Collection Hetzel (p. 64-80).

V

le kabak de la « croix-rompue ».


Le cabaret de la Croix-Rompue justifiait ce nom par un dessin sang de bœuf figurant, sur un des pignons de l’auberge, — une double croix russe détachée de sa base et gisant à terre. Sans doute, quelque légende relative à une profanation iconoclaste perdue dans la nuit des temps.

Un certain Kroff, d’origine slave, veuf, âgé de quarante à quarante-cinq ans, tenait ce cabaret, que son père possédait avant lui, en ce coin isolé de la grande route de Riga à Pernau. Dans un rayon de deux ou trois verstes on n’eût pas rencontré de maison plus voisine, ou, pour mieux dire, de hameau plus rapproché. C’était l’isolement dans toute sa plénitude.

Pour clients, passagers ou habituels, Kroff ne recevait que de rares voyageurs obligés à cette halte, une douzaine de ces paysans qui travaillaient sur les cultures environnantes, et quelques bûcherons ou charbonniers occupés aux bois d’alentour.

Le cabaretier faisait-il ses affaires ?… Dans tous les cas, il ne criait jamais misère, n’étant point homme d’ailleurs à parler de ce qui le concernait. Le kabak fonctionnait depuis une trentaine d’années, avec le père d’abord — lequel, fraudeur et braconnier, avait dû remplir son sac, — avec le fils ensuite. Aussi les malins de la région auguraient-ils que l’argent ne manquait point à la Croix-Rompue. Mais cela ne regardait personne.


LE BRIGADIER AVAIT PU VOIR LA PARTIE DE SON VISAGE.

De nature peu communicative, Kroff vivait très retiré, quittant rarement son auberge, ne faisant que de rares apparitions à Pernau, travaillant à son jardin lorsqu’il n’y avait pas de pratiques à servir, n’ayant ni fille ni garçon pour l’aider. C’était un homme vigoureux, à figure rougeaude, à barbe drue, à chevelure épaisse, au regard hardi. Il n’interrogeait jamais personne et répondait brièvement quand on lui parlait.

La maison, derrière laquelle s’étendait le jardin, comprenait uniquement un rez-de-chaussée avec porte principale d’un seul vantail.

On entrait d’abord dans la salle du débit, éclairée par sa fenêtre au fond. À droite et à gauche deux chambres prenaient jour sur la grande route. Celle de Kroff formait une annexe de l’auberge en retour vers le potager.

Porte et contrevents de ce kabak étaient solides, munis de forts crochets et verrous à l’intérieur. Le cabaretier les fermait dès le crépuscule, le pays n’étant guère sûr. Mais le débit n’en était pas moins ouvert jusqu’à dix heures. En ce moment, il contenait une demi-douzaine de clients que le vodka et le schnaps mettaient en joyeuse humeur.

Le jardin, d’un demi-arpent, simplement clos d’une haie vive, confinait au bois de sapins qui se prolongeait au-delà de la route. Il produisait les légumes de consommation courante, que Kroff cultivait avec assez de profit. Quant aux arbres fruitiers, abandonnés aux soins de la nature, c’était des cerisiers de maigre venue, des pommiers donnant des pommes de bonne qualité, et quelques massifs de ces framboisiers aux fruits parfumés, de couleur éclatante, qui prospèrent en Livonie.

Ce soir-là, autour des tables causaient et buvaient trois ou quatre paysans et autant de bûcherons des hameaux voisins. Le schnaps à deux kopeks le petit verre les y attirait quotidiennement, avant le retour à leurs fermes ou cabanes, distantes de trois ou quatre verstes. Aucun d’eux ne devait passer la nuit à la Croix-Rompue. Rarement, d’ailleurs, des voyageurs s’arrêtaient pour y coucher. Mais les postillons et conducteurs de télègues ou de malles-poste faisaient volontiers halte au kabak avant d’achever la dernière étape de Pernau.

Au milieu de ces hôtes habituels, deux individus, assis ce soir-là à l’écart, s’entretenaient à voix basse, dévisageant les buveurs. C’étaient le brigadier de police Eck et l’un de ses agents. Après la poursuite le long de la Pernova, continuant leurs recherches à travers cette région où l’on signalait la présence de quelques malfaiteurs, ils étaient restés en communication avec les diverses escouades chargées de surveiller les villages et les hameaux au nord de la province.

