Revue La Science Illustrée (p. 53-63).

VI


Après m’avoir fait rendre à la rivière une bonne partie de l’eau que je venais de lui emprunter, Tom Tompson me prit dans ses bras et me porta dans une ferme située à peu de distance du théâtre de notre cabriole.

Tout le bruit que nous avions fait en tombant dans Black-River ayant attiré une copieuse quantité de curieux, on aida mon imperturbable adversaire à me transporter. Cela n’empêcha pas, d’ailleurs, ces braves gens de s’égayer à leur aise du nez de Tom et de ma tête. Mais ça ne parvenait plus à nous émouvoir.

On m’étendit sur un lit ; la fermière voulut me faire de la tisane, et on alla chercher un chirurgien pour me soigner. Mais avant que la tisane fût infusée, avant que le médecin fût arrivé, j’étais sur pied, toujours grâce à cet animal de Tom qui, connaissant mieux ma nature et jugeant de moi par lui-même, s’était contenté de me faire absorber un demi-litre d’eau-de-vie.

Naturellement, nous ne jugeâmes pas à propos de rester plus longtemps dans la ferme, et nous reprîmes le chemin d’une gare afin de pouvoir rentrer chacun chez nous le plus tôt possible.

Chemin faisant, Tom Tompson m’adressa la parole :

« Mon fils, me dit-il, nous sommes certainement dans une fausse position vis-à-vis des compagnies.

— Oh ! certainement, comme vous dites ; certainement, Tom.

— Voilà trois locomotives que leur coûte ton idée, sans parler d’un train tout entier dans lequel se trouvait beaucoup de mélasse et de brandy.

— Il est probable, répondis-je, qu’on va nous demander des explications.

— Et que diras-tu, mon fils, lorsqu’on t’interrogera ?

— Je dirai, Tom… je dirai… ma foi, je n’en sais rien. Et vous ?

— Moi ! je dirai la vérité.

— Ah !

— Oui, mon fils, et tu feras bien de m’imiter en cela. Si ces messieurs ne sont pas contents, nous saluerons la compagnie, et, Dieu merci ! la jeune Amérique ne manque pas de chemins de fer où l’on sera heureux de recevoir et de payer fort cher les deux plus intrépides mécaniciens du monde, au lendemain du jour où ils ont tenté de s’immortaliser.

— Vous avez peut-être raison. Mais…

— Je te comprends, mon fils, et comme toi je pense que c’est là la difficulté ; nous laissera-t-on recommencer ? Car il faut que nous recommencions.

— Tom, croyez-moi, on ne nous laissera pas recommencer.

— Eh bien, mon fils, nous nous passerons de la permission. »

Quand je disais que Tom Tompson était entêté.

Le soir même, nous étions rentrés. On nous fit venir au siège de la compagnie, comme nous l’avions prévu, et nous fûmes interrogés.

Tom Tompson, sans hésiter, fit un speech, qui dura bien vingt minutes, dans lequel il entremêla quelques mots latins à beaucoup de paroles inutiles sur l’honneur, le devoir et la gloire. Bref, il parla comme un livre, au grand étonnement de ses chefs et de moi-même ; puis il déclara que, pour la compagnie, la gloire d’avoir deux mécaniciens aussi acharnés compensait, et au delà, le léger inconvénient de perdre quatre locomotives et vingt-cinq wagons, sans compter les marchandises.

On l’écouta, on l’admira, on lui donna raison, et même on nous rendit notre emploi, mais avec précaution de nous demander notre parole d’honneur de ne plus recommencer.

« S’il ne s’agit que de ne plus recommencer sur les lignes de votre compagnie, messieurs, je suis prêt à faire cette promesse, m’écriai-je alors ; mais il ne peut pas nous être défendu d’essayer encore une fois sur un autre chemin de fer !

— Sur un autre chemin de fer, cela ne nous regarde pas », répondit, avec beaucoup de sagesse, le président.

Quand nous fûmes dans la rue, Tom Tompson me dit :

« Écoute, William, il ne faudrait pas laisser traîner cette petite affaire.

— Certes, Tom, je comprends aussi bien que vous la nécessité d’en finir une bonne fois ; mais j’avoue que je suis un peu découragé.

— Découragé, mon fils ! qu’est-ce que c’est que ce mot-là ?

— Ne vous emportez pas, Tom ; voici ce que je veux dire : Mon idée, que nous avons trouvée si admirable au premier abord, me semble aujourd’hui impossible comme exécution.

— Je te l’ai dit cent fois, mon fils ; mais tu es entêté. Moi, vois-tu, je cède à tout le monde, et pourvu qu’un combat ait lieu, dont notre honneur sorte sauf, je me range à ton opinion nouvelle, si toutefois tu en as une.

— Hélas ! Tom, je n’en ai pas.

— Il faut nous creuser la tête alors. »

À ce moment, je quittai Tom Tompson, pour entrer dans une boutique, afin d’acheter une nouvelle perruque ; car vous pensez bien que mon ancienne était restée au fond de la rivière en compagnie des deux locomotives.

Quand je revins, enchanté d’avoir recouvert ma protubérance capitale, mon compagnon marcha vivement vers moi et me dit :

« Mon fils, j’ai une idée, et une idée que je crois honorable en même temps que nouvelle.

