J. Hetzel et Cie (p. 161-175).

XII

les gendarmes interloqués.

Les gendarmes, qui ne s’étaient pas assis depuis le matin, se trouvaient de fort méchante humeur. Le brigadier surtout. Cet homme, très-gras et dont les jambes étaient fort gênées dans ses grosses bottes, ne cessait de maugréer.

« Plus je vieillis, plus je vois que tout n’est pas couleur de rose dans la gendarmerie, » disait-il en tirant sa pipe pour se consoler.

Puis il ajouta, en s’adressant à l’un de ses hommes :

« Qu’en pensez-vous, Formose ?

— Ne vous en déplaise, brigadier, je pense que vous avez dix fois raison. »

Le brigadier reprit :

« Autant l’état est honorable, autant il est pénible.

— Surtout pour les gens qui ont des cors aux pieds et le ventre trop gros, » ajouta une voix qui venait on ne sait d’où.

Les gendarmes, étonnés, se regardèrent pendant que le brigadier, qui avait d’abord cherché derrière ses bottes, se levait pour voir s’il ne s’était pas assis sur quelqu’un, par l’effet du hasard.

« Par ici ! brigadier ! » reprit la voix.

Le brigadier, ainsi que ses compagnons, écarquillèrent les yeux et se tournèrent de tous côtés sans voir personne.

« Ah ! mais je crois qu’on se moque de l’autorité, dit le brigadier avec une nuance de colère.

— Je voudrais bien voir ça ! dit Formose, qui était très-susceptible.

— C’est sans doute quelque galopin qui est grimpé dans cet arbre, reprit le brigadier en indiquant le vieux chêne où Mimile et Charlot se tenaient soigneusement cachés.

Tous les gendarmes s’étaient groupés autour de l’arbre qu’ils exploraient du regard.

« Attends un peu, mauvais sujet, que j’aille te dénicher ! » disait Formose.

Nos petits aventuriers eurent la chair de poule en entendant cette menace.

« Ohé ! ohé !… par ici ! » cria une voix dans l’éloignement.

Les gendarmes firent volte-face.

« Le mauvais drôle qui nous a interpellés s’est sans doute sauvé, reprit le brigadier ; laissons-le courir, il serait trop content de nous faire trimer à sa poursuite.

— Vous avez dix fois raison, brigadier, » ajouta Formose, qui ne demandait pas mieux que de rester assis.

Le brigadier, ainsi que ses hommes, avaient repris leur place sur le talus.

« Je vous disais donc, Formose, que notre service est bien pénible.

— Oui, brigadier, c’était bien là le vrai sens de vos paroles.

— J’allais ajouter que je le quitterais volontiers tout de suite, si je n’étais pas si près de ma retraite, et si je ne pensais être récompensé de mes grands services par la médaille militaire.

— Veux-tu bien te taire ! » cria la voix, éclatant comme un coup de pistolet à l’oreille du brigadier, qui fit un soubresaut, ainsi que tous ses hommes.

« Mille milliards de sapristis ! » s’écria le brigadier en se levant avec fureur.

Formose et tous ses compagnons s’étaient déjà remis sur pied et regardaient inutilement de tous côtés.

« Formose, reprit le brigadier dans la dernière humiliation, la gendarmerie est mystifiée par un être incompréhensible ; il ne faut pas avoir l’air de s’en occuper, et nonobstant veiller au grain du coin de l’œil.

— Vous avez dix fois raison, brigadier, répliqua Formose, qui alla se rasseoir avec les autres.

— Formose, reprit le brigadier après de mûres réflexions, la finesse d’un gendarme doit venir en aide à sa puissance ; je vous recommande donc d’être fin, le plus fin possible, dans toutes les circonstances où vous le jugerez nécessaire.

— La recommandation est excellente, brigadier, et je… »

Des cris surhumains, étranglés et entremêlés d’aboiements terribles, coupèrent la parole à Formose, et ce fut dommage, car il allait probablement dire de fort belles choses.

Tout ce vacarme paraissait venir d’une assez grande distance.

Les gendarmes s’étaient de nouveau levés comme un seul homme.

« Cette fois, reprit le brigadier, je crois qu’il se passe quelque chose de majeur et que notre présence est nécessaire là-bas. En route, compagnons, le devoir avant tout ! »

Les cris recommencèrent.

« Pas accéléré ! » cria le brigadier qui, malgré ses cors aux pieds et ses grosses bottes, se dirigea rapidement du côté d’où partaient les cris.

Les gendarmes étaient à peine hors de vue, que Giboulot sortit en quelque sorte de dessous terre. Le malicieux garçon s’était si bien aplati dans les broussailles à vingt pas des gendarmes, qu’il avait échappé à la vigilance de leurs regards. Doué d’un très-beau talent de ventriloque, il s’en était servi afin de taquiner le brigadier, et finalement, le faire déguerpir de la place qu’il avait choisie pour philosopher avec son inférieur. Sans ce joli stratagème, la halte de la force publique aurait pu, en se prolongeant, devenir funeste à Mimile et à Charlot, qui devaient étouffer dans leur cachette.

« Il n’est pas malin, le gros brigadier ! » s’écria Giboulot en se frottant les mains.

Puis, se tournant du côté où se tenaient ses petits compagnons, il s’écria :

« Messieurs Mimile et Charlot, vous pouvez sortir de votre caverne en bois ; il n’y a plus le moindre danger. »

Deux têtes effarées apparurent à la fourche du vieux chêne.

« Allons, descendez vite, » reprit Giboulot.

Mimile sortit le premier ; le malheureux avait les jambes engourdies par une trop longue immobilité, et il dut rester quelques minutes à les détendre, avant de pouvoir aider son cousin Charlot à sortir du trou qui leur avait servi de domicile.

Tous les deux ne cessaient de s’étirer sur leur arbre, quand Giboulot, impatienté, leur répéta l’injonction d’en descendre au plus vite.

Les deux enfants se laissèrent glisser l’un après l’autre comme des sacs.

Giboulot les reçut dans ses bras pour amortir un choc possible.

« Oh ! la la ! s’écria Charlot en essayant de se remettre en marche.

— J’ai des épingles plein les mollets, ajouta Mimile.

— Bon, ça va se passer, dit Giboulot. L’important est d’avoir échappé aux ours et aux gendarmes.

— C’est égal, j’ai eu très-peur, quand un gendarme a parlé de monter dans l’arbre, dit naïvement Charlot.

— Aussi l’ai-je bien vite fait revenir sur sa dangereuse idée en l’appelant d’un autre côté.

— Comment, c’est toi qui ?…

— Parbleu !… dit Giboulot d’un air capable.

— Tu es donc ventriloque ? demanda Mimile.

— C’est un saltimbanque qui m’a appris ça, dit Giboulot ; ce n’est ni le maître d’école, ni M. le curé, bien sûr… Enfin, puisque pour une fois cela m’a servi à quelque chose, faut pas que je m’en repente.

— Cela doit tout de même être bien amusant d’être ventriloque, fit observer Mimile.

— Oui, mais cela fait joliment enrager les autres quand on s’en sert pour les faire aller, dit Charlot.

— Dis donc, Charlot, dit Mimile en tapant sur l’épaule de son cousin, ça devient drôle notre voyage. Ma foi, je ne me repens pas d’avoir voulu voir du pays.

— Tu ne penses donc jamais à ta maman, » lui dit à brûle-pourpoint l’ingrat Charlot.

Mimile fit un bond ; son regard flamboya. Charlot, stupéfait, crut que son cousin allait se jeter sur lui. Son poing était déjà levé. Mais un subit effort opéré sur lui-même lui fit vite retrouver son sang-froid, et il se contenta de lui répondre :

« Mes parents savent que je ne suis pas une heure de la journée sans penser à eux. Si tu n’avais pas… »

Il n’acheva pas sa phrase, et le gros Charlot, tout interdit de l’air sérieux qu’avait pris la figure de Mimile, n’osa pas lui en demander la suite.

Giboulot arriva heureusement pour faire une diversion.

Il avait mis, comme on dit, la table et le couvert, le tout par terre, et il invitait les deux cousins à prendre leur part du déjeuner.

Ils ne s’étaient pas fait prier et faisaient honneur au festin, quand un nouvel incident vint encore les interrompre dans cette utile occupation.

Un chien de taille moyenne, l’œil éperdu, le poil trempé de sueur, débouchait du bois, poursuivi à coups de pierres par une douzaine de petits maraudeurs. À la vue du groupe formé par nos trois amis, la malheureuse bête, hésitante et croyant se trouver en présence de nouveaux ennemis, s’était arrêtée un instant. Cet instant avait suffi au plus avancé de ses persécuteurs pour lui asséner sur les reins un coup de bâton qui l’eût assommé, si le pauvre animal, en se couchant à plat ventre comme pour lui demander grâce, n’avait amorti la violence du coup.

