Un grand symphoniste catholique : Anton Bruckner


II.

un grand symphoniste catholique : anton bruckner.


Il eut la foi de César Frank, le grand symphoniste catholique français. Et c’est avoir du coup pas mal de choses communes avec lui, mais au plus profond de l’âme. Et seulement là. Il est mort vierge ; il vécut dans la médiocrité comme un saint et fut accablé de misères ; il fut la vivante cible de tout ce que la clique viennoise amenée à Brahms par Hanslick comptait de farceurs et de vilains personnages ; il fut le bouc émissaire du wagnérisme, en ce sens que d’une part Wagner, à qui il avait dédié sa IIIe symphonie et qui l’appelait à son tour « le symphoniste de l’avenir », ne daigna jamais s’occuper de lui et ne permit jamais aux wagnériens la moindre distraction à son propre culte ; et que d’autre part, les adversaires de Wagner sentant impossible à blesser l’homme qui disposait d’un roi et… aussi d’un royaume qui était bel et bien de ce monde, se vengèrent sur l’innocent vieillard de génie, beaucoup trop impressionnable et naïf, et le prirent pour souffre-douleur. Tout ce que l’on n’osait dire, ni pouvait faire au dieu de Bayreuth, on l’osait dire et faire à Bruckner. Hélas ! la sensibilité merveilleuse de cet homme excellent, qui eut du génie comme les petits enfants ont de la grâce, en fut là toute sa vie, de se soucier des coups de pied et des pétarades à son adresse du moindre âne « brahmine », comme on disait à Vienne, et de croire que la critique en général et M. Hanslick en particulier existaient. Les « jugements » de celui-ci, grâce à Dieu, nous restent ! Il avait soin de les réunir en volumes ! Il demeure immortellement écrasé sous le poids de cette bibliothèque, un nouveau supplice dantesque, de cette bibliothèque où se trouvèrent conspués ou dédaignés les deux plus grands noms de l’Autriche de son temps, Smetana, le créateur de l’opéra tchèque et Bruckner. Brahms, qui n’était pas à tout prendre une âme basse, ne prenait pas part à la mêlée, mais pourtant laissait faire un mal dont il bénéficiait. Violent, bourru, irascible, grossier, gourmand et sensuel d’une façon tudesque, il n’eut jamais une parole de pitié pour la victime qui était la rançon de sa fortune. Quand Bruckner mourut, l’auteur du Requiem allemand vint montrer des yeux rouges à l’église ; mais c’est qu’il se sentait atteint, et il pleurait sur le prochain grand musicien que Vienne enterrerait. Comme il n’avait pas levé un doigt pour empêcher son âme damnée, Hanslick, de distiller son venin, il ne fit rien, lui qui pouvait tout, pour que la mort du Maître fût marquée de quelqu’une de ces grandes commémoraisons musicales qui sont l’usage de l’Autriche en pareil cas. Un an plus tard il avait disparu à son tour, sa fin ayant été hâtée par sa goinfrerie. Alors on vit se produire ce que tous les spectateurs sincères et impartiaux de ces deux vies avaient prévu. On rendit des honneurs énormes. Un temps on ne parla plus que de Brahms ; l’Allemagne d’après Wagner l’adopta pour son grand homme musical… Puis, tout à coup, tantôt ici, tantôt là, on vit apparaître toujours plus fréquent le nom de Bruckner ; des chefs d’orchestre très malins, comme Sigismond de Hausegger ou Georges Schnéevoigt, se plurent à assembler à certains concerts une symphonie de Brahms et une de Bruckner, et c’était comme un tableau d’Ingres et un de Delacroix affrontés. Puis bientôt l’invasion du nom de Bruckner fut si irrésistible, qu’aujourd’hui le seul fait de n’avoir pas écrit de concertos et de sonates qui puissent faire valoir des solistes, comme Brahms de qui l’on a deux concertos de piano, un de violon, un de violon et violoncelle et plusieurs sonates pour piano et piano et violon, permet encore de dire que Brahms est plus joué que Bruckner. Or cette année, qui a apporté avec le 11 octobre le dixième anniversaire de sa mort, est plus que jamais favorable à l’étude de ses neuf symphonies. Berlin donne la IVe et la VIIIe, Lubeck la IXe, à Munich, Schnéevoigt a donné la IIIe et donnera les Ve et VIe, Mottl a donné la grand’messe en fa mineur et donnera la IIe ; Prague aura la VIIe, et Vienne a consacré au vieux Maître le premier concert de la saison en entier[1]. Notez que je n’annonce là — et je me cite d’une autre revue à laquelle j’ai procuré cette information — que ce dont la rumeur est venue à mes oreilles. Ainsi plus se fatigue la renommée de Brahms, le rival heureux et mesquin, qui en est à la phase où elle cesse de monter ; plus la vraie gloire vient au naïf et grand vieillard dont la carrière artistique, aussi humble et noble que celle du père Franck, connut toutes les entraves et les pires haines, celles imméritées, et celles — du reste qui ont leur consolation en soi — de la libre pensée sectaire contre le catholicisme. Bruckner eut à vrai dire une population presque entière contre lui, les catholiques à Vienne comme ailleurs ne bougeant jamais pour la défense de l’un d’entre eux : il n’eut de réconfort qu’en Dieu ; et voici que, pour ce grand croyant, semble déjà se justifier définitivement une parole qu’il connaissait bien, sans avoir l’orgueil de se l’appliquer, sur celui qui s’élève et sera abaissé, tandis que se relèvera celui qui fut humilié.

