Un divorce (André Léo)/Chapitre 19

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 426-447).

CHAPITRE XIX


À la fin du printemps de 1860, deux hommes, que leur costume désignait comme étrangers, mettaient pied à terre dans la cour de l’hôtel des postes à Lausanne, où la diligence de Berne venait de s’arrêter. L’un était vieux, l’autre jeune, soixante ans et vingt-cinq peut-être. Ils étaient enveloppés tous les deux d’amples redingotes à brandebourgs, chaussés de bottes molles, et coiffés de toques bordées de fourrures. Un énorme chien danois, à poil roux, sauta de la voiture après eux, et marcha sur leurs talons, en regardant à droite et à gauche, comme un voyageur curieux.

— Dans quelques minutes nous serons près d’elle, dit le plus âgé.

— Mon ami, comme vous êtes ému ! répondit le jeune homme en offrant le bras au vieillard.

Ils échangèrent un regard affectueux. C’étaient deux nobles physionomies, chacune caractérisée fort à part, annonçant deux êtres qui différaient non-seulement de race, mais de nature. On voyait cependant qu’un lien profond les unissait.

La figure du vieillard était large et douce, non sans énergie, et le regard de ses yeux gris était pénétrant ; mais l’expression générale était celle d’une haute sérénité, d’une sérénité acquise, et qui devait recouvrir un monde de pensées et de sentiments, peut-être un passé rempli d’épreuves.

Celle du jeune homme avait une rudesse, tempérée au physique par beaucoup de distinction, au moral, par une expression de bonté sérieuse et forte, qui résidait surtout dans son regard. Il avait le front haut, les yeux grands et clairs, la chevelure blonde, le bas du visage fort, sans être plein, une stature un peu roide, tout cela joint à une sorte d’élégance particulière qui révélait des habitudes aristocratiques.

— Songez, Dimitri, qu’il y a treize ans, reprit le vieillard. Elle avait quatorze ans alors et commençait à devenir jeune fille. Elle a nécessairement beaucoup changé. Malgré l’éloignement, je ne l’ai pas quittée ; mais nous sommes de ce monde, et la forme nous impressionne toujours d’une manière puissante. Oui, je suis bien ému !

Cependant il protestait par un doux sourire contre sa faiblesse. Dimitri, pensif, ne répondit pas. Après avoir suivi la rue de Bourg, ils arrivèrent à celle de Martheray, entrèrent dans une maison et montèrent au second étage, où le vieillard sonna. Là, pendant la minute d’attente qui suivit, ils échangèrent encore un nouveau regard expressif et sympathique.

La porte s’ouvrit.

— Mademoiselle Charlet et mademoiselle Sargeaz ? demanda le vieillard.

— Mais, monsieur, dit la servante avec un vif étonnement, elles sont à Beausite. Aujourd’hui, vous comprenez…

— J’ignore ce qui se passe à Beausite.

— Vous ne savez pas qu’on enterre aujourd’hui M. Grandvaux ? Naturellement, Mademoiselle et mademoiselle Mathilde sont allées tenir compagnie aux dames.

L’étranger sembla péniblement surpris de cette nouvelle. En descendant l’escalier :

— C’est toujours ainsi, dit-il ; toujours quelque annonce de mort frappe à son arrivée celui qui revient dans le pays après une longue absence.

— Il n’était point votre ami ? dit le jeune homme.

— Non, et sa perte éveille peu de regrets en moi. C’était une de ces énergies mal employées, capables de beaucoup de bien et qui font le mal. Comme presque tous, bon pour les siens, dur aux autres, et même ne donnant aux siens de satisfactions que selon lui. Cependant il sera pleuré par de tendres âmes.

— Mathilde ne l’aimait pas, reprit Dimitri.

— Non, répondit en souriant le vieillard, Mathilde n’est pas de celles qui pactisent avec les travers humains.

— C’est l’effet d’une grande force et d’une grande vertu.

— D’une force, oui ; mais vertu, dans notre langage, a pris le sens de force éprouvée, intelligente, qui sait en même temps qu’elle veut. Or Mathilde manque de cette indulgence, qui n’est pas de la faiblesse, mais l’intelligence supérieure des causes.

— L’indulgence devient facilement un abus, observa Dimitri.

— Et ce n’est pas une vertu de jeune homme, répondit son compagnon en souriant. Mais la persécution du monde et la solitude morale sont les causes qui ont jeté ma fille dans cette voie. Elle a le cœur grand et haut, et l’étroitesse du véritable individualisme n’est pas en elle ; elle comprendra quand elle aimera.

