Collection Hetzel (p. 48-63).

IV

en malle-poste


À cette époque, les moyens de transport sur les interminables plaines des provinces Baltiques se réduisaient à deux, à moins que le voyageur ne voulût se contenter de les parcourir comme piéton ou comme cavalier. De chemin de fer il n’y en avait qu’un, celui qui desservait le littoral de l’Esthonie, contournant le golfe de Finlande. Si Revel se trouvait en communication avec Pétersbourg, les deux autres capitales de la Livonie et de la Courlande, Riga et Mittau, n’étaient point reliées par railway à la capitale de l’empire russe.

Malle-poste ou télègue, il n’existait aucun autre véhicule à la disposition des touristes.

On connaît la télègue, — un chariot bas, sans clous, sans ferrures, dont les différentes pièces sont jointes par des cordes ; pour banquette, un sac d’écorces, ou tout simplement les bagages, et encore faut-il prendre soin de s’assujettir par une courroie, si l’on veut prévenir les chutes très à craindre sur ces routes cahoteuses.

La malle-poste est moins rudimentaire. Ce n’est plus le chariot, c’est la voiture, dont le confort laisse à désirer sans doute, mais où l’on est, en somme, à l’abri de la pluie et du vent. Elle ne contient que quatre places, et celle qui faisait alors le service des transports entre Riga et Revel ne partait que deux fois la semaine.

Il va de soi que, pendant l’hiver, ni malle-poste, ni télègue, ni aucun véhicule à roues n’aurait pu circuler sur les chemins glacés. On les remplaçait, non sans avantage, par le « perklwsnoïo », sorte de lourd traîneau à patins, que son attelage entraînait assez rapidement à travers les steppes blancs des provinces Baltiques.

Ce matin-là, 13 avril, la malle-poste qui allait partir pour Revel n’attendait qu’un seul voyageur, lequel avait retenu sa place dès la veille. C’était un homme de cinquante ans, qui arriva à l’heure du départ, un type de bonne humeur, figure gaie, bouche souriante. Chaudement vêtu d’un épais caban par-dessus son veston de gros drap, il tenait sous le bras un portefeuille qu’il serrait étroitement.

Lorsqu’il entra dans le bureau, il fut accosté en ces termes par le conducteur de la malle-poste :

« Eh donc, Poch, c’est toi qui as retenu une place dans la malle ?…

— Moi-même, Broks.

— Ainsi une télègue ne te suffit plus !… Il te faut une bonne voiture avec trois bons chevaux…

— Et un bon conducteur comme toi, mon vieil ami…

— Allons, petit père, je vois que tu ne regardes pas à la dépense…

— Non, surtout quand ce n’est pas moi qui paie !

— Et qui est-ce donc ?

— Mon maître… M. Frank Johausen.

— Oh ! s’écria le conducteur, celui-là a le moyen de retenir toute la malle, si cela lui plaît…

— Comme tu dis, Broks, mais, si je n’ai pris qu’une place, j’espère bien que j’aurai des compagnons de voyage ! On s’ennuie moins en route…

— Eh ! mon pauvre Poch, il faudra que tu t’en passes, cette fois ! Cela n’arrive pas souvent, mais cela arrive aujourd’hui… Pas d’autre place retenue que la tienne…

— Quoi… personne ?…

— Personne, et, à moins qu’il ne monte un piéton en chemin, tu en seras réduit à causer avec moi ?… Va ! ne te gêne pas… Tu le sais, un bout de conversation ne me fait pas peur…

— Ni à moi, Broks.

— Et jusqu’où vas-tu ?…

— Jusqu’au bout de la route, à Revel, chez le correspondant de MM. Johausen. »

Et Poch, clignant de l’œil, indiquait le portefeuille, serré sous son bras, et que rattachait à sa ceinture une chaînette de cuivre.

« Eh !… là !… petit père, répondit Broks, inutile de jaser là-dessus !… Nous ne sommes plus seuls. »

En effet, un voyageur, qui avait pu remarquer le mouvement du garçon de banque, venait d’entrer dans le bureau.

Ce voyageur semblait mettre une certaine attention à ne point être reconnu. Enveloppé de sa houppelande, dont le capuchon retombait sur sa tête, il se cachait en partie la figure.

S’approchant du conducteur :

« Avez-vous encore une place libre dans la malle ?… demanda-t-il.

— Il en reste trois, répondit Broks.

— Une suffira.

— Pour Revel ?…

— Oui… pour Revel », répondit le voyageur, après une courte hésitation.