On sait les objections que fait la jeune école française et les critiques légitimes d’un Pierre Lalo, par exemple, à la musique de Brahms. Et voici les nôtres : elle sent trop souvent le renfermé. Elle ouvre, sur des vieux livres, de vieilles partitions, des jours de scoliaste et de rat de bibliothèque. Quand elle est personnelle et impulsive, elle exprime un caractère ombrageux et vindicatif, les passions et la disgrâce d’un homme taciturne, bourru et laid. La joie sublime qu’un Beethoven, également laid, bourru et taciturne, tirait comme Bruckner de la satisfaction de sa conscience et de la contemplation de la nature, Brahms ne la connaît pas. Il oublie rarement qu’il est docteur et professeur. Il bougonne et ratiocine et potasse en chambre. Il est peut-être nécessaire cependant de traverser son œuvre pour passer à celle de Bruckner. On y trouvera le plein soleil avec ivresse, l’enchantement d’une âme franciscaine en présence des beautés de la nature autrichienne ; on y trouvera l’inspiration ininterrompue d’un qui se cherche en son âme et le long des sentiers fleuris au lieu que dans les livres et les rues. Il y a quelque chose d’universitaire et de prussien en Brahms ; on dirait aussi en France qu’il a le style normalien. Bruckner est ivre de plein air, d’arôme de la forêt et de chants d’oiseaux. Il a le badinage énorme et délicat du moyen âge avec les couleurs modernes. Il est le fils direct de Beethoven ; lorsqu’on parle de l’un, presque tout ce qu’on en dit peut s’appliquer à l’autre : Beethoven gardant pour lui le supplice de la surdité et de son amour dédaigné ; Bruckner, sa foi intense, sa bonne grâce inoffensive et son amour absolu placé en Dieu. Il est le fils direct de Beethoven, oui ; et il est incontestablement le père de Mahler. Mais il fut un saint, je le répète, et dans tout l’œuvre cela se sent. Et c’est à ce parfum-là, comme on le verra, que l’adversaire se hérissait et immédiatement fonçait sur l’admirable innocent, le reine Thor, le Parsifal de la musique.

Lorsqu’il mourut, à l’âge de soixante-douze ans, le 11 octobre 1876, à Vienne, dans cette dépendance du Belvédère où la pitié de l’Empereur François-Joseph l’avait logé sur les instances de la charmante archiduchesse Marie Valérie, on trouva dans ses papiers, qui furent classés à la Bibliothèque de la Cour, une symphonie inachevée en trois parties et une sorte de testament-prière où il dédiait ingénument, dans tout sa foi et sa candeur, cette IXe au bon Dieu, Le priant d’accepter cette humble offrande en remercîment de tous Ses bienfaits sur la terre et en Lui demandant pardon de n’avoir pas eu le temps de l’achever. Il aurait voulu certes que ce fût sa plus belle œuvre, mais il avait fait ce qu’il avait pu. Aussi priait-il qu’on l’exécutât autant que possible suivie de son Te Deum… Et quand on respecte ainsi ses intentions, elle est vraiment la très digne sœur de l’autre IXe, celle de Beethoven. Les trois morceaux forment, du reste, un ensemble hors ligne : une première partie, véhémente et passionnée à l’égal de la musique de Tristan ; le scherzo le plus cinglant, si je puis ainsi dire, le plus opiniâtre, le plus extraordinaire, le plus girant qui ait été écrit avant ceux de Mahler ; et enfin un andante qui recule les limites du sublime et qui est vraiment les derniers adieux de Bruckner à la vie. Il n’y eut besoin d’aucun travail de coordination et de sertissage. On avait déclaré dans Vienne, avec la bienveillance accoutumée lorsqu’il s’agissait de Bruckner, que ce serait injouable, et du gâtisme pur (les derniers temps de sa vie le pauvre vieux somnolait sans cesse). Il en fallut rabattre ! C’est à Ferdinand Löwe que revient l’honneur de l’exécution originale ; elle eut lieu le 11 février 1903. Date à retenir. C’est ce jour qui marque à Vienne la réhabilitation artistique du pauvre vieux Maître, et de ce jour que commence le crescendo triomphal qui aboutit à l’apothéose universelle. Cette symphonie — à la fois une seconde IXe et une seconde Inachevée — se répandit comme une bonne nouvelle à travers l’Allemagne pendant l’hiver de 1903-1904 ; on ne jouait que cela. Elle commença sa carrière allemande à Duisbourg, sous Josephson, le 24 mai 1903. Rien qu’à Munich, nous eûmes l’occasion de l’entendre trois fois. Linz, chef-lieu de la Haute-Autriche, province natale du Maître, est désormais le foyer de son culte musical, grâce à son élève et biographe Auguste Göllerich. Il s’y donne toutes les années un festival Bruckner, d’où l’on accourt de tous les points de l’Allemagne et de l’Autriche. Si quelqu’un de nos lecteurs voulait entendre la IXe avec le Te Deum en une solennité magnifique, nous lui recommanderions l’audition qui en aura lieu à Stuttgart le 26 mai 1907, second jour d’un festival radieux qui durera du 25 au 27 inclusivement.

