Un hiver à Majorque/Chapitre 11

◄  III.
V.  ►

IV.

LE COUVENT DE L’INQUISITION.

Parmi les décombres d’un couvent ruiné, deux hommes se rencontrèrent à la clarté sereine de la lune. L’un semblait à la fleur de l’âge, l’autre courbé sous le poids des années, et pourtant celui-là était le plus jeune des deux.

Tous deux tressaillirent en se trouvant face à face ; car la nuit était avancée, la rue déserte, et l’heure sonnait lugubre et lente au clocher de la cathédrale.

Celui qui paraissait vieux prit le premier la parole :

« Qui que tu sois, dit-il, homme, ne crains rien de moi ; je suis faible et brisé : n’attends rien de moi non plus, car je suis pauvre et nu sur la terre.

— Ami, répondit le jeune homme, je ne suis hostile qu’à ceux qui m’attaquent, et, comme toi, je suis trop pauvre pour craindre les voleurs.

— Frère, reprit l’homme aux traits flétris, pourquoi donc as-tu tressailli tout à l’heure à mon approche ?

— Parce que je suis un peu superstitieux, comme tous les artistes, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui ne sont plus, et dont nous foulons les tombes brisées. Et toi, l’ami, pourquoi as-tu également frémi à mon approche ?

— Parce que je suis très-superstitieux, comme tous les moines, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui m’ont renfermé vivant dans les tombes que tu foules.

— Que dis-tu ? Es-tu donc un de ces hommes que j’ai avidement et vainement cherchés sur le sol de l’Espagne ?

— Tu ne nous trouveras plus nulle part à la clarté du soleil ; mais, dans les ombres de la nuit, tu pourras nous rencontrer encore. Maintenant ton attente est remplie ; que veux-tu faire d’un moine ?

— Le regarder, l’interroger, mon père ; graver ses traits dans ma mémoire, afin de les retracer par la peinture ; recueillir ses paroles, afin de les redire à mes compatriotes ; le connaître enfin, pour me pénétrer de ce qu’il y a de mystérieux, de poétique et de grand dans la personne du moine et dans la vie du cloître.

— D’où te vient, ô voyageur ! l’étrange idée que tu te fais de ces choses ? N’es-tu pas d’un pays où la domination des papes est abattue, les moines proscrits, les cloîtres supprimés ?

— Il est encore parmi nous des âmes religieuses envers le passé, et des imaginations ardentes frappées de la poésie du moyen âge. Tout ce qui peut nous en apporter un faible parfum, nous le cherchons, nous le vénérons, nous l’adorons presque. Ah ! ne crois pas, mon père, que nous soyons tous des profanateurs aveugles. Nous autres artistes, nous haïssons ce peuple brutal qui souille et brise tout ce qu’il touche. Bien loin de ratifier ses arrêts de meurtre et de destruction, nous nous efforçons dans nos tableaux, dans nos poésies, sur nos théâtres, dans toutes nos œuvres enfin, de rendre la vie aux vieilles traditions, et de ranimer l’esprit de mysticisme qui engendra l’art chrétien, cet enfant sublime !

— Que dis-tu là, mon fils ? Est-il possible que les artistes de ton pays libre et florissant s’inspirent ailleurs que dans le présent ? Ils ont tant de choses nouvelles à chanter, à peindre, à illustrer ! et ils vivraient, comme tu le dis, courbés sur la terre où dorment leurs aïeux ? Ils chercheraient dans la poussière des tombeaux une inspiration riante et féconde, lorsque Dieu, dans sa bonté, leur a fait une vie si douce et si belle ?

— J’ignore, bon religieux, en quoi notre vie peut être telle que tu te la représentes. Nous autres artistes, nous ne nous occupons point des faits politiques, et les questions sociales nous intéressent encore moins. Nous chercherions en vain la poésie dans ce qui se passe autour de nous. Les arts languissent, l’inspiration est étouffée, le mauvais goût triomphe, la vie matérielle absorbe les hommes ; et, si nous n’avions pas le culte du passé et les monuments des siècles de foi pour nous retremper, nous perdrions entièrement le feu sacré que nous gardons à grand’peine.