Eck ne revenait point satisfait de sa dernière expédition. De ce fugitif qu’il comptait prendre vivant et ramener au major Verder, on n’avait même pas retrouvé le corps dans la débâcle de la Pernova.

C’était une déception d’amour-propre.

Et le brigadier disait à son compagnon :

« Sans doute, il y a tout lieu de croire que ce coquin s’est noyé…

— C’est sûr, répondit l’agent.

— Eh non, ce n’est pas sûr, ou, du moins, on n’en a pas la preuve matérielle !… D’ailleurs, quand bien même nous aurions repêché l’homme mort, ce n’est pas dans cet état qu’on aurait pu le réexpédier en Sibérie !… Non ! C’est vivant qu’il aurait fallu l’arrêter, et ce n’est point là une affaire qui fasse honneur à la police !

— Nous serons plus heureux une autre fois, monsieur Eck », répondit l’agent qui acceptait très philosophiquement les aléas du métier.

Le brigadier secoua la tête, sans chercher à cacher son dépit.

À cette heure, la bourrasque se déchaînait avec une incomparable violence. La porte d’entrée s’agitait sur ses gonds à les arracher de leur scellement. Le gros poêle, comme étouffé, cessait de ronfler par instants, puis repartait avec une activité de fournaise.

On entendait craquer les arbres de la sapinière, dont les branches brisées volaient jusqu’à la toiture du kabak, au risque de la défoncer.

« Voilà de l’ouvrage tout fait pour les bûcherons !… dit un des paysans. Ils n’auront que la peine de ramasser leur charge…

— Et c’est aussi un fameux temps pour les malfaiteurs et contrebandiers !… ajouta l’agent.

— Oui… fameux,… répondit Eck, mais ce n’est pas une raison pour les laisser faire !… Il est certain qu’une bande court le pays… On a signalé un vol à Tarvart, et une tentative de meurtre à Karkus !… De vrai, la route n’est plus sûre entre Riga et Pernau… Les crimes se multiplient, et les criminels s’échappent la plupart du temps… Après tout, que risquent-ils, s’ils se laissent attraper ?… D’aller tirer du sel en Sibérie !… Voilà ce qui ne les inquiète guère… Autrefois, une bonne danse au bout du gibet, cela donnait à réfléchir !… Mais les potences, elles sont rompues comme la croix du kabak de maître Kroff…

— On y reviendra, affirma l’agent.

— Et il ne sera pas trop tôt », répliqua Eck.

Comment un brigadier de police aurait-il pu admettre que la peine de mort, maintenue en matière politique, eût été abolie pour les crimes de droit commun ? Cela était au-dessus de son entendement, et de l’entendement de nombre de bons esprits qui n’appartiennent pas à la police.

« Allons, en route, dit Eck, qui se disposait à partir. J’ai rendez-vous avec le brigadier de la cinquième escouade, à Pernau, et il n’y a pas de temps qui tienne ! »

Mais, avant de se lever, il frappa sur la table.

Kroff vint aussitôt.

« Combien, Kroff ?… dit-il, en tirant de sa poche quelque menue monnaie.

— Vous le savez de reste, brigadier, répondit l’aubergiste. Il n’y a qu’un prix pour tout le monde…

— Même pour ceux qui viennent dans ton kabak, où ils savent que tu ne leur demanderas ni leurs papiers ni leur nom ?…

— Je ne suis pas de la police ! répondit Kroff d’un ton brusque.

— Eh ! tous les cabaretiers devraient en être, et le pays serait plus tranquille ! répliqua le brigadier. Prends garde, Kroff, qu’un beau jour on ne ferme ton auberge… si tu ne la fermes pas aux fraudeurs, et peut-être à des clients pires encore !…

— Je verse à boire à ceux qui me payent, répondit le cabaretier, et je ne sais pas plus où ils s’en vont après que je n’ai su d’où ils venaient avant !

— N’importe, Kroff, ne fais pas le sourd quand je te parle, ou tes oreilles en pâtiront !… Là-dessus, bonsoir et au revoir ! »

Le brigadier Eck se leva, paya sa dépense et se dirigea vers la porte, suivi de son agent. Les autres buveurs les imitèrent, car le mauvais temps ne les engageait point à s’attarder au kabak de la Croix-Rompue.

À cet instant, la porte s’ouvrit et fut vivement refermée par la bourrasque.

Deux hommes venaient d’entrer ; l’un soutenait l’autre, qui boitait.

C’étaient Poch et son compagnon de voyage que la malle avait laissés en détresse sur la grande route.

