Collection Hetzel (p. 247-251).

XVI

confession.


La veille de ce jour, l’aubergiste Kroff, frappé d’une congestion pulmonaire, avait succombé en quelques heures.

Avant de mourir, torturé par les remords depuis cinq mois, il avait fait appeler le pope Axief, qui était venu entendre sa confession.

Cette confession, le pope l’avait écrite, et Kroff l’avait signée de son nom. Après sa mort, elle devrait être rendue publique.

C’était la condamnation de Kroff, ce serait la réhabilitation de Dimitri Nicolef.

Voici ce que contenait cette confession de l’auteur du crime, et l’on verra par quel enchaînement de circonstances Kroff avait pu en faire rejaillir la responsabilité sur la tête de Nicolef.

Dans la nuit du 13 au 14 avril, Dimitri Nicolef et Poch étaient arrivés au kabak de la Croix-Rompue.

En voyant le portefeuille de Poch, l’aubergiste, dont les affaires allaient fort mal depuis longtemps, conçut le projet de voler le garçon de banque. Toutefois, la prudence lui commandait d’attendre que l’autre voyageur, qui avait annoncé son départ pour quatre heures du matin, eût quitté l’auberge. Mais, ne pouvant maîtriser son impatience, vers deux heures après minuit, il entra dans la chambre de Poch, croyant ne pas avoir été entendu.

Poch ne dormait pas, il se redressa sur son lit, éclairé par le fanal de Kroff. Celui-ci, qui ne voulait que le voler, étant découvert, se précipita sur le malheureux, et, du couteau qu’il avait à sa ceinture — un couteau suédois à virole — il le frappa au cœur d’un coup mortel.

Le portefeuille de Poch fut alors fouillé. Il contenait la somme de quinze mille roubles en billets de banque de cent roubles chacun.

Mais quelle imprécation échappa à Kroff, lorsque, dans un des plis du portefeuille, il trouva une note avec ces mots :

C’était une précaution que prenait toujours Poch, lorsqu’il allait faire un versement pour le compte de la banque.

« Liste des numéros des billets, dont le double est entre les mains de MM. Johausen frères. »

Ainsi, ces billets, dont on avait les numéros, il ne pourrait les passer, sans grand danger du moins d’être pris !… Cet assassinat, il n’en tirerait aucun profit !…

C’est alors que la pensée lui vint de faire retomber la responsabilité du crime sur le voyageur qui occupait l’autre chambre. Il sortit de l’auberge, il fit des éraflures au-dessous de l’entablement extérieur de la première fenêtre, il força les contrevents de la seconde avec un tisonnier, et rentra dans la maison.

Fou de rage à la pensée que ces billets seraient inutiles entre ses mains, non seulement inutiles, mais dangereux, la plus criminelle des inspirations lui traversa l’esprit.

Pourquoi ne pénétrerait-il pas dans la chambre du voyageur, pour glisser ces billets dans la poche de celui-ci, après lui avoir dérobé ceux qu’il avait sans doute ?

Or, on le sait, Dimitri Nicolef était porteur des vingt mille roubles qu’il allait restituer à Wladimir Yanof. Et alors, tandis qu’il dormait profondément, Kroff trouva dans sa poche cette somme en billets de banque… On n’avait pas les numéros de ceux-là !… Il en prit pour quinze mille roubles auxquels il


AU PIED D’UN ARBRE IL CACHA CET ARGENT…

substitua les billets du garçon de banque, et il sortit de la chambre sans avoir été vu. Puis, au pied d’un arbre de la sapinière, il cacha cet argent et aussi le couteau qui avait frappé Poch, et si bien qu’ils échappèrent à toutes les recherches de la police.

À quatre heures du matin, Dimitri Nicolef, prenant congé de l’aubergiste, quitta la Croix-Rompue pour se rendre à Pernau, où l’attendait Wladimir Yanof. On comprend maintenant par suite de quelles habiles machinations les soupçons allaient se porter sur lui et se changer bientôt en certitudes.

Kroff, possesseur des billets de Dimitri Nicolef, lequel ne s’aperçut pas et ne pouvait s’apercevoir de la substitution, était en mesure de s’en servir sans aucun danger. Il ne le fit cependant qu’avec une extrême prudence, et seulement pour ses besoins immédiats.