— Parlez, Tom, parlez. Je suis tout oreilles.

— Demain, nous reprendrons notre service. En conséquence nous nous croiserons sur la voie au moins deux fois par semaine.

— C’est exact, Tom.

— Eh bien, mon fils, au premier voyage pendant lequel nous devrons nous rencontrer, nous emporterons chacun un solide revolver, et nous lâcherons nos six coups l’un sur l’autre avec autant d’adresse que possible.

— Et si nous nous manquons ?

— Alors, on cherchera autre chose. Mais je te recommande d’apporter tous tes soins à me bien viser ; je ferai tout, de mon côté, pour ne pas te manquer, car il faut l’avouer, mon fils, nous perdons notre temps d’une pitoyable façon. »

Trois jours après, le train de voyageurs que traînait ma locomotive s’avançait à toute vitesse sur une ligne droite, lorsque je vis poindre à l’horizon un panache de vapeur : c’était le convoi de Tom Tompson.

Je priai poliment mon chauffeur de se mettre à l’abri, le suppliant d’ailleurs de ne pas m’en vouloir s’il attrapait quelque éclaboussure, et j’armai mon pistolet.

Monsieur, je vous assure que mon émotion, cette fois-là, fut plus grande que les autres. Tom s’avançait comme la foudre ; il m’ajustait déjà de loin, et moi-même je m’étais mis en position de viser aussi bien que faire se pouvait.

Quand j’y pense maintenant, je trouve ça très bien. Tom Tompson m’était évidemment supérieur, et son idée était superbe.

Pour un spectateur, cette scène n’aurait pas manqué d’être émouvante. Les deux trains, comme des oiseaux de proie, fondaient l’un sur l’autre ; nous n’étions plus qu’à 100 yards, puis qu’à 50, qu’à 30 yards de distance ; enfin nous nous rejoignîmes. Je pressai la détente deux fois, trois fois, six fois.

Pif ! paf ! pif ! Ce fut une vraie fusillade. Pif ! paf ! pif ! encore, et déjà nous étions loin l’un de l’autre. Les voyageurs épouvantés mirent le nez à la portière. Je n’avais assurément aucune idée de ce qu’était devenu Tom Tompson, mais je me sentis soudain aveuglé par quelque chose de chaud qui découlait de mon front sur mon nez et dans mes yeux :


Vous êtes blessé, me cria le chauffeur.

« Vous êtes blessé ! me cria le chauffeur.

— C’est possible, lui répondis-je.

— C’est sûr, dit-il, vous êtes couvert de sang. »

Malgré l’affirmation du chauffeur, je doutai. Je ne sentais, en effet, aucune douleur sauf un léger picotement sur la tête, à l’endroit de ma loupe, mais je connaissais ça.

Enfin, je cherchais encore la cause de mon hémorragie lorsque j’arrivai à destination.

Sans plus attendre, je repris le train de retour, et je partis à toute vapeur, pour tâcher de rejoindre le convoi de Tom Tompson, qui n’avait qu’une douzaine de milles d’avance sur celui que je ramenais.

Je chauffai si bien, que j’arrivai en gare presque en même temps que lui. Il avait deviné ma pensée ; et sautant à bas de sa machine, il se mit à courir vers la mienne, sur laquelle il sauta comme un chat, en criant :

« Ô Providence ! ô Providence !

— Tom, qu’avez-vous ?

— Ce que j’ai ? Demande-moi plutôt ce que je n’ai plus. Regarde-moi, mon fils, regarde-moi. Tu m’as opéré sans douleur ; tu m’as opéré et cautérisé du même coup. »

Je reculai ébahi. Tom Tompson avait toujours son nez, mais il n’avait plus de verrue : il me parut beau.

Ce fut un trait de lumière. Je fis sauter mon chapeau à tous les diables, je lançai ma perruque ensanglantée à vingt-cinq ou trente pas, et je tendis mon crâne à Tom Tompson.

« Comme la main ! unie comme la main ! Mon fils, nous avons inventé le duel chirurgical. Tu n’as plus de loupe, je n’ai plus de verrue ; une seule chose m’inquiète à présent.

— Quoi donc ?

— J’ai peur de loucher quand mes yeux ne la rencontreront plus au bout de mon nez. C’est égal, mon fils, viens dans mes bras : tu es beau, je suis superbe. On dîne ce soir chez Tom Tompson, et on dînera toute la nuit. Tu m’as opéré, je t’ai opéré : William, veux-tu ma fille ?

Miss Ellen ne me connaît pas beaucoup et ne doit pas m’aimer.

— Elle t’adore ! imbécile de chirurgien à vapeur que tu es, elle t’adore ; et, sans ta loupe, je te l’aurais déjà offerte. Mais maintenant que tu ressembles à tout le monde, je te dis : Prends-la.

— Tom, cela suffit : je la prendrai demain. Le révérend Smith nous mariera à deux heures. »

ÉPILOGUE

Ellen est un ange ; mes cheveux ont repoussé, et j’ai onze enfants des deux sexes, — sans verrue et sans loupe.

CAMILLE DEBANS.
FIN