Et, ce disant, il paya en roubles-papier le prix de sa place jusqu’à destination, une distance de deux cent quarante verstes.

Puis, d’une voix brève :

« Quand partez-vous ?…

— Dans dix minutes.

— Où serons-nous ce soir ?

— À Pernau, si le temps ne nous contrarie pas trop. Avec ces bourrasques, on ne sait jamais…

— Est-ce qu’il y a des retards à craindre ?… demanda le garçon de banque.

— Hum, fit Broks, je ne suis pas content du ciel ! Les nuages courent avec une rapidité… Enfin, pourvu qu’ils ne nous donnent que de la pluie !… Mais s’il tombe de la neige…

— Voyons, Broks, en n’économisant pas le coup de schnaps aux postillons, nous serons à Revel demain soir…

— C’est à souhaiter ! Trente-six heures, je ne mets pas plus de temps, d’habitude.

— Alors, répondit Poch, en route et ne flânons pas !

— Voici les chevaux attelés, répliqua Broks. Je n’attends plus personne… Le coup du départ, Poch… schnaps ou vodka ?…

— Schnaps », répondit le garçon de banque.

Ils allèrent au cabaret en face, après avoir fait signe au postillon de les suivre. Deux minutes après, ils revenaient du côté de la malle, où le voyageur inconnu avait déjà pris place. Poch s’installa près de lui et la voiture s’ébranla.

Les trois chevaux attelés aux brancards n’étaient guère plus grands que des ânes, fauves de robe, le poil long et rude, d’une maigreur qui laissait voir la saillie de leurs muscles, mais pleins d’ardeur. Le sifflement du iemschick suffisait à les maintenir au bon trot.

Depuis bien des années déjà, Poch appartenait au personnel de la maison Johausen frères. Entré enfant, il y resterait jusqu’à l’âge de sa retraite. Jouissant de toute la confiance de ses maîtres, on le chargeait souvent de porter à des correspondants, soit à Revel, soit à Pernau, soit à Mittau, soit à Dorpat, des sommes importantes qu’il eût été imprudent de confier au service des malles-poste. Cette fois, son portefeuille contenait quinze mille roubles en billets d’État, coupures équivalant à cent francs de la monnaie française, soit une liasse de quatre cents billets, soigneusement enfermés dans son portefeuille. Après avoir remis cette somme au correspondant de Revel, il devait revenir à Riga.

Ce n’était pas sans motif qu’il avait hâte d’être de retour. Quel était ce motif ?… Sa conversation avec Broks le fera connaître.

L’iemschick enlevait rapidement son attelage, les bras écartés, tenant les guides à la mode russe. Après avoir remonté le faubourg nord de la ville, il se lança sur la grande route à travers la campagne. Aux approches de Riga, les champs cultivés sont nombreux et les travaux de labour allaient bientôt commencer. Mais, à dix ou douze verstes de là, le regard se perdait sur l’interminable steppe dont l’uniformité n’est rompue à défaut d’accidents de terrain, rares à la surface des provinces Baltiques, que par le massif des forêts d’arbres verts.

Ainsi que l’avait fait observer Broks, l’apparence du ciel n’était pas rassurante. L’air se déplaçait en violentes rafales, et la bourrasque s’accentuait à mesure que le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon. Heureusement le vent soufflait du sud-ouest.

De vingt verstes en vingt verstes à peu près, un relais de poste permettait de changer à la fois les chevaux et le postillon qui les avait conduits.

Ce service, convenablement organisé, assurait aux voyageurs un transport régulier, assez rapide en somme.

Dès le départ, à son vif déplaisir, Poch comprit qu’il ne pourrait point entrer en conversation suivie avec son compagnon de route.

Celui-ci, blotti dans un coin, la tête encapuchonnée, ne laissant rien voir de son visage, dormait ou feignait de dormir. Le garçon de banque en fut donc pour quelques vaines tentatives de dialogue.

Aussi, très loquace par nature, se vit-il réduit à causer avec Broks, assis près du iemschick sur le siège, abrité sous une capote de cuir. Mais, en abaissant la glace qui fermait le devant de la malle, il était facile de converser. Or, comme le conducteur était aussi bavard, à tout le moins, que le garçon de banque, les langues ne chômèrent pas.

« Et tu assures, Broks, — c’était bien la quatrième fois qu’il lui adressait cette question depuis le départ, — tu assures que nous serons demain soir à Revel ?…

— Oui, Poch, si le mauvais temps ne nous retarde pas, et surtout s’il ne nous empêche pas de rouler pendant la nuit.