— On m’avait dit pourtant que jamais le génie humain n’avait porté aussi loin que dans vos contrées la science du bonheur, les merveilles de l’industrie, les bienfaits de la liberté. On m’avait donc trompé ?

— Si on t’a dit, mon père, qu’en aucun temps on n’avait puisé dans les richesses matérielles un si grand luxe, un tel bien-être, et, dans la ruine de l’ancienne société, une si effrayante diversité de goûts, d’opinions et de croyances, on t’a dit la vérité. Mais si on ne t’a pas dit que toutes ces choses, au lieu de nous rendre heureux, nous ont avilis et dégradés, on ne t’a pas dit toute la vérité.

— D’où peut donc venir un résultat si étrange ? Toutes les sources du bonheur se sont empoisonnées sur vos lèvres, et ce qui fait l’homme grand, juste et bon, le bien-être et la liberté, vous a faits petits et misérables ? Explique-moi ce prodige.

— Mon père, est-ce à moi de te rappeler que l’homme ne vit pas seulement de pain ? Si nous avons perdu la foi, tout ce que nous avons acquis d’ailleurs n’a pu profiter à nos âmes.

— Explique-moi encore, mon fils, comment vous avez perdu la foi, alors que, les persécutions religieuses cessant chez vous, vous avez pu élargir vos âmes et lever vos yeux vers la lumière divine ? C’était le moment de croire, puisque c’était le moment de savoir. Et, à ce moment-là, vous avez douté ? Quel nuage a donc passé sur vos têtes ?

— Le nuage de la faiblesse et de la misère humaines. L’examen n’est-il pas incompatible avec la foi, mon père ?

— C’est comme si tu demandais, ô jeune homme ! si la foi est compatible avec la vérité. Tu ne crois donc à rien, mon fils ? ou bien tu crois au mensonge ?

— Hélas ! moi, je ne crois qu’à l’art. Mais n’est-ce pas assez pour donner à l’âme une force, une confiance et des joies sublimes ?

— Je l’ignorais, mon fils, et je ne le comprends pas. Il y a donc encore chez vous quelques hommes heureux ? Et toi-même, tu t’es donc préservé de l’abattement et de la douleur ?

— Non, mon père ; les artistes sont les plus malheureux, les plus indignés, les plus tourmentés des hommes ; car ils voient chaque jour tomber plus bas l’objet de leur culte, et leurs efforts sont impuissants pour le relever.

— D’où vient que des hommes aussi pénétrés laissent périr les arts au lieu de les faire revivre ?

— C’est qu’ils n’ont plus de foi, et que sans la foi il n’y a plus d’art possible.

— Ne viens-tu pas de me dire que l’art était pour toi une religion ? Tu te contredis, mon fils, ou bien je ne sais pas te comprendre.

— Et comment ne serions-nous pas en contradiction avec nous-mêmes, ô mon père ! nous autres à qui Dieu a confié une mission que le monde nous dénie, nous à qui le présent ferme les portes de la gloire, de l’inspiration, de la vie ; nous qui sommes forcés de vivre dans le passé, et d’interroger les morts sur les secrets de l’éternelle beauté dont les hommes d’aujourd’hui ont perdu le culte et renversé les autels ? Devant les œuvres des grands maîtres, et lorsque l’espérance de les égaler nous sourit, nous sommes remplis de force et d’enthousiasme ; mais lorsqu’il faut réaliser nos rêves ambitieux, et qu’un monde incrédule et borné souffle sur nous le froid du dédain et de la raillerie, nous ne pouvons rien produire qui soit conforme à notre idéal, et la pensée meurt dans notre sein avant que d’éclore à la lumière.

