Un divorce (André Léo)/Chapitre 15

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 336-354).

CHAPITRE XV


C’était donc depuis longtemps un bruit de ville que la liaison de M. Desfayes avec madame Fonjallaz. Il y avait cependant à ce sujet différents avis. Les uns, suivant la bannière de mademoiselle Charlet, faisaient de la belle cafetière un monstre d’hypocrisie, et lui attribuaient plusieurs amants.

Quand elle eut transporté son établissement de la place Saint-Laurent à la place Saint-François, la plus belle de la ville, dans deux pièces meublées avec luxe, et que, malgré son deuil, elle trouva moyen d’afficher une mise coquette et d’attirer les chalands plus que jamais, le parti de ses détracteurs se grossit encore de beaucoup d’envieux.

D’autres, se prétendant impartiaux, disaient que madame Fonjallaz pouvait bien être calomniée à cause de son esprit et de sa beauté ; qu’en tout cas elle gardait les apparences, et ne souffrait point qu’on lui manquât de respect ostensiblement ; que M. Desfayes semblait reçu chez elle au même titre que les autres, et qu’on l’eût dit plutôt occupé de Georgine, la servante favorite de madame Fonjallaz, car on l’avait vu quelquefois chercher à l’embrasser et lui parler de fort près.

Ceux-ci regardaient madame Desfayes comme une femme jalouse, acariâtre et folle, qui éloignait son mari par ses emportements et son humeur. Mais le parti le plus nombreux était celui qui blâmait également les deux rivales, et qui réprouvait Claire pour sa jalousie, en même temps que madame Fonjallaz pour sa légèreté. Les amies de Claire même, après l’avoir plainte, assuraient qu’à sa place une femme habile et sensée aurait mené les choses tout autrement.

M. Grandvaux, dont rien ne pouvait plus, depuis sa fortune, ébranler l’optimisme, parlait de cette affaire en haussant les épaules, comme s’il se fût agi de folies d’enfant, aisément réparables. Et, chaque fois qu’il voyait Claire, il lui recommandait la patience, l’assurant que la vie n’était, comme l’année, qu’une succession de bons et de mauvais temps, et que le vent, après avoir soufflé d’un côté, soufflait de l’autre.

Il y parut bien ; car un jour le père Grandvaux arriva chez sa fille tout échauffé, et se mit à s’enquérir avec une extrême sollicitude de tous les mauvais procédés qu’elle pouvait éprouver de la part de son mari.

— Je ne veux pourtant pas que tu sois malheureuse, ma fille ; je suis ton père, et c’est à moi de te protéger, si ton mari manque à ses devoirs.

Il embrassa la petite Clara, prit Fernand sur ses genoux ; ses yeux se remplirent de larmes, et d’une voix altérée :

— Ces pauvres chers petits ! Bien sûr, je ne souffrirai pas qu’on leur fasse du tort. Quoique vieux, je suis encore là ! Conte-moi donc tes chagrins.

Claire avoua que sa situation devenait de moins en moins supportable. Ferdinand s’était, à la longue, un peu relâché de son mutisme, mais il ne parlait que pour faire des observations dures ou piquantes, et semblait avoir pris à tâche de la gêner en tous points.

Comme il s’était aperçu que Louise avait de l’attachement pour sa maîtresse, il ne pouvait plus souffrir cette fille, la reprenait sur tout, lui donnait des ordres bizarres, qui dérangeaient l’ouvrage de la maison, et la rudoyait quelquefois, au point qu’il paraissait impossible qu’elle y tint longtemps. Une ou deux fois déjà, elle avait menacé de partir.

Ce qui causait encore beaucoup de gêne à Claire, c’est que son mari lui donnait seulement par petites sommes de quinze à vingt francs pour les dépenses de la maison, attendant toujours qu’elle redemandât, et s’exécutant alors de si mauvaise grâce qu’elle préférait recourir à toutes sortes d’expédients avant de pouvoir se décider à revenir à la charge. Elle avait besoin pourtant de vêtements pour elle et pour ses enfants, et d’autres choses indispensables, dont elle était réduite à se passer, comme aurait fait la plus pauvre femme.

— Eh bien ! vois-tu, ma fille, si c’était pour épargner, il n’y aurait trop rien à dire ; mais sais-tu où passe l’argent de ton ménage et de tes robes ? Chez la Fonjallaz ! Le mari n’avait laissé que des dettes ; il aurait fallu vendre, être exécuté ; c’est Ferdinand qui a empêché la faillite ; il a composé avec les créanciers, par l’entremise de cette canaille de Monadier ; il a fourni des à-comptes ; de plus, il a répondu pour un nouvel achat de vins, et l’on dit que c’est à ses frais que le nouveau café s’est si bien meublé.

