Revue La Science Illustrée (p. 44-53).

V


Il était dit que nous ne pourrions jamais nous rencontrer, et Tom Tompson avait raison ; mon idée n’était pas pratique du tout.

D’abord, les surveillants des compagnies commençaient à s’étonner de nous voir partir si souvent l’un et l’autre sous des prétextes futiles, car enfin il fallait aussi trouver des prétextes ; ensuite, nous avions constaté qu’il était extrêmement difficile de passer tous les deux sur la même voie. À chaque instant, il se trouvait là un aiguilleur pour nous remettre dans le droit chemin, ou un inspecteur pour s’enquérir des causes de notre voyage dans des conditions si anormales.

Quoi qu’il en soit, le mercredi suivant, nous fûmes l’un et l’autre fidèles à notre promesse. Tom Tompson montait naturellement une autre locomotive, puisque la sienne avait précédemment servi à culbuter un train, à baigner un mécanicien et à parfumer un chauffeur par des procédés inconnus jusqu’à ce jour, et d’ailleurs difficilement praticables dans la vie courante.

Quant à moi, j’avais toujours la même machine.

Mais il semblait que j’eusse absolument changé de cœur ; mes hésitations de la première journée ne se présentèrent seulement pas à mon esprit, et je hâtai le moment du choc autant qu’il était en mon pouvoir.

Avais-je comme une intuition de l’issue féconde que devait avoir ce combat terrible et nouveau ? Qui sait ? Peut-être aussi le spectacle des trois mécaniciens sauvés dans une rencontre qui devait, d’après toutes les prévisions ordinaires, leur coûter dix fois la vie, me faisait-il penser à mon insu, qu’un homme pris entre deux monstres de fer peut en réchapper.

En partant, j’étais non seulement serein et tranquille, mais j’avais dans l’esprit une pointe de gaieté à laquelle, du reste, je n’aurais pu trouver de véritable cause. Tom Tompson, il me l’a dit plus tard, se déclarait incessamment à lui-même, tout en lâchant sa vapeur pour venir me tuer, que mon idée était absolument stupide, et que son combat dans la rivière aurait eu bien plus de physionomie.

J’ai encore le regret de n’avoir pas vu sa verrue dans ce moment-là, car elle devait être, vous n’en doutez pas, particulièrement phénoménale. Mais le bonheur ici-bas n’est jamais complet.

Vous allez trouver, lecteurs, que je vous fais languir et que je ne vais pas droit au but. J’aurais bien voulu vous y voir, pour juger de l’empressement que vous y auriez mis à ma place. Quant au but, un but suprême, je marchais vers lui, je vous assure, avec une rapidité que je jugeais très convenable.

Seulement, dans ces moments-là, l’esprit a une faculté de réflexion excessivement prompte, et je vous fais part de la centième partie, à peine, de ce que je me disais.

J’approchais de Black-River.

Il y a eu sur beaucoup de fleuves américains d’immenses ponts en bois sur lesquels passent les chemins de fer. Mais ils ne sont pas fixes. Les nécessités de la navigation fluviale ont forcé les ingénieurs à trouver des systèmes qui permissent aux navires de passer.

Ces ponts peuvent donc s’ouvrir. Chaque moitié se replie vers la rive et laisse le passage libre aux plus grands navires. Lorsque les bâtiments ont traversé cette partie de la rivière, les deux moitiés du pont se rejoignent et se juxtaposent exactement, pour laisser franchir le fleuve et l’espace aux trains les plus rapides qui soient au monde.

Sur Black-River existe un pont de cette sorte. À mesure que j’avançais, j’acquérais la certitude que nous allions nous rencontrer sur le pont, et que ce choc serait effroyable dans ses conséquences.

Par suite d’une courbe assez vivement accusée, ni Tom Tompson ni moi ne pouvions voir le pont. Mais la voie ferrée côtoyant pendant quelques milles les deux rives opposées de Black-River, j’aperçus la fumée de sa machine ; il devait voir la vapeur de la mienne.