Le jeune artiste parlait avec amertume, la lune éclairait son visage triste et fier, et le moine immobile le contemplait avec une surprise naïve et bienveillante.

— Asseyons-nous ici, dit ce dernier après un moment de silence, en s’arrêtant près de la balustrade massive d’une terrasse qui dominait la ville, la campagne et la mer. »

C’était à l’angle de ce jardin des dominicains, naguère riche de fleurs, de fontaines et de marbres précieux, aujourd’hui jonché de décombres et envahi par toutes les longues herbes qui poussent avec tant de vigueur et de rapidité sur les ruines.

Le voyageur, dans son agitation, en froissa une dans sa main, et la jeta loin de lui avec un cri de douleur. Le moine sourit :

« Cette piqûre est vive, dit-il, mais elle n’est point dangereuse. Mon fils, cette ronce que tu touches sans ménagement et qui te blesse, c’est l’emblème de ces hommes grossiers dont tu te plaignais tout à l’heure. Ils envahissent les palais et les couvents. Ils montent sur les autels, et s’installent sur les débris des antiques splendeurs de ce monde. Vois avec quelle sève et quelle puissance ces herbes folles ont rempli les parterres où nous cultivions avec soin des plantes délicates et précieuses dont pas une n’a résisté à l’abandon ! De même les hommes simples et à demi sauvages qu’on jetait dehors comme des herbes inutiles ont repris leurs droits, et ont étouffé cette plante vénéneuse qui croissait dans l’ombre et qu’on appelait l’inquisition.

— Ne pouvaient-ils donc l’étouffer sans détruire avec elle les sanctuaires de l’art chrétien et les œuvres du génie ?

— Il fallait arracher la plante maudite, car elle était vivace et rampante. Il a fallu détruire jusque dans leurs fondements ces cloîtres où sa racine était cachée.

— Eh bien, mon père, ces herbes épineuses qui croissent à la place, en quoi sont-elles belles et à quoi sont-elles bonnes ? »

Le moine rêva un instant et répondit :

« Comme vous me dites que vous êtes peintre, sans doute vous ferez un dessin d’après ces ruines ?

— Certainement. Où voulez-vous en venir ?

— Éviterez-vous de dessiner ces grandes ronces qui retombent en festons sur les décombres, et qui se balancent au vent, ou bien en ferez-vous un accessoire heureux de votre composition, comme je l’ai vu dans un tableau de Salvator Rosa ?

— Elles sont les inséparables compagnes des ruines, et aucun peintre ne manque d’en tirer parti.

— Elles ont donc leur beauté, leur signification, et par conséquent leur utilité.

— Votre parabole n’en est pas plus juste, mon père ; asseyez des mendiants et des bohémiens sur ces ruines, elles n’en seront que plus sinistres et plus désolées. L’aspect du tableau y gagnera ; mais l’humanité, qu’y gagne-t-elle ?

— Un beau tableau peut-être, et à coup sûr une grande leçon. Mais vous autres artistes, qui donnez cette leçon-là, vous ne comprenez pas ce que vous faites, et vous ne voyez ici que des pierres qui tombent et de l’herbe qui pousse.

— Vous êtes sévère ; vous qui parlez ainsi, on pourrait vous répondre que vous ne voyez dans cette catastrophe que votre prison détruite et votre liberté recouvrée ; car je soupçonne, mon père, que le couvent n’était pas de votre goût.

— Et vous, mon fils, auriez-vous poussé l’amour de l’art, et de la poésie jusqu’à vivre ici sans regret ?