En attendant la biographie monumentale que prépare, en allemand, M. Göllerich, et, en français, le consciencieux précis sur l’œuvre de Bruckner, auquel travaille M. Marcel Montandon, nous abandonnerons le livre de M. Rudolf Louis, que gâte une peur risible de se compromettre et qui a le tort d’admettre les thèses Hanslick, de les vouloir concilier avec une admiration plutôt déférente que réelle pour le génie qui vient directement après Beethoven. Mais nous emprunterons quelques traits biographiques à la notice de M. le Dr  K. Grunsky, en tête de son travail sur la IXe Symphonie. Nous avons connu personnellement Bruckner ; il fut plein de bonté pour nous aussi, mais nos souvenirs ne sont pas en place ici. Nous avons à apprendre Bruckner à un public catholique, qui n’a cure d’analyser des symphonies, si grandioses soient-elles, mais qui veut, avant tout, à la méditation de cette vie, se réjouir de constater que le catholicisme, à la fin du dix-neuvième siècle, a encore la vitalité nécessaire à la formation d’un héros, d’un saint et d’un génie, en la personne d’un pauvre petit maître d’école paysan. Et Bruckner et Franck ne sont pas les seules gloires musicales du catholicisme moderne : nous étonnerons sans doute beaucoup de monde en proclamant que Dvorak partagea leur foi.

Le père de Bruckner était employé à Ansfelden, à quelques heures de Linz ; sa mère était Styrienne. Anton devait être l’aîné de leurs enfants : il naquit le 4 septembre 1824, et se montra immédiatement très doué pour la musique. Lorsque son père mourut, en 1856 déjà, le gamin, qui avait onze frères et sœurs, put s’estimer heureux d’être recueilli au pensionnat de Saint-Florian. Saint-Florian est un de ces immenses couvents d’Autriche semblables à des palais, blancs et bien aérés, église baroque, somptueuse et tout de même pieuse, — le baroque en Autriche sait être pieux, — à domaines princiers, et qui, de toutes leurs grandes fenêtres, ouvrent sur des horizons au fond desquels resplendissent les Alpes, tandis que le vaste Danube s’épand dans les plaines au milieu d’inextricables saulaies et de grasses prairies. Et dès lors les symphonies de Bruckner auront ce caractère fluvial, ces débordements, ces progressions essoufflantes pour les poitrines citadines, accoutumées à respirer des atmosphères moins vitales, et cet apparent désordre qui n’est que l’ordre naturel avec la variété d’une création, tous les recoins enchanteurs du bocage, les petites fleurs des prés, le scintillement des neiges lointaines et les nuages au flanc de la montagne. Les plus beaux paysages musicaux qui existent, il les faut aller chercher aujourd’hui chez Mahler. Mais du temps de Bruckner les siens étaient les plus vastes et les plus vibrants. Ils décrivaient une terre d’Autriche vue à travers une âme qui en faisait un paradis terrestre autrichien (Symphonies II, III et IV notamment).

Le jeune homme demeura quatre ans à Saint-Florian, où sans doute l’instruction et l’éducation du cœur et de l’esprit furent plus soignées que l’éducation des manières : je dois à la vérité de déclarer que toute sa vie Bruckner mangea avec les doigts et prisait après les avoir léchés. Cela ne change rien aux neuf symphonies. Beethoven était à peine plus civilisé. À partir de 1841, il dut gagner son pain comme maître d’école de village, ce qui était alors moins aisé qu’aujourd’hui. Maître d’école à Windhag-sur-Maltsch, il recevait deux florins par mois (à peine cinq francs). Le reste, il le gagnait à seconder un ménétrier qui faisait danser les paysans. Et les paysans continueront à danser dans les symphonies ; mais qui les reconnaîtrait dans les trios ensoleillés des premières ! Je dis des premières, car, en avançant en âge, si le bon vieillard ne perdit rien de sa grâce, il prit du monde et de son art une conception encore plus élevée si possible, de telle sorte que l’on a de certains morceaux l’impression d’une descente du Saint-Esprit et que l’on a pu dire de la VIIe symphonie, par exemple, qu’elle « fait descendre la foudre ». Les « scherzo » deviennent alors des rondes de titans.

Il est prouvé qu’en promenade, dès ce temps-là, le jeune maître d’école composait. On le rencontrait le long des sentiers tirant des rouleaux de papier de musique de son grand claque-oreilles. Je dois encore à la vérité de dire que Bruckner conserva toute sa vie une façon de se vêtir qui sentait sa province autant que celle de Brahms le pion et la tabagie. Mais j’aime autant cela que les « smoking » et les bérets de velours, que les robes de chambre de soie, dont le compte dormait chez les modistes de Vienne, de Wagner. Le second village où il enseigna fut Kronsdorf, près d’Enns. C’est là qu’enfin il put commencer à s’exercer régulièrement sur un piano, que lui prêta un indigène. En 1845, il arrive à une place de professeur, plus tard d’organiste suppléant, à Saint-Florian. Il poursuit ses études musicales seul, avec une ténacité de paysan, de telle sorte qu’en 1856, il sort vainqueur du concours pour la place très enviée d’organiste de la cathédrale à Linz. Et maintenant ce seront les plus heureuses années de sa vie. Car les méchantes attaques des collègues influents furent dans la suite bien plus pénibles au pauvre homme, qui ne savait rien des laideurs de l’envie et de la haine gratuite, que toutes les privations et les luttes de sa jeunesse. Et ces attaques commencèrent aussitôt qu’il eut fait acte de compositeur, preuve évidente de sa supériorité immédiatement affirmée. On ne s’acharne pas ainsi, sans raisons, contre un débutant inconnu. Mais voilà, en même temps que la pleine nature, Bruckner apportait le catholicisme dans la symphonie, et le monde musical viennois, étant fait de juifs, d’esprits forts ou de timides, Hanslick aussitôt renâcla, il flairait le bon Dieu et une odeur d’encens dans cette musique « panthéiste » de la façon seule que la libre pensée ne pardonne pas. Plus tard ne parlera-t-il pas de Dieu à tout bout de champs dans ces cours d’Harmonie que nous avons suivis à l’Université de Vienne ?

