Brunetière et son œuvre

BRUNETIÈRE ET SON ŒUVRE


Ferdinand Brunetière est mort. Les journalistes qui annoncèrent la funèbre nouvelle parlaient surtout de l’académicien et du directeur de la Revue des Deux Mondes. Historiens et critiques ont songé à celui que Louis Betz appela « le pape des littératures ». Le public français se souviendra du champion du catholicisme. Les politiciens n’ont-ils pas rencontré l’orateur et le publiciste que le gouvernement de la République écarta du Collège de France ? Et jusqu’au fond des laboratoires et des séminaires de philologie, ne reste-t-il pas encore des rancunes amères contre celui qui proclama la faillite de la science ? D’autres pensées encore suivront le deuil des Français : Brunetière est de ceux qui sèment les idées et soulèvent les sympathies et les colères les plus contradictoires. Là déjà est le signe d’une puissante personnalité, et sans doute d’un esprit complexe. Le penseur qui insista si fortement sur la complexité touffue de l’être humain, sur l’évolution qui entraîne les espèces dans la nature et les œuvres dans la littérature, s’est peint en interprétant l’homme, et il a lui-même évolué conformément à son caractère intime et au mouvement religieux de la France moderne. Autant il serait prématuré de vouloir définir la place de Brunetière dans la pensée contemporaine et dans la littérature française, autant il est légitime de recueillir les enseignements de la vie qui vient de cesser, et de l’œuvre trop tôt interrompue.

Nourri de bonne heure de fortes études littéraires, et n’ayant pu devenir élève de cette École normale où il devait enseigner plus tard, Ferdinand Brunetière entrait en lice avec un solide bagage de connaissances classiques, et sans avoir subi complètement le dressage universitaire qui uniformise les esprits en leur arrondissant les angles. Comme on commence toujours par avoir les idées des autres, le jeune publiciste adopte le « positivisme » à la mode, il garde toujours un grand respect pour Auguste Comte, il aime le vocabulaire de la « science expérimentale » ; il est fasciné par « l’évolution », et par toutes les théories des disciples de Darwin. Mais de tout cela il ne retient, en fort logicien, que les lignes générales, les « lois », l’aspect universel. L’admiration du critique pour « la réduction à l’universel » des grands classiques répondra à un besoin de son propre esprit. Il généralise les résultats des sciences, et dédaigne trop les faits spéciaux et incolores pour s’adonner lui-méme à quelque spécialité. Pas plus qu’il n’est devenu « normalien », il ne s’est fait ni anatomiste ni philologue. Il sera critique, rien que critique, et critique dans la plus vaste acception du terme.

L’histoire de la littérature doit être autre chose qu’une enfilade de biographies, de notices bibliographiques, d’analyses psychologiques. Elle doit nous dire selon quelles règles, quelles lois, les esprits et les œuvres se transforment, « évoluent », puisque c’est le mot et le dogme de l’époque. Et suivant qu’un ouvrage sera conforme ou non à la règle adoptée, à la méthode suivie, honneur à lui ou malédiction ! Investi d’un sacerdoce austère, le critique attend les auteurs à l’œuvre, il appliquera son système avec énergie, il combattra vigoureusement tout ce qui s’y oppose. Le nôtre est armé d’un don rare de polémique, et son verdict devient redoutable. Il a été critique avant d’être historien, et il a porté des coups formidables à des idoles récentes.

Le naturalisme régnait, le réalisme était le mot d’ordre dans l’art. Zola et ses disciples décrivaient longuement, minutieusement, les fabriques, les halles et les choses que jusqu’alors la littérature française avait soigneusement et décemment ignorées. Brunetière déclara la guerre aux maniaques réalistes et naturalistes. Il osa trouver que les longues descriptions de Salammbô ne sont pas plus justifiées que celles du Grand Cyrus et de Clélie, que Flaubert n’est pas plus infaillible que Mlle de Scudéry ; tandis que la plupart entouraient toutes les œuvres du « styliste » de la même admiration béate, il déclara que Madame Bovary avait été le premier, mais aussi le dernier chef-d’œuvre du Maître. Quant à Zola, le critique sut faire comprendre aux gens éblouis que le naturalisme ne peignait point la nature, que le roman expérimental n’était qu’une formule trompeuse, que les Français à décrire n’étaient point les goujats malpropres que Zola prétendait reconnaître dans les maisons les mieux tenues. Le dieu de l’art nouveau, se faisant son propre prophète et son propre exégète, avait mis au service de la littérature nauséabonde tout l’apparat scientifique tiré de la lecture d’ouvrages médicinaux et déterministes. Brunetière perça à jour les sophismes de « l’art expérimental », montra plus tard les attaches du réalisme et de « l’art pour l’art », et surtout il montra dans sa polémique « une si belle santé intellectuelle », comme dit Max Nordau, que le prestige du naturalisme parmi les « intellectuels » fut sérieusement ébranlé.