Au lieu d’être touché de la soumission de sa victime, l’affreux garnement allait redoubler, quand Giboulot, sautant sur lui, lui arracha son bâton et le cassa en deux sur son genou, comme si ce n’eût été qu’une baguette.

« Qu’est-ce que ce chien t’a fait ? dit-il au jeune gaillard qu’il avait désarmé ; il n’est ni malade, ni méchant, je le connais ; pourquoi le poursuivez-vous ?

— Qu’est-ce que ça te fait ? répondit l’impudent drôle, nous l’avons chassé, nous l’avons forcé, nous voulons le noyer dans la mare aux cerfs.

— Eh bien, dit Giboulot avec un calme que Mimile admira, votre chasse est finie, vous ne noierez rien, c’est moi qui vous le dis.

— En v’là un qui a de l’aplomb ! s’écria le vaurien. Dites-donc, les autres, nous sommes onze, les voilà trois, et ils se mêlent de commander.

— C’est comme ça, répondit Giboulot. Si vous n’êtes pas contents, vous allez voir.

— Ah ! tu veux voir ! Eh bien ! regarde ça d’abord, » répondit le plus grand de la bande, en allongeant un coup de poing à Giboulot. Celui-ci n’eut pas le temps d’esquiver le coup, mais il s’élança sur son adversaire qu’il terrassa immédiatement.

Ce fut le signal d’une lutte générale. Mimile et Charlot s’étaient rangés tout naturellement aux côtés de Giboulot, et distribuaient des coups de pied et des coups de poing en abondance. De leur côté, les dix camarades du vaincu s’étaient rués sur eux et leur rendaient quatre coups pour un qu’ils recevaient.

Nos petits amis ne bronchèrent pas ; Charlot lui-même, qui avait déjà reçu un coup de poing sur l’œil, se démenait comme un enragé ; Mimile tournait sur ses talons et chaque fois faisait le vide autour de lui. Quant à Giboulot, il était plus occupé de dégager ses deux compagnons que de se défendre lui-même. Il battait l’un, jetait l’autre par terre ; il donnait parfois de si rudes poussées qu’il en renversait plusieurs du même coup.

Mais les petits maraudeurs se relevaient chaque fois

xii
il les mordait si bien…
plus furieux, et, comme ils se savaient de beaucoup supérieurs en nombre, ils recommençaient la lutte dans l’espoir d’être enfin les vainqueurs.

Il eût suffi à nos trois compagnons de se servir de leurs bâtons pour se tirer d’affaire ; mais ils n’en avaient pas l’idée, bien que leurs adversaires commissent la lâcheté de se battre quatre contre un.

Le combat aurait donc pu se terminer au profit des petits bandits, si le chien, sauvé par nos trois amis, ne se fût tout à coup mis de la partie en se ruant sur ses persécuteurs. Il les mordait si bien, l’un à la jambe, l’autre à la main, l’autre ailleurs, sans jamais les confondre avec ses libérateurs, qu’ils furent obligés de prendre la fuite, laissant plusieurs casquettes sur le champ de bataille.

Le chien, satisfait de sa vengeance, avait abandonné leur poursuite et était revenu, en jappant et en remuant la queue, lécher les mains de ses sauveurs.

Il se livrait à ce manège depuis un quart d’heure, courant de l’un à l’autre, quand tout à coup, jugeant sans doute qu’il avait suffisamment exprimé sa reconnaissance, il prit sa course en droite ligne pour retourner à ses affaires habituelles.

La conduite du chien avait été si courageuse, si intelligente, que nos petits amis le virent s’éloigner avec regret ; ils en eussent volontiers fait leur compagnon de route.

« Que c’est dommage ! s’était écrié Mimile en le voyant s’enfuir à toutes pattes ; s’il avait voulu rester avec nous, nous serions quatre. »

Charlot, ayant retrouvé un moment de loisir, avait tiré son miroir de sa poche et examinait attentivement les effets du poche-œil qu’il avait reçu dans le combat.

« C’est bien ennuyeux d’avoir l’œil arrangé comme ça, dit-il.

Je te conseille de te plaindre, dit Mimile. Ça se voit, ta blessure, c’est glorieux. Moi qui en suis pour trois coups de souliers ferrés dans les os des jambes, personne ne voit si j’ai fait mon devoir.

— Il ne faut jamais penser aux blessures, ajouta Giboulot, qui avait des bleus sur tout le corps. Nous avons sauvé un chien, et un brave chien encore ; ne regrettons ni les coups que nous avons donnés ni ceux que nous avons reçus. Les vilains petits gredins ! Vouloir par passe-temps noyer une créature du bon Dieu, faut-il être vicieux !

— Bravo, Giboulot ! s’écria Mimile ; après avoir bien agi, c’est bien parler.

— J’ai joliment agi, moi aussi, dit Charlot, qui, pour la première fois, n’avait pas fui devant le danger.

— Ça, c’est vrai, répondit Mimile, et je vois que je m’étais trompé en te croyant un peu poltron.

— Lui ! mais j’ai vu tout de suite que c’était un brave, rien qu’à sa manière de tirer sur l’ours, dit Giboulot, qui voulait évidemment encourager Charlot.

— C’est vrai, je crois que je serais brave, si j’osais toujours, dit Charlot avec conviction.

— Il ne te manquait que l’habitude, dit Mimile.

— Le plus ennuyeux, c’est qu’on ne peut jamais manger tranquille, dit Charlot.

— C’est bien plus gai de se nourrir comme ça, » reprit Giboulot, qui mangeait d’une main et de l’autre arrangeait, en guise de cannes, deux solides branches de houx qu’il destinait aux deux cousins.

« Un bâton, c’est bon à tout, leur disait-il, ça vaut mieux qu’un couteau, ça ne tue personne et ça vous débarrasse aussi bien d’un animal que d’un gars malfaisant, et le long de la route, ça égaie la main et ça aide à marcher. »

En un clin d’œil, il avait confectionné deux jolis gourdins à la taille de ses deux petits compagnons et leur en avait fait hommage en leur disant :

« Si ça ne fait pas de bien, ça ne fait pas de mal. Si vous voulez m’en croire, ne vous séparez jamais de ces deux camarades-là. Couchez avec s’il le faut. »

Mimile et Charlot, enchantés, avaient remercié leur ami Giboulot de sa double intention, et il fut entendu qu’on allait passer au dessert : trois pommes que l’ex-gardeur d’oies avait tirées de sa poche.

Mais il était écrit que nos petits voyageurs n’auraient pas une minute de tranquillité, car ils avaient à peine mis les dents chacun dans sa pomme, qu’ils furent assaillis tout à coup par une grêle de pierres.

« Parions que ce sont les petits bandits qui reviennent à la charge ! s’écria Giboulot. Vite ! abritons-nous derrière les arbres, et n’oubliez pas vos bâtons. Mais cachez-les, n’en faites pas parade. »

Mimile et Charlot obéirent au commandement de Giboulot.

Grâce à cette précaution, les pierres recommencèrent à pleuvoir sans qu’il en résultât rien de fâcheux.

« Pour le coup, il faut nous servir de nos bâtons, dit Giboulot. Ils ne savent pas que nous les avons, ce sera pour eux une belle surprise.

— Seulement, il ne faudra pas taper sur la tête, objecta Mimile.

— Pour ça non, car il ne faut tuer personne, reprit Giboulot. Ne bougeons pas, laissons-les s’enhardir ; sitôt qu’ils seront à portée, ma foi, nous tomberons dessus.

— Derrière nos arbres, nous nous moquons de leurs projectiles, » dit Mimile.

Nouvelle grêle de pierres, cette fois partie de moins loin. Déjà on voyait les assaillants… et on les entendait encore mieux, car ils criaient comme des enragés, traitant de lâches des ennemis qui se cachent derrière les arbres. Mais cela leur était bien aisé à dire ; ils avaient fait leurs provisions de pierres, ils étaient revenus les poches pleines de munitions, et on sait que les forêts n’en fournissent guère aux voyageurs.

Troisième, quatrième et cinquième décharges ; on entendait le bruit sec des pierres sur les troncs des arbres qui protégeaient nos trois amis.

« Les lâches ! Ils n’osent pas se faire voir ! criait le chef de la bande. Eh bien, avançons, nous autres !

— Attention ! dit Giboulot, il ne s’agit pas de nous laisser entourer. Quand je dirai : en avant ! tombons dessus tous les trois à la fois, bien en ligne. Je me chargerai du grand, pour commencer. »

L’ennemi était à quatre pas à peine, quand Giboulot, d’une voix forte, donna le signal.

Mimile, Charlot et leur chef s’étaient avancés aussitôt, leurs bâtons à la main, avec un élan irrésistible.

Comme toujours, les plus braves de la troupe étaient le plus à la portée des coups. À la première attaque, les trois plus enragés se roulaient dans la poussière. Les bâtons avaient fait miracle. À cette vue, la troupe tout entière s’enfuit en désordre.

« Poursuivons-les, sans relâche ! criait Mimile.

— Oui, oui, sans relâche ! » répétait Charlot.

C’était une vraie déroute. À chaque coup répondait un cri qui témoignait que son effet s’était produit.

Mais bientôt les cris se changèrent en clameurs. C’étaient de vrais hurlements de détresse que les vainqueurs ne s’expliquaient pas. Sûrs de la victoire, ils s’étaient arrêtés dans leur course.

« Saperlipopette ! dit Giboulot, il se passe quelque chose d’extraordinaire… Courons, courons, mes amis ! »

En effet, les petits bandits, affolés par la peur, n’avaient pas vu, dans leur fuite précipitée, une grande mare entièrement masquée par des herbes aquatiques, la mare aux cerfs, où ils avaient dû noyer le chien, cause première de toute la bagarre, et ils étaient tous tombés dedans.

Lorsque Mimile, Charlot et Giboulot arrivèrent au bord de la mare, toute la bande barbotait dans la vase où elle était enfoncée jusqu’à mi-corps.

« Ils ne savent pas seulement nager ! dit Charlot avec un suprême mépris.

— Au secours ! criaient les petits malheureux, qui à chaque instant s’enfonçaient davantage.

— Il n’y a pas un instant à perdre, dit Giboulot en s’emparant du couteau de Mimile, ils en auraient par-dessus la tête avant un quart d’heure. »

L’ex-gardeur d’oies chercha rapidement autour de lui, puis courut à un châtaignier dont il coupa une très-longue et très-forte branche… Il revint ensuite en courant au bord de la mare où les mauvais galopins continuaient à se débattre dans les angoisses de la peur.

« Les plus petits d’abord !… s’écria Giboulot en avançant la branche au-dessus de la mare.

— Remuez les mains et les pieds, battez l’eau, et vous n’enfoncerez pas, disait Mimile aux autres.

Trois enfants s’accrochèrent aussitôt au bienheureux branchage. Giboulot, aidé de Mimile et de Charlot, les attira jusqu’au bord, où il les abandonna pour secourir leurs camarades. Trois nouveaux enfants furent bientôt à terre, et le septième et le huitième ne tardèrent pas à les rejoindre, grâce aux efforts réitérés de nos trois amis.

Les petits vauriens offraient, il faut en convenir, un spectacle piteux. Ils étaient couverts de vase et d’herbes. Pliés en deux, les bras ballants, ils regardaient d’un air idiot la boue liquide qui dégouttait de toute leur personne. Ce fut alors que, pour compléter le tableau, on vit revenir clopin-clopant les trois chefs, qui avaient reçu leur contingent au début de l’action. On voyait que chaque pas était pour eux le sujet d’une vive douleur ; le principal des trois se trouvait, et c’était justice, le plus écloppé.

L’ex-gardeur d’oies, les voyant réunis, prit alors la parole avec l’aplomb d’un orateur consommé :

« Vous voilà dans un bel état, mes gaillards !… — Et il s’adressait plus particulièrement aux trois revenants. — Le bâton, dit-il, a fait justice de votre cruauté, et l’eau que vous destiniez à un pauvre animal a châtié la bêtise des huit petits imbéciles que vous aviez associés à votre méchante action. Chacun, dans cette distribution des récompenses, a eu la part qu’il avait mérité d’avoir. En revenant attaquer à quatre contre un ceux qui s’étaient opposés à vos mauvais desseins, vous avez en outre commis une lâcheté. Si nous avions été, mes camarades et moi, aussi méchants que vous, vous auriez, vous les grands que nous avons ménagés, quelque membre cassé, et, quant aux petits, ils seraient sans vie au fond de cette mare, à la place de l’animal que vous vouliez noyer. »

Chose assez extraordinaire, dans les grands moments, Giboulot s’exprimait comme un garçon qui aurait passé quelques années sur les bancs d’un collège.

Cette remarque faite en passant, nous poursuivons notre récit.