Le bonheur que Linz lui apportait, c’était de pouvoir se livrer exclusivement à ses belles grandes orgues et à l’étude théorique. Tous les congés dont il pouvait disposer, il les passait régulièrement chez Sechter à Vienne (Sechter était professeur de contrepoint au conservatoire : Schubert avait voulu être son élève. C’est lui que Bruckner devait remplacer). En 1861, Bruckner passe son examen de contrepoint au conservatoire de Vienne. Et le maître de chapelle de la Cour, Herbeck, épouvanté de sa force, s’écrie : « Mais c’est lui qui devrait nous examiner ! » Il s’est trouvé plus tard des blancs-becs effrontément curvilignes pour nier qu’il sût la musique. Lui seul ne croit pas à sa maîtrise, il étudie encore deux ans, l’orchestration surtout, de sorte qu’il a quarante ans lorsqu’il se juge digne d’entreprendre une grande œuvre. C’est en 1864. Son dernier acte de composition devait être une prière et un chant de résignation. Sa première œuvre fut sa première messe, celle en mineur. Et lorsqu’il apprend à connaître — on ignore au juste quand — l’œuvre de Wagner, mais il est de fait qu’en 1865, il se rend à Munich pour la première de Tristan, il est du moins prouvé que son éducation musicale était achevée. La fraîcheur de son âme, la naïveté de son imagination, la piété sans exemple qui le soutenait, devaient lui permettre d’absorber le « philtre d’amour » sans en être troublé. Tout ce que Wagner mettait au service de ses passions, Bruckner allait lui le mettre également au service de la sienne. Mais la sienne était Dieu. Cependant il restera toute sa vie reconnaissant au chantre d’Isolde et de Brunehilde de lui avoir appris jusqu’à quelle intensité la musique permet de pousser l’expression de l’amour. Les autres musiciens religieux feront de la musique d’église qui se confinera à la tribune de l’orgue. Le cri d’amour de Bruckner remplira la coupole céleste. Et, dans sa musique d’église à lui, jamais une sèche formule ne contiendra l’élan de son cœur. Pour d’autres, le texte de la messe sera une entrave ; Bruckner en possède toutes les significations cachées, il s’en fera des ailes et s’envolera dans l’azur. C’est la musique qui traduisait les élans et les effusions de sainte Thérèse, ou le livre de l’Ami et de l’Aimé du bienheureux Raymond Lulle ; aussi n’a-t-elle rien de scolastique, de pédant, de momifié… Tout y vit en une perpétuelle procession de Fête-Dieu… Et c’est la toute-splendeur de la nature entière qu’il enferme dans sa prière ; il se sert des moyens du bon Dieu pour louer le bon Dieu. Il est de la lignée de saint François d’Assise encore bien plus que des mystiques espagnols. Son catholicisme est un acte d’amour perpétuel, et son âme musicale, un continuel sourire heureux. Et il sera bien étrange de constater que les œuvres musicales les plus empassionnées du XIXe siècle le sont de l’amour de Dieu. Et, en cet amour, les symphonies et les messes de Bruckner égalent et surpassent les actes les plus redoutables de Wagner en leurs amours à eux !

Et puisque j’ai parlé des rapports de Wagner et de Bruckner, il faut se garder d’exagérer leur influence sur le symphoniste autrichien. Si Wagner n’avait pas existé, il n’y aurait pas grand’chose, peut-être rien, de changé dans l’œuvre de Bruckner : la dédicace de la IIIe symphonie tout au plus ; l’un et l’autre continuent Beethoven et bifurquent comme deux frères d’égal génie qui s’en vont chacun à leurs affaires, l’un à son théâtre, l’autre à son église. Ce qui ressemble le plus à Parsifal est un Tantum ergo de Bruckner, de 1846, trente ans donc avant l’ouverture du Théâtre de Bayreuth et trente-six avant Parsifal. Il est même possible que Wagner l’ait connu, le terrible homme qui se servait de tout et de tous et ne rendait rien à personne, comme il connaissait l’Amen de Dresde et la Symphonie de la Réformation de Mendelssohn, où cet Amen, qui devint le thème du Graal, joue le rôle que l’on sait. Il reste certain que Wagner et Bruckner ont ceci de commun : l’orchestration la plus pleine, la plus dense, la plus charnue, si j’ose ainsi dire, qu’on ait entendue depuis Beethoven et Schubert. Bruckner n’a rien d’un ascète. Sa foi lui procure des jouissances surhumaines, et sa musique exprime ces jouissances. Elle ne se mortifie jamais. Au contraire, rien n’est assez beau, assez riche, assez grandiose pour la célébration de sa foi. Écrire une symphonie pour Bruckner, je le répète, c’est faire honneur à Dieu des moyens que Dieu lui avait donnés. Il n’entendait pas « au jour du jugement dernier être traité de Lumpen (vagabond, paresseux) ».

