Un divorce (André Léo)/Chapitre 18

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 407-425).

CHAPITRE XVIII


Décembre se passa au milieu de ces contestations et de comparutions successives.

L’adultère de M. Desfayes était suffisamment constaté par la scène scandaleuse du café Fonjallaz ; mais la haine de Claire et de sa famille avait à cœur d’atteindre à côté de lui sa vraie complice, et non Georgine, qui s’offrait en son lieu. Tous les témoignages qu’on put rassembler furent donc élevés contre madame Fonjallaz. Ils étaient nombreux ; mais presque tous, les plus accablants du moins, venaient de membres de la famille Grandvaux, ou de Louise, encore au service de Claire ; aucun d’ailleurs n’établissait de preuves positives et formelles.

L’opinion publique n’y fut point trompée ; elle reconnut que la maîtresse de M. Desfayes, c’était bien madame Fonjallaz ; et, malgré le huis clos et les réticences du procès, qui passionna toute la ville, l’ambition conçue par cette femme fut comprise et ses ruses démêlées.

Ce jugement unanime se divisait ensuite en ces deux grands courants d’opinion qui se produisent à la suite de toute cause célèbre et qui indiquent deux tendances très-différentes de l’esprit humain. Les uns s’indignaient vivement de ces débats domestiques, et surtout de voir l’immoralité triomphante éluder la loi ; car, grâce au dévouement acheté de Georgine, madame Fonjallaz n’étant point reconnue complice de M. Desfayes, pouvait, au bout de trois ans, devenir sa femme.

Les autres, c’est-à-dire le troupeau de ces esprits ingénieux qui admirent la rouerie et l’habileté comme des puissances supérieures, qui font de la tolérance une maison publique, et s’entendent admirablement à saisir l’envers des choses, ceux-là trouvaient que madame Fonjallaz était une personne bien remarquable, une forte tête, une admirable organisation. Pour peu que la lithographie eût reproduit son portrait, ils l’eussent acheté pour en décorer leur chambre ; ils s’occupaient d’elle enfin si chaudement, qu’on voyait qu’ils en étaient remués dans leurs sympathies les plus secrètes.

Donc, madame Fonjallaz était démasquée, sinon punie ; mais combien cruellement elle se vengea ! Un témoin fut produit qui avait reconnu Claire sur le Grand-Pont, le soir où elle avait été protégée par Camille contre les insultes d’un brutal. Ce témoin avait vu madame Desfayes s’avancer en hésitant et en regardant autour d’elle, comme une personne qui attend quelqu’un. Il dépeignit le jeune homme qui l’avait défendue, et avec lequel elle s’était éloignée.

L’avocat de M. Desfayes nomma Camille. Claire interrogée avoua que c’était lui ; mais en racontant pourquoi elle se trouvait à cette heure en pareil lieu. L’avocat de M. Desfayes observa que cependant elle n’avait pas donné suite au dessein d’aller trouver son mari, à qui elle n’avait pas même parlé le lendemain. Il releva froidement toutes ces incohérences, que la passion dédaigne ou ne voit pas, et borna tout à ce fait que, après avoir rencontré Camille, Claire était revenue sur ses pas avec lui.

Vint ensuite Georges Giromey.

Il commença par dire ce qu’il avait répété déjà dix fois à M. Grandvaux, c’est qu’il ne savait guère pourquoi on le citait ; qu’il connaissait trop bien mademoiselle Claire (puisqu’elle n’avait qu’un an de plus que lui et qu’ils étaient depuis huit ans dans le domaine), pour croire qu’elle fût capable du moindre mal. Il avait entendu quelques petites paroles, voilà tout. Il n’était pas là d’ailleurs pour entendre, mais bien pour raccommoder sa bêche, qu’il avait cassée en nivelant des taupinières. Puis il s’était amusé à causer avec le petit Fernand, un enfant si drôle qu’il lui fallait toujours quelqu’un occupé de lui.

— Sa mère, à ce moment-là, ne s’en occupait donc pas ? demanda d’une voix très-douce l’avocat de M. Desfayes.