Le jeune homme garda le silence. Ils étaient dans la rue, et le vieillard jetait les yeux autour de lui comme pour chercher son chemin, quand deux hommes, qui descendaient la rue de Martheray, et qui, depuis un moment, les considéraient, vinrent à eux.

— Non, je ne me trompe pas, s’écria le plus âgé, en découvrant sa tête demi-chauve et demi-neigeuse, et en arrivant les bras étendus ; non, ces yeux, ce front, cet air, ce noble visage… c’est bien Sargeaz, c’est bien mon vieil ami que je revois !

— Pascoud ! s’écria plus simplement le vieillard qu’on interpellait.

Ils s’embrassèrent.

— Mon cher et précieux ami, je ne m’attendais pas à la joie de te revoir. J’osais à peine te reconnaître. Mais, tu le vois, mes yeux et mon cœur sont restés fidèles. Ô mon ami, la destinée !… Je te présente un de mes gendres, le mari de ma fille Fanny, M. Renaud.

Une poignée de main s’échangea, puis M. Sargeaz dit, en montrant son jeune compagnon :

— L’aîné de mes élèves, M. le comte Dimitri Tcherkoff.

Il y eut une vive curiosité dans le regard que M. Renaud et son beau-père attachèrent sur le jeune homme, et M. Pascoud invita les deux voyageurs, avec de grands compliments, à venir se reposer chez lui.

— Vous ne trouveriez à Beausite que des larmes, dit-il. Ce pauvre Grandvaux ! nous venons de le conduire à sa dernière demeure. J’ai jeté tout à l’heure sur sa tombe quelques fleurs poétiques, et j’en suis encore tout ému. J’ai eu même la consolation de voir fondre en larmes autour de moi une grande partie du public nombreux qui se pressait au bord de la fosse funéraire. Venez. Que M. le comte veuille me faire l’honneur de s’asseoir à ma table frugale, et toi, mon précieux ami, viens rompre de nouveau avec moi le pain de l’amitié.

Écrasés d’instances, les deux voyageurs cédèrent, l’on se dirigea vers la demeure de M. Pascoud.

— Grandvaux est donc mort presque subitement ? demanda M. Sargeaz.

— En huit jours, mon cher ami, et l’on peut dire qu’il est mort comme il avait vécu, au champ de bataille du commerce et de l’industrie. Son dernier fait d’armes est un coup de filet magnifique de dix mille francs.

— Enlevés à qui ?

— Mais… à tous ceux qui ont eu besoin des produits qu’il a acquis à un prix si haut et si déplorable. Voici : Il n’y a pas quinze jours, un orage épouvantable fondit sur nos campagnes et dévasta nos toits. C’était la grêle, avec son bruit sec, qui… J’ai fait une poésie là-dessus.

— Eh bien ? dit M. Sargeaz.

— Eh bien ! les tuiles de tous côtés volaient en éclats ; un vent formidable ébranlait jusqu’aux charpentes de nos demeures ; et Grandvaux, désolé, calculait le dégât immense fait à ses propriétés. La tempête régnait en lui comme dans la nature ; il allait et venait dans sa maison en frappant des pieds, écumant, lançant des imprécations, furieux de ne pouvoir combattre ces forces invisibles qui le détruisaient ; car, en effet, il y avait de sa vie et de son âme dans toutes les choses qu’il avait amassées lui-même à force de soins et de labeur ; quand tout à coup, au milieu de son désespoir, il se frappe le front : une grande idée a germé dans ce sol fertile, il fera tourner ce désastre même à son profit. Oui, mon ami, il faut le reconnaître, cet homme avait vraiment du génie. Aussitôt que l’orage commence à s’apaiser, il fait seller son cheval, et malgré les larmes de sa femme, les supplications de ses enfants, il part… La pluie et le vent régnaient encore ; pour abréger sa route, il prend des chemins défoncés, perdus. La nuit vient ; il persiste, il va toujours ; son cheval heurte contre un tronc d’arbre et tombe ; il se relève, le traîne par la bride, achève son entreprise et ne rentre chez lui que le lendemain, harassé, brisé, mais plein de satisfaction ; car il vient d’acheter, à cinq lieues à la ronde, toutes les tuiles des manufactures. Comme je te le disais, mon ami, il a gagné dix mille francs à cette opération. Dans toute la circonscription de Lausanne, un grand nombre de toits étaient dévastés, et il fallait réparer le dégât au plus vite. On ne put s’adresser qu’à Grandvaux, qui doubla les prix. Mais il ne se releva pas du lit, où il s’était mis en arrivant. La fièvre ne le quitta plus, et tous les remèdes furent inutiles.