Le voyageur était toujours étroitement serré dans sa houppelande, son capuchon rabattu, et on ne pouvait apercevoir son visage.

Ce fut lui qui prit la parole, et, s’adressant au cabaretier :

« Notre voiture s’est brisée à deux cents pas d’ici… dit-il. Le conducteur et le postillon sont partis pour Pernau avec l’attelage… Ils doivent venir nous rechercher demain dans la matinée… En attendant, avez-vous deux chambres à nous donner pour la nuit ?…

— Oui, répondit Kroff.

— Il me faut l’une d’elles pour moi, ajouta Poch, et un bon lit si c’est possible…

— Vous l’aurez, répondit Kroff. Est-ce que vous êtes blessé ?…

— Une écorchure à la jambe, répliqua Poch, ce ne sera rien.

— Je retiens la seconde chambre », ajouta le voyageur.

Tandis qu’il parlait, il sembla bien à Eck qu’il le reconnaissait au son de sa voix.

« Tiens, se dit-il, je jurerais que c’est… »

Il n’était pas sûr, et, en sa qualité de policier, ne fût-ce que par instinct, il lui semblait bon de s’en assurer.

Pendant ce temps, Poch s’était assis près d’une table, sur laquelle il avait déposé son portefeuille, toujours retenu à sa ceinture par la chaînette.

« Une chambre… c’est bien… dit-il à Kroff. Mais une égratignure n’empêche pas de manger, et j’ai faim.

— Je vais vous servir à souper, répondit l’aubergiste.

— Le plus vite possible », répliqua Poch.

Le brigadier de police s’avança vers lui.

« En vérité, il est heureux, monsieur Poch, dit-il, que vous n’ayez pas été blessé plus grièvement…

— Eh ! s’écria le garçon de banque, c’est monsieur Eck !… Bonjour, monsieur Eck, ou plutôt bonsoir !

— Bonsoir, monsieur Poch !

— Vous voilà en tournée par ici ?…

— Comme vous voyez. Et ce ne sera rien, votre blessure ?

— Il n’y paraîtra plus demain. »

Kroff avait servi sur la table du pain, du lard froid et la tasse pour le thé. Puis, s’adressant au voyageur :

« Et vous, monsieur ?…

— Je n’ai pas faim, répondit celui-ci. Indiquez-moi ma chambre… J’ai hâte de me coucher, car il est probable que je n’attendrai pas le retour du conducteur… Je quitterai l’auberge demain dès quatre heures…

— Comme il vous plaira », répondit le cabaretier.

Et il conduisit le voyageur à la chambre qui occupait l’extrémité de la maison, à gauche de la grande salle, réservant au garçon de banque celle qui se trouvait à droite.

Mais, tandis que l’inconnu parlait, son capuchon s’étant légèrement dérangé, le brigadier, qui l’observait, avait pu apercevoir en partie son visage. Cela lui suffit.

« Oui, murmura-t-il, c’est bien lui… Tiens, pourquoi veut-il partir de si bonne heure, et sans reprendre la malle ?… »

De fait, les circonstances les plus naturelles paraissent toujours singulières à ces gens de police !

« Et où va-t-il ainsi ?… » se demanda Eck, questions auxquelles le voyageur n’aurait certainement pas répondu si elles lui eussent été faites. Du reste, celui-ci ne parut pas s’apercevoir que le brigadier l’eût examiné avec une certaine insistance et reconnu. Il entra donc dans la chambre que lui indiqua Kroff. Eck revint près de Poch, qui mangeait de bon appétit.

« Ce voyageur était avec vous dans la malle ?… lui demanda-t-il.

— Oui… monsieur Eck, et je n’ai pas pu en tirer quatre paroles…

— Et vous ne savez pas où il va ?…

— Non… il est monté dans la voiture à Riga, et je pense qu’il se rendait à Revel. Si Broks était là, il pourrait vous renseigner.


EN QUELQUES PAS IL EUT DISPARU AU MILIEU DE LA NUIT.

— Oh ! cela n’en vaut pas la peine », répondit le brigadier.

Kroff écoutait cette conversation de cet air d’aubergiste indifférent qui ne tient guère à savoir quels sont ses hôtes. Il allait et venait dans la salle, tandis que paysans et bûcherons prenaient congé en lui souhaitant le bonsoir.

Cependant le brigadier, qui ne se pressait plus de partir, s’amusait à faire causer ce bavard de Poch, lequel ne demandait pas mieux, d’ailleurs.