— Je m’imagine que c’eût été pour moi la plus belle vie du monde. Oh ! que ce couvent devait être vaste et d’un noble style ! Que ces vestiges annoncent de splendeur et d’élégance ! Qu’il devait être doux de venir ici, le soir, respirer une douce brise et rêver au bruit de la mer, lorsque ces légères galeries étaient pavées de riches mosaïques, que des eaux cristallines murmuraient dans des bassins de marbre, et qu’une lampe d’argent s’allumait comme une pâle étoile au fond du sanctuaire ! De quelle paix profonde, de quel majestueux silence vous deviez jouir lorsque le respect et la confiance des hommes vous entouraient d’une invincible enceinte, et qu’on se signait en baissant la voix chaque fois qu’on passait devant vos mystérieux portiques ! Eh ! qui n’eût voulu pouvoir abjurer tous les soucis, toutes les fatigues et toutes les ambitions de la vie sociale pour venir s’enterrer ici, dans le calme et l’oubli du monde entier, à la condition d’y rester artiste et d’y pouvoir consacrer dix ans, vingt ans peut-être, à un seul tableau qu’on eût poli lentement, comme un diamant précieux, et qu’on eût vu placer sur un autel, non pour y être jugé et critiqué par le premier ignorant venu, mais salué et invoqué comme une digne représentation de la Divinité même !

— Étranger, dit le moine d’un ton sévère, tes paroles sont pleines d’orgueil et tes rêves ne sont que vanité. Dans cet art dont tu parles avec tant d’emphase et que tu fais si grand, tu ne vois que toi-même, et l’isolement que tu souhaiterais ne serait à tes yeux qu’un moyen de te grandir et de déifier. Je comprends maintenant comment tu peux croire à cet art égoïste sans croire à aucune religion ni à aucune société. Mais peut-être n’as-tu pas mûri ces choses dans ton esprit avant de les dire ; peut-être ignores-tu ce qui se passait dans ces antres de corruption et de terreur. Viens avec moi, et peut-être ce que je vais t’en apprendre changera tes sentiments et tes pensées.

À travers des montagnes de décombres et des précipices incertains et croulants, le moine conduisit, non sans danger, le jeune voyageur au centre du monastère détruit ; et là, à la place où avaient été les prisons, il le fit descendre avec précaution le long des parois d’un massif d’architecture épais de quinze pieds, que la bêche et la pioche avaient fendu dans toute sa profondeur. Au sein de cette affreuse croûte de pierre et de ciment s’ouvraient, comme des gueules béantes du sein de la terre, des loges sans air et sans jour, séparées les unes des autres par des massifs aussi épais que ceux qui pesaient sur leurs voûtes lugubres.

« Jeune homme, dit le moine, ces fosses que tu vois, ce ne sont pas des puits, ce ne sont pas même des tombes ; ce sont les cachots de l’inquisition. C’est là que, durant plusieurs siècles ont péri lentement tous les hommes qui, soit coupables, soit innocents devant Dieu, soit dégradés par le vice, soit égarés par la fureur, soit inspirés par le génie et la vertu, ont osé avoir une pensée différente de celle de l’inquisition.

« Ces pères dominicains étaient des savants, des lettrés, des artistes même. Ils avaient de vastes bibliothèques où les subtilités de la théologie, reliées dans l’or et la moire, étalaient sur des rayons d’ébène leurs marges reluisantes de perles et de rubis ; et cependant l’homme, ce livre vivant où de sa propre main Dieu a écrit sa pensée, ils le descendaient vivant et le tenaient caché dans les entrailles de la terre. Ils avaient des vases d’argent ciselés, des calices étincelants de pierreries, des tableaux magnifiques et des madones d’or et d’ivoire ; et cependant l’homme, ce vase d’élection, ce calice rempli de la grâce céleste, cette vivante image de Dieu, ils le livraient vivant au froid de la mort et aux vers du sépulcre. Tel d’entre eux cultivait des roses et des jonquilles avec autant de soin et d’amour qu’on en met à élever un enfant, qui voyait sans pitié son semblable, son frère, blanchir et pourrir dans l’humidité de la tombe.

« Voilà ce que c’est que le moine, mon fils, voilà ce que c’est que le cloître. Férocité brutale d’un côté, de l’autre lâche terreur ; intelligence égoïste ou dévotion sans entrailles, voilà ce que c’est que l’inquisition.