— Hélas ! oui, l’homme vit de son péché, jusqu’à ce que son péché l’emporte.

— Toujours philosophe, mon ami. À propos, j’espère que tu as couronné ta carrière par d’honnêtes bénéfices, et que tu viens te fixer définitivement parmi nous ?

— Non, mon ami, mes devoirs me rappellent en Russie. Par la mort de son père, mon élève est devenu propriétaire de domaines immenses et d’un grand nombre de serfs qu’il s’agit d’affranchir sérieusement — pas à la manière du czar. Tcherkoff est digne de cette mission, mais elle excède les forces d’un seul homme ; je l’y aiderai.

— Et tes enfants ?

— S’ils veulent me suivre, je suis venu les chercher.

Chez M. Pascoud, ils trouvèrent l’honorable maîtresse de la maison, avec sa fille Fanny et M. Boquillon, qui revenaient aussi de l’enterrement.

L’arrivée de M. Sargeaz et du jeune comte russe fit grande sensation, et l’on s’empressa de préparer le plus somptueux dîner que pussent comporter les usages de la maison.

Dimitri, placé à table entre madame Pascoud et sa fille, observait et parlait peu, hier qu’il fût l’objet de tous les regards et de toutes les prévenances.

— Et vous voilà revenu veuf, mon cher monsieur Sargeaz, dit madame Pascoud d’un air affligé, en poussant un gros soupir.

— Oui, madame, Dieu ne m’a pas laissé la joie d’une compagne pour ma vieillesse.

Il y eut un silence ; chacun semblait chercher ce qu’il fallait dire et restait embarrassé. Madame Pascoud reprit :

— Oh ! certainement, c’est toujours une affliction !… en donnant pour fin à sa phrase de nouveaux soupirs.

— C’est une grande affliction pour moi, madame, dit M. Sargeaz, avec l’accent d’un sentiment vrai et d’un ton presque solennel.

— Certainement, nous l’avons bien pensé, quand mademoiselle Charlet nous a appris la perte de cette pauvre madame Sargeaz.

Il y eut encore un silence.

— Les épreuves de la vie, dit M. Pascoud, sont semblables à des roues qui…

— Oh ! il arrive tant de changements ! s’écria Fanny ; par exemple, vous avez quitté Claire toute petite, et vous allez la retrouver bien différente. Vous avez appris tous ses malheurs ?

— Oui, madame.

— Pauvre Claire ! Elle a plus d’une émotion à la fois, tenez, la mort de son père et puis le mariage de son… je veux toujours dire de son mari… de M. Desfayes.

— Ah ! M. Desfayes se remarie ? demanda M. Sargeaz.

— Avec la Fonjallaz, mon cher monsieur ! s’écria madame Pascoud d’un accent indigné.

— C’est, en effet, scandaleux, répondit-il. Le mariage se fait-il bientôt ? demanda encore M. Sargeaz.

— Après-demain, monsieur. Oh ! c’est une honte ! Il paraît qu’elle aura une robe de moire bleu-de-ciel.

— Une robe de moire ! quelle infamie ! s’écria Fanny, une femme comme ça !

– Eh bien ! dit M. Renaud, elle se tient malgré tout fort convenablement, et n’a jamais donné à Desfayes le moindre sujet de jalousie. De plus, elle a très-bien fait ses affaires, car elle vient de vendre son café pour un prix double du prix d’achat. C’est une créature bien intelligente et très-séduisante, ma foi.

— Ça ne fait pas honneur à votre goût, dit Fanny avec aigreur.

Et, pour changer la conversation, M. Pascoud s’écria :

— Savez-vous, Sargeaz, que nous avons lu dans le journal, l’autre jour, le nom de votre fils ?

— Ah ! vraiment ?

— Quoi ! vous ne saviez pas ? Mon cher, il a été cité parmi ceux de nos Suisses qui se sont le plus distingués dans l’armée italienne. Oh ! je savais bien que ce garçon-là, un jour ou l’autre, trouverait moyen de faire honneur à son digne père.

— En effet, mon ami, Étienne m’a bien réjoui le cœur par sa généreuse résolution.

— N’a-t-il pas couru des dangers, monsieur, pour s’échapper de l’armée du pape ? demanda Fanny.

— Certainement, madame ; ils n’étaient que trois, et sur la frontière ils ont dû forcer un poste d’une vingtaine de gendarmes pontificaux.