— Et, une fois arrivée à Revel, la malle en repartira vingt-quatre heures après ?

— Vingt-quatre heures, répondit Broks. Le service est établi de cette façon.

— Et c’est toi qui me ramèneras à Riga ?…

— Moi-même, Poch.

— Par saint Michel, je voudrais déjà être de retour… avec toi, s’entend !

— Avec moi, Poch ?… Merci de ton amabilité !… Mais pourquoi tant de hâte ?…

— Parce que j’ai une invitation à te faire, Broks.

À moi ?

À toi, et une invitation qui ne te déplaira pas, si tu aimes à bien manger et à bien boire en bonne compagnie.

— Eh ! fit Broks, qui passait sa langue sur ses lèvres, il faudrait être ennemi de soi-même pour ne pas aimer cela !… Il s’agit d’un repas ?…

— Mieux qu’un repas ! Un vrai festin de noce.

— De noce ?… s’écria le conducteur. Et pourquoi serais-je invité à un repas de noce !…

— Parce que le marié te connaît personnellement.

— Il me connaît ?…

— Et la mariée aussi !

— Alors, répliqua Broks, j’accepte, même sans savoir quels sont les futurs époux…

— Je vais te l’apprendre.

— Avant que tu me le dises, Poch, laisse-moi te répondre que ce sont de braves gens !

— Certes… de braves gens, puisque c’est moi qui suis le marié !

— Toi, Poch !

— Moi-même, et que la mariée, c’est cette aimable Zénaïde Parensof.

— Ah ! l’excellente créature !… Vrai, je ne m’attendais pas à cela…

— Tu t’en étonnes ?…

— Non, et vous ferez un bon ménage, bien que tu aies cinquante ans sonnés, Poch…

— Et que Zénaïde en ait quarante-cinq, Broks. Que veux-tu, nous aurons été heureux moins longtemps, voilà tout ! Ah ! mon camarade, si on s’aime quand on veut, on ne doit se marier que lorsque c’est possible. J’avais vingt-cinq ans quand cela m’a pris, et Zénaïde en avait vingt. Mais, à nous deux, nous ne possédions pas cent roubles ! Attendre, c’était sage. Lorsque, de mon côté, j’aurais entassé une belle petite somme, et elle, du sien, une dot approchant, il était convenu que nous marierions nos économies… Et, aujourd’hui, l’argent est au fond de la sacoche ! Est-ce que, dans notre Livonie, ça ne se passe pas le plus souvent ainsi pour les pauvres gens ?… D’ailleurs, pour s’être espérés pendant des années et des années, on ne s’en aime que davantage, et on n’a pas à s’inquiéter de l’avenir.

— Tu as raison, Poch.

— Moi, j’ai déjà une bonne place dans la maison Johausen, cinq cents roubles par an, que les deux frères doivent augmenter le jour du mariage. Quant à Zénaïde, elle en gagne autant. Nous voilà donc riches… riches à notre façon, s’entend !… Bien sûr, nous ne possédons pas le quart de ce que j’ai là dans mon portefeuille… »

Poch s’arrêta en jetant un regard méfiant sur son compagnon de route, toujours immobile et qui semblait dormir. Peut-être en avait-il trop dit là-dessus… Et, reprenant :

« Oui, Broks, riches à notre façon ! Aussi, avec nos économies, je pense que Zénaïde fera bien d’acheter un petit fonds d’épicerie !… Il y en a un à vendre près du port…

— Et je te promets une belle clientèle, ami Poch ! s’écria le conducteur.

— Merci, Broks, merci d’avance ! Tu me devras bien cela pour le festin où je te garde une place.

— Laquelle ?…

— Pas loin de la mariée ! Et tu verras comme Zénaïde sera encore belle dans sa robe de noce, la couronne de myrte sur la tête et avec le collier que lui donne Mme Johausen.

— Je te crois, Poch, je te crois !… Une si bonne femme ne peut être qu’une belle femme… À quand la cérémonie ?…

— Dans quatre jours, Broks, le 16 du courant… Et voilà pourquoi je te dis : Presse les iemschicks !… Je ne leur marchanderai pas les petits verres !… Mais qu’ils ne laissent point les chevaux s’endormir entre les brancards !… C’est un fiancé que ta malle emporte, et il ne faut pas qu’il vieillisse trop pendant le voyage !