Maintenant, veux-tu savoir combien ton mari a perdu dans les anthracites de Monadier ? Plus de vingt mille francs !… Oui, ma fille ! Hélas ! hélas ! où allons-nous ? Je ne savais guère vivre pour voir pareilles choses ! Et quand je pense que cet argent-là, c’est celui que je lui ai donné de ta dot ; car tous ses fonds, à lui, étaient dans la banque. Ton mari en répond sur son bien, nécessairement ; mais s’il n’a plus rien, tout sera perdu ! et il est en train de se ruiner ! Le vieux Dubreuil secoue la tête ; il m’a dit à moi que, si ça dure, il liquidera l’association. Un homme qui avait une si belle boule en main ! Je savais bien qu’il était un peu viveur, mais je ne l’aurais jamais cru comme ça ; car il se conduit comme un scélérat, un véritable coquin. J’ai tout vu, je sais tout. Mais il me rendra ton argent ; il me le rendra ! On verra si j’aurai passé vingt ans de ma vie à travailler comme un nègre, avec tant de peine, tant de courage, tant de soucis, allant, venant comme un misérable, m’épargnant de tout, me regrettant jusqu’à une croûte de pain, et tout ça pour que ce drôle fasse couler mon argent dans la poche de ses maîtresses ! On verra bien si, à cause de madame Fonjallaz, mes petits-enfants seront réduits un jour à tendre la main ! Non ! non ! ça ne sera pas. Ils doivent, au contraire, rouler carrosse ; je l’ai toujours dit, et ça sera. Et ça n’est pas un vieux reître comme moi qu’on mettra dedans. Prends seulement patience un peu de temps encore, ma fille, et, si tout ne va pas d’une autre manière, d’ici à quinze jours, nous adresserons une demande en divorce au tribunal.

— Une demande en divorce ! un divorce ! répéta Claire en pâlissant.

— Eh bien ! pourquoi pas, s’il n’y a que ce moyen ? Est-ce que tu veux perdre ta fortune ? Tu n’as pas le droit de faire tort à tes enfants pour de la sensiblerie. Imagines-tu que tu es la seule ? Il y a eu seulement quinze divorces dans le canton, le mois passé. Dans trois ans d’ici, tu seras encore toute jeune et tu pourras te remarier. Pour cette fois, on y regardera de plus près.

Claire tremblait et pleurait. Elle ne savait que répondre ; mais elle éprouvait un saisissement profond.

— Mes enfants ! balbutia-t-elle.

— Tu les auras tous les deux, parbleu ! assura M. Grandvaux. Crois-tu que je ne m’y prendrai pas comme il faut ? Je ferai constater son inconduite ; je le pincerai, je t’en réponds. Fie-toi à ton père et ne crains rien.

Malgré ces assurances, Claire, à partir de ce jour, vécut dans l’angoisse. L’idée du divorce, sans qu’elle la rejetât absolument, la terrifiait. Et ses enfants ! si le tribunal se trompait ! Elle avait cru ne plus aimer son mari ; maintenant il lui semblait, par moments, qu’elle l’aimait encore.

Mais ce qui la troublait le plus, c’est que la pensée de Camille s’associait en elle à l’idée de sa liberté retrouvée. Elle ne comprenait plus vraiment ce qui était coupable et ce qui était permis ; mais elle souffrait comme si elle eût senti crier sous son pied quelque chose de vivant, et cachait dans ses mains son front brûlant qui rougissait. Quinze jours écoulés sur la petite brouillerie survenue entre madame Desfayes et madame Renaud, celle-ci revint tout d’un coup avec l’emportement de sa fantaisie, et Claire, cédant à ses instances, l’alla visiter, et revit Camille. Quelques jours après, sur un motif très-plausible qu’elle se donna à elle-même, elle y retourna.

Bien que madame Renaud fût avec eux, le jeune Français avait l’art de dire des choses qui n’étaient que pour Claire et qu’elle seule comprenait, des choses qui pénétraient son cœur. En l’écoutant, elle oublia l’heure, si bien qu’elle ne rentra chez elle qu’à sept heures et quelques minutes ; Ferdinand s’était mis à table, et soupait déjà.

— D’où venez-vous ? lui demanda-t-il brutalement.

Elle fut troublée et ne put s’empêcher de rougir.

— Je viens de chez Fanny, répondit-elle.

— Je ne veux plus que vous y alliez ; je vous le défends.

— Vous n’y pensez pas ; me défendre de voir une amie d’enfance ! Une pareille exigence ne se comprend pas.

— Que vous la compreniez ou non, je la maintiens. Je vous défends d’aller désormais chez madame Renaud.

Claire sentait bien, au fond de son âme, que les soupçons de Ferdinand n’étaient pas tout à fait injustes ; mais le regret qu’elle éprouva lui tint lieu d’indignation, et elle s’écria :

— Je ne puis pas accepter cela. Je ne puis pas accepter d’être privée par vous de distractions honnêtes, quand vous vous permettez les plaisirs les plus coupables.

Assis à table, à côté d’eux, le petit Fernand les regardait tour à tour, d’un œil dilaté par l’étonnement et le chagrin. À cette réponse de Claire, quand il vit dans les yeux de son père la colère s’allumer, il étendit les bras, et tout son corps frémit.