— Mais c’est très-beau, en effet, reprit madame Renaud, qui pétrifia ses yeux et sa bouche dans l’attitude de l’étonnement. Eh bien, dit-elle ensuite, je n’aurais pas cru ça autrefois de M. Étienne.

— Étienne est à la fois généreux et faible, madame ; son âme est bonne, pleine de sensibilité, mais sans vigueur personnelle ; et il est si profondément lié aux autres, la solidarité l’enveloppe de tels nœuds, que de la même manière il est envahi par l’abaissement général ou surexcité par les nobles fièvres. Mais désormais, j’espère qu’il est sauvé ; car, las du repos forcé de l’armée piémontaise, il a passé dans la bande des héros qui ont envahi la Sicile ; il suit le grand homme, et je viens de recevoir de lui une lettre, datée du lendemain de Calatafimi. Dieu bénisse l’Italie ! ajouta-t-il avec une vive émotion. Elle vient de renouveler en ce monde la flamme éteinte du feu sacré.

Après bien d’autres propos :

— Il faut cependant nous permettre d’aller à Beausite, dit M. Sargeaz en se levant. Nous étions affamés et las, votre hospitalité toute cordiale nous a restaurés et réjouis ; nous reviendrons vous en remercier ; mais il faut, mes amis, que j’aille voir ma fille.

On se rendit à un si juste désir, et, quelques instants plus tard, M. Sargeaz et Dimitri marchaient côte à côte sous les ombrages de Montbenon, délivrés de la conversation extra-poétique de M. Pascoud, qui les avait accompagnés jusque-là.

— Mon ami, dit le jeune comte, votre famille subit une de ces épreuves qui rendent pénible la présence d’un étranger. Quand je vous aurai accompagné jusqu’en vue de la maison, je retournerai à Lausanne.

— Mon fils adoptif ne peut être considéré par ma famille comme un étranger, répondit le vieillard en le regardant avec tendresse. Votre absence, Dimitri, m’enlèverait une partie de ma joie. Ne vous inquiétez pas ; ce sont des créatures bonnes et simples.

Ils continuèrent leur chemin, le vieux Vaudois considérant avec des yeux charmés tout ce qu’il revoyait et nommant à son compagnon de route les lieux célèbres de cette grande vallée, que des hauteurs ils découvraient presque tout entière.

Arrivés à la grille de Beausite, par où venait de sortir pour la dernière fois le créateur de ce domaine, ils marchèrent silencieux dans l’avenue déserte, le beau chien danois quêtant devant eux.

Ils étaient à peu de distance de la maison, quand le danois disparut derrière un massif ; on entendit aussitôt des cris d’enfants et des froissements de branches.

— Azof ! appela le comte.

Le chien gronda, les cris redoublèrent, et les deux hommes accourus virent un petit garçon et une petite fille, laquelle, enfoncée dans les branches, criait de terreur, tandis que son frère, la couvrant de son corps et le bras levé dans une attitude héroïque, menaçait le chien planté en face d’eux.

— Azof ! s’écria le jeune homme en écartant l’animal d’un geste impérieux.

La fillette, rassurée aussitôt, le récompensa d’un sourire, et le petit garçon, laissant retomber son bras, bien que tout ému encore par l’élan de vaillance qu’il venait d’avoir, considéra d’un œil intelligent et sérieux les deux étrangers.

— Ce doivent être les enfants de Claire, dit M. Sargeaz.

— Oui, répondit Fernand.

Le vieillard ouvrit les bras en souriant, et l’enfant se laissa embrasser avec confiance et simplicité, après quoi il demanda de même :

— Qui êtes-vous ?

— Ton grand-oncle, mon enfant, le père de ta tante Mathilde.

— Ah ! tu viens de Russie ? reprit Fernand.

— Oui.

— Tu m’en parleras de ce pays ?

— Certainement ; je t’y emmènerai même, si tu veux.

— Oh ! non, je ne veux pas quitter maman. Elle pleure ; tout le monde pleure aujourd’hui. Sais-tu pourquoi ? demanda-t-il d’une voix altérée, tandis que des larmes lui venaient aux yeux.

— Oui, mon enfant. Tu pleures aussi ?

Fernand se calma par un effort et répondit :

— Nous pleurons tous ; il n’y a que la petite, parce que c’est une enfant. Elle, elle rit comme à l’ordinaire. Cela leur faisait de la peine, et je l’avais amenée ici pour l’amuser, quand le chien nous a fait peur.

— Quoi ! tu as peur d’un chien, Fernand ?