— Il faut croire ; car le petit est resté joliment de temps avec moi ; et il me parlait de son papa, le pauvre innocent !

— Enfin, que savez-vous ? qu’avez-vous entendu ? demanda le magistrat.

— Pas grand’chose, je vous dis. Il y avait même des moments où ils soupiraient et ne disaient rien.

— De qui parlez-vous ?

— De M. Camille et de madame Claire. Je connais assez leurs voix. D’ailleurs, je les ai vus tous les deux ensuite par les fentes de la cloison.

— Encore une fois, que disaient-ils ?

— Pas grand’chose, je vous répète, si ce n’est qu’ils parlaient d’amour, et que M. Camille disait que puisqu’ils étaient jeunes tous deux, et que madame Claire était belle, ça ne pouvait pas être autrement. Ensuite, il lui a fait faire une promesse ; madame Claire d’abord ne voulait pas, mais elle l’a faite tout de même après ; laquelle, par exemple, je n’ai pas compris, d’autant mieux que, par moments, ils parlaient si bas qu’on ne pouvait pas entendre.

— Quand vous les avez regardés, quelle était leur attitude ? demanda d’un ton aimable l’avocat de M. Desfayes.

— Je prie M. le président d’interroger seul, répliqua l’avocat de Claire. Nous tombons dans l’espionnage.

— De pareilles causes, dit le magistrat d’un ton sévère, ne sont malheureusement éclairées que par des révélations domestiques.

— Mais c’est une abomination ! s’écria M. Grandvaux, qui étouffait de colère. Ne voyez-vous pas que c’est parce que j’ai dû obtenir un jugement contre ces ivrognes paresseux qu’ils cherchent à se venger de moi ? Outre qu’on les paye pour cela sans doute. Ma fille est incapable de s’en être laissé conter par ce Français. Est-il venu seulement chez nous ? Voyons, Claire, lève-toi, affirme, jure que tout cela n’est pas vrai !…

— Georges a mal compris, balbutia-t-elle en essayant de se lever.

Mais elle retomba sur son banc, pâle comme une morte.

— Quand on devrait me couper la gorge, reprit le jeune paysan avec émotion, je n’ai pas menti ; mais je suis fâché d’avoir parlé, et, si j’avais su, j’aurais mieux tenu ma langue devant ces Vionaz de malheur, car c’est eux sûrement qui sont cause qu’on m’a cité en témoignage.

On fit ensuite appeler le témoin, femme Vionaz.

— Êtes-vous parente ou domestique de M. Grandvaux ?

— Ni l’un ni l’autre, quoique pourtant nous eussions pu être parents, puisque son père et le mien demeuraient porte à porte et n’étaient pas plus l’un que l’autre alors. Et, pour sa domestique, je n’aurais pas voulu l’être, car il faut avec lui travailler rude et n’être pas payé chèrement.

— Assez. Faites votre déposition. Qu’avez-vous à dire ?

— Oh ! rien que la vérité. Je suis une bien pauvre femme ; mais je ne donnerais pas ma conscience pour son pesant d’or. On pourrait bien m’offrir aussi gros d’argent que la cathédrale, qu’on ne me ferait pas dire une chose que je n’ai pas vue. Eh bien ! donc, je m’étais aperçue comme ça que madame Desfayes allait se promener souvent à la nuit tombante. Où allait-elle ? Je ne savais pas, et ça ne m’inquiétait point, puisque, comme on dit, les affaires des autres ne nous regardent pas.

L’autre soir, comme j’étais dans le bois du coteau à ramasser des bûchillons, je vis M. Camille qui venait à grandes enjambées, en regardant tout autour de lui. Il ne me remarqua point, car j’étais accroupie contre une cépée, bien lasse que j’étais, et il se faufila dans le bois. Le jour d’auparavant, je l’avais encore vu venir comme ça, en sorte que je me dis : Je m’étonne ce que c’est. Pourquoi se cache-t-il ? Est-ce qu’il veut faire du mal ?

Alors je m’avançai un peu pour voir où il allait, et je l’aperçus arrêté avec madame Claire, dans le sentier qui est au bord du torrent ; ils se tenaient la main. M. Camille parlait beaucoup et vivement ; puis il a passé son bras autour de la taille de madame Claire, et lui a fait monter le coteau.

