Un drame au Mexique/Chapitre V

J. Hetzel et Cie (p. 364-368).


V

DE CUERNAVACA AU POPOCATEPELT.



La température était froide et la végétation nulle. Ces hauteurs inaccessibles appartiennent aux zones glaciales, appelées « terres froides ». Déjà les sapins des régions brumeuses montraient leurs sèches silhouettes entre les derniers chênes de ces climats élevés, et les sources étaient de plus en plus rares dans ces terrains composés en grande partie de trachytes fendillés et d’amygdaloïdes poreuses.

Depuis six grandes heures, le lieutenant et son compagnon se traînaient péniblement, déchirant leurs mains aux vives arêtes du roc et leurs pieds aux cailloux aigus de la route. Bientôt la fatigue les força de s’asseoir. José s’occupa de préparer quelque nourriture.

« Satanée idée, de n’avoir pas pris le chemin ordinaire ! » murmurait-il.

Tous deux espéraient trouver à Aracopistla, village entièrement perdu dans les montagnes, quelque moyen de transport pour terminer leur voyage ; mais quelle fut leur déception de n’y rencontrer que le même dénûment, le manque absolu de tout et la même inhospitalité qu’à Cuernavaca ! Il fallait arriver pourtant.

Alors se dressait devant eux l’immense cône du Popocatepelt, d’une telle altitude que l’œil s’égarait dans les nuages en cherchant le sommet de la montagne. La route était d’une avidité désespérante. De toutes parts, d’insondables précipices se creusaient entre les saillies de terrain, et les sentiers vertigineux semblaient osciller sous les pas des voyageurs. Pour reconnaître le chemin, il leur fallut gravir une partie de cette montagne, haute de cinq mille quatre cents mètres, qui, appelée la « Roche fumante » par les Indiens, porte encore la trace de récentes explosions volcaniques. De sombres crevasses lézardaient ses flancs abrupts. Depuis le dernier voyage du gabier José, de nouveaux cataclysmes avaient bouleversé ces solitudes, qu’il ne pouvait reconnaître. Aussi se perdait-il au milieu des sentiers impraticables, et s’arrêtait-il parfois en prêtant l’oreille, car de sourdes rumeurs couraient çà et là à travers les fentes de l’énorme cône.

Déjà le soleil déclinait sensiblement. De gros nuages, écrasés contre le ciel, rendaient l’atmosphère plus obscure. Il y avait menace de pluie et d’orage, phénomènes fréquents dans ces contrées où l’élévation du terrain accélère l’évaporation de l’eau. Toute espèce de végétation avait disparu sur ces rochers, dont la cime se perd sous les neiges éternelles.

« Je n’en puis plus ! dit enfin José, tombant de fatigue.

— Marchons toujours ! » répondit le lieutenant Martinez avec une fiévreuse impatience.

Quelques coups de tonnerre résonnèrent bientôt dans les crevasses du Popocatepelt.

« Que le diable me confonde, si je me retrouve parmi ces sentiers perdus ! s’écria José.

— Relève-toi, et marchons ! » répondit brusquement Martinez.

Il força José de reprendre route en trébuchant.

« Et pas un être humain pour nous guider ! murmurait le gabier.

— Tant mieux ! dit le lieutenant.

— Vous ne savez donc pas que, chaque année, il se commet un millier de meurtres à Mexico, et que les environs n’en sont pas sûrs !

— Tant mieux ! » dit Martinez.

De larges gouttes de pluie étincelaient çà et là sur les quartiers de roche, éclairés des dernières lueurs du ciel.

« Les pics qui nous environnent une fois franchis, que verrons-nous ? demanda le lieutenant.

— Mexico à gauche, Puebla à droite, répondit José, si nous voyons quelque chose ! Mais nous ne distinguerons rien ! Il fait trop noir !… Devant nous sera la montagne d’Icctacihualt, et, dans le ravin, la bonne route ! Mais du diable si nous y parviendrons !

— Marchons ! »

José disait vrai. Le plateau de Mexico est enfermé dans un immense carré de montagnes. C’est un vaste bassin ovale de dix-huit lieues de long, de douze de large et de soixante-sept de circonférence, entouré de hautes saillies, parmi lesquelles se distinguent, au sud-ouest, le Popocatepelt et l’Icctacihualt. Une fois arrivé au sommet de ces barrières, le voyageur n’éprouve plus aucune difficulté pour descendre dans le plateau d’Anahuac, et, en se prolongeant dans le nord, la route est belle jusqu’à Mexico. À travers de longues avenues d’ormes et de peupliers, on admire les cyprès plantés par les rois de la dynastie astèque, et les schinus, semblables aux saules pleureurs de l’Occident. Çà et là, les champs labourés et les jardins en fleur étalent leurs récoltes, tandis que pommiers, grenadiers et cerisiers respirent à l’aise sous ce ciel bleu foncé, que fait l’air sec et raréfié des hauteurs terrestres.