Peu après la connaissance de Wagner, Bruckner, enfin, s’installe à Vienne. En 1867, Herbeck l’appelle à la chapelle de la Cour, après la mort de Sechter, et lui obtient au conservatoire la place de professeur d’orgue, d’harmonie et de contrepoint. Dès ce moment, les tribulations vont commencer. L’illustre compositeur n’aura plus une minute de paix, plus une joie sans mélange. En apparence, tout allait bien, ou plutôt jamais les choses n’avaient si bien été. En 1869, Bruckner entreprend même le voyage de Nancy, à l’occasion du concours international des organistes ; il les surpassa tous, connut des triomphes à Paris, surtout pour ses improvisations. En 1871, il va à Londres, où il donne onze concerts, et, après ces deux voyages, il est classé le premier organiste de son temps. Cependant, dès son arrivée à Vienne, le Maître passait par de pénibles luttes intérieures. La première symphonie n’eut, à Linz, en 1868, aucun succès : trop modeste pour en accuser la seule exécution ou le manque de préparation du public, Bruckner commence à douter de lui-même et détruit sa vraie seconde symphonie. Il ne retrouve quelque confiance et réconfort que dans la composition de sa formidable grand’messe en fa mineur (1868), l’une de ses œuvres capitales. Je sors de l’entendre pour la seconde fois, sous la direction de Mottl. C’est le plus saisissant, le plus passionné commentaire du texte liturgique qui ait jamais été écrit. La belle Cantate du Vendredi-Saint de Max Reger procédera tout entière du Et crucifixus du Credo. Et j’aime citer le nom de Reger après celui de Mahler pour montrer que, tandis que l’influence de Brahms reste stérile, quelque chose de Bruckner se retrouve dans les plus grandes musiques de l’Allemagne d’aujourd’hui. En 1869 parait sa troisième messe, en mi mineur, pour chœur à huit voix et orchestre d’instruments à vent. Mais, de longtemps, il ne se hasardera pas à tenter une symphonie autrement que pour détruire immédiatement ses projets. Enfin, la seconde actuelle vit tout de même le jour pendant l’hiver 1871-72. Il s’y efforce à la plus grande simplicité, pour en faciliter l’exécution et l’acceptation. Vains efforts. La Philharmonie de Vienne se récuse, comme elle se récusera, plus tard, devant la Penthesilée d’Hugo Wolf. Le pauvre Bruckner trouve enfin une occasion de la faire entendre aux fêtes de clôture de l’exposition internationale de Vienne. Alors Hanslick entre en scène. Il arrête le compte rendu du concert au moment de la symphonie pour ne pas repenser à l’affront qui avait été fait à la salle du Musikverein. C’était un arrêt de mort. Il faut entendre cette adorable deuxième, toute pénétrée d’enthousiasme pour la patrie autrichienne et les heures de gloire vers lesquelles elle paraissait marcher, pour comprendre la véritable mauvaise action dont le tout-puissant Hanslick endossait la responsabilité. On raconte que son nom faillit remplacer celui de Beckmesser dans la partition des Maîtres Chanteurs. Wagner eut raison de placer son dédain du critique au-dessus de cette vengeance. Les choses portent leur justice en soi. Le jugement de Hanslick est pour son dam inséparable à tout jamais de la Deuxième Symphonie. Le célèbre critique juif a d’autres piloris. Il ne lui reste que l’amitié de Brahms. Le souvenir de cette amitié plutôt. Car l’œuvre est morte. Cette critique est aujourd’hui illisible : elle ne contient ni un aperçu, ni une vue d’ensemble. C’est du papier noirci de méchancetés ou de compliments également banals. On ne s’explique pas le poids qu’elle a eu sur les opinions de contemporains. Il est certain que Francisque Sarcey fut un aigle auprès de Hanslick. Observons qu’en 1873, Brahms n’avait pas encore écrit de symphonie ; mais il s’y apprêtait. Il fallait qu’il trouvât le terrain déblayé et que Hans de Bulow pût parler d’une « dixième de Beethoven » et lancer ses fameux trois B. Elles étaient faites depuis longtemps les dixième, onzième et douzième de Beethoven quand la première de Brahms parut ! Et les trois grands B de la musique, nous les avons ramassés. Oui, oui. Mais Bach, Beethoven et Bruckner, et non Brahms. Aujourd’hui, il est évident que, si l’on fait rendre leur suc dernier à la vendange de sottises qui ont été écrites sur Bruckner, le résidu est ceci : « Il fut un catholique. »

Il nous appartient, soyons-en fier ! On a essayé de nous enlever Beethoven ; il serait trop ridicule qu’on essayât de Bruckner. Nos ennemis doivent être aujourd’hui bien embarrassés de leur ouvrage ! On a encore prétendu qu’à peine apparues les symphonies de Brahms, on avait été obligé de cesser de jouer celles de Bruckner ; qu’elles ne supportaient pas la comparaison, etc. Et aujourd’hui donc ? On voit ce qui arrive lorsqu’un directeur les produit côte à côte. Du reste, Bruckner cette fois ne se laissait plus décourager. Il comprenait qu’il s’agissait de gravir un chemin de croix. Il avait, du reste, entendu son ancien examinateur, Herbeck, après la répétition de cette seconde, s’écrier : « Si Brahms était en état d’écrire une symphonie comme celle-là, la salle croulerait d’applaudissements. »