— Il faut que tu t’ôtes de là, me suis-je dit, car ils croiraient bien que tu veux les espionner, et alors donc, allant quelques pas plus loin, je trouve le creux d’un vieux châtaignier, où je me faufile, parce que, bien qu’on soit pauvre, également, on n’aime pas à passer pour ce qu’on n’est pas.

De cet endroit je ne les voyais plus, en sorte qu’au bout d’un moment je me suis imaginé d’allonger la tête pour voir s’ils y étaient encore, et si je m’en pouvais aller. Mais je n’ai vu que M. Camille, parce qu’il serrait madame Claire dans ses bras et me la cachait, et en même temps mon pied a fait rouler un caillou, et je me suis recachée dans l’arbre. Apparemment qu’ils avaient peur d’être vus, puisque M. Camille est accouru pour savoir d’où venait le bruit ; il ne m’a point trouvée, mais, Seigneur ! il m’a fait un saisissement !… Pour lors, c’est tout ce que j’ai à dire.

— C’est assez !… et trop ! dit le magistrat.

Claire l’avait bien pressenti ; elle était perdue. Le système habile de M. Desfayes, qui rejetait sur sa femme toute la responsabilité d’une faute indéniable, réussit à persuader beaucoup de gens. On enveloppa les deux époux dans une réprobation égale.

— Elle est malheureuse, mais on ne peut disconvenir qu’elle n’ait de grands torts, disaient les plus indulgents.

— Bah ! les deux font la paire, assuraient d’autres. Et ceux aux yeux desquels la faute de Ferdinand n’était qu’une incartade, trouvèrent madame Desfayes digne des plus grands mépris et des pires châtiments.

Chacun enfin la jugea coupable, plus ou moins, selon le degré de confiance au mal qu’il possédait, mais elle fut condamnée par tous.

Quelques personnes alors se remémorèrent certains indices du penchant que Camille et Claire avaient éprouvé l’un pour l’autre avant le mariage de mademoiselle Grandvaux. On remarqua que plus tard Camille avait choisi sa demeure chez une amie intime de madame Desfayes ; on calcula combien de fois ils avaient pu se rencontrer dans le jardin de madame Renaud, et l’on s’étonna que la belle promenade de Montbenon, si proche de la maison Desfayes, eût eu pour Claire moins d’attrait que ce petit jardin éloigné. Tout cela concordait et pouvait fournir des bases aux jugements les plus sévères. Les hommes ont l’habitude de juger par les faits, en mettant de côté tout le monde occulte des impressions intérieures.

Remonter en ligne droite de l’effet à la cause est un acte de logique souvent très-faux quand il s’agit d’apprécier la moralité d’un être ; car le fait, souvent imprévu, échappe à notre volonté dans beaucoup de cas, et outre que le mouvement qui l’a produit n’est pas toujours le principal moteur de notre âme, la pression des circonstances, l’influence d’autres volontés, la fatalité de certaines situations peuvent entraîner à des actes que la conscience avertie eût rejetés. On gratifia donc l’amour de Claire et de Camille de tous les torts de la préméditation, et, tandis qu’il avait été provoqué chez l’un et chez l’autre par la conduite de M. Desfayes, il servit à la justifier.

Ces dispositions du public, Claire put les comprendre d’après ce qui passa dans sa famille, où on ne lui pardonna point son amour pour Camille, ni le scandale qu’il avait produit. Elle se trouva frappée de déchéance morale vis-à-vis de tous. Anna elle-même blâmait sa sœur intérieurement de n’avoir pas su rester veuve ; l’être vierge est sévère par ignorance et par pureté. Mais elle ne l’en aima que davantage pour son malheur.

Autrefois la perte de sa réputation eût semblé à Claire la plus cruelle des infortunes ; à présent, concentrée dans un autre objet, elle ne l’estima guère qu’au point de vue des craintes dont elle était dévorée, et resta comme insensible aux reproches et à la froideur de ses parents. À mesure que les jours s’écoulaient, elle devenait de plus en plus silencieuse ; on devinait en elle une tension effrayante. Bien qu’elle fût toute à ses deux enfants, quant aux soins qui leur étaient nécessaires, elle n’avait réellement d’âme que pour Fernand ; mais il eût suffi sans doute que la sécurité lui eût été rendue à l’égard de ce dernier pour que son affection redevint égale entre eux.

