Un drame au Labrador/Où est l’autre ?

Leprohon & Leprohon (p. 87-91).

XX

OÙ EST L’AUTRE


La première chose que vit Gaspard, en débouchant sur le littoral de la baie, — côté des Labarou, — fut la goélette de ces derniers, foc hissé et misaine à mi-mât, se dirigeant vers le large.

Évidemment, toute la nuit, la tempête avait inquiété les bonnes gens ; et, dès la pointe du jour, profitant du baissant, le père n’avait pu résister à l’anxiété générale et se disposait à aller voir ce qui se passait.

Gaspard eut un instant l’idée de le héler.

Mais c’eût été peine perdue.

La goélette, ayant fait son abatée et recevant la brise d’aplomb, bondissait déjà sur les vagues venues du large et filait vers l’îlot.

— Va, va, mon vieux : tu ne trouveras rien !… ricana le misérable. — C’est à peine si le plus haut rocher de l’îlot commence à se montrer la tête au-dessus des vagues…

En effet, après être resté une dizaine de minutes en observation, il vit la goélette dépasser d’abord l’îlot, puis virer de bord et tirer bordée sur bordée, pour reprendre finalement la direction de la baie.

Le moment psychologique était arrivé…

Il se traîna, plutôt qu’il ne marcha, vers la maison…

Deux femmes, très émues, en observation sur le rivage, suivaient du regard les mouvements de la goélette.

Tout à coup l’une d’elle, — la mère, — poussa une exclamation :

— Ah ! mon Dieu, n’est-ce pas là Gaspard ?

— Oui, mère… Nous allons savoir…

— Mais il est seul !… Où est Arthur ?

— En arrière, probablement…

— Enfin !… Ce n’est pas trop tôt ; j’achevais de mourir d’inquiétude.

— Calmez-vous, mère… Je cours m’informer.

Et Mimie fit une centaine de pas au-devant de son cousin.

Mais l’apparence dépenaillée, le corps affaissé, et surtout la figure couverte de sang du revenant, l’arrêtèrent net.

Elle joignit les mains, dans une attitude d’effroi, et s’écria :

— Sainte Vierge ! qui t’a arrangé comme cela ?… D’où sors-tu ?

Gaspard, tout pénétré de son rôle, se contenta de lui jeter un regard où il y avait de l’hébétement et continua d’avancer.

La mère Hélène, de son côté, approchait toute tremblante, n’osant questionner.

Gaspard jugea le moment arrivé, où il devait y aller d’une petite syncope…

Comme il ouvrait la bouche pour parler, un voile sembla couvrir ses yeux ; sa langue bredouilla ; ses genoux fléchirent…

Il s’affaissa.

Pour comble de guignon, ses bras affaiblis ne furent pas assez prompts pour empêcher sa tête, sa pauvre tête sanglante, de donner contre le sol.

Le bandage fut tiraillé, déplacé, et la blessure, encore fraîchement pansée, se reprit à saigner comme de plus belle.

Naturellement, le pauvre garçon resta là, inerte, respirant à peine, inspirant la plus profonde pitié.


Va où Dieu te mène, cher enfant. Je vais prier, moi !

Car il faut rendre aux deux femmes cette justice qu’elles oublièrent, pendant une demi-minute, l’une son fils, l’autre son frère, pour prodiguer leurs soins au blessé.

— Le pauvre garçon ! dit la mère Labarou, presque aussi pâmée que son neveu… Qu’est-il donc arrivé ?… Où est Arthur ?… Va-t-il nous tomber sur les bras, en lambeaux, lui aussi ?

— Gaspard va nous le dire, mère : le voici qui reprend ses sens. Ah ! que j’ai hâte qu’il parle !

— Gaspard ! Gaspard !… appela fébrilement la vieille femme, où est mon fils ?… où est Arthur ?

Le blessé, un peu revenu à lui, la regardait fixement, avec des yeux égarés…

La mère répéta sa demande, haussant la voix, secouant le bras inerte, serrant la main molle…

– Arthur !… Qu’est devenu Arthur ?

De son côté, Mimie, — la sœur, — dardait sur lui ses prunelles électriques, qui semblaient lire jusqu’au fond de son âme.

Le blessé se demandait : « Que faire ?… Que dire ?… »

La fièvre le gagnait…

Une lourdeur chaude appesantissait sa cervelle…

Et, pour le coup, si ça allait être sérieux !

Adieu la frime !

Gaspard, par un effort suprême, se dressa sur les genoux et, désignant la mer encore terrible dans son demi-apaisement, il ne dit qu’un mot :

– Là !

Puis il retomba, cette fois dompté pour tout de bon par la surexcitation cérébrale.

Alors, ce fut bien pis…

Que signifiait ce geste, indiquant le gouffre ?… Pourquoi cette syncope au moment de parler ?…

Mais la goélette abordait…

On allait savoir…

Sainte Vierge, comme Jean Labarou était lent, ce matin-là !

Enfin l’ancre est tombée, les voiles abaissées…

Voici la chaloupe qui quitte le bord.

Le père est seul…

Et le fils, — le fils unique, parti la veille, plein de vie, de santé, d’espoir, — qu’en a donc fait la tempête ?…

Moment d’angoisse suprême !

On n’ose abandonner le blessé, pour courir au-devant du vieux pêcheur…

On attend, le cœur serré.

À la fin, la mère n’y tient plus…

Elle se précipite à la rencontre de son mari, qui la reçoit dans ses bras, tout en répondant par un hochement de tête désespéré à l’interrogation muette de ses yeux.

Mimie, elle aussi, est accourue.

Mais, voyant sa mère inanimée, son père sombre et pâle, elle se laisse glisser sur ses genoux, lève les yeux au ciel et sanglote convulsivement.