Et huit symphonies vont se succéder sans jamais obtenir à Vienne leur exécution par la Philharmonie. C’est une guerre à mort contre le pauvre Bruckner. En tapant sur lui, on croit abattre Wagner. Wagner, derrière ce large rempart, s’en rit. De temps en temps il donne un encouragement platonique, mais il se garde bien de faire exécuter, en Allemagne, une seule symphonie. Bruckner jamais ne répond, jamais ne se défend, jamais ne tente la moindre contre-mine. Il succombe et pleure en silence. C’est d’abord le conservatoire qu’on lui rend impossible. Il est obligé de résigner ses fonctions. L’Empereur le veut une fois décorer, Hanslick agite tant et si bien, que François-Joseph craint de se rendre impopulaire en poursuivant son dessein. L’application du clan Brahms — et comme il contenait tous les juifs et toute la haute finance de Vienne, il était aussi agissant que possible ; jugez-en par l’affaire Dreyfus — semble n’avoir pas d’autre préoccupation que d’évincer en tout et partout l’infortuné vieillard. Et voici que, malgré tout, son mérite pourtant forçait les murailles de l’inpace où on cherchait à le claquemurer. Wagner avait accepté une dédicace. La jeunesse venait à lui. Hugo Wolf osait se réclamer de lui. Mahler, sans être directement son élève, tournait autour de lui, subissait son influence, réduisait à quatre mains une de ses symphonies. En 1884-85 même des Israélites hors de Vienne commencent à le porter au pavois. Nikisch et Levi donnent sa VIIe à Leipzig et à Munich. Depuis 1875 il a trouvé une pitié en l’archiduchesse Marie-Valérie ; grâce à elle on lui a, malgré toutes les oppositions, accordé un cours d’harmonie de deux heures le lundi soir à l’université, dans cette même salle où les mardis, jeudis et samedis professe Hanslick. Et c’est là que nous l’allâmes rejoindre en 1888. Nous eûmes sa dernière leçon en 1896. En 1891 on l’avait nommé docteur honoraire de cette même université : il était assez humble de cœur pour en être fier. Et, enfin, quand la VIIIme symphonie parut, Bruckner eut la satisfaction si longtemps désirée… La Philharmonie l’exécuta. Seul Hanslick ne désarma point et mourut dans l’impénitence finale.

Voilà, à grands traits, la biographie du symphoniste autrichien qu’il reste à la France, et qu’il serait l’honneur des catholiques de tous pays de célébrer dans leurs églises par l’exécution de plus en plus fréquente de ses trois messes, de ses quatre Graduels, de son 150me psaume, du 114me, dont M. Auguste Göllerich a donné une analyse si serrée dans un des derniers numéros de la revue Die Musik, ou de son formidable Te Deum. Pour être complet dans l’indication des œuvres de Bruckner, signalons encore un grand chœur d’hommes avec solo de ténor sur le poème Rêves et Veilles, de Grillparzer, deux autres chœurs avec solide baryton et de ténor, la grande cantate Helgoland, le Cantique des Cantiques pour chœurs d’hommes, ténor et orchestre, le lied En Avril, d’après Geibel, un Minuit, autre chœur sur un texte de J. Mendelssohn, un quintette fameux, et un Souvenir pour piano, trouvé dans ses papiers après sa mort. Nous croyons être complet. Les œuvres posthumes seront assez nombreuses ; la piété de ses admirateurs, naturellement moins sévère à l’égard des moindres productions de Bruckner que Bruckner lui-même, nous réserve de grandes surprises. Comme tous les artistes, Bruckner était souvent tenté de détruire des choses excellentes. En tous cas, le soin de ces publications est entre bonnes mains : MM. Ferdinand Löwe, Auguste Stradal et August Göllerich sont des musiciens, pianistes et chefs d’orchestre de premier ordre.

Et maintenant il ne s’agit pas de terminer sans essayer de donner quelque idée de cette musique prodigieuse. Elle est si solide, si infrangible en son armature et pourtant si grandiose dans l’imprévu de ses développements, que M. Marcel Montandon a pu lui appliquer à merveille les paroles de l’abbé Maury sur Bossuet : « Ses plans sont ordinairement vastes et heureux. On conçoit aisément qu’il ne peut guère se renfermer que dans un grand espace : encore cet espace est-il souvent trop étroit et son génie en sort comme par bonds. C’est ordinairement dans ses épisodes, ou, si l’on veut, dans ses écarts, qu’il est sublime ; mais alors l’admiration qu’il inspire justifie l’irrégularité de sa marche et fait sentir vivement le besoin qu’il avait de prendre son essor pour mettre ses sentiments ou ses idées en liberté. » C’est dans ces élans passionnés, ces progressions à couper l’haleine, que le critique moderne a voulu voir quelque chose de bachique et de panthéiste ! Il a des fanfares radieuses qu’il écrivait en pensant à l’archange saint Michel, son « meilleur ami après le bon Dieu » ! Il a des arrêts subits en pleine fureur orchestrale, en plein délire imaginatif, où on l’entend murmurer une prière, un petit bout de choral. On pense à ces chapelles dans la forêt et à ces crucifix cloués aux arbres de son pays. Dès que quelque chose de trop profane lui parait avoir passé dans son inspiration, vite un petit exorcisme. Du reste, il est parfaitement en règle avec sa conscience, et la joie sonne chez lui comme chez Beethoven, colossale, délirante, mais ingénue ; paysanne, mais jamais grossière : pleine de saillie, de chaleur et d’humour, jamais méchante ; malicieuse, bonhomique, jamais vulgaire. Bref, il sait se réjouir comme un saint. Et à entendre les éclats de cette joie, surtout réservés à ses scherzo, il arrive qu’on reste étourdi et qu’on se regarde, n’en revenant pas. Comment a-t-il pu trouver cela ? C’est à la fois d’un enfant et c’est à faire crier d’admiration les professionnels. Nous avons, Dieu merci, entendu pas mal de musiques modernes en tous pays ces trente dernières années. Mais, venons-nous à prendre contact avec une nouvelle symphonie de Bruckner, nous demeurons stupides à l’ouïe de ces accents, qui ne ressemblent encore à rien tant d’années après leur éclosion ! C’est encore et toujours ce mystérieux mot de génie qui dit tout mais n’explique rien, qu’il faut prononcer. Et, qu’on me permette de le faire observer, l’imagination d’un vieillard, je ne dis pas seulement chaste, mais vierge, se conserve autrement fraîche, vigoureuse et exaltée que celle du commun des mortels. On vante la nouveauté de vision des peintres impressionnistes ; pour un peu, on parlerait d’œil nouveau comme d’art nouveau. Or un esprit qui jamais n’a été attentif qu’à la beauté du ciel, du fleuve et de la montagne, des fleurs et des insectes, aux grandes cérémonies du culte sous les voûtes heureuses des belles églises d’Autriche, et dont la pensée se repaissait de Dieu sans cesse et avec la profondeur dont témoignent le Gloria et le Credo de la grand’messe en fa mineur, ne pouvait mettre dans ses conceptions qu’un reflet direct de la divinité. C’est ainsi que, le plus naturellement du monde, Bruckner écrivait, avec l’aisance d’un qui disposerait de Beethoven en lui, des choses qu’aucun autre au monde n’aurait pu écrire, puisqu’il y fallait le concours de ces cinq éléments : un tel amour de Dieu, une telle science, le paysage autrichien, une absolue virginité d’âme, et une ignorance absolue de tout ce qui aurait pu ternir cette fraîcheur de pensée et de sensation, s’interposer entre son Créateur et lui, entre lui et sa musique.