Le grand ennemi du naturalisme ne fut pas plus tendre pour les modes symbolistes. Et dans son œuvre de déblaiement et de salubrité artistique, il dut se reporter plus d’une fois vers la saine et grande et belle époque de la littérature, vers ce XVIIe siècle qu’il connaissait si bien, et où régnaient la mesure, l’ordre, la vérité, l’observation profonde de Molière et la hauteur de vues, l’incomparable lyrisme religieux de Bossuet. Depuis deux siècles les Français se retournaient avec complaisance ou chagrin vers leurs classiques, vers ces modèles supérieurs et définitifs de l’esprit national ; et, suivant le point de vue de chaque génération, apparaissait un nouvel aspect des grands maîtres. Le temps fut où l’on regrettait de ne pas leur trouver de « couleur locale » ; puis on parla du « romantisme des classiques » ; puis du « réalisme » et du « naturalisme » des classiques. Brunetière saisit plus que d’autres l’importance de ce dernier élément. Et il le mit en œuvre dans le cadre d’une forte doctrine. Au temps « de l’école du bon sens », Nisard voyait dans ses auteurs « la raison humaine ». Au temps du darwinisme, Brunetière y voit le point culminant de « l’évolution ». L’anatomie comparée avait passé aux sciences morales ses méthodes, ses théories et son langage ; et l’histoire littéraire, toujours pressée de se guinder au rang de science, emboîta le pas à l’origine des espèces, à la lutte pour la vie, à l’évolution. Cela renouvelait les théories de milieu, de race et de moment, et cela donnait au groupement des faits une symétrie plus facile et plus forte que dans le déterminisme ordinaire. Dans l’allégorie que constitue l’histoire littéraire, les « genres » seront les « espèces » de Darwin, la concurrence du lyrisme et du drame sera une concurrence vitale, et ainsi de suite. Comparaison n’est pas raison, et métaphore l’est moins encore. Aussi Brunetière demandait et prenait aux théories en vogue plus et mieux qu’une phraséologie.

La classification biologique des genres et des œuvres lui permettait de considérer de haut tout le passé littéraire, et d’y signaler des caractères non encore aperçus, des rapprochements suggestifs, et des successions étonnantes. Il voyait, par exemple, le même courant de grande poésie religieuse traversant Bossuet, Rousseau et Lamartine, le lyrisme se réfugiant, suivant le malheur ou la fortune des genres, dans des formes diverses, et partout et toujours s’alimentant à la même source biblique et chrétienne. En sondant ainsi l’histoire littéraire il était particulièrement frappé de l’élément social de toute œuvre d’art, du caractère social et sociable de la littérature française. Ce que d’autres auraient appelé le perfectionnement, l’épuration du classicisme, devenait pour lui la nationalisation de l’humanisme. Il donnait, de faits jusque là mieux connus que compris, des formules neuves, et la volonté des héros cornéliens, le peu d’importance relative des lettres de Mme de Sévigné, les impertinences de la poésie personnelle, le caractère étranger, antinational, des gens du XVIIIe siècle, vingt phénomènes de l’histoire de France s’éclairaient d’une lumière plus vive.

Au centre de tout, et au fond de la nation, le philosophe retrouvait le christianisme, c’est-à-dire le catholicisme, qu’il voyait associé à la grandeur comme à la formation de la France. La religion était déjà pour le théoricien positiviste le lien social, la pensée commune qui réunit les hommes d’un même pays dans la même conception du monde, et pétrit la société à l’image de l’idéal. Elle devait devenir plus que cela, elle devait être la foi : de la notion de l’action féconde du catholicisme, qu’un Auguste Comte même n’avait pas méconnue, de la « nécessité de croire », des « raisons de croire», il fallait arriver à la foi sincère, à la foi qui agit. Les événements se chargèrent d’accélérer « l’évolution», qui se serait d’ailleurs faite d’elle-même.