« Et vous allez à Pernau ?… dit-il.

— Non… à Revel, monsieur Eck.

— Pour le compte de M. Johausen ?…

— Pour son compte », répondit Poch.

Et, d’un mouvement instinctif, il rapprocha de lui le portefeuille déposé sur la table.

« Voilà un accident de voiture qui vous causera au moins douze heures de retard…

— Douze heures seulement, si Broks revient demain matin comme il l’a promis, et je serai de retour à Riga dans quatre jours… pour le mariage…

— Avec la bonne Zénaïde Parensof !… Oh ! je sais…

— Je le crois bien… vous savez tout !

— Non, puisque je ne sais pas où va votre compagnon de voyage… Après tout, s’il part demain matin de si bonne heure et sans vous attendre, c’est sans doute parce qu’il s’arrête à Pernau…

— C’est probable, répondit Poch, et, si nous ne nous revoyons pas, bon voyage ! – Mais dites-moi, monsieur Eck, est-ce que vous passez la nuit dans cette auberge ?…

— Non, Poch, nous avons rendez-vous à Pernau et nous partons à l’instant… Quant à vous, après un bon souper, tâchez de dormir d’un bon somme… et ne laissez pas traîner votre portefeuille…

— Il tient à moi comme mes oreilles à ma tête ! riposta le garçon de banque en riant d’un franc rire.

— En route, dit le brigadier à son agent, et boutonnons-nous jusqu’au menton, ou la rafale nous pénétrera jusqu’aux os ! — Bonsoir, Poch.

— Bonsoir, monsieur Eck. »

Les deux policiers ouvrirent la porte, que Kroff referma avec la barre intérieure d’abord, puis du double tour d’une grosse clef qu’il retira ensuite.

À cette heure, il n’était plus à prévoir que personne vînt demander l’hospitalité d’une nuit à la Croix-Rompue. C’était déjà rare que deux voyageurs y eussent réclamé deux chambres jusqu’au lendemain, et il avait fallu cet accident de la malle-poste pour que le cabaretier ne fût pas seul, comme d’habitude, en ce kabak isolé.

Cependant Poch avait achevé son repas, et de grand appétit. Du solide et du liquide, il ne fallait pas moins pour réparer ses forces.

Le lit achèverait ce que la table avait si bien commencé.

Kroff, avant de se retirer dans sa chambre, attendait que son hôte eût gagné la sienne. Il se tenait près du poêle, dont la fumée, sous les coups de la tourmente, envahissait parfois la salle au milieu d’une buée chaude. Kroff s’ingéniait alors à la chasser au moyen d’une serviette qu’il agitait et dont les plis, en se détendant, produisaient des claquements de fouet.

La chandelle de suif, posée sur la table, vacillait, faisait danser l’ombre des objets à travers les nappes de lumière.

Au-dehors se produisaient de tels vacarmes de vent contre les volets des fenêtres, qu’on eût dit que quelqu’un y frappait.

« Vous n’entendez pas ?… observa même Poch, à un moment où la porte subissait un tel heurt que l’on pouvait s’y tromper.

— Personne, répondit l’aubergiste, il n’y a personne… Je suis habitué à cela… Nous avons bien d’autres mauvais temps en plein hiver…

— Et, d’ailleurs, répliqua Poch, il est peu probable que personne coure les routes cette nuit, si ce n’est les malfaiteurs et les agents de la police.

— Peu probable, comme vous dites ! »

Il était près de neuf heures.

Le garçon de banque se leva, assujettit son portefeuille sous son bras, prit la chandelle allumée que lui présentait Kroff et se dirigea vers sa chambre.

La cabaretier tenait à la main une vieille lanterne à grosses vitres, qui devait lui servir à s’éclairer après que la porte se serait refermée sur Poch.

« Vous ne vous couchez pas ?… demanda celui-ci avant d’entrer dans sa chambre.