– C’est fini ! gémit-elle… Arthur est noyé !

– Noyé ! noyé !… Lui ! lui !… Pas moi !… Oh ! la belle tempête !… Hourra ! crie une voix étrange.

On se retourne.

C’est Gaspard.

La figure rouge, les yeux brillants, gesticulant comme un forcené, il s’escrime contre des ennemis invisibles, combat des éléments imaginaires…

Une congestion de cerveau vient-elle de se déclarer ?

Gaspard, lui aussi, va-t-il mourir, en ce jour fatal ?…

Mais un nouveau personnage surgit, qui va peut-être jeter un peu de lumière au sein de ces ténèbres.

C’est le petit sauvage.

— Oh ! Wapwi, viens vite ! s’écrie Mimie, la première… As-tu des nouvelles ?… Où est ton maître ?

Avant de répondre, Wapwi s’approche de Gaspard, qui se débat en proie à une crise terrible.

Un demi-sourire erre sur les lèvres de l’enfant. — On dirait un rictus de jeune tigre.

Il ouvre la bouche pour parler ; mais il semble se raviser en voyant la mère Hélène presque inanimée dans les bras de son mari.

D’un geste câlin, il prend la main de la pauvre femme et la pose sur son front.

Cela voulait dire : « Pauvre grand-mère, Wapwi a bien du chagrin de te voir souffrir, mais il a fait son devoir, lui, et est encore digne de ta bénédiction… Ne désespère pas ! »

Puis, regardant Jean Labarou, il dit à voix basse :

— Wapwi sait quelque chose… Wapwi parlera à la maison.

— Ah ! fit Jean, un peu soulagé. — Mais pourquoi pas tout de suite !

L’enfant jeta un regard singulier sur Gaspard, toujours en proie au délire et murmura :

— Trop de monde !

— Allons ! fit Jean.

Mais que faire de Gaspard ?… Comment le transporter ?

Un incident vint fort à propos tirer tout le monde d’embarras.

Comme on se regardait, d’un air très ennuyé, une petite embarcation, venant de l’est, abordait à quelques perches du groupe formé autour des deux malades.

Thomas Noël en descendit.

Dandinant son grand corps maigre, il s’avança aussitôt, la casquette à la main…

— Pardon, excuse, dit-il… Comme il y a eu gros vent cette nuit, je venais savoir… c’est-à-dire m’informer si tout le monde se porte bien et…

Puis, apercevant la mère Hélène, couchée sur le bras de Jean, et Gaspard gesticulant, adossé à un monticule de la rive :

— Tiens ! tiens ! fit-il avec une certaine émotion, qu’est-ce que j’aperçois là ?… Monsieur Gaspard couvert de sang, et madame, comme qui dirait en syncope !

— Voisin, dit gravement Jean Labarou, un grand malheur est arrivé… Les deux enfants ont passé la nuit sur l’îlot, à guetter les canards… Ce matin, il n’en est revenu qu’un, — et voyez dans quel état !… Maintenant, où est l’autre ?… Qu’est-il advenu d’Arthur !… Voilà ce qui a mis ma pauvre femme en l’état où vous la voyez et ce qui nous inquiète par-dessus tout…

— Je vous comprends et je vous plains beaucoup, répondit Thomas Noël, d’un ton pénétré. Mais il ne faut pas désespérer avant le temps… Puisque Gaspard a pu prendre terre, il est à croire que son cousin a dû, lui aussi, se tirer d’affaire… Seulement il est peut-être plus malmené et sur quelque rivage éloigné… Faudrait voir !

— Oui, oui, père, appuya Mimie, se raccrochant à cette supposition fort plausible.

— En effet, vous avez raison, Thomas, dit Jean Labarou. Le bon Dieu, s’il a voulu en sauver un des deux, n’a pas dû abandonner l’autre. Il sera toujours assez tôt pour pleurer.

— D’autant plus que pleurer n’avance à rien, reprit philosophiquement Thomas. J’ai toujours entendu dire à défunt mon père que mieux vaut agir que gémir. Agissons donc… D’abord, je vous offre mes services, c’est-à-dire ma barque et ma personne, pour faire une exploration minutieuse de la côte, à l’ouest de la baie.

— Merci, merci, dit Jean. J’accepte votre aide avec reconnaissance.

— … Puis, acheva Thomas, permettez-nous de soigner nous-mêmes ce blessé, qui vous embarrassera beaucoup, ayant déjà sur les bras une malade bien précieuse…

— Quoi, vous consentiriez ?…

— Oui, je me charge de l’ami Gaspard… Nous lui devons bien cela, après les services qu’il nous a rendus comme charpentier et aussi, bien des fois, comme pêcheur.

— Faites à votre guise, voisin, puisque vous êtes assez obligeant pour accepter cette charge.

— Nous ferons de notre mieux… D’ailleurs, la maman Noël, qui est un peu médecin, tirera bientôt ce brave garçon d’affaire… Donc, c’est dit, et comptez sur nous pour une expédition à la recherche d’Arthur, dès tout à l’heure, au montant, — si toutefois nous avons pu tirer quelque indication du malade.

Cela dit, Thomas prit sans cérémonie Gaspard dans ses bras et réussit à l’embarquer, sans trop de résistance.

Puis il s’éloigna de la rive, en serrant d’assez près le fond de la baie, à cause de la houle et du vent.

Les Labarou, de leur côté, reprirent le chemin de leur habitation, Jean portant toujours sa femme, qui avait repris ses sens, mais semblait frappée de catalepsie.

Mimie et le petit sauvage suivaient, d’un peu loin, en causant avec animation.