Après trois mois de lenteurs et d’angoisses, le jugement fut enfin rendu. Le divorce était prononcé entre Ferdinand Desfayes et Claire Grandvaux, et les enfants nés de leur union devaient être partagés entre eux, le garçon au père, la fille à la mère. Quant aux intérêts pécuniaires, ils étaient réglés à la satisfaction de M. Grandvaux.

Tout ce qu’elle avait éprouvé déjà de terreurs et de craintes sembla n’avoir été pour Claire qu’une préparation à la plus effrayante douleur. On ne put lui porter aucun secours. Les consolations l’irritaient. Son mal était si grand, si étranger à tout autre qu’à elle ! Quel être au monde avait droit de lui en parler, puisque aucun n’était capable de le comprendre ? Anna seule obtint de rester près d’elle, parce qu’elle ne disait rien et se bornait à pleurer.

Vers le soir de cette journée, Claire eut des convulsions qui inspirèrent des craintes au médecin pour sa raison ou pour sa vie.

Ensuite elle tomba dans une prostration extrême et resta toute la nuit sans mouvement, étendue sur son lit, mais ne dormant pas, l’œil fixe, attaché sur le plafond. Au point du jour, elle parut mieux, demanda des aliments, fit un léger repas, et pria qu’on la laissât, parce qu’elle voulait dormir.

Alors elle se leva, s’habilla en hâte, sortit par la fenêtre de sa chambre, qui était au rez-de-chaussée, du côté du bois, et, gagnant aussitôt l’allée des hêtres, elle marcha dans la direction de Lausanne.

À peine mit-elle un quart d’heure à faire le chemin, bien que pour éviter la route elle fit d’assez longs détours. On était au commencement de mars ; la terre détrempée cédait sous les pieds, et le long des chemins, à l’abri des haies, la neige se montrait encore. Il n’était que six heures quand Claire arriva dans la rue du Chêne, où les portes et les fenêtres commençaient à s’ouvrir. Se cachant sous son voile, elle alla sonner à la porte de cette maison qui avait été la sienne ; du seuil des habitations voisines, deux ou trois personnes la regardaient, et elle se serrait contre le mur, craignant d’être reconnue.

Elle attendit longtemps : on n’était pas levé sans doute ; d’une main humble et timide, elle sonna une seconde fois. Enfin la porte s’ouvrit, et Claire se trouva vis-à-vis d’une fille en bonnet de nuit, à figure maussade, celle-là même qu’elle avait refusé de prendre à son service quelques mois avant.

— Je veux parler à M. Desfayes, dit-elle.

— Vous ! répondit la fille stupéfaite ; mais c’est-il pas vous qui étiez sa femme ! Je ne sais pas… Il n’est pas levé… ajouta-t-elle en hésitant.

Claire, sans répondre, entra, monta l’escalier et alla frapper à la porte de la chambre.

Une demi-minute de silence s’écoula, pendant laquelle un battement de cœur la prit à la pensée qu’il n’était peut-être pas là, qu’elle ne pourrait pas lui parler. Mais quand elle entendit la voix de Ferdinand, demandant : Qui est là ? elle ne put répondre.

— Qui est là ? répéta-t-il avec impatience.

— Moi ! murmura-t-elle enfin.

Il ne reconnut pas cet accent confus. Elle l’entendit grommeler quelques paroles ; puis se lever et marcher dans la chambre ; les pas se rapprochèrent ; la porte s’ouvrit.

M. Desfayes avait la figure d’un homme qui s’éveille ; il venait de passer à la hâte un pantalon et sa robe de chambre. En voyant dans l’ombre du corridor cette femme :

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Elle releva la tête pour répondre ; il recula, en proférant une sourde exclamation. Claire entra, referma la porte et se tint debout devant lui. Elle ne pouvait parler, mais elle était une expression vivante de l’angoisse. Lui-même s’efforçait de se remettre de sa stupeur.