— Oui ! Zénaïde ne voudrait plus de toi !… répondit en riant le joyeux conducteur.

— Ah ! Peux-tu dire !… J’aurais vingt ans de plus, qu’elle me voudrait encore ! »

Il s’ensuit que, sous le bénéfice des confidences que le garçon de banque venait de faire à son ami Broks, les relais, arrosés d’un coup de schnaps, furent rapidement enlevés, et jamais la malle de Riga n’avait roulé à une telle allure.

Le pays offrait toujours le même aspect, de longues plaines, d’où s’échapperait la forte odeur du chanvre pendant l’été. Les routes, le plus souvent tracées par les voitures et les charrettes, laissaient à désirer pour l’entretien. Parfois, on longeait la lisière de vastes forêts, et, invariablement, les mêmes essences, érables, aulnes et bouleaux, puis d’immenses sapinières qui gémissaient sous les rafales. Peu de monde par les chemins, dans les cultures. On sortait à peine du rude hiver de ces hautes latitudes. La malle allait ainsi, de village en village, de hameau en hameau, de relais en relais, sans perdre de temps, grâce aux injonctions de Broks. Aucun retard n’était à prévoir, et, quant à la tourmente, rien à craindre tant qu’elle pousserait par derrière.

Pendant qu’on dételait et qu’on attelait, le garçon de banque et le conducteur mettaient pied à terre. Mais le voyageur inconnu ne quittait jamais sa place. Seulement il profitait de ce qu’il se trouvait seul, pour jeter un coup d’œil au-dehors.

« Pas remuant, notre compagnon ! répétait Poch.

— Pas causeur, non plus !… répondait Broks.

— Tu ne sais pas qui c’est ?

— Non… et je n’ai pas seulement vu la couleur de sa barbe !

— Il faudra bien qu’il se décide à montrer son visage, quand nous dînerons au relais de midi…

À moins qu’il ne mange pas plus qu’il ne parle ! » riposta Broks.

Avant d’atteindre le village où la malle devait faire halte à l’heure du dîner, combien de misérables hameaux se rencontrèrent sur sa route : cabanes à peine habitables, cahutes de pauvres, aux volets toujours rabaissés et dont les planches disjointes livraient passage aux âpres bises de l’hiver ! Et


PUIS D’IMMENSES SAPINIÈRES…

cependant, en Livonie, les paysans sont robustes : les hommes avec leur tête embroussaillée de cheveux durs, les femmes couvertes de haillons, les enfants pieds nus, bras et jambes maculés de boue comme des bestiaux d’étables négligées. Les malheureux moujiks ! Et s’ils souffrent dans leurs taudis des chaleurs de l’été, des froids de l’hiver, de la pluie ou de la neige en tout temps, que dire de leur nourriture, du pain d’écorce, noir et pâteux, trempé d’un peu d’huile de chènevis, de la bouillie d’orge et d’avoine, et, si rarement, quelques bouchées de lard ou de bœuf salé ! Quelle existence ! Mais ils y sont faits, ils ne savent pas ce que c’est que de se plaindre. À quoi bon, d’ailleurs ?

Très heureusement, à l’entrée d’un grand village, au relais d’une heure après-midi, les voyageurs, dans une auberge assez convenable, trouvèrent un plus substantiel dîner : potage au cochon de lait, concombres nageant dans une jatte d’eau salée, gros chanteaux de ce pain qu’on appelle le « pain aigri », car il ne faudrait pas pousser l’exigence jusqu’à vouloir du pain blanc, un morceau de saumon péché dans les eaux de la Dwina, du lard frais accommodé de légumes, du caviar, du gingembre, du raifort et de ces confitures d’airelles des bois d’une saveur singulière. Pour boisson, l’invariable thé, lequel coule si abondamment qu’il suffirait à alimenter tout un fleuve des provinces Baltiques. Enfin un excellent repas qui mit Broks et Poch en belle humeur pour le reste de la journée.

Quant à l’autre voyageur, il ne parut pas qu’il en ressentît de si heureux effets. Il se fit servir à part dans un coin sombre de la salle. À peine releva-t-il son capuchon qui laissa voir le bas d’une barbe grisonnante. En vain le garçon de banque et le conducteur essayèrent-ils de le dévisager. Il mangea rapidement, sobrement, et bien avant les autres il eut regagné sa place dans la voiture.

Cela ne laissa pas d’intriguer ses compagnons de route, surtout Poch, fort dépité de n’avoir pu tirer une seule parole de ce taciturne.