On lui a reproché des maladresses, surtout dans les surprenantes et complexes Durchführungen, de ses énormes premiers mouvements de symphonie, et ce sont les mêmes gens qui se pâment d’admiration devant la sèche rhétorique de Brahms. Bruckner était tout aussi savant en contrepoint que Brahms, mais il n’avait pas de curiosité d’archéologue : il ne lui serait jamais venu à l’esprit de pasticher la passacaille de Bach dans un finale de symphonie, ni d’écrire des variations sur un thème d’Haydn. Il s’épanchait dans son œuvre et ne s’exerçait pas à des formules mortes ; il avait bien autre chose à faire : exprimer le trop-plein d’amour et d’enthousiasme dont son cœur débordait, se donner toute la joie musicale qu’il était capable d’éprouver. C’était l’esprit se bâtissant un corps ; l’âme se créant un domaine préparatoire au Paradis. Ah ! celui-là ne faisait ni mathématiques, ni mécanique, ni horlogerie, ni orfèvrerie. Mais il faisait sa prière. Il a le lyrisme épique. Il lui faut les grandes proportions, tout l’espace possible, car il a tant à dire. Il n’a jamais fini de raconter encore et encore ce que les beaux thèmes signifient. Il porte un monde intérieur dont il aspire à communiquer la splendeur à ses frères. C’est d’une bien autre importance que de collectionner des curiosités de forme, des petites finesses de métier, des roueries archaïques, de se créer un vocabulaire difficile et d’aligner de petits fragments de soi sous diverses rubriques, au lieu de vivre une belle vie de chêne ou de fleuve. Bruckner auprès de Brahms c’est le grand souffle de Victor Hugo auprès de la patiente émaillerie cloisonnée de Théophile Gautier ; c’est surtout le beau chevalier de Wagner auprès des Maîtres Chanteurs ; mais si Hanslick remplace Beckmesser, c’est Dieu qui remplace Eva !

J’ai dit la bonne humeur de fête populaire de ses scherzos ; il faudrait célébrer d’une tout autre façon ses andante, ses adagio. On l’a dit : la passion sous forme de repos. Et s’évaguant dans des paysages aux multiples plans avec des échappées subites sur des lointains radieux et d’intimes rêveries sous bois. C’est ici que le parallèle avec Brahms devient passionnant. Rien de plus étriqué que l’andante de Brahms auprès de celui de Bruckner. Presque pas de paysage chez l’un ; partout l’état d’âme éprouvé dans de beaux sites autrichiens chez le second. Quant à ses triomphants finales, conclusions merveilleuses de l’œuvre total, qui reçoivent toute leur signification de l’ensemble, M. Max Morold leur a consacré une importante étude dans le second des numéros spéciaux que la belle revue berlinoise Die Musik a consacrés au Maître ; nous y renvoyons les curieux. De son côté, M. Marcel Montandon vante « les motifs colossaux qu’il échafaudait dans ses finales à deux, trois ou quatre étages ».

Chose digne de remarque, c’est l’abus que nous faisons tous du nom de Beethoven dès que les enthousiastes parlent de Bruckner ou de Brahms ou de Wagner. Si tous trois sont également fils de Beethoven, ils ne sont point de la même mère ! Et l’on pourrait facilement démontrer que la musique de Wagner applique l’éducation reçue de Beethoven à la sensualité la plus violente ; Brahms, à la plus sèche abstraction ; Bruckner, au plus beau, au plus noble enthousiasme de l’âme, éprise de son créateur, et cherchant sa louange dans la création entière. Wagner, en composant, apaise et excite ses propres passions ; Brahms se complaît à son érudition, décharge sa mauvaise humeur et pédantise ; Bruckner prie, adore, pleure et rit dans la main de Dieu et s’entretient de sa création avec lui dans la seule langue qu’il sache. Il lui confie tout : la lutte et les rancœurs, comme son amour et le bonheur qu’il éprouve à aimer ainsi ; et qu’il trouve le printemps exquis cette année et que les églises pleines d’encens sont traversées de prismes lumineux aux irisations miraculeuses, et qu’à l’auberge du village, les paysans dansent des laendler bien rythmés de coups de talon et de claquements des mains sur les cuisses. Et il passe ainsi sans transition des plus hautes contemplations de sa foi sereine aux plus familiers détails de la vie provinciale, et l’œuvre s’anime dans toutes ses parties, se fait la mouvante, la vivante cathédrale plus ou moins fleurie et pleine d’oiseaux enchantés qu’est toute symphonie. Jamais plus d’air, plus de lumière, plus de liberté et plus d’aisance n’étaient entrés dans cette forme qui permet tout aux génies et n’entrave que les médiocres.