— J’ai cru que c’était un loup, dit-il d’un air fin et doux, qui se moquait de lui-même. Clara avait si grand’peur !

— Si c’eût été un loup et qu’il eût voulu te manger, tu aurais vainement essayé de te défendre.

— Oh ! je sais bien, mais j’aurais toujours lutté quelque temps, et la petite aurait pu s’enfuir pendant ce temps-là.

Les deux hommes se regardèrent. L’enfant avait dit cela d’un air si simple qu’ils en furent saisis de respect.

M. Sargeaz alors prit Fernand par la main ; Dimitri enleva dans ses bras la petite Clara, qui lui octroya généreusement plusieurs baisers, et, tandis qu’ils se rendaient à la maison :

— Mathilde est bien là ? demanda M. Sargeaz à son petit-neveu.

— Oui, elle y est.

— L’aimes-tu, tante Mathilde ?

— Oui ; j’aime quand elle me parle de Garibaldi.

— Ah ! ah ! bien. Tu connais déjà Garibaldi ?

— Je ne l’ai pas vu ; mais, quand je serai grand, j’irai avec lui, je l’aiderai ; je veux être un grand homme comme lui. Je délivrerai tous les peuples. Ah ! s’écria-t-il tout à coup en lâchant la main de son oncle, et ma chèvre !

— Ta chèvre ?

— Oui, elle est attachée là-bas, et elle s’ennuie ; il faut que j’aille la chercher. Je vous rejoindrai bientôt.

Il s’éloigna en courant.

— Cet enfant a une âme d’élite, dit M. Sargeaz en le suivant du regard ; s’il arrive à l’âge d’homme, il pourra faire en effet de grandes choses.

Ils entrèrent. Il n’y avait dans le salon que madame Grandvaux, Anna et mademoiselle Charlet. Tout en les embrassant, M. Sargeaz demandait :

— Où est ma fille ?

— Là-bas avec Claire, dans les noisetiers, répondit madame Grandvaux, s’empressant d’ouvrir la porte qui donnait sur le jardin.

Au moment d’en franchir le seuil :

— Viens donc, dit M. Sargeaz avec un regard étincelant de joie et de tendresse en s’adressant à Dimitri.

Et tandis que, suivi du jeune comte, il s’avançait d’un pas rapide vers l’allée des noisetiers, son oreille cherchait à saisir les sons oubliés de la voix de sa fille. De l’autre côté du mur de feuillage, les deux arrivants entendirent ces paroles, prononcées d’une voix vibrante et ferme :

— Tu le lui dois. On n’accepte pas l’amour d’un homme pendant plus de trois ans pour le congédier après.

Au moment où Mathilde achevait ces mots, elle vit son père devant elle, et, le reconnaissant, elle se jeta dans ses bras, avec un grand cri. Tandis que, se tenant toujours embrassés, ils relevaient la tête pour se regarder l’un l’autre, Dimitri contemplait l’expression de ces deux visages, transfigurés par la joie et par l’amour. C’était un de ces moments où Mathilde devenait belle. M. Sargeaz bientôt se souvint de son élève et s’écria :

— Et voici ton autre frère, Mathilde, voici Dimitri !

Mademoiselle Sargeaz enveloppa le jeune homme d’un regard investigateur, quoique bienveillant. Il soutint cet examen avec calme et noblesse. Puis elle lui tendit la main, qu’il baisa.

— C’est la mode russe, dit le père en souriant. Quand vous vous sentirez plus frères, vous vous embrasserez.

Ils revinrent à la maison, et tout le reste de la journée se passa en récits mutuels, où la douleur eut cette part royale qu’elle prend dans nos destinées.

M. Sargeaz causa longtemps en particulier avec Claire, qu’il avait laissée petite fille encore, et qui depuis avait tant souffert ; souvent aussi, le regard tendre, rêveur et pénétrant du vieillard s’arrêtait sur Anna, plus gracieuse et plus touchante que jamais ; elle de même attirée vers lui, leurs yeux se rencontraient sans cesse, et, à la fin, ils allèrent l’un vers l’autre et se prirent la main en souriant :

— Ma chère enfant, dit M. Sargeaz, je t’aimais de là-bas, sans presque te connaître, et maintenant, plus je te vois, plus je te reconnais et te retrouve.

— Et moi aussi, mon oncle, je vous vois tel que je vous rêvais. C’est hier que Dieu m’a ôté mon pauvre père, et il me semble qu’il m’en donne un autre aujourd’hui.