« Nous n’arriverons donc pas à savoir quel est cet individu ?… demanda Poch.

— Je vais te le dire, répondit Broks.

— Tu le connais ?

— Oui ! C’est un monsieur qui a payé sa place, cela me suffit. »

On partit quelques minutes avant deux heures, et la malle reprit une allure rapide. L’attelage, gratifié d’aimables et caressantes appellations : « Allez, mes colombes ! Poussez, mes hirondelles ! » s’enleva au grand trot sous le fouet du postillon.

Très probablement Poch avait vidé son sac, épuisé son stock de nouvelles, car la conversation devint languissante entre le conducteur et lui. Un peu alourdi, d’ailleurs, par la digestion d’un si bon dîner, le cerveau noyé des vapeurs du vodka, il ne tarda pas à « pêcher à la ligne », comme on dit d’une personne gagnée par le sommeil et dont la tête va deçà et delà. Un quart d’heure après, il dormait d’un gros sommeil, hanté sans doute de rêves dans lesquels apparaissait la douce image de Zénaïde Parensof.

Cependant le temps devenait plus mauvais. Les nuages s’abaissaient vers le sol. La malle avait dû s’engager à travers des plaines marécageuses assez impropres à l’établissement d’une route carrossable. Les terres mouvantes étaient affleurées par les multiples rios dont est sillonnée cette région septentrionale de la Livonie. Aussi avait-il fallu juxtaposer des troncs d’arbres, à peine équarris, pour donner quelque solidité à ces fondrières. Presque insuffisant pour un piéton, le passage y était difficile à une voiture. Nombre de ces madriers, mal assujettis, appuyés d’un bout, non de l’autre, basculaient sous les roues de la malle, qui sonnait avec un inquiétant bruit de ferraille.

Dans ces conditions, l’iemschick ne songeait point à forcer son attelage. Il marchait lentement, par prudence, relevant ses chevaux qui butaient à chaque pas. On franchit ainsi plusieurs étapes où tout accident put être évité. Mais les bêtes arrivaient très fatiguées aux relais, et on n’aurait pu leur demander davantage.

À cinq heures du soir, sous le ciel balayé de nuages, il faisait déjà sombre. Se maintenir en bonne direction sur la route, confondue avec les marécages, exigeait une extrême attention. Les chevaux s’effrayaient de ne plus sentir le sol assuré sous leurs sabots, ils s’ébrouaient et se jetaient de côté.

« Au pas, au pas, puisqu’il le faut !… répétait Broks. Mieux vaut arriver avec une heure de retard à Pernau, et ne point risquer de rester en détresse…

— Une heure de retard !… s’écria Poch, que tant de secousses avaient tiré de son sommeil.

— C’est plus prudent ! » répondit l’iemschick, qui dut, à plusieurs reprises, mettre pied à terre afin de conduire son attelage par la bride.

Le voyageur avait fait quelques mouvements, redressé sa tête, cherché en vain à voir à travers la vitre de la portière. L’obscurité était assez épaisse alors pour qu’il fût impossible de rien distinguer. Les lanternes de la malle lançaient deux gerbes lumineuses qui rompaient à peine l’obscurité.

« Où sommes-nous ?… demanda Poch.

— Encore à vingt verstes de Pernau, répondit Broks, et, une fois au relais, je pense que nous ferions bien d’y demeurer jusqu’à demain matin…

— Au diable la bourrasque qui va nous retarder de douze heures ! » s’écria le garçon de banque.

On continuait d’avancer. Parfois la rafale poussait si violemment que la malle, précipitée sur l’attelage, menaçait de se renverser. Les chevaux se cabraient et s’abattaient. La situation devenait extrêmement difficile. C’est au point même que Poch et Broks agitèrent la question de faire la route à pied jusqu’à Pernau. Peut-être cela n’eût-il été que sage afin d’éviter de plus graves accidents en restant dans la voiture.

Quant à leur compagnon, il ne semblait pas qu’il fût décidé à la quitter. Un flegmatique Anglais n’eût pas montré plus d’indifférence à ce qui se passait. Ce n’était pas pour voyager en piéton qu’il avait payé sa place dans cette malle-poste, et cette malle-poste avait l’obligation de le véhiculer jusqu’à destination.

Soudain, à six heures et demie du soir, au plus fort de la bourrasque, un terrible choc se produisit. Une roue de l’avant-train s’était enfoncée dans une ornière et, sous l’effort de l’attelage enveloppé d’un vigoureux coup de fouet, elle se rompit.