C’en était fait, cette fois. Pas le moindre aiguilleur qui pût contrarier notre projet, pas le moindre train auquel nous dussions nous heurter avant de nous briser l’un contre l’autre. Le thermomètre de ma gaieté baissa de plusieurs degrés, je dois en convenir.

Cependant je ne faiblis pas. Je bourrai ma machine de charbon, et je me plantai debout sur le tender.

Il était maintenant certain que nous devions nous broyer au milieu de la rivière.

Mais au moment où l’un et l’autre, nous eussions dû entrer sur ce pont de malheur, j’entendis un craquement terrible sur la rive de Tom Tompson, et avant que j’eusse pu me faire une idée de ce qui se passait, un autre craquement, plus épouvantable encore, retentit à mes oreilles, et j’aperçus le vide devant moi, à mes côtés, partout…

« Le pont était ouvert !!! » m’écriai-je machinalement, et Tom Tompson dut en dire autant.

Nous n’avions songé ni l’un ni l’autre que c’était tout naturel, puisque nous avions choisi l’heure où aucun train ne pouvait gêner notre marche, et par conséquent ne pouvait obliger les gardiens à réunir les deux fragments du tablier.

J’eus comme une vague idée que j’avais brisé les barrières. Il me sembla voir de l’autre côté de Black-River quelque chose d’énorme faire un formidable plongeon pendant qu’un homme tourbillonnait dans l’espace ; puis tout manqua sous mes pieds. J’étendis les bras, je perçus le bruit sourd de la chute d’un poids énorme et le sifflement particulier d’un brasier qui s’éteint, puis je me sentis entrer dans l’eau, la tête la première.


Je fus lancé dans le fleuve comme une balle.

Je dois même ajouter que je dus pénétrer dans le liquide élément avec une telle impétuosité que pas une goutte d’eau ne jaillit autour de moi. Je disparus au fond du fleuve comme une balle. Si quelque alose peu chanceuse eût passé en ce moment à l’endroit même où je tombai, il est certain que j’aurais produit sur la pauvre bête étonnée l’effet d’un projectile foudroyant.

Que se passa-t-il alors ? Oh ! mon Dieu ! je pourrais avoir l’air de l’ignorer et profiter de l’occasion pour vous faire accroire que je fus sauvé par un miracle et par un ange… du sexe féminin.

Mais comme je sais très bien comment je fus tiré de là, j’aime mieux vous le dire tout de suite.

Tom Tompson était vraiment un homme admirablement constitué. En supposant que ma loupe fût un désagrément physique comparable à sa verrue, il est certain que je lui étais bien inférieur sous tous les autres rapports.

Il fut, — vous le comprendrez, — il fut naturellement un peu étourdi par le plongeon qu’il venait de subir ; mais cet étourdissement ne dura pas, et quelques secondes après l’événement, on le voyait reparaître à la surface du Black-River ; même son premier mot fut pour moi, car il murmura entre ses dents :

« Cette idée est vraiment impraticable. Encore une fois, il va falloir recommencer. William Turkey, mon fils, tu aurais dû accepter ma première proposition. »

Cela dit, il jeta, tout en nageant un regard autour de lui et se mit à m’appeler de toutes ses forces. Mais j’étais toujours au fond de l’eau, sans plus me douter qu’il existât au monde des ponts, des verrues, des rivières, des loupes, un Tom Tompson et des locomotives.

« God ! s’écria alors mon adversaire, est-ce que cet imbécile serait assez inconvenant pour se noyer ici, sans se soucier de son honneur et de la promesse qu’il m’a faite de nous briser l’un contre l’autre ? »

Puis, après avoir repris haleine :

« Mais je ne l’entends pas comme cela. Je ne veux pas qu’il meure noyé, tant que notre duel n’aura pas eu de résultat satisfaisant. »

Cela dit, Tom Tompson plongea comme un marsouin, et se mit à faire des perquisitions au fond de la rivière. Plusieurs fois, il fut obligé de remonter à la surface pour respirer. Mais enfin il m’aperçut, plongea une dernière fois, me saisit par un bras et me fit gagner avec lui la rive, sur laquelle il me déposa sans connaissance et à moitié asphyxié.