Dimitri écoutait, parlait à peine et jouait avec les enfants.

— Comment le trouves-tu ? demanda M. Sargeaz à sa fille.

— Fort bien, mais froid, dit-elle.

Il sourit en disant :

— Tu le connaîtras plus tard.

Fernand, lui, semblait croire à toute autre chose que de la froideur chez le jeune comte ; car il le traitait d’emblée en intime ami. Il l’emmena jusque dans la bassecour, afin de lui montrer les animaux qu’il aimait, surtout sa chèvre et son pigeon. Le beau pigeon roux, à gorge ondoyante, à la vue de l’enfant, volait en cercles autour de lui et venait se poser sur son épaule, où il roucoulait, passait le bec dans ses cheveux et picorait dans sa main. La chèvre, bramant du fond de son étable au son de voix de Fernand, lui léchait les mains et lui présentait sa mamelle, où il buvait parfois. Et tout en caressant fraternellement ces bonnes créatures, l’enfant riait de leurs volontés naïves ou de leurs caprices, avec l’indulgence facile d’un petit être supérieur.

L’heure du souper venait de réunir tout le monde au salon, lorsque la fidèle Jenny vint prévenir Anna qu’une femme la demandait :

— C’en est une coiffée en tresses, avec un fichu sous le menton, ajouta la servante, et elle m’a tout l’air d’une heimathlose, avec ses deux enfants et ses habits déchirés.

— C’est moi, Jenny, qu’elle a demandée ?

— Oui, mademoiselle, et elle dit qu’elle ne veut parler à personne qu’à vous.

Anna se rendit à cette demande et vit au seuil de la maison une femme assise sur les marches, qui allaitait un petit enfant. Près d’elle se tenait debout, immobile et regardant de ses grands yeux tout autour de lui, un autre enfant de sept à huit ans, vêtu de guenilles ainsi que sa mère et frais comme une fleur des champs.

Sans trop savoir pourquoi, la jeune fille se sentait émue ; elle jeta un cri, quand, la femme relevant la tête, elle reconnut Maëdeli.

L’inculte créature, pendant quelques instants, regarda mademoiselle Grandvaux sans lui parler. Maëdeli avait pâli ; ses traits s’étaient allongés ; la misère l’avait flétrie ; tandis que ces trois ans de calme extérieur et de vie contemplative, au sein de l’aisance, avaient au contraire développé la beauté d’Anna.

— C’est vous, dit l’heimathlose de sa voix douce et lente, c’est vous, la seule des parents d’Étienne qui avez été bonne pour moi ; c’est vous qui m’aviez envoyé la vieille Catherine et qui m’avez secourue par elle, quand ils ont mis Étienne en prison. Catherine me disait que vous étiez un ange du ciel, et je me suis toujours souvenue de vous. C’est bien vous Anna Grandvaux ?

— C’est moi, dit la jeune fille.

— Eh bien ! dites-moi d’abord ce qu’Étienne est devenu ?

— Il se porte bien, répondit mademoiselle Grandvaux d’une voix émue, il est loin d’ici ; il se conduit en homme brave.

— Est-ce qu’il est heureux à présent ?

— Oui, Maëdeli.

— Tant mieux ! reprit la pauvre femme, tant mieux ! je l’ai quitté parce qu’il me faisait reproche, et que je ne lui portais plus que peine. Et aussi ne pouvais-je plus me souffrir dans ces maisons. J’ai emporté le petit… Mon cœur se serait fendu de le quitter, puis je pensais qu’on le rendrait malheureux en le renfermant trop. Mais à présent c’est fini ; le pauvre a trop de misère avec nous.

— Vous avez une autre famille, Maëdeli ?

— Oui, il y en a un qui m’a pris pour femme, et j’ai encore là-bas un autre enfant dans le char. Mon homme n’est pas mauvais pour nous ; il volerait le juge plutôt que de nous laisser manquer de pain ; mais toujours il a eu peine de travailler pour celui-ci, parce qu’il n’est pas le sien. Il faut que tous les petits soient du même nid, voyez-vous. Celui-ci est bon pourtant, mais mon homme le bat tout de même, et il n’en a pas le droit, n’étant pas son père. J’ai songé longtemps ; puis, à la fin, le char passant par ici, je suis venue vers vous. Le voulez-vous garder !

— Oui ! s’écria la jeune fille qui fondit en larmes ; et, malgré les haillons de l’enfant, elle le saisit dans ses bras et le serra sur son cœur.