« Et de ce qu’en ouvrant ces caves infectes à la lumière des cieux la main des libérateurs a rencontré quelques colonnes et quelques dorures qu’elle a ébranlées ou ternies, faut-il replacer la dalle du sépulcre sur les victimes expirantes, et verser des larmes sur le sort de leurs bourreaux, parce qu’ils vont manquer d’or et d’esclaves ? »

L’artiste était descendu dans une des caves pour en examiner curieusement les parois. Un instant il essaya de se représenter la lutte que la volonté humaine, ensevelie vivante, pouvait soutenir contre l’horrible désespoir d’une telle captivité. Mais à peine ce tableau se fut-il peint à son imagination vive et impressionnable, qu’elle en fut remplie d’angoisse et de terreur. Il crut sentir ces voûtes glacées peser sur son âme ; ses membres frémirent, l’air manqua à sa poitrine, il se sentit défaillir en voulant s’élancer hors de cet abîme, et il s’écria en étendant les bras vers le moine, qui était resté à l’entrée :

« Aidez-moi, mon père au nom du ciel, aidez-moi à sortir d’ici !

— Eh bien, mon fils, dit le moine en lui tendant la main, ce que tu éprouves en regardant maintenant les étoiles brillantes sur ta tête, imagine comment je l’éprouvai lorsque je revis le soleil après dix ans d’un pareil supplice !

— Vous, malheureux moine ! s’écria le voyageur en se hâtant de marcher vers le jardin ; vous avez pu supporter dix ans de cette mort anticipée sans perdre la raison ou la vie ? Il me semble que, si j’étais resté là un instant de plus, je serais devenu idiot ou furieux. Non, je ne croyais pas que la vue d’un cachot pût produire d’aussi subites, d’aussi profondes terreurs, et je ne comprends pas que la pensée s’y habitue et s’y soumette. J’ai vu les instruments de torture à Venise ; j’ai vu aussi les cachots du palais ducal, avec l’impasse ténébreuse où l’on tombait frappé par une main invisible, et la dalle percée de trous par où le sang allait rejoindre les eaux du canal sans laisser de traces. Je n’ai eu là que l’idée d’une mort plus ou moins rapide. Mais dans ce cachot où je viens de descendre, c’est l’épouvantable idée de la vie qui se présente à l’esprit. Ô mon Dieu ! être là et ne pouvoir mourir !

— Regarde-moi, mon fils, dit le moine en découvrant sa tête chauve et flétrie ; je ne compte pas plus d’années que n’en révèlent ton visage mâle et ton front serein, et pourtant tu m’as pris sans doute pour un vieillard.

« Comment je méritai et comment je supportai ma lente agonie, il n’importe. Je ne demande pas ta pitié ; je n’en ai plus besoin, heureux et jeune que je me sens aujourd’hui en regardant ces murs détruits et ces cachots vides. Je ne veux pas non plus t’inspirer l’horreur des moines ; ils sont libres, je le suis aussi ; Dieu est bon pour tous. Mais, puisque tu es artiste, il te sera salutaire d’avoir connu une de ces émotions sans lesquelles l’artiste ne comprendrait pas son œuvre.

« Et si maintenant tu veux peindre ces ruines sur lesquelles tu venais tout à l’heure pleurer le passé, et parmi lesquelles je reviens chaque nuit me prosterner pour remercier Dieu du présent, ta main et ton génie seront animés peut-être d’une pensée plus haute que celle d’un lâche regret ou d’une stérile admiration. Bien des monuments, qui sont pour les antiquaires des objets d’un prix infini, n’ont d’autre mérite que de rappeler les faits que l’humanité consacra par leur érection, et souvent ce furent des faits iniques ou puérils. Puisque tu as voyagé, tu as vu à Gènes un pont jeté sur un abîme, des quais gigantesques, une riche et pesante église coûteusement élevée dans un quartier désert par la vanité d’un patricien qui ne voulait point passer l’eau ni s’agenouiller dans un temple avec les dévots de sa paroisse. Tu as vu peut-être aussi ces pyramides d’Égypte qui sont l’effrayant témoignage de l’esclavage des nations, ou ces dolmens sur lesquels le sang humain coulait par torrents pour satisfaire la soif inextinguible des divinités barbares. Mais vous autres artistes, vous ne considérez, pour la plupart, dans les œuvres de l’homme que la beauté ou la singularité de l’exécution, sans vous pénétrer de l’idée dont cette œuvre est la forme. Ainsi votre intelligence adore souvent l’expression d’un sentiment que votre cœur repousserait s’il en avait conscience.