La malle, s’inclinant brusquement et perdant l’équilibre, versa sur le flanc gauche.

Il y eut des cris de douleur. Poch, une contusion à la jambe, n’eut qu’une pensée pour son précieux portefeuille retenu par la chaînette. Le portefeuille ne l’avait point quitté, et il le serra plus étroitement sous son bras, lorsqu’il fut parvenu à sortir de la voiture.

Broks et le voyageur n’avaient reçu que d’insignifiantes contusions, et le postillon, s’étant dégagé, avait sauté à la tête de ses chevaux.

L’endroit était désert, — une plaine avec un massif d’arbres sur la gauche.

« Qu’allons-nous devenir ?… s’écria Poch.

— La voiture est hors d’état de se remettre en route », répondit Broks.

Pas un mot ne sortit de la bouche de l’inconnu.

« Peux-tu aller à pied à Pernau ?… demanda Broks au garçon de banque.

— Une quinzaine de verstes ?… s’écria celui-ci, avec ma contusion !

— Eh bien… à cheval ?…


Le postillon avait sauté à la tête de ses chevaux.

À cheval !… Au bout de quelques pas, je serais par terre ! »

Le seul parti possible, c’était de chercher abri dans une auberge des environs, s’il en existait, et d’y passer la nuit, Poch et le voyageur du moins. De leur côté, après avoir dételé, Broks et le postillon enfourcheraient les chevaux, gagneraient Pernau au plus vite et, le lendemain, ils reviendraient avec un charron qui réparerait la voiture.

Si le garçon de banque n’eût pas été chargé d’une aussi forte somme, il aurait trouvé sans doute le conseil excellent… Mais avec ses quinze mille roubles…

Et, d’ailleurs, dans le voisinage, y avait-il, en cette région déserte, une ferme, une auberge, un cabaret où des voyageurs pussent se réfugier jusqu’au matin ?… Ce fut la question que Poch posa tout d’abord.

« Oui… là… sans doute ! » répondit le voyageur.

Et, de la main, il indiquait une faible lumière qui brûlait à deux cents pas sur la gauche, au coin d’un bois confusément entrevu dans l’ombre. Mais était-ce le fanal d’une auberge ou le feu d’un bûcheron ?…

L’iemschick, interrogé, répondit :

« C’est le cabaret de Kroff.

— Le cabaret de Kroff ?… répéta Poch.

— Oui… le kabak de la Croix-Rompue.

— Eh bien, dit Broks, en s’adressant à ses compagnons, si vous voulez coucher dans cette auberge, nous viendrons vous reprendre demain dès la première heure. »

La proposition parut agréer au voyageur. C’était, en somme, ce qu’il y avait de mieux à faire. Le temps devenait épouvantable, la pluie ne tarderait pas à tomber torrentiellement. Ce ne serait pas sans grande peine que le conducteur et l’iemschick parviendraient à gagner Pernau avec leur attelage.

« Convenu, dit alors Poch, que sa jambe écorchée faisait quelque peu souffrir. Demain, après une bonne nuit de repos, je serai en état de repartir, et je compte sur toi, Broks…

— Je serai de retour à l’heure dite ! » répliqua le conducteur. Les chevaux furent alors dételés, et la malle, couchée sur le flanc, dut être abandonnée. Mais, cette nuit-là, il était probable que ni voiture ni charrette ne viendraient à passer sur la route.

Après avoir serré la main de son ami, Poch, traînant la jambe, se dirigea vers le massif d’où s’échappait la lueur qui indiquait la place de l’auberge.

Comme le garçon de banque marchait avec difficulté, le voyageur crut devoir lui offrir de s’appuyer sur son bras. Poch accepta après avoir remercié son compagnon, qui, en somme, était plus sociable qu’on ne l’eût supposé par son attitude depuis le départ de Riga.

Les deux cents pas furent franchis sans accident, en suivant la grande route au bord de laquelle s’élevait l’auberge.

Suspendu à la porte d’entrée, brillait le fanal garni de sa lampe à pétrole. À l’angle du mur se dressait une longue perche, dont la destination est d’attirer les regards des passants pendant le jour. À travers les joints des contrevents filtraient les lueurs de l’intérieur et s’échappait aussi un bruit de voix et de verres. Une enseigne grossièrement peinte s’étalait au-dessus de la porte principale, et, à la clarté du fanal, on pouvait y lire ces mots : Kabak de la Croix-Rompue.