— Maëdeli, cet enfant sera le mien, et… il reverra son père ; il sera élevé doucement et bien instruit. Votre enfant, Maëdeli, sera aimé, je vous le jure.

Maëdeli ne remercia que du regard ; puis ses yeux, se reportant sur son enfant et autour d’elle, prirent une expression de trouble et d’égarement. Le soleil s’abaissait à l’horizon.

— Fritz, dit-elle d’une voix rauque, tu vas rester ; sois sage.

Elle le serra dans ses bras avec passion, et, bien que sa douleur fût muette, elle n’en pénétra pas moins le cœur de la jeune fille. Prompte comme une flèche, celle-ci entra dans la maison, fit un gros paquet de vêtements et revint les offrir à Maëdeli. Le petit Fritz, inquiet, s’attachant à sa mère, pleurait.

— Vous reviendrez le voir, Maëdeli, dit Anna en sanglotant, et je lui parlerai de vous.

La pauvre femme répondit par un nouveau regard de reconnaissance, puis, prenant son parti tout à coup, elle serra Fritz sur son cœur dans une dernière étreinte, et, le jetant aux bras d’Anna, partit à grands pas avec son plus jeune enfant.

Tout ce que le génie du sentiment peut employer de persuasion pour captiver une créature sauvage, Anna le mit en œuvre auprès de Fritz. Elle parvint à le débarbouiller et à le vêtir autant bien que mal des habits de Fernand, bien qu’ils lui fussent trop étroits et trop courts. Ainsi transformé, c’était un bel enfant, d’une figure heureuse, qu’Anna, vivement émue, conduisit à son grand-père. Déjà il se cachait dans les bras de sa nouvelle maman, ne voulant voir qu’elle.

— C’est à Mathilde et à moi de nous charger de lui, dit M. Sargeaz.

— Mon oncle, dit Anna vivement, c’est à moi que Maëdeli l’a confié.

— Garde-le donc, ma fille, répliqua M. Sargeaz avec émotion, jusqu’à ce qu’Étienne te le redemande.

On présenta les deux petits garçons l’un à l’autre. Fernand demanda :

— Qui est-il, maman ?

— Ce sera ton frère, dit Claire en souriant.

Fernand devint très-rouge et se cacha le visage sur les genoux de sa mère. Elle le prit dans ses bras.

— Quoi ! tu es jaloux ?

— Je ne veux pas qu’il soit ton fils ! dit l’enfant en la serrant de toutes ses petites forces et en sanglotant.

— Eh bien ! non, ce sera le fils de tante Anna ; mais tu ne veux-tu pas l’aimer ?

— Oh ! si… répondit-il en tournant un œil humide vers son nouveau compagnon.

Puis il se rejeta sur le sein de sa mère, et, les bras autour de son cou, il la contemplait avec cette tendresse consciente d’elle-même, que d’ordinaire n’ont pas les enfants. Dans ce regard, où l’ardeur d’une âme adulte s’unissait à la limpidité de l’enfance, la mère, elle aussi, heureuse et charmée, noyait son regard.

— Savez-vous, mon frère, dit madame Grandvaux, vous devriez venir habiter avec nous, vous, Mathilde, et monsieur, qui ne doit pas vous quitter ? Je vous céderais la chambre de mon pauvre Auguste, et je coucherais dans celle d’Anna. M. Schirling, qui n’a point amené ses enfants, nous cédera bien deux chambres. Nous vivrons en famille aussi longtemps que cela vous conviendra.

— Sir John Schirling est ici ? s’écria M. Sargeaz.

— Oui, mon frère, il est revenu depuis quinze jours avec son neveu. Cela même avait fait grande joie à mon pauvre défunt ; car il les avait toujours regrettés, et nous n’avions eu affaire depuis ce temps qu’à de mauvais locataires ; mais il ne doit pas rester bien longtemps, à ce que je crois. Le sais-tu, Mathilde ?

— Pas précisément, ma tante ; sir George m’a dit qu’ils passeraient peut-être l’été.

— Sir George est le neveu ? demanda M. Sargeaz.

— Oui, mon père, c’est un gentleman fort aimable et très-courtois ; mais un peu léger de caractère, il me semble.

— Et tu n’aimes pas les caractères légers, Mathilde ?

— Non, dit-elle, avec un sourire.

Elle rencontra le regard profond du jeune comte fixé sur elle.

— Ma sœur, reprit M. Sargeaz, nous viendrons vous voir souvent. Mais tant que sir John Schirling sera ici, nous gênerions trop. Dimitri et moi, nous prendrons des chambres à l’hôtel. Je vous remercie.

Il se leva en même temps, car le jour baissait, et, après avoir embrassé les enfants, il reprit le chemin de Lausanne, accompagné de mademoiselle Charlet, de Mathilde et du comte. Au sortir de l’avenue, ils rencontrèrent face à face sir John et son neveu, qui rentraient.

Par un mouvement semblable, l’Anglais et M. Sargeaz firent un pas en arrière :

— Mon père, s’écria joyeusement Mathilde, ne reconnaissez-vous pas sir John Schirling ? mon meilleur ami, ajouta-t-elle.

— Oui, répondit M. Sargeaz d’une voix grave. Je vous salue, monsieur, dit-il ensuite, mais froidement.

L’Anglais, de son côté, fit un profond salut et passa, troublé, sans répondre.

— Je le croyais ton ami ? dit à son père Mathilde étonnée.

— Il l’a été, répondit M. Sargeaz.

— En effet, s’écria mademoiselle Charlet, quand il logea chez vous, je me le rappelle, vous paraissiez de grands amis.

— Les sympathies s’effacent quelquefois, répliqua M. Sargeaz avec un amer sourire.

— Non pas dans un caractère juste, à moins de choses graves, dit Mathilde ; sir John Schirling est digne de ton amitié.

— Il a maintenant mon estime, répondit M. Sargeaz.

Il détourna la conversation, et, tandis qu’ils suivaient la route, dont la ligne longue et blafarde tranchait au milieu des ombres, il interrogeait Mathilde sur les détails de son existence loin de lui, revenant sur des sujets déjà traités dans leur correspondance, mais dont il lui faisait préciser les circonstances et le sens. Et, malgré la présence du comte, qui marchait à côté d’elle, malgré celle de la tante Charlet, devenue d’ailleurs sourde, à son grand regret, Mathilde, en répondant à son père, révélait ses ennuis, ses haines, ses enthousiasmes. Jamais ce caractère âpre, noble et ardent ne s’était épanché avec plus de verve ; car elle avait près d’elle, pour la première fois, un être habitué à la comprendre, et qu’elle aimait et respectait.

— J’ai vécu seule jusqu’ici, mon père, dit-elle, et j’ai vingt-sept ans. Plus que seule, car j’étais parmi des êtres hostiles, indifférents ou railleurs, et toujours occupée, soit à me contenir, soit à me défendre. Il n’y a que sir John Schirling qui, bien que faible et découragé lui-même, m’ait été un appui. J’ai lutté vaillamment, je te le jure, et sans regret ; et les moments de faiblesse où j’ai pleuré et maudit la vie ont été rares. Mais enfin je suis lasse ; il me faut vivre d’une autre vie. Je ne te quitterai plus.

— Vous nous suivrez en Russie, Mathilde, dit le comte Tcherkoff.

Un peu étonnée d’abord de cette familiarité, mademoiselle Sargeaz le regarda sans répondre. Puis, avec élan :

— Eh bien ! soit, Dimitri, vous devez être mon frère, puisque mon père vous appelle son fils.

Elle lui tendit la main, qu’il prit dans la sienne ; mais, comme il se courbait pour la baiser de nouveau, elle la retira.

— Pas de ces faux respects, Dimitri ; je suis votre égale.

Malgré l’obscurité, elle vit briller sur elle un long regard vif et doux.

— Soyez tranquille, Mathilde, je vous respecte trop pour être servile avec vous.

— Ah ! vous comprenez cela ? reprit mademoiselle Sargeaz émue. Eh bien ! vous êtes le seul avec mon père… Elle ajouta : Mais êtes-vous vraiment l’homme qui veut ce qu’il croit ? Il en est si peu, même parmi les élus de l’intelligence, si peu qui ne sachent faire d’ingénieuses distinctions entre leurs actes et leur foi !

— Ma fille, interrompit M. Sargeaz, tu peux te fier à lui ! Celui-ci est une âme forte et neuve, que les torrents de la sophistique occidentale n’ont point dévastée. Ces fils de barbares, vois-tu, qui ont reçu l’idéal, c’est leur czar, et ils le servent avec des forces plus ardentes et plus jeunes que les nôtres. Quand tu connaîtras bien ton nouveau frère, Mathilde, tu feras plus que de l’aimer, tu le respecteras.

— Et maintenant, reprit en souriant le jeune comte, me permettrez-vous, Mathilde, de vous baiser la main ?

— Pourquoi ? répondit-elle étonnée. Donnez-moi plutôt un baiser de frère.

— Non, dit-il.