Les éclats de tonnerre se répétaient alors avec une extrême violence dans la montagne. La pluie et le vent, qui se taisaient parfois, rendaient les échos plus sonores.

José jurait à chaque pas. Le lieutenant Martinez, pâle et silencieux, jetait de mauvais regards sur son compagnon, qui se dressait devant lui comme un complice qu’il eût voulu faire disparaître !

Soudain un éclair illumina l’obscurité ! Le gabier et le lieutenant étaient sur le bord d’un abîme !…

Martinez marcha vivement à José. Il lui mit la main sur l’épaule, et, après les derniers roulements du tonnerre, il lui dit :

« José !… j’ai peur !…

— Peur de l’orage ?

— Je ne crains pas la tempête du ciel, José, mais j’ai peur de l’orage qui se déchaîne en moi !…

— Ah ! vous pensez encore à don Orteva !… Allons, lieutenant, vous me faites rire ! » répondit José, qui ne riait pas, car Martinez avait les yeux hagards, en le regardant.

Un formidable coup de tonnerre retentit.

« Tais-toi, José, tais-toi ! s’écria Martinez, qui ne semblait plus être maître de lui.

— La nuit est bien choisie pour me sermonner ! reprit le gabier. Si vous avez peur, lieutenant, bouchez-vous les yeux et les oreilles !

— Il me semble, s’écria Martinez, que je vois le capitaine… don Orteva… la tête brisée !… là… là… »

Une ombre noire, illuminée d’un éclair blanchâtre, se dressa à vingt pas du lieutenant et de son compagnon.

Au même instant, José vit près de lui Martinez, pâle, défait, sinistre, le bras armé d’un poignard !

« Qu’est-ce que c’est ?… » s’écria-t-il.

Un éclair les enveloppa tous deux.

« À moi ! » cria José…

Il n’y avait plus qu’un cadavre à cette place. Nouveau Caïn, Martinez fuyait au milieu de la tempête, son arme ensanglantée à la main.

Quelques instants après, deux hommes se penchaient sur le cadavre du gabier, disant :

« Et d’un ! »

Martinez errait comme un fou à travers ces sombres solitudes. Il courait, tête nue, sous la pluie qui tombait à flots.

« À moi ! à moi ! » hurlait-il en trébuchant sur les roches glissantes.

Soudain, un bouillonnement profond se fit entendre.

Martinez regarda et il entendit le fracas d’un torrent.

C’était la petite rivière d’Ixtolucca qui se précipitait à cinq cents pieds au-dessous de lui.

À quelques pas, sur le torrent même, était jeté un pont formé de cordes d’agave. Retenu aux deux rives par quelques pieux enfoncés dans le roc, ce pont oscillait au vent comme un fil tendu dans l’espace.

Martinez, se cramponnant aux lianes, s’avança en rampant sur le pont. À force d’énergie, il parvint à la rive opposée…

Là, une ombre se dressa devant lui.

Martinez recula sans mot dire et se rapprocha de la rive qu’il venait de quitter.

Là, aussi, une autre forme humaine lui apparut.

Martinez revint, à genoux, au milieu du pont, les mains crispées par le désespoir !

« Martinez, je suis Pablo ! dit une voix.

— Martinez, je suis Jacopo ! dit une autre voix.

— Tu as trahi !… tu vas mourir !

— Tu as tué !… tu vas mourir ! »

Deux coups secs se firent entendre. Les pieux, qui retenaient les deux extrémités du pont, tombèrent sous la hache…

Martinez, les mains étendues, fut précipité dans l’abîme.

Un horrible rugissement éclata, et Martinez, les mains étendues, fut précipité dans l’abîme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une lieue au-dessous, l’aspirant et le contremaître se rejoignaient, après avoir passé à gué la rivière d’Ixtolucca.

« J’ai vengé don Orteva ! dit Jacopo.

— Et moi, répondit Pablo, j’ai vengé l’Espagne ! »

Ainsi naquit la marine de la Confédération mexicaine. Les deux navires espagnols, livrés par les traîtres, restèrent à la nouvelle république, et ils devinrent le noyau de la petite flotte qui disputait naguère le Texas et la Californie aux vaisseaux des États-Unis d’Amérique.