— Votre présence ici, madame, me surprend beaucoup. C’est vraiment un acte de folie. Je devine le sujet de votre désespoir ; mais il me semble que nous avons donné assez de scandale et qu’il serait temps que cela finît.

Elle retrouva la voix par un grand effort.

— Je suis venue, Ferdinand, vous demander pardon du mal que je vous ai fait… de toute la peine que je vous ai causée… Je les regrette cruellement. Demandez-moi quelque grand sacrifice, je le ferai. Je suis prête à tout, je vous le jure. Je ne suis plus la même ; j’ai beaucoup changé depuis hier… Je suis venue vous dire tout ce que j’ai pensé pendant cette nuit. Les juges ont eu tort, ils n’ont pas compris… Ces choses-là ne se peuvent pas faire. Je vois bien à présent que j’ai eu tort… qu’il est impossible… Nous ne pouvons pas nous séparer…

— Madame, c’est vous-même qui avez voulu briser nos liens, et la loi ne saurait admettre de pareils caprices. Après tant d’injures échangées entre nous, la morale publique elle-même serait froissée de nous voir ensemble.

— Ah ! oui, dit-elle, vous m’avez fait bien du mal ! vous avez, Ferdinand, déshonoré votre femme ; vous m’avez calomniée. Mais je ne vous en veux pas ; désormais, je veux tout vous pardonner.

— Oseriez-vous soutenir, s’écria-t-il avec une vive colère, que M. Camille n’est pas votre amant ?

— Non, je ne suis pas sa maîtresse ! Oh ! non, je t’assure ! Comment peux-tu me croire coupable de cela répondit-elle en attachant sur lui ses beaux yeux si purs.

Chancelante d’émotion et de faiblesse, elle étendait la main vers la table pour s’y retenir, quand M. Desfayes la soutint et la fit asseoir dans un fauteuil.

Puis, se détournant brusquement, il se mit à marcher par la chambre, en se frappant le front, et en poussant quelques vives exclamations.

— Quelle situation étrange ! s’écria-t-il enfin. Claire, vous n’êtes pas ici à votre place. Désormais, tout le passé n’existe plus.

Elle regardait cette chambre où, sauf le désordre d’objets à l’usage d’un homme, qui traînaient çà et là, rien n’était changé ; la commode, les rideaux, sa table à ouvrage, la glace où elle croyait voir encore sa propre figure, triste souvent, mais cent fois moins malheureuse qu’aujourd’hui, et le petit lit de Fernand, qu’on avait reculé dans un coin, et dont les rideaux étaient remplis de poussière. Cette vue raviva la blessure qu’elle avait au cœur.

— Oh ! Ferdinand ! s’écria-t-elle en joignant les mains, vous ne voulez pas… Non, c’est impossible… sûrement… vous ne ferez pas cela !

— Quoi donc ? demanda-t-il.

Et comme elle regardait toujours le berceau, mais sans pouvoir prononcer les paroles qu’il eût fallu dire pour exprimer la pensée qui la déchirait :

— Ah ! vous parlez de l’enfant ! Je suis fâché de vous causer cette douleur ; mais ces choses-là ne se font pas sans déchirements ; vous voyez, moi, j’y perds ma fille.

Claire était à ses pieds :

— Écoute ! crois-moi ; si tu le prends, j’en mourrais ; et lui aussi, lui aussi… il en mourrait !… Oh ! pourquoi me forces-tu à dire des choses si horribles ! Tu ne peux pas vouloir faire mourir notre enfant, l’enlever à sa mère, le faire tant souffrir ? Tu comprends bien pourtant que ce serait un crime. Il est si faible ! si aimant ! Son pauvre cœur et son petit corps se briseraient tout de suite entre vos mains. Il n’y a que moi… Puis il m’aime ; il lui faut sa mère. Enfin, c’est mon fils ! il est à moi, et personne au monde n’a le droit de me l’ôter ! Ne te rappelles-tu pas ? C’est ici qu’il est né. J’étais mourante dans ce lit, et il n’avait qu’un souffle de vie. On me l’apporta ; je retrouvai des forces pour lui, et, depuis ce temps, mes bras et mon cœur ne l’ont pas quitté… Ah ! vois-tu ! quand j’ai entendu ce jugement, j’ai senti… comme s’ils m’eussent déchiré les entrailles. Comment Dieu laisse-t-il faire aux hommes des choses si barbares ? Comment se permettent-ils de toucher à ces choses-là ? M’ôter mon enfant !… Ils sont fous ! Mais toi, tu sais… n’est-ce pas ? tu sauras comprendre ?… C’est une chose insensée et monstrueuse, n’est-ce pas ?

— Et moi, dit-il, tu me supposes donc insensible ? Crois-tu que je n’aime pas aussi mes enfants ?

Il l’obligea en même temps à se relever et à se rasseoir.

— Oui ! oh ! oui, certainement, mon ami (reprit-elle, affreusement pâle, suffoquée de terreur, et de la voix et du regard cherchant son âme pour l’adoucir) ; oui, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. Tu ne les connais pas aussi bien que moi. Les enfants ! vois-tu ! c’est si frêle et si délicat qu’il ne faut les toucher que très-doucement, les deviner dans leurs besoins, qu’ils ne savent pas dire. Il est si facile de leur faire du mal ! Et rendre un enfant malheureux ! un pauvre petit enfant !… Ne sens-tu pas que c’est un crime, une chose qui fait mal rien que d’y penser ?…

— Claire ! s’écria-t-il en l’interrompant, tout ce que vous dites là tend à me déposséder de mes droits de père, et je ne puis pas accepter cela ! Moi aussi, j’ai de la tendresse pour eux, moins touchante que la vôtre, mais très-vraie. Vous autres femmes, vous croyez que parce qu’on n’est pas à genoux devant ces petits êtres, on ne les aime pas. Vous vous trompez, j’aime mes enfants, et je le sens surtout depuis que vous m’avez privé de leur présence. Tiens, l’autre jour, sur la place Saint-François, un bambin de l’âge du nôtre, qui s’était écarté de sa mère, s’est trouvé presque sous mes pieds, à deux pas d’un char, et je l’ai emporté sur le trottoir. Ce petit poids, que je n’avais pas soulevé depuis si longtemps, ça m’a fait une sensation !… Je n’y voyais plus. Tu me mépriserais toi-même, si j’abandonnais mes enfants… C’est cruel, j’en conviens ; je ne le sens que trop ! Cette pauvre petite, pour laquelle je resterai toujours… presque un étranger !…

Il fit quelques pas en silence, toussa pour raffermir sa voix, et se secoua un peu :

— Nous ne pouvons pourtant pas les partager à la manière de Salomon, ajouta-t-il.

— Il n’y a qu’un moyen, Ferdinand… c’est que nous les élevions ensemble. J’ai bien vu cela cette nuit. Où avais-je la tête de demander ce divorce ! On ne sait ce qu’on fait. Ah ! j’ai eu grand tort ; mais toute ma vie, je te jure, sera consacrée à te faire oublier… Tu verras… Je ne ferai plus la moindre chose qui puisse te déplaire ; je me soumettrai aveuglément à tout ce que tu voudras ; je ne t’adresserai plus le moindre reproche. Ta maison sera mieux tenue ; car tu dois souffrir de tout ce désordre. Je veillerai à satisfaire tes goûts, tes volontés ; et tout le temps que je ne donnerai pas au soin de nos enfants, je le consacrerai à ton service.

— Claire, dit-il lentement et avec amertume, vous oubliez vos engagements vis à vis de M. Camille.

— Oui ; je sens bien maintenant que je n’avais pas le droit de les contracter. Il est bon, il en souffrira ; mais il s’est trompé comme moi. Je ne suis pas libre, je suis ta femme, je ne puis pas avoir un autre mari que toi.

— Il a été votre amant ! dit-il avec colère et jalousie, en marchant vers elle.