M. Rudolf Louis seul a la tendance de faire de ces neuf symphonies un bloc à part dans toute l’histoire de la musique : c’est que sa précautieuse timidité est gênée par ce bloc. D’après lui, Bruckner ne viendrait pas de Beethoven et ne serait pas le père de Mahler, puisqu’il ne le serait de personne. Ce qui l’isolerait, je le sais bien, moi, et l’ai déjà dit. En outre, M. Louis croit devoir excuser Bruckner d’avoir été un paysan, d’avoir manqué d’éducation ; à l’entendre, les symphonies manqueraient de belles manières. Certes, elles ne portent ni gants, ni bottines vernies, ni sous-pieds… Ce n’est la coutume, je crois, ni de la Pastorale ni de l’Héroïque. Et je pense que Beethoven lui-même n’était pas d’un abord si plein d’urbanité. Serait-ce peut-être que Brahms eût pu donner des leçons de politesse, de bonne tenue et d’atticisme à Bruckner ?

Qu’auraient-elles à faire des convenances, ces symphonies, qui sont la nature elle-même dans toute son âpreté comme dans toutes ses grâces ?

En revanche, dans sa musique religieuse, Bruckner, seul de tous les grands maîtres allemands, a l’air parfaitement chez lui à l’église. La Missa solennis est surtout une bataille, un prodigieux effort de volonté. C’est une Héroïque de plus. Et c’est une Sixtine si l’on veut. Les messes de Mozart et de Haydn sont souvent, sous leurs atours mondains, pleines de piété, mais sans vraie profondeur religieuse. Les messes de Beethoven à leur suite seront purement humaines. Bruckner, lui, a naturellement le sens du divin. Il est le seul musicien qui aurait pu écrire la musique d’un paradis vraiment paradisiaque, difficulté ou plutôt impossibilité devant laquelle Liszt a reculé dans sa Dante symphonie, où il sut si bien représenter l’enfer ! Il se comporte dans ses messes et son Te Deum, en dehors du sentiment magnifique qui les inspire, en grandiose décorateur. Si l’on peut un moment se distraire de l’inconcevable émotion religieuse qu’il produit, il faut rendre justice au prodigieux artiste instinctif. C’est une marée diluvienne d’amour, de piété, d’effusion mystique qui déferle avec les masses chorales ; il y a des méditations prolongées et des oraisons jaculatoires ; il y a de tristes retours sur soi-même et des élans de reconnaissance où l’on sent la créature éperdue se rouler dans le sein de Dieu. Mais par-dessous ces chants, qu’il faut pour la piété ajouter aux plus belles pages catholiques qui aient été écrites, fût-ce l’Imitation, règne l’ordonnance souveraine d’un organisateur de grandes pompes religieuses. L’orchestre encadre le flot de voix de dessins indéfiniment répétés, d’arabesques constantes. La même figure d’accompagnement sousbase le Te Deum entier, et cette figure répercute les deux premières mesures de la IXe symphonie de Beethoven et semble souder les deux œuvres.

Et maintenant je crois en avoir assez dit, non pas, hélas ! pour avoir expliqué Bruckner et son œuvre, ni même pour en avoir donné une idée suffisante, mais simplement pour avoir appris à quelques catholiques de plus une immense gloire catholique. Pour me résumer je dirai : Qu’on imagine un Hello paysan, avec du soleil dans le cœur et de beaux paysages montagneux et forestiers dans les yeux, qui serait un grand poète, un grand créateur et qui disposerait d’une sorte d’omnipotence musicale, et l’on sera bien près de se représenter Bruckner. Il y a quelques mois, dans une bibliographie, une objection m’avait été posée : Comment pouvais-je mettre cet inconnu ou ce méconnu qui a eu nom Bruckner à la même hauteur d’admiration que Bach ou Beethoven. Il y avait quelqu’un qui aurait pu répondre à cette question avec les ressources d’une érudition musicale plus complète que la mienne : mon ami M. Marcel Montaudan, et je l’en avais prié. Mais puisque j’avais été mis en cause, je me suis décidé à m’expliquer moi-même. Je tenais du reste à avoir dit une bonne fois à un public catholique qui est Bruckner. J’ai mis à le faire tout mon cœur et toute ma bonne volonté, et j’ose espérer que ces quelques pages auraient été une joie pour le bon vieux Maître qui, sa vie durant, ne fut jamais gâté. Aujourd’hui nous sommes cent et sommes mille à chanter quelque chose qui voudrait être son Te Deum en remerciement du grand don qui a été fait à la terre de sa personne. Mais c’est trop tard. Il a appris à ne plus se soucier de l’opinion de M. Hanslick. Et j’ai la ferme confiance que nous pouvons lui demander de prier pour nous.


William Ritter.

  1. À Bruxelles, M. Isaye vient de donner la IXe.