Il y a quelques années, j’entendis à la Sorbonne M. F. Buisson, à propos d’« éducation de la démocratie », tenir à peu près ce langage : « M. Brunetière a dit que la Déclaration des droits de l’homme n’était qu’un Évangile laïcisé, que liberté, égalité, fraternité étaient des idées d’origine chrétienne, et que si elles avaient fait fortune, c’est qu’auparavant une puissance avait passé dans le monde et l’avait transformé : l’Église catholique, dont les fils de la Révolution sont les héritiers… Eh bien ! nous acceptons cette succession, et nous en sommes fiers ! » Les gens qui applaudirent M. Buisson n’oubliaient qu’une chose : c’est que pour M. Brunetière et pour des millions d’autres hommes, la succession de l’Église catholique n’est point ouverte. Et c’est à la défense de l’Église que le directeur de la Revue des Deux Mondes devait consacrer ses derniers efforts. Une dizaine d’années ont passé depuis l’audience que lui accorda LéonXIII, depuis la Faillite de la science, que devait suivre enfin la conversion définitive : et l’on se rappelle assez ces faits et ces pensées, les reproches et les colères des « savants » d’un côté, les défiances catholiques de l’autre, à l’égard du fidéisme. Sans doute les théologiens doivent sourire avec indulgence en écoutant bien des profanes déduire les raisons de leur foi. Et à leurs yeux peut-être la déception dans un amour terrestre, ou quelque autre aventure, n’est pas une plus faible raison que la beauté romantique des cathédrales, chantée par Chateaubriand, ou que l’esprit de tradition aristocratique qui fascine M. Bourget, ou que l’étrangeté, l’anomalie de M. J.-K. Huysmans, ou enfin, que les raisons de croire, la grande action sociale et nationale de l’Église, etc., qui trouvèrent en M. Brunetière le plus puissant avocat. Mais le monde n’est pas composé de théologiens, et précisément, à toutes les époques et dans tous les pays, depuis saint Augustin jusqu’à Novalis, le rôle des apologies les plus efficaces a été de créer une communication entre la foi immuable et les besoins du jour, de mener les esprits et les cœurs du forum ou du salon au sanctuaire, de la poésie ou de la science à la foi. Celle-ci résultait, pour Brunetière, de l’étude de l’homme vivant en société : et l’utilisation de la sociologie, de toute la philosophie positiviste, de toutes les idées d’un Auguste Comte, consistait à fonder en raison la fidélité à l’Église. Le christianisme n’est pas seulement un facteur social ou une doctrine française : il est une interprétation de l’univers ; et cette interprétation, le théoricien évolutionniste la trouve conforme à ce qu’il sait de l’homme. L’origine animale de notre espèce, qui abaisse notre superbe, la brute méchante qui reste au fond du civilisé, toutes les considérations pessimistes du savant, viennent renforcer le dogme du péché originel et la nécessité chrétienne de dompter la bête pour en faire l’ange. Le fond de pessimisme qu’on a souvent signalé dans le caractère de M. Brunetière, était propre à rapprocher du christianisme le penseur qui n’avait plus la confiance candide et optimiste en l’avenir de la science, de même qu’autrefois l’éternelle mélancolie de Chateaubriand, par réaction contre la jactance du « progrès » et des « lumières », ramenait à la foi naïve des aïeux. À l’éternel besoin de la conscience humaine, à l’énigme de l’univers, la science n’avait pas répondu, ou elle n’avait pas donné de réponse incontestable, elle n’avait pas tenu sa promesse téméraire d’étre tout pour l’homme.

Telles furent à peu près les étapes d’une grande conversion, si on les examine dans l’ordre logique plus que dans la succession chronologique, car les faits, les pensées et les actes ne se suivent jamais dans un ordre si simple. Entre l’étude (1874) consacrée au Saint Louis de Wallon et celle que le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes (1er décembre 1906) donne sur les philosophes et la société française, entre le Roman naturaliste (1884) et cette histoire de la littérature française que la mort de l’auteur a interrompue, le collaborateur de la Revue des Deux Mondes a examiné tant de « livres récents », a abordé tant de questions, que cette variété déconcerte d’abord, et qu’une énumération chronologique ne donnerait pas une vue d’ensemble de l’œuvre.

Pour être complet, il faudrait rappeler encore la lutte de l’historien littéraire contre les médiévistes, contre les admirateurs de la Chanson de Roland, contre une érudition « qui fait la docte et la curieuse » ; on y verrait que la conception que M. Brunetière se faisait de l’art lui fermait le moyen âge. Il faudrait montrer les études de littérature comparée encouragées, illustrées, fécondées par un enseignement qui montrait l’aspect général des choses, la connexité des littératures nationales dans la littérature européenne.

Il faudrait rappeler aussi les déceptions subies, les tentatives malheureuses. Le Saint, de Fogazzaro, traduit et publié dans la Revue des Deux Mondes, a été condamné, et la lettre des catholiques partisans d’une transaction entre l’Église et la loi de séparation n’a pas eu l’écho attendu.

Gardons-nous de grossir ces circonstances qui ont leur importance à leur jour, mais qui n’éclairent pas particulièrement le cas de l’illustre converti. L’historien littéraire qui eut tant d’adversaires et fit parfois l’effet d’un iconoclaste, le polémiste qui ne fut pas toujours d’accord avec ses coréligionnaires, pourrait faire l’effet, dans les divers domaines, d’un amateur, amateur théoricien, dogmatique, et parfois singulièrement clairvoyant. Pour le juger, il faut attendre que le temps, qui seul a toujours raison, ait fait le départ entre les idées qui vivront et resteront, et les bruits d’une heure ou d’une année. Brunetière restera du moins un grand exemple de ces hommes qui furent placés entre les négations de leur esprit et la voix de leur conscience, entre les deux infinis dont parla Pascal, entre la « raison pure » et « la raison pratique », et qui comprirent que l’homme a autre chose à faire sur terre qu’à étudier les infiniment petits, ou à raisonner de méthodes scientifiques.

Albert Counson.