Au cours de l’instruction de l’affaire, confiée à M. Kerstorf, Dimitri Nicolef fut reconnu par le brigadier Eck pour le voyageur sur lequel devaient se porter les soupçons. Le professeur, tout en niant être l’auteur du crime, refusa de faire connaître le motif de son voyage, et, sans doute, il eût été mis en arrestation, si l’arrivée de Wladimir Yanof n’eût pas répondu pour lui.

À voir les présomptions s’éloigner de Nicolef, Kroff commença à prendre peur, comprenant qu’elles allaient se retourner sur lui. Bien qu’il fût toujours sous la surveillance des agents à l’auberge, il imagina une nouvelle machination qui, dans sa pensée, devait ramener les soupçons sur le voyageur, convaincu d’être l’auteur du crime. Après avoir brûlé un des billets qu’il tacha de sang, et dont il avait conservé l’angle, il put, pendant la nuit, se hisser sur le chaume de l’auberge, et jeter ce fragment de billet dans l’âtre de la cheminée de la chambre qu’avait occupée Nicolef, où il fut retrouvé le lendemain.

À la suite de cette perquisition, on le sait, Dimitri Nicolef fut interrogé de nouveau, mais on sait aussi que M. Kerstorf, qui, en son âme et conscience, ne pouvait le croire coupable, n’ordonna pas son arrestation.

Kroff, plus inquiet que jamais, était au courant de ce que disaient les défenseurs de Nicolef, l’accusant lui, Kroff, d’être l’assassin du garçon de banque, d’avoir tout préparé pour égarer l’opinion sur un innocent, d’avoir, après le départ du voyageur, placé le tisonnier dans sa chambre et mêlé le fragment de billet aux cendres de l’âtre, où il avait échappé à la première perquisition.

Il s’ensuit donc que tout ce que gagnait Nicolef dans l’opinion, Kroff le perdait. Il attendait, cependant, que la présentation des billets volés portât à Nicolef un dernier coup dont il ne se relèverait pas, et ces billets, Wladimir Yanof n’avait pas encore eu l’occasion d’en faire usage.

Enfin, Kroff comprit qu’il allait être arrêté, et son arrestation c’était sa perte. Ah ! s’il avait su que, le 14 mai, les billets volés allaient être mis entre les mains de MM. Johausen, et qu’alors ils seraient reconnus pour être ceux que renfermait le portefeuille de Poch, ce qui serait la condamnation définitive de Dimitri Nicolef, il n’aurait pas eu l’infernale idée de se justifier d’un premier crime en en commettant un second !

Mais il ne le sut pas, ou plutôt il ne le sut qu’après avoir commis le second crime. Il était libre encore, libre d’aller à Riga, où l’avait souvent appelé le juge d’instruction. Il y vint ce jour-là, à la nuit tombante, il rôda autour de la maison du professeur, résolu à tuer Nicolef pour faire croire à un suicide…

Les circonstances le favorisèrent. Il vit sortir Nicolef, s’échappant comme un fou, après la terrible scène avec Wladimir, devant son fils et sa fille. Il le suivit à travers la campagne, et là, sur la route déserte, il le frappa en pleine poitrine avec le couteau qui avait frappé Poch et qu’il laissa près de lui.

Qui eût pu douter, à présent, que Dimitri Nicolef, épouvanté de la dernière constatation relative aux billets volés, ne se fût donné la mort, et qu’il ne fût le véritable assassin du kabak de la Croix-Rompue ?…

Personne, et ce nouveau crime allait avoir pour son auteur le résultat qu’il en attendait.

Aussi l’instruction dut-elle être considérée comme terminée, et Kroff, délivré de tout soupçon, sinon de tout remords, put-il tranquillement jouir du fruit de ce double assassinat.

Les billets de banque qu’il avait en sa possession étaient ceux auxquels il avait substitué les billets de Poch, dont on n’avait pas les numéros, et il lui était facile de s’en servir sans courir aucun risque.

Kroff ne jouit pas longtemps du bénéfice de ses crimes. La veille, frappé de congestion, épouvanté aux approches de la mort, il avait dicté sa confession au pope, lui demandant de la rendre publique, et lui remit presque intact le dépôt qui constituait légitimement la propriété de Wladimir Yanof.

La réhabilitation de Dimitri Nicolef fut complète. Mais quelle douleur pour son fils et sa fille, pour ses amis, maintenant que la mort l’avait couché dans cette tombe !…

Ainsi se termina ce drame sensationnel, qui eut un si grand retentissement dans les annales judiciaires des provinces Baltiques.

fin.