Un drame au Labrador/L’île mystérieuse

Leprohon & Leprohon (p. 99-105).

XXII

L’ÎLE MYSTÉRIEUSE


Abandonnons pour un instant nos amis dans l’affliction et sautons à bord de la goélette des Noël.

Toutes voiles hautes, les écoutes raidies, coulant bien à travers les ondulations des lames molles et souples, elle fait merveille sous la jolie brise qui incline sa mâture à bâbord.

Le vent ayant, dans la matinée, sauté à l’ouest, — comme nous l’avons dit — c’est donc vers le large, vers la haute mer, que se dirigent maintenant les deux compères, qui composent à eux seuls l’équipage.

Est-ce que le capitaine Thomas aurait l’intention de remplir sérieusement la mission dont il s’est chargé — c’est-à-dire de fouiller la mer et les rivages des alentours pour y retrouver Arthur, vivant ou mort ?…

Ah ! non, par exemple !

Dans l’esprit de maître Thomas, Arthur est bel et bien noyé, coulé, dévoré, peut-être…

C’est une chose du passé.

N’en parlons plus.

Il a tout simplement eu l’adresse de faire coïncider une expédition, arrêtée dans son esprit depuis une quinzaine de jours, avec l’offre généreuse de partir à la recherche du malheureux fils de Jean Labarou, du fiancé de sa sœur Suzanne.

Nous l’avons dit : Thomas Noël est un homme positif.

Pas méchant, par exemple — oh ! non ! — mais à condition toutefois que sa bonté ne vienne pas en conflit avec son intérêt. Auquel cas, il met tout bonnement au rancart cette placide vertu des gros naïfs, la bonté.

Alors, pourquoi le capitaine Thomas, flanqué de son alter ego Gaspard, court-il la mer ?

Eh bien, puisqu’on veut le savoir absolument, nous allons le dire : c’est pour « faire un coup », un bon coup… d’argent !

Voilà !

Dans leurs longues pérégrinations du mois précédent, à travers le golfe, les deux compères ont fait la connaissance d’un certain industriel canadien, navigateur de son état, qui leur a promis une jolie prime s’ils voulaient l’aider à mener à bonne fin une expédition de contrebande, des îles françaises de Miquelon, au sud de Terreneuve, à la ville canadienne de Québec.

Leur rôle, à eux, sera des plus simples…

Ils n’auront qu’à transporter le chargement… hérétique, de Saint-Pierre à la côte canadienne, où ce chargement sera transbordé sur une goélette de Québec, attendant à un endroit convenu de la région du Labrador.

Tout ira donc pour le mieux, à moins que le diable ou le Fisc, — ce qui est à peu près la même chose, — ne s’en mêle.

Le seul anicroche possible est le naufrage du vaisseau portant à leur rencontre l’associé attendu.

Il a si fort venté de l’est, les jours précédents, que cette crainte n’est certainement pas chimérique.

Mais, entre marins, on ne croit guère à ces pronostics des gens de terre, qui s’écrient à chaque rafale secouant les ais de leur habitation : « Hein ! il en fait un temps !… Ce n’est pas moi qui voudrais être sur le fleuve, par une semblable dépouille ! »

Ce n’est donc pas à une catastrophe que croient nos deux jeunes Français, mais bien plutôt à un retard subi par leur confrère de Québec.

— Ça ne m’étonnerait pas, tout de même, que notre homme eût été empêché… disait Thomas : — sa barque ne payait pas de mine ! Quel sabot, nom d’un phoque !

— Bonne goélette… répliquait Gaspard d’un air mystérieux… Un peu avariée, c’est vrai ; mais elle n’a une apparence misérable que pour tromper les gabelous.

— Au fait, peut-être as-tu raison… Je l’ai encore dans l’œil : fine de l’avant, large de bau, évidée de l’arrière, — ça doit bien marcher…

— Et bien résister à la mer, car la cale est profonde…

— Avec ça que le lest ne lui manque ni à l’aller ni au retour.

— Parbleu !… Farine et autres provisions en descendant, pour faire manger les amis d’en-bas !…

— Liqueurs fortes et vins de France, en remontant, pour abreuver les bonnes gens d’en haut !

— Le joli négoce !

— La belle existence !

— J’en tâterais volontiers.

— Nous ferons mieux que cela, ami Gaspard : nous en jouirons à gogo, — car le moment approche où nous pourrons mettre à exécution nos projets.

— Ah ! puisses-tu dire vrai !

— Cette saison est trop avancée pour que notre petite expédition actuelle soit autre chose qu’un coup d’essai, destiné à nous faire la main. Mais… que nous réussissions, et, l’année prochaine, ayant un solide vaisseau sous les pieds, Thomas Noël et Gaspard Labarou en feront voir de « belles » aux gabelous de France et du Canada.