« Voilà pourquoi vos propres œuvres manquent souvent de la vraie couleur de la vie, surtout lorsque, au lieu d’exprimer celle qui circule dans les veines de l’humanité agissante, vous vous efforcez froidement d’interpréter celle des morts que vous ne voulez pas comprendre.

— Mon père, répondit le jeune homme, je comprends tes leçons et je ne les rejette pas absolument ; mais crois-tu donc que l’art puisse s’inspirer d’une telle philosophie ? Tu expliques, avec la raison de notre âge, ce qui fut conçu dans un poétique délire par l’ingénieuse superstition de nos pères. Si, au lieu des riantes divinités de la Grèce, nous mettions à nu les banales allégories cachées sous leurs formes voluptueuses ; si, au lieu de la divine madone des Florentins, nous peignions, comme les Hollandais, une robuste servante d’estaminet ; enfin, si nous faisions de Jésus, fils de Dieu, un philosophe naïf de l’école de Platon ; au lieu de divinités nous n’aurions plus que des hommes, de même qu’ici, au lieu d’un temple chrétien, nous n’avons plus sous les yeux qu’un monceau de pierres.

— Mon fils, reprit le moine, si les Florentins ont donné des traits divins à la Vierge, c’est parce qu’ils y croyaient encore ; et si les Hollandais lui ont donné des traits vulgaires, c’est parce qu’ils n’y croyaient déjà plus. Et vous vous flattez aujourd’hui de peindre des sujets sacrés, vous qui ne croyez qu’à l’art, c’est-à-dire à vous-mêmes ! vous ne réussirez jamais. N’essayez donc de retracer que ce qui est palpable et vivant pour vous. »

« Si j’avais été peintre, moi, j’aurais fait un beau tableau consacré à retracer le jour de ma délivrance ; j’aurais représenté des hommes hardis et robustes, le marteau dans une main et le flambeau dans l’autre, pénétrant dans ces limbes de l’inquisition que je viens de te montrer, et relevant de la dalle fétide des spectres à l’œil terne, au sourire effaré. On aurait vu, en guise d’auréole, au-dessus de toutes ces têtes, la lumière des cieux tombant sur elles par la fente des voûtes brisées, et c’eût été un sujet aussi beau, aussi approprié à mon temps que le Jugement dernier de Michel-Ange le fut au sien : car ces hommes du peuple, qui te semblent si grossiers et si méprisables dans l’œuvre de la destruction, m’apparurent plus beaux et plus nobles que tous les anges du ciel ; de même que cette ruine, qui est pour toi un objet de tristesse et de consternation est pour moi un monument plus religieux qu’il ne le fut jamais avant sa chute.

« Si j’étais chargé d’ériger un autel destiné à transmettre aux âges futurs un témoignage de la grandeur et de la puissance du nôtre, je n’en voudrais pas d’autre que cette montagne de débris, au faîte de laquelle j’écrirais ceci sur la pierre consacrée :

« Au temps de l’ignorance et de la cruauté, les hommes adorèrent sur cet autel le Dieu des vengeances et des supplices. Au jour de la justice, et au nom, de l’humanité, les hommes ont renversé ces autels sanguinaires, abominables au Dieu de miséricorde. »



Armoiries.