— Oh ! jamais ! répondit-elle d’un ton douloureux. Comment peux-tu croire cela ? Je suis aussi pure vis-à-vis de toi que le soir des noces où tu m’emmenas de Beausite et où nous commençâmes notre voyage. Oh ! tu m’aimais alors ! et comme tu semblais heureux ! moi j’étais ravie, étonnée ; je me disais : Quoi, je peux lui donner autant de bonheur ? Et je croyais que c’était pour toujours… Ah ! Ferdinand, j’ai été folle ; je n’ai rien compris, vois-tu ; mais en épouser un autre, c’était impossible. En recevant ses caresses, j’aurais pensé à nos serments, c’eût été horrible ! Ce que je t’ai donné, mon ignorance, mes premières émotions d’amour, c’est à toi seul, et je ne l’aurais plus pour le donner à un autre. Toi seul es mon mari et le seras toujours.

Elle pleurait, en levant les yeux et les mains vers lui. Jamais il ne l’avait vue si énergique, si touchante. Elle s’exprimait peu et mollement autrefois ; mais la douleur en avait fait un être nouveau.

Il s’appuya sur le dossier du fauteuil où Claire était assise.

— Hélas ! dit-il en soupirant, oui, pendant quelque temps nous avons été bien heureux.

— Ah ! si tu veux, nous le serons encore ! s’écria-t-elle avec un élan sublime. Je puis t’aimer encore ; je t’aimerai ! Ne m’étais-je pas donnée à toi pour la vie ? Tout ce qu’il y avait de saint et de pur dans ma pensée, mon dévouement, mes chères illusions, ma ferme croyance dans l’éternité de notre amour, je rassemblerai tout cela ; je le reprendrai dans mon cœur. Je veux te rendre aussi ma confiance, tout ! Je me donne à toi une seconde fois. Veux-tu que nous nous aimions encore ?

— Ah ! Claire, si autrefois tu m’avais parlé ainsi ! Ma pauvre chère Claire, oui, je t’aimais ! Quelles belles heures tu m’as données !… Ah ! vraiment, j’ai été ingrat de les oublier. Tu étais si belle, si chaste, si charmante, si bonne ! Comment ai-je pu ?…

Il l’entourait de ses bras, et elle, anxieuse, attachait sur lui un regard pur et profond, quand il passa tout à coup la main sur son front et s’éloigna d’elle.

— Je suis fou ! c’est impossible à présent. Nous disons là des choses insensées, Claire. Nous n’avons plus le droit de nous réunir ; nous sommes à jamais séparés.

— Pourquoi ? pourquoi cela ? demanda-t-elle.

— La loi désormais nous le défend.

— C’est impossible ! dit la jeune femme en se levant stupéfaite et le regardant avec doute.

— Non, tu comprends : il faut savoir ce qu’on veut. La justice et la loi sont choses sérieuses et avec lesquelles on ne peut jouer.

— Ce sont elles, Ferdinand, oh ! ce sont elles qui jouent avec les choses sacrées. Ta loi et ta justice me font pitié quand elles osent toucher au mariage. Croient-elles donc l’avoir fait ? Quelle folie ! C’est Dieu !

Elle retomba sur le fauteuil, et une pâleur nouvelle envahit son visage.

— Tu te trompes, je t’assure ; oui, tu te trompes. Car enfin c’est tout simple, on leur dira : « Vous ne savez pas ce que vous faites ; nous sommes mariés, c’est une chose bien claire. Ne voyez-vous pas les enfants ? »

— Ma pauvre amie, je crois que tu as raison, mais nous vivons dans le monde, et ce sont les lois du monde. Nous les avons invoquées. Je te l’ai dit : C’est fini. Et maintenant, moi aussi, je le regrette… Oui, je le regrette profondément, répéta-t-il avec un soupir, en se laissant tomber sur un autre siége en face de Claire.

Ils restèrent ainsi dans le silence un moment. Claire, les yeux fixés devant elle, songeait. Lui, il la regardait, avec attendrissement d’abord, puis bientôt avec une attention d’un autre genre. Dans cette pose abattue, comme elle était pâle, maigre, flétrie ! Ce n’était plus, mais plus du tout, l’admirable fille, la belle femme d’autrefois, aux chairs satinées et roses, aux contours pleins et purs. Sa toilette aussi était négligée ; elle avait pris à la hâte un vieux chapeau ; sa robe, trop large et mal attachée, déformait sa taille…

Elle était belle encore cependant, et peut-être l’eût-elle paru davantage à d’autres yeux que ceux de Ferdinand. Mais en face des souvenirs qui venaient d’être évoqués, ce changement lui fut une déception, et il baissa les yeux avec embarras.

— Écoute, lui dit-elle tout à coup en se levant, le front haut et les yeux brillants, il y a des amants qui pour vivre ensemble fuient leur patrie. Pour garder nos enfants et la religion de notre foyer, fuyons, nous aussi. Dans un autre pays, nous trouverons l’oubli de toutes les choses qui nous faisaient mal ici ; nous y trouverons, je te le jure, s’il ne dépend que de moi, le bonheur. Nous recommencerons là une vie nouvelle.

Étonné d’abord, il sourit amèrement.

— Vous voilà bien, vous autres femmes ! Tous les rêves de votre cœur vous semblent possibles, et vous ne tenez compte d’aucune réalité. Réfléchis un peu, ma pauvre enfant : Crois-tu qu’on se refait si facilement une patrie ? Et avec quoi vivrions-nous là-bas ? Ton père m’arrache tout ce qu’il peut et va presque me ruiner. Je suis dans des embarras inextricables, dont malgré tout je triompherai, j’espère, précisément parce que je suis dans mon pays et que j’ai quelques amis. Mais rassembler péniblement les débris de ma fortune pour aller périr de misère là-bas !… car nous n’aurions pas même ta dot, que M. Grandvaux retiendrait… tu vois, ce sont des folies ; il ne faut pas songer à cela.

— Je tâcherais d’obtenir de mon père…

— Peuh ! fit-il, impossible ! Tu ne le connais donc pas du tout ?

Claire se tenait debout, immobile, et chacune des paroles de Ferdinand était comme une pointe de glace qui lui tombait sur le cœur.

Elle aurait en beaucoup à dire, et cela surtout : c’est qu’elle se sentait l’âme pleine d’amour, de courage, de résolution, et que ce n’étaient point là des forces vaines… mais quoi ? si elles n’étaient pas en lui ?…

Ferdinand marchait toujours à grands pas dans la chambre, il s’arrêta près de la fenêtre :

— L’heure s’avance et la rue se remplit de monde, dit-il. Quand on te verra sortir d’ici, ce sera un nouveau scandale. Ah !…

Fort agité, il reprit sa marche ; puis il revint à la fenêtre de nouveau. Toutes ses préoccupations n’étaient plus que là ; et cela paraissait lui causer une véritable angoisse. Alors, s’approchant d’elle et lui prenant la main :

— Claire, nous avons eu tort ; je le regrette comme toi ; mais il faut subir sa destinée. Maintenant, tous projets sont vains. Écoute cependant : Je ne veux pas te réduire au désespoir. Et que ferais-je moi-même de ce pauvre enfant, trop jeune pour pouvoir te quitter encore ? Garde-le donc, je ne te le demanderai point. Tu me les enverras seulement de temps en temps, n’est-ce pas ? Et maintenant, adieu, ma pauvre femme ! Pars vite, avant que tous les magasins soient ouverts et qu’il y ait trop de monde dehors. Adieu ! répéta-t-il fortement ému, en la serrant une dernière fois dans ses bras ; je l’assure que je te désire tout le repos et toute la joie que tu puisses avoir.

Un sanglot déchirant sortit de la poitrine de la jeune femme.

— Ah ! Ferdinand, dit-elle, Ferdinand !…

Toutes ses croyances éteintes s’exhalèrent dans l’accent dont elle prononça deux fois ce nom.

— Et cependant, je vous remercie, dit-elle, je vous remercie de toute mon âme. Je ne penserai jamais à vous sans vous bénir pour le don que vous me faites. Adieu ! merci !

Elle rabattit son voile et sortit, baignée de larmes. Il la suivit des yeux, et, quand la porte se fut refermée sur elle, il resta longtemps plein de trouble et d’agitation.