans faire part à mes lecteurs d’une découverte assez curieuse, dont tout l’honneur revient à M. Tastu, et qui eût fait, il y a trente ans, la fortune de cet érudit, à moins qu’il ne l’eût, d’un cœur joyeux, portée au maître du monde, sans songer à en tirer parti pour lui-même, supposition qui est bien plus conforme que l’autre à son caractère d’artiste insouciant et désintéressé.

Cette note est trop intéressante pour que j’essaie de la tronquer. La voici telle qu’elle a été remise entre mes mains, avec l’autorisation de la publier.


COUVENT DE SAINT-DOMINIQUE,

à palma de mallorca.


Un compagnon de saint Dominique, Michel de Fabra, fut le fondateur de l’ordre des frères prêcheurs à Mallorca. Il était originaire de la Vieille-Castille, et accompagnait Jacques ier à la conquête de la grande Baléare, en 1229. Son instruction était grande et variée, sa dévotion remarquable ; ce qui lui donnait auprès du Conquistador, de ses nobles compagnons, et des soldats même, une puissante autorité. Il haranguait les troupes, célébrait le service divin, donnait la communion aux assistants et combattait les infidèles, comme le faisaient à cette époque les ecclésiastiques. Les Arabes disaient que la sainte Vierge et le père Michel seuls les avaient conquis. Les soldats aragonais-catalans priaient, dit-on, après Dieu et la sainte Vierge, le père Michel Fabra.

L’illustre dominicain avait reçu l’habit de son ordre à Toulouse des mains de son ami Dominique : il fut envoyé par lui à Paris avec deux autres compagnons pour y remplir une mission importante. Ce fut lui qui établit à Palma le premier couvent des dominicains, au moyen d’une donation que lui fit le procureur du premier évêque de Mallorca, D. J. R. de Torella : ceci se passait en l’an 1231.

Une mosquée et quelques toises de terrain qui en dépendaient servirent à la première fondation. Les frères prêcheurs agrandirent plus tard la communauté, au moyen d’un commerce lucratif de toute espèce de marchandises, et des donations assez fréquentes qui leur étaient faites par les fidèles. Cependant le premier fondateur, frère de Michel de Fabra, était allé mourir à Valence, qu’il avait aidé à conquérir.

Jaime Fabra fut l’architecte du couvent des dominicains. On ne dit pas que celui-ci fût de la famille du père Michel, son homonyme ; on sait seulement qu’il donna ses plans vers 1296, comme il traça plus tard ceux de la cathédrale de Barcelone (1317), et bien d’autres sur les terres des rois d’Aragon.

Le couvent et son église ont dû éprouver bien des changements avec le temps, si l’on compare un instant, comme nous l’avons fait, les diverses parties des monuments ruinés par la mine. Ici reste à peine debout un riche portail, dont le style tient du quatorzième siècle ; mais plus loin, faisant partie du monument, ces arches brisées, ces lourdes clefs de voûte gisantes sur les décombres, vous annoncent que des architectes autres que Jaime Fabra, mais bien inférieurs à lui, ont passé par là.

Sur ces vastes ruines où il n’est resté debout que quelques palmiers séculaires, conservés à notre instante prière, nous avons pu déplorer, comme nous l’avons fait sur celles des couvents de Sainte-Catherine et de Saint-François de Barcelone, que la froide politique eût seule présidé à ces démolitions faites sans discernement.

En effet, l’art et l’histoire n’ont rien perdu à voir tomber les couvents de Saint-Jérôme à Palma, ou le couvent de Saint-François qui bordait en la gênant la muralla de Mar à Barcelone ; mais, au nom de l’histoire, au nom de l’art, pourquoi ne pas conserver comme monuments, les couvents de Sainte-Catherine de Barcelone et celui de Saint-Dominique de Palma, dont les nefs abritaient les tombes des gens de bien, las sepulturas de personas de be, comme le dit un petit cahier que nous avons eu entre les mains, et qui faisait partie des archives du couvent ? On y lisait, après les noms de N. Cotoner, grand maître de Malte, ceux des Damelo, des Muntaner, des Villalonga, des La Romana, des Bonapart ! Ce livre, ainsi que tout ce qui était le couvent, appartient aujourd’hui à l’entrepreneur des démolitions.

Cet homme, vrai type mallorquin, dont le premier abord vous saisit, mais ensuite vous captive et vous rassure, voyant l’intérêt que nous prenions à ces ruines, à ces souvenirs historiques, et d’ailleurs, comme tout homme du peuple, partisan du grand Napoléon, s’empressa de nous indiquer la tombe armoriée des Bonapart, ses aïeux, car telle est la tradition mallorquine. Elle nous a paru assez curieuse pour faire quelques recherches à ce sujet ; mais, occupé d’autres travaux, nous n’avons pu y donner le temps et l’attention nécessaires pour les compléter.

Nous avons retrouvé les armoiries des Bonapart, qui sont :

Parti d’azur, chargé de six étoiles d’or, à six pointes, deux, deux et deux, et de gueules, au lion d’or léopardé, au chef d’or, chargé d’un aigle naissant de sable ;

1o Dans un nobiliaire, ou livre de blason, qui fait partie des richesses renfermées dans la bibliothèque de M. le comte de Montenegro, nous avons pris un fac-similé de ces armoiries ;

2o À Barcelone, dans un autre nobiliaire espagnol, moins beau d’exécution, appartenant au savant archiviste de la couronne d’Aragon, et dans lequel on trouve, à la date du 15 juin 1549, les preuves de noblesse de la famille des Fortuny, au nombre desquelles figure, parmi les quatre quartiers, celui de l’aïeule maternelle, qui était de la maison de Bonapart.

Dans le registre : Indice : Pedro iii, tome ii des archives de la couronne d’Aragon, se trouvent mentionnés deux actes à la date de 1276, relatifs à des membres de la famille Bonpar. Ce nom, d’origine provençale ou languedocienne, en subissant, comme tant d’autres de la même époque, l’altération mallorquine, serait devenu Bonapart.

En 1411, Hugo Bonapart, natif de Mallorca, passa dans l’île de Corse en qualité de régent ou gouverneur pour le roi Martin d’Aragon ; et c’est à lui qu’on ferait remonter l’origine des Bonaparte, ou, comme on a dit plus tard : Buonaparte ; ainsi Bonapart est le nom roman, Bonaparte l’italien ancien, et Buonaparte l’italien moderne. On sait que les membres de la famille de Napoléon signaient indifféremment Bonaparte ou Buonaparte.

Qui sait l’importance que ces légers indices, découverts quelques années plus tôt, auraient pu acquérir, s’ils avaient servi à démontrer à Napoléon, qui tenait tant à être Français, que sa famille était originaire de France ?


Pour n’avoir plus la même valeur politique aujourd’hui, la découverte de M. Tastu n’en est pas moins intéressante, et si j’avais quelque voix au chapitre des fonds destinés aux lettres par le gouvernement français, je procurerais à ce bibliographe les moyens de la compléter.

Il importe assez peu aujourd’hui, j’en conviens, de s’assurer de l’origine française de Napoléon. Ce grand capitaine, qui, dans mes idées (j’en demande bien pardon à la mode), n’est pas un si grand prince, mais qui, de sa nature personnelle, était certes un grand homme, a bien su se faire adopter par la France, et la postérité ne lui demandera pas si ses ancêtres furent Florentins, Corses, Majorquins ou Languedociens ; mais l’histoire sera toujours intéressée à lever le voile qui couvre cette race prédestinée, où Napoléon n’est certes pas un accident fortuit, un fait isolé. Je suis sûr qu’en cherchant bien, on trouverait dans les générations antérieures de cette famille des hommes ou des femmes dignes d’une telle descendance, et ici les blasons, ces insignes dont la loi d’égalité a fait justice, mais dont l’historien doit toujours tenir compte, comme de monuments très-significatifs, pourraient bien jeter quelque lumière sur la destinée guerrière ou ambitieuse des anciens Bonaparte.

En effet, jamais écu fut-il plus fier et plus symbolique que celui de ces chevaliers majorquins ? Ce lion dans l’attitude du combat, ce ciel parsemé d’étoiles d’où cherche à se dégager l’aigle prophétique, n’est-ce pas comme l’hiéroglyphe mystérieux d’une destinée peu commune ? Napoléon, qui aimait la poésie des étoiles avec une sorte de superstition, et qui donnait l’aigle pour blason à la France, avait-il donc connaissance de son écu majorquin, et, n’ayant pu remonter jusqu’à la source présumée des Bonpar provençaux, gardait-il le silence sur ses aïeux espagnols ? C’est le sort des grands hommes, après leur mort, de voir les nations se disputer leurs berceaux ou leurs tombes.

BONAPART.
(Tiré d’un armorial MS., contenant les blasons des principales familles de Mallorca, etc., etc. Le MS. appartenait à D. Juan Dameto cronista de Mallorca, mort en 1633, et se conserve dans la bibliothèque du comte de Montenegro. Le MS. est du seizième siècle.)


Mallorca, 20 septembre 1837.
M. TASTU.


PROVAS DE PERA FORTUNY A 13 DE JUNY DE 1549.


No 1.
FORTUNY,
SON PARE, SOLAR DE MALLORCA.

FORTUNY,

Son père, ancienne maison noble de Mallorca.

Camp de plata, cinq torteus negres, en dos, dos, y un.

Champ d’argent, cinq tourteaux de sable, deux, deux et un.


No 2.
COS,
SA MARE, SOLAR DE MALLORCA.

COS,

Sa mère, maison noble de Mallorca.

Camp vermell ; un os de or, portant una flor de lliri sobre lo cap, del mateix.

Champ de gueules, ours d’or couronné d’une fleur de lis de même.


No 3.
BONAPART,
SA AVIA PATERNA, SOLAR DE MALORCA.

BONAPART,

Son aïeule paternelle, ancienne maison noble de Mallorca.

Ici manquait l’explication du blason : les différences proviennent de celui qui a peint ce nobiliaire : il n’a pas tenu compte qu’il décalquait ; d’ailleurs il a manqué d’exactitude.


No 4.
GARI,
SA AVIA MATERNA, SOLAR DE MALLORCA.

GARI,

Son aïeule maternelle, ancienne maison noble de Mallorca.

Partit en pal, primer vermell, ad tres torres de plata, en dos, y una ; segon blau, ab tres faxas ondeades, de plata.

Parti de gueules et d’azur, trois tours d’argent, deux, une, et trois fasces ondées, d’argent.