— C’est pour vous une distraction honnête que d’aller voir votre amant ?

— Mon amant ! s’écria la jeune femme indignée. Vous osez m’accuser ainsi, vous ! C’est votre maîtresse qui vous a dicté cela ; c’est infâme ! Vous éprouvez donc tous deux le besoin de me salir afin de paraître moins ignobles…

— Claire, je vous ordonne de respecter cette femme !

Elle poussa un éclat de rire.

— Maman ! maman ! dit l’enfant d’un ton plaintif.

— La respecter ! la respecter, elle ! Mais tout le monde rirait de vous entendre ! La respecter ! mais vraiment il faut que vous soyez fou !

— C’est vous qui êtes folle d’oser me braver ainsi ! Mais vous avez tort ! mais prenez donc garde !

Et, tout écumant, il se leva, faillit renverser la table, brisa une chaise qui se trouvait sur son passage, et s’avança vers Claire les poings crispés.

Elle était épouvantée ; mais sa haine était encore plus forte que sa terreur, et ils se lançaient d’affreux regards, quand subitement leurs visages changèrent d’expression, et d’un même mouvement ils se précipitèrent vers l’enfant, qui venait de tomber en proie à des convulsions.

Jamais elles n’avaient été si violentes : la face était livide, la bouche tordue, les yeux blancs, le corps roide.

— Mon enfant ! mon enfant ! s’écriaient-ils ensemble.

— Ah ! c’est affreux ! Claire, si je courais chercher le médecin ?

— Il va mourir ! ne me laisse pas ! L’éther ! bien ! Frotte-lui tout le corps. Fernand ! mon Fernand ! Donne-moi de l’eau !

Prosternés par terre, ils réunissaient leurs bras autour de l’enfant ; penchés sur lui, leurs têtes se touchaient, leurs souffles se confondaient, et leurs regards se cherchaient, pour se communiquer tantôt leurs angoisses et tantôt leur espérance.

— Quelle crise ! murmura Ferdinand. Oh ! mon pauvre enfant ! Claire, que faut-il faire ?

— Frotte toujours ses pieds fortement. Encore de l’eau sur la tête. Le voilà mieux… son front devient moite… Il se détend. Ah ! il est sauvé !

M. Desfayes déposa un baiser sur le front de l’enfant et serra fortement la main de sa femme.

L’enfant respirait. Claire voulut le mettre plus à l’aise et se leva ; mais elle était si tremblante qu’à peine ses jambes la soutenaient et que ses bras avaient peine à tenir l’enfant. M. Desfayes les porta sur un fauteuil, et, s’asseyant auprès d’eux, les entoura de ses bras l’un et l’autre.

Fernand gisait sans mouvement sur les genoux de sa mère, les yeux fermés et tout pâle ; mais le danger était passé ; Claire, épuisée, poussant un grand soupir et fermant les yeux, laissa aller sa tête, qui glissa du dossier du fauteuil sur l’épaule de son mari.

— Tu as bien souffert, ma pauvre amie, lui dit-il, et en même temps elle sentit un mouvement du bras de Ferdinand, qui la serrait contre lui.

Comme ils étaient ainsi, Louise entra, s’informa de ce qui venait de se passer et fit des exclamations. Le bras de M. Desfayes abandonna aussitôt la taille de sa femme, et Claire, sentant qu’il voulait s’éloigner, reporta sa tête sur le dossier du fauteuil.

— Il ne s’agit pas de tant parler, dit Ferdinand d’un ton sec, mais de chauffer un lit pour madame et pour l’enfant. Dépêchez-vous.

Et quand tout fut prêt.

— Maintenant, on n’a plus besoin de moi, dit-il. Et, saisissant son chapeau, il sortit.

Pendant quelques jours il y eut un peu moins de mésintelligence. Ils se rappelaient tous deux qu’ils avaient pu se rapprocher, s’unir un instant. Mais le trouble recommença au sujet de Louise.

M. Desfayes éprouvait pour cette fille une antipathie décidée, sans doute parce qu’elle était le témoin forcé des dissentiments du ménage, et qu’il voyait bien qu’elle avait pris parti contre lui. Pour une paire de souliers assez mal cirée, un jour, il la traita si grossièrement qu’elle vint en pleurant déclarer à sa maîtresse qu’elle n’y tenait plus et voulait quitter la maison sur l’heure.

Madame Desfayes essaya vainement de l’apaiser. En fille bien apprise, Louise débita qu’elle n’avait que son honneur, que dans tout le village où elle était née il ne se trouvait pas de fille plus honnête, qu’elle ne pouvait souffrir d’être appelée d’un vilain nom, et que ça ne lui serait pas arrivé si elle n’avait eu le malheur de tomber dans la maison d’un…

Et, montrant qu’elle connaissait aussi son vocabulaire, elle rendit bravement à son maître l’équivalent de l’épithète qu’elle avait reçue.

Le front de Claire s’était empourpré.

— Vous serez libre dans huit jours, dit-elle, je vais m’occuper tout de suