J. Hetzel et Cie (p. 147-160).

XI

l’épisode des ours.

« Et tes oies ?

— Je les laisserai, sauf votre respect, en compagnie de notre maître.

— Et tes parents ?

— Est-ce que, si j’en avais, je penserais à les quitter ? Je resterais pour les aider à faire leur ouvrage, bien sûr. »

Charlot, en écoutant cette déclaration de Giboulot, eut un accès subit de toux.

« Je ne te croyais pas enrhumé, lui dit Mimile.

— C’est d’être dans la forêt, » répondit Charlot en rougissant.

Il n’aimait pas mentir. Mais Mimile n’avait pas attendu sa réponse pour reprendre la conversation avec Giboulot.

« Alors, tu désires venir avec nous ?

— Dame, oui… et quand j’aurai tué beaucoup des grosses bêtes que vous dites et vendu beaucoup de peaux très-cher, je reviendrai ici et je m’achèterai une belle vache, deux belles vaches, avec une maisonnette, et je serai un gros monsieur comme tant d’autres ; j’aurai des souliers cirés et une casquette en beau drap.

— Viens donc avec nous ; tu nous aideras, et à trois nous ferons de plus belles affaires qu’à deux ; nous serons plus en force, — n’est-ce pas, Charlot ?

— C’est vrai, répondit Charlot, à qui cet arrangement paraissait convenir.

— D’abord, monai, reprit Giboulot, je vous serai utile, car je sais faire bien des petites choses… Et puis, je suis très-fort… à preuve qu’il y avait un jour un gros porc qui s’était jeté furieux sur une petite fille à notre maître pour li faire des misères, et que je l’ai tué d’un seul coup de bâton sur la tête.

— Ah ! dit Charlot émerveillé.

— D’un coup de ce bâton-là, ajouta-t-il, en faisant admirer son gourdin ; c’est un pied de cornouiller. C’est solide, allez !… »

Et le gardeur d’oies faisait tournoyer son bâton avec rapidité.

« Eh bien, puisque nous voilà associés, reprit Mimile, tu vas commencer par nous conduire dans un endroit de la forêt où nous pourrons nous établir en attendant le moment de partir pour l’Amérique.

— Quant à ça, je crois que j’ai notre affaire… Je connais une belle grotte où nous pourrons boire de l’eau à volonté… et la meilleure du pays.

— Ce sera très-commode, dit Mimile en se frottant les mains ; n’est-ce pas, Charlot ?

— Mais oui, mais oui… » répondit Charlot, qui avait repris sa bonne humeur en songeant que Giboulot était très-fort, qu’il ne les quitterait plus, et qu’ils allaient demeurer dans une grotte.

En sa qualité de guide, Giboulot avait pris l’avance de quelques pas, faisant force moulinets avec son gourdin, à l’imitation des tambours-majors qui font les beaux à la tête de leur régiment.

« Par ici ! dit-il tout à coup, après un quart d’heure de marche ; nous voici arrivés. »

Il entraîna ses deux compagnons par un étroit sentier bordé de grès abrupts et de ronces, où Mimile et Charlot s’égratignèrent en passant, à la grande surprise de Giboulot, dont la peau, tannée depuis longtemps par le vent et le soleil, était à l’abri de ces petits désagréments.

La grotte se trouvait au bout de ce sentier fort court. Elle formait une salle ronde dont l’aire, bien battue, était de niveau avec le sol extérieur. Des amas d’herbes sèches, sortes de litières, attestaient qu’elle avait dû souvent servir de refuge à maints rôdeurs de forêts.

Un terrain assez vaste, recouvert d’une herbe épaisse et de hautes bruyères, s’étendait autour de la grotte, dont la fraîcheur était entretenue par l’ombre que projetait une vingtaine de vieux hêtres plantés circulairement.

En été, ce kiosque naturel était admirablement choisi pour un campement.

« Oh ! le bel endroit ! s’écrièrent Mimile et Charlot.

— C’est que je connais ma forêt comme mon Pater, dit Giboulot.

— Les belles culbutes qu’on peut faire là-dessus ! reprit Mimile enthousiasmé.

— En v’là la preuve ! » répliqua Giboulot, qui se mit à faire la roue, à marcher sur les mains en tenant ses jambes en l’air et à faire différents sauts de carpe très-divertissants.

En un instant, Mimile et Charlot avaient quitté leurs sacs et jeté leurs bâtons pour imiter Giboulot.

Ce divertissement durait depuis quelques minutes et allait sans doute se prolonger longtemps, quand Charlot poussa tout à coup un cri terrible.

Mimile et Giboulot se redressèrent aussitôt.

Tous les trois se trouvèrent alors en présence d’un ours noir, de taille moyenne, qui, bien d’aplomb sur son gros derrière, les regardait fort tranquillement comme un spectateur assis commodément dans sa stalle au théâtre.

« Un ours !… » s’écrièrent-ils tous à la fois.

Le premier mouvement de stupéfaction passé, Giboulot sauta sur son gourdin et Mimile sur son long couteau.

Charlot, selon sa louable habitude, s’était déjà placé derrière eux, plus tremblant qu’une feuille agitée par l’ouragan. Il venait de se rappeler l’histoire du compagnon de Mange-tout-cru, dont une oreille et un mollet avaient été dévorés par un ours.

L’horrible animal restait immobile et paraissait sourire.

L’attitude prise par Mimile et Giboulot, au lieu de l’inquiéter, semblait l’intéresser vivement.

Le plus profond silence s’était établi.

« Ah çà, qu’est-ce que c’est que ce particulier-là, et d’où sort-il ?… dit enfin Giboulot.

— Est-ce qu’il n’y a jamais eu d’ours dans cette forêt ? demanda Mimile, les yeux toujours fixés sur l’animal.

— Pas plus que sur la main, répliqua le gardeur d’oies dont l’étonnement était au comble.

— C’est drôle, dit Mimile.

— C’est plus que ça, ajouta Giboulot.

— Est-ce qu’il va toujours rester là à nous regarder comme une grosse bête ? dit Charlot.

— Il faudrait peut-être l’asticoter pour le mettre en mouvement, dit Giboulot.

— Ce serait un bon moyen, répondit Mimile.

— Si j’allais lui taper sur la tête avec mon gourdin ?…

— Attends, Giboulot, j’ai une idée, » reprit Mimile.

Il cria aussitôt, sans perdre l’ours de vue :

« Charlot ! Charlot ! Où es-tu, Charlot ?

— Je suis là… répondit l’enfant d’une voix étranglée, là, derrière un arbre.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis prudent, je me prépare.

— À quoi ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, moi, je le sais à quoi il faut te préparer. Vite ! prends ton arc et tes flèches et tire sur l’ours ; ajuste-le bien dans l’œil, si tu peux.

— Ça va le mettre en colère, dit Charlot.

— C’est ce que nous voulons… fais vite. »

Charlot se décida, en quelque sorte malgré lui, à obtempérer à cet ordre.

« Dépêche-toi donc ! dit Mimile.

— Voilà, dit Charlot, je le vise dans l’œil. »

La flèche partit et atteignit l’animal au milieu du ventre, ce qui attira à peine son attention.

« Recommence ! Mais dans l’œil, cette fois. Entends-tu, rien que dans l’œil ? »

Une seconde flèche s’enfonça dans les longs poils de l’animal, à la hauteur de sa cuisse, et y resta sans produire plus d’effet que la première.

« Vise donc dans l’œil ! cria Mimile avec impatience.

— Je vise comme je peux, répliqua Charlot.

— En voilà un chasseur ! » dit Mimile.

Charlot, stimulé par cette moquerie, envoya coup sur coup six autres flèches, dont trois passèrent par-dessus la tête de l’ours, et trois allèrent se loger toujours dans ses poils, dans les environs de la première.

L’ours jeta un coup d’œil de haut en bas sur l’ornement qu’on lui infligeait et resta impassible.

« Il est aussi par trop patient, cet ours-là ! s’écria Mimile.

xi
il se mit à danser à côté de son camarade.

— Attendez, dit Giboulot, j’vas aller lui dire quelque chose de plus intéressant. Seulement, faudra venir tout de suite à mon aide, monsieur Mimile, et avec votre couteau encore.

— Sois tranquille, Giboulot. »

Le gardeur d’oies s’avança alors résolûment sur l’ours, en brandissant son gourdin.

« Quel gaillard ! » disaient les deux enfants.

Mais, ô miracle ! ne voilà-t-il pas que le féroce animal, au lieu de s’élancer sur Giboulot pour le dévorer, tourna sur lui-même et se mit à danser.

Giboulot s’arrêta, stupéfait, au milieu de sa course.

Mimile, qui le suivait à un pas de distance, prêt à le secourir, en resta bouche béante ; il n’y eut pas jusqu’à Charlot qui ne fit trois pas en avant pour jouir de cet étrange spectacle.

« Ah ben !… ah ben !… dit Giboulot, dès qu’il fut remis de sa première surprise, v’là qu’il danse maintenant. On dirait le père Chevillard à la noce de sa fille.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Mimile.

Nos petits voyageurs n’étaient pas au bout de leur étonnement, car tout à coup un second ours, en tout pareil au premier, déboucha sur le lieu de la scène.

À cette vue, les physionomies changèrent encore une fois, et Giboulot, Mimile et Charlot firent trois brusques sauts en arrière.

Le second ours s’arrêta pendant quelques secondes, comme pour se rendre compte de la situation, et subitement se mit à danser à côté de son camarade.

Nos trois spectateurs poussèrent alors un grand éclat de rire qui parut encourager les ours dans leurs galants exercices.

La position de nos trois chercheurs d’aventures, si comique qu’elle leur parût, ne laissait pas que de les inquiéter au fond ; ils comprenaient qu’ils ne pouvaient rester bien longtemps en présence de pareils compagnons.

Se débarrasser d’un ours, c’était déjà une grosse affaire ; mais de deux, c’était, selon le mot de Giboulot, une bien autre paire de manches.

Cette réflexion les avait subitement rendus extrêmement sérieux, quand un troisième ours accourut pour se joindre aux deux autres.

Cette fois, ce n’était plus tolérable. La figure de Mimile et celle de Giboulot lui-même s’allongeaient visiblement.

Charlot n’était pas loin de défaillir.

Le troisième ours soufflait encore de la longue course qu’il venait probablement de faire, quand des clameurs d’hommes, des aboiements et des coups de fouet retentirent dans les environs.

À ce bruit qu’ils paraissaient connaître et redouter, les danseurs s’arrêtèrent brusquement, regardèrent le troisième ours qui eut l’air de les deviner, et tous trois détalèrent à travers bois, sans plus s’occuper de nos petits voyageurs que s’ils ne les avaient jamais vus.

« En voilà une histoire ! s’écria Mimile en les voyant s’éloigner.

— Je n’ai jamais vu sa pareille, » dit Giboulot.

Il s’arrêta court en apercevant deux hommes en blouse, armés de longs bâtons, et qui débouchaient par le sentier.

« Vous n’auriez pas vu nos pensionnaires ? demanda l’un d’eux à Mimile.

— Quels pensionnaires ?

— Les ours savants du père Coquille, le montreur de bêtes ; ils se sont échappés ce matin de l’écurie où on les avait enfermés en attendant la foire du pays.

— Ils dansaient là il n’y a qu’un instant, répondit Mimile, mais les aboiements de vos chiens leur ont fait prendre la fuite. Ils se sont enfoncés dans les bois par ce sentier à droite.

— Ah ! les gredins ! nous ont-ils fait faire du chemin depuis ce matin. Heureusement qu’ils ne sont pas méchants et qu’ils s’étaient bourrés jusqu’à la gueule avant de partir ; sans cela, ils nous auraient fait de belle besogne. »

Cela dit, nos deux hommes sifflèrent leurs chiens et s’élancèrent sur la trace des fuyards.

L’aventure se terminait si heureusement et d’une manière si inattendue que Giboulot s’écria :

« En v’là une ! Je m’attendais pas ce matin à voir danser gratis aujourd’hui des ours savants.

— Et la représentation a été pour nous seuls, ajouta Mimile.

— Tout de même, reprit Giboulot, si les flèches de M. Charlot avaient été plus pointues, le premier ours, aurait été tué six fois pour une.

— Ça, c’est joliment vrai, dit Charlot, qui prit la plaisanterie au sérieux.

— Ce combat d’ours nous aura formés, dit Mimile, et nous serons au fait la première fois que nous rencontrerons des lions.

— Ça ira tout seul, reprit Charlot. Et puis, quand on est trois…

— C’est très-commode, dit Giboulot, car il y en a un qui se tient derrière les deux autres et qui se bat plus à son aise. — Tiens, ajouta-t-il, la vue des ours, ça m’a donné de l’appétit.

— Et à moi aussi, dit Mimile.

— Et à moi aussi, » dit Charlot.

Giboulot avait déjà ouvert son bissac, et Mimile s’était dirigé, en compagnie de Charlot, vers l’entrée de la grotte, où ils avaient en arrivant déposé leur bagage, quand un bruit de voix arriva jusqu’à eux.

« Diantre ! dit Giboulot, on dirait qu’il y a de la compagnie là-bas… Écoutons. »

Tous les trois se mirent à écouter. Le bruit se renouvela, mais sans se rapprocher.

« Les gens que nous entendons, dit Giboulot, sont encore loin… C’est égal, faut pas s’endormir en forêt, et je vais aller voir ce qui se passe… Restez là, vous autres, je reviens tout de suite. »

Le gardeur d’oies s’éloigna aussitôt.

Cette dernière alerte avait coupé l’appétit à nos deux aventuriers. Ils restèrent sur le qui-vive en attendant le retour de Giboulot.

Celui-ci reparut au bout d’une demi-heure.

« Il faut jouer des pattes, leur dit-il tout essoufflé ; les gardes forestiers et les gendarmes organisent une battue, afin de pousser le gros gibier dans un autre canton de la forêt.

— Qu’est-ce qu’il faut que nous fassions ?

— Détaler. Je connais un endroit où personne n’aura l’idée de nous chercher. »

Mimile et Charlot ne se firent pas répéter l’invitation, et, le sac à l’épaule, ils repartirent conduits par leur vaillant ami Giboulot.

Après un quart d’heure de petit trot, celui-ci s’arrêta devant deux chênes immenses. Ces rois de la forêt dataient de trois à quatre siècles, pour le moins. Leurs troncs étaient énormes, et quant à leurs branches principales, elles étaient plus grosses que le corps d’un homme.

« Je n’ai jamais vu de si beaux arbres ! » s’écrièrent à la fois Mimile et Charlot.

— Le plus intéressant pour vous, c’est qu’ils sont creux, et que vous allez pouvoir vous y loger comme dans une petite chambre.

— Creux, ces arbres-là ! dit Mimile, qui tournait autour sans voir la moindre trace d’ouverture.

— Ils sont creux, mais on ne peut y pénétrer que par la fourche au-dessus du tronc. Attendez un peu. »

Giboulot avait ramassé des pierres tout en parlant.

« Regardez bien cela, » reprit-il.

Ce disant, il jeta adroitement plusieurs pierres qui allèrent retomber et s’engouffrer dans le creux de l’arbre.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écrièrent en même temps Mimile et Charlot.

— Ça, dit Giboulot, c’est les locataires de votre arbre, et mes pierres étaient pour les prier de vous céder leur appartement. »

Une grande chauve-souris s’était élancée du vieux tronc d’arbre, puis une autre, puis six autres ; il en sortit ainsi plus de vingt, qui s’envolèrent de tous côtés, aveuglées, ahuries et battant de l’aile.

— Celui-là est nettoyé ; passons maintenant à l’autre, » dit Giboulot.

Mais l’autre n’était pas habité ; Giboulot eut beau y envoyer des pierres, il n’en sortit pas le moindre oiseau de nuit.

« Personne dans celui-ci, dit Giboulot ; tant mieux, il sera plus propre que le premier. Je vais y jeter un coup d’œil. »

Le vieux chêne était rugueux malgré sa hauteur, aidé par quelques gros nœuds et par d’assez nombreuses aspérités, le gardeur d’oies y grimpa avec l’agilité d’un écureuil… Arrivé à la fourche de l’arbre, il jeta un regard investigateur dans la profonde cavité qui s’y trouvait, et s’écria :

« C’est propre comme un sou, là dedans. Laissez-moi descendre, je vous aiderai à monter. N’ayez pas peur, nous en viendrons à bout. »

En cinq minutes, Charlot et Mimile furent installés dans ce singulier logement.

Pendant ce temps, la battue avait commencé, et l’on entendait distinctement la voix des hommes, qui poussaient de grands cris pour effaroucher le gibier et le faire sortir de ses gagnages ordinaires.

« Ils arrivent ! dit Giboulot ; je vais aller à leur rencontre en ayant l’air de chercher des champignons. Je profiterai de la chose pour les empêcher de flâner trop longtemps par ici. Vous, restez bien cois dans votre cachette sans bouger ; vous en sortirez quand je viendrai vous le dire.

— Oui, Giboulot, » répondit Mimile.

Giboulot descendit de l’arbre, s’enfonça sous bois et tranquillement commença à faire semblant de chercher des champignons.

Il fut bientôt troublé dans cette feinte occupation par le gros et le menu gibier que les rabatteurs chassaient de son côté.

Les cerfs, les biches, les lièvres passèrent en foule à ses côtés, effarés et guidant leurs petits vers une autre partie de la forêt… De temps en temps, la fuite des traînards était accélérée par quelques coups de fusil que les gardes tiraient en l’air.

Cette grande battue dura plus de deux heures, pendant lesquelles Giboulot avait fini par s’asseoir à terre, le dos appuyé contre un gros arbre, pour éviter d’être éborgné par les cerfs et bousculé par les autres animaux.

Mimile et Charlot, pendant ce temps, risquant chacun un œil hors de leur trou, avaient suivi les diverses phases de cette longue opération.

Leur plaisir eût été grand sans la gêne qu’ils éprouvaient dans leur étroite cachette. Ils étaient obligés de s’y cramponner des pieds et des mains comme des ramoneurs dans un tuyau de cheminée, et cela ne laissait pas d’être fatiguant.

Le pis de l’affaire, c’est que les gendarmes qui avaient jusque-là suivi la chasse, avaient choisi, pour y faire une halte, le talus recouvert de gazon où s’élevait le vieil arbre, refuge de Mimile et de Charlot. Les deux enfants les entendaient distinctement.