— Si… répondit Kroff, mais, auparavant, je vais faire ma tournée de tous les soirs…

— Dans votre enclos ?…

— Oui, dans mon enclos, et voir si mes poules sont au perchoir, car, quelquefois, il en manque une ou deux le matin…

— Ah ! fit Poch, les renards ?…

— Les renards et aussi les loups. Ces maudites bêtes ne sont pas gênées de sauter par-dessus la haie ! Aussi, comme la fenêtre de ma chambre donne sur le jardin, quand je peux les saler d’une charge de plomb !… Donc, si vous entendiez un coup de fusil, ne vous effrayez point…

— Eh ! répondit Poch, un coup de canon ne me réveillerait pas, j’imagine, si je dors comme j’en ai l’envie ! — À propos, je ne suis pas pressé de partir, moi… Si mon compagnon a hâte de sauter de son lit, c’est son affaire !… Laissez-moi prolonger mon sommeil jusqu’au grand jour… Il sera temps de se réveiller lorsque Broks, revenu de Pernau, aura remis la malle en état…

— C’est convenu, répondit l’aubergiste. Personne ne vous réveillera, et, quand ce voyageur partira, je ferai en sorte que le bruit n’interrompe pas votre sommeil. »

Poch, étouffant des bâillements très justifiés par la fatigue, entra dans sa chambre, dont il referma la porte à clef sur lui.

Kroff était seul dans la salle à peine éclairée par la lanterne. S’approchant de la table, il enleva le couvert du garçon de banque et rangea les assiettes, la tasse et la théière. C’était un homme d’ordre : il ne remettait pas au lendemain ce qu’il pouvait faire le jour même.

Cela fait, Kroff se dirigea vers la porte de l’enclos et l’ouvrit.

De ce côté, qui était celui du nord-ouest, la rafale s’acharnait avec moins de violence, et l’annexe en retour se trouvait abritée dans une sorte de remous. Mais, au-delà de cet angle, le vent faisait rage, et l’aubergiste ne pensa pas qu’il fût nécessaire de s’y exposer. Un coup d’œil du côté de la basse-cour suffirait.

Rien de suspect dans l’enclos. Pas une de ces ombres mouvantes qui auraient indiqué la présence d’un loup ou d’un renard.

Kroff agita sa lanterne en toutes directions ; puis, ne voyant rien de suspect, il regagna la salle.

Comme il convenait de ne pas laisser éteindre le poêle, il le chargea de quelques morceaux de tourbe, jeta un dernier regard autour de lui et se dirigea vers sa chambre.

La porte, presque contiguë à celle du jardinet, permettait de pénétrer dans l’annexe où se trouvait la chambre de l’aubergiste. Cette chambre confinait donc à celle où Poch dormait déjà d’un épais sommeil.

Kroff entra, sa lanterne à la main, et la grande salle fut plongée dans une complète obscurité.

Deux ou trois minutes encore, on aurait pu entendre le bruit des pas du cabaretier, tandis qu’il se déshabillait. Puis un craquement plus accentué indiqua qu’il venait de s’étendre sur son lit.

Quelques instants plus tard, tout le monde dormait dans l’auberge, malgré le tumulte des éléments, le vent, la pluie, malgré les longs gémissements de la tempête à travers la sapinière, découronnée de ses hautes branches.

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Un peu avant quatre heures du matin, Kroff se leva et, sa lanterne rallumée, rentra dans la grande salle.

Presque au même moment s’ouvrit la porte de la chambre du voyageur.

Celui-ci était habillé et, comme la veille, enveloppé de sa houppelande, son capuchon sur la tête.

« Déjà prêt, monsieur ?… dit Kroff.

— Déjà, répondit le voyageur, qui tenait à la main deux ou trois roubles-papier. Que vous dois-je pour la nuit ?…

— Un rouble, répondit l’aubergiste.

— Voici un rouble, et veuillez m’ouvrir…

À l’instant », répliqua Kroff, après avoir vérifié la valeur du rouble à la lueur de sa lanterne.

Le cabaretier se dirigeait vers la porte, tenant la grosse clef tirée de sa poche, lorsque, s’arrêtant et s’adressant au voyageur :

— Vous ne voulez rien prendre avant de partir ?…

— Rien.

— Ni un verre de vodka, ni un verre de schnaps ?…

— Rien, vous dis-je. Ouvrez vite, je suis pressé.

— Comme il vous plaira. »

Kroff retira de la porte les barres de bois qui la maintenaient à l’intérieur. Puis il introduisit la clef dans la serrure, dont le pêne grinça.

L’obscurité était profonde encore. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait en tempête. Des branches brisées jonchaient le chemin.

Le voyageur assura son capuchon, boutonna sa houppelande, puis, sans prononcer aucune parole, sortit précipitamment, et en quelques pas il eut disparu au milieu de la nuit. Alors, tandis qu’il remontait la grande route vers Pernau, Kroff, replaçant les barres intérieures, refermait la porte du kabak de la Croix-Rompue.