— Ami Thomas, je te l’ai dit : je suis ton homme, et je veux être riche pour que ta sœur Suzanne soit un jour la plus grande dame du Golfe.

— Cela sera, répondit le jeune Noël, d’un ton moitié figue, moitié raisin.

— Il faudra bien que cela soit car… je le veux, entends-tu !

Et Gaspard accentua d’un geste énergique cette phrase quelque peu prétentieuse.

Thomas lui jeta un regard inquisiteur et vit bien que son associé était homme à remplir l’engagement qu’il prenait.

— Tu auras ma sœur, ami Gaspard… Je te la promets !… dit-il avec la gravité d’un père de famille bien posé.

La nuit était venue, cependant, — une belle nuit, nom d’un phoque ! — mais un peu trop éclairée par la lune à peine déclinante, au dire des deux amis.

Bien qu’allant à contre-courant depuis quelque temps, la goélette avait pu continuer sa marche, après avoir viré de bord un certain nombre de fois et s’être insensiblement rapprochée de la côte, où la brise de terre, soufflant ferme, l’avait poussée assez rapidement vers sa destination mystérieuse.

À la reprise du courant de montant, les allures du vaisseau s’accentuèrent.

La brise de terre fraîchit, et toute conversation suivie devint impossible, chacun des deux marins ayant assez à faire de diriger la marche rapide de la goélette.

On courut ainsi, serrant la côte d’assez près, jusqu’à la hauteur du Petit-Mécatina, — une île d’aspect sauvage, hérissée de rochers aux formes romantiques, où les rayons lunaires plaquaient des taches blafardes alternant avec les ombres projetées…

Sur la droite, vers la côte nord, des îles nombreuses se dessinaient vaguement, les unes comme des taches sombres, les autres ayant l’air de grands cachalots endormis…

C’est du côté gauche, au large d’eux, par conséquent, qu’apparut pour la dernière fois aux yeux de nos jeunes aventuriers la charpente massive du Petit-Mécatina.

Ils venaient de virer de bord, après une assez longue bordée vers la côte, lorsque, dans la pâle clarté lunaire, à un demi-mille environ en avant du beaupré de leur goélette, s’estompa sur le fond bleuâtre du firmament, de façon indécise d’abord, puis progressivement avec plus de netteté, une masse énorme, de forme irrégulière, mais très élevée partout, faisant un trou noir à l’horizon…

C’était le Petit-Mécatina, le lieu de rendez-vous assigné par le capitaine canadien.

Aussitôt, outre leurs feux de position réglementaires, les jeunes marins allumèrent un fanal bleu, attaché d’avance au milieu de leur mât de misaine.

Puis ils se prirent à observer attentivement la côte abrupte qui défilait par leur travers de bâbord.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent…

La goélette, ses voiles bordées à plat, serrant le vent, courait à l’ouest, se rapprochant toujours…

À la distance d’une quinzaine d’arpents, d’après son estimé, Thomas ne connaissant qu’imparfaitement ces parages, jugea prudent de ne pas s’approcher davantage de ces rochers menaçants…

Il lofa…

Les voiles battirent au vent…

Mais, au même instant, une grosse lueur brilla sur un point du rivage ; puis une seconde ; puis enfin une troisième, — à quelques pieds seulement les unes des autres.

— Largue l’ancre ! commanda Thomas.

Gaspard se précipita vers l’avant et leva le cliquet du guindeau.

Aussitôt l’ancre tomba à l’eau, suivie de sa chaîne, qui glissa bruyamment dans l’écubier.

Puis les voiles furent abaissées en un tour de main, et l’on attendit.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’une embarcation se détacha, comme dans une féerie, de ces rochers géants et s’avança vers la goélette.

— Ohé ! qui vient là ? s’enquit Thomas, pour la forme, — car il savait bien à quoi s’en tenir.

— La Marie-Jeanne !

Puis la même voix reprit :

— Et vous ?

— Le Marsouin ! gronda Thomas, faisant rouler l’r unique de ce mot.

Il faut dire ici que la goélette des Noël avait jusqu’ici porté le nom très honnête de Saint-Malo, — en souvenir du pays natal, — mais que maître Thomas, lancé sur la piste d’aventures émouvantes, avait détrôné le vieux saint breton de la poupe de sa barque, pour y substituer le nom de l’amphibie guerroyeur cité plus haut.

Il y eut une minute de silence.

Puis le survenant demanda, tout en continuant d’avancer :

— Rien qui cloche ?… On peut aborder ?…

— Arrivez sans crainte, fut-il répondu : il n’y a ici que mon associé Gaspard Labarou et moi, Thomas Noël.

La chaloupe, manœuvrée habilement, aborda bientôt.

Des deux hommes qui la montaient, l’un resta à bord, tandis que l’autre grimpa sur le flanc du Marsouin, s’aidant des haubans de misaine, et sauta lestement sur le pont.

— Messieurs, dit-il sans préambule, vous êtes gens de parole.

— Toujours ! fit Gaspard laconiquement.

— Et, pour cette fois, il y a quelque mérite à l’être, après une pareille bourrasque… ajouta Thomas, plus loquace que son compagnon.

— Mes compliments, jeunes gens. J’aime qu’on soit exact… Mais venons au fait… Nous sommes pressés… Notre marché tient-il toujours ?

— Des Français n’ont qu’une parole ! répondit le sentencieux Thomas.

— Aux Îles ! commanda Gaspard.

— Bien, messieurs. Je vois que vous êtes des jeunes gens d’action et que je puis compter sur vous… Nous partirons dans une heure — juste le temps d’embarquer quelques provisions et de convenir de nos faits. Venez.


— Messieurs, vous êtes des gens de parole.

Sans plus d’explications, les deux Français descendirent dans la chaloupe du Canadien et, prenant place à l’arrière, laissèrent le capitaine et son matelot s’escrimer avec les rames pour les conduire à terre.

Où diable était donc la goélette de ces étrangers ?…

On n’en voyait ni un coin de coque, ni une pointe de mât !

Mais, ayant entendu raconter bien des fois les prouesses accomplies par les contrebandiers du Golfe, nos jeunes marins ne s’étonnaient pas outre mesure.

Cependant, comme on arrivait sur les rochers escarpés de la rive, sans ralentir la vitesse de la chaloupe, Thomas poussa un cri :

— Aïe ! capitaine, nous allons nous casser le nez sur cette muraille à pic !

Le capitaine, sans répondre, donna un dernier coup de rame ; puis, se levant, il alla se mettre à l’avant de l’embarcation, tandis que son matelot venait placer son aviron à l’arrière, dans l’échancrure de la godille, et s’y escrimait de son mieux.

On venait d’entrer dans un étroit couloir de roches très élevées, large tout au plus de vingt pieds et courant en biais vers le plus haut escarpement de cette singulière île.

Naturellement, par sa disposition même, ce bras de mer profondément encaissé ne pouvait être aperçu du large.

On courut ainsi au milieu de rochers aux flancs à peu près verticaux pendant deux ou trois minutes, parcourant une distance d’une couple de cents pieds…

Puis la chaloupe s’arrêta net, l’étrave sur le gouvernail d’un vaisseau, ayant l’air enclavé dans cette mascarade de hautes roches.

— La Marie-Jeanne, messieurs ! dit le capitaine canadien avec une certaine emphase.

Et il se retournait, souriant, vers ses nouveaux amis.

— Nom d’un phoque ! il faut le voir pour le croire ! s’écria Thomas, ne pouvant dissimuler son étonnement.

— On parcourrait le monde entier avant de déterrer un havre comme celui-ci ! dit à son tour Gaspard, émerveillé.

— C’est à la fois mon bassin de carénage et mon havre de refuge, quand on me serre de trop près… répondit le capitaine de la Marie-Jeanne.

— Tout de même, il y a des choses bien étonnantes dans ce golfe Saint-Laurent ! s’écria de nouveau Thomas, avec des hochements de tête admiratifs.

— Étonnantes, jeune homme ?… fit le Canadien souriant… Dites : sans pareilles !… Voilà trente ans que je le parcours en tous sens, mon beau golfe, et j’y trouve toujours du nouveau.

Cependant, une courte échelle fut tendue de l’arrière, par un des matelots du bord, et les jeunes français, précédés du capitaine, y grimpèrent rapidement.

La porte du capot d’arrière était ouverte, laissant monter de la cabine une lueur claire.

On s’y engouffra, et une intéressante conférence se tint pendant près d’une heure entre les nouveaux venus et les gens de la Marie-Jeanne.

Que se passa-t-il ?…

Quelles furent les confidences échangées ?

Que fut-il convenu ?…

Mystère… pour le présent !

Il nous est interdit, — auteur scrupuleux que nous sommes — de soulever, dans ce premier volume, même un coin du voile qui recouvre les faits et gestes des Pirates du Golfe Saint-Laurent.

Mais on ne perdra rien pour avoir attendu.

Ce qu’il nous est permis de confier à nos lecteurs, dès maintenant, c’est qu’après un conciliabule qui dura près d’une heure, le capitaine canadien se rembarqua avec les deux Français et que le Marsouin, bien lesté de provisions et d’espèces sonnantes, cingla aussitôt vers les îles Miquelon.

L’équipage de la Marie-Jeanne, ainsi que le charpentier du bord, continuèrent d’habiter le Petit-Mécatina, occupés à radouber leur goélette avariée et à faire une besogne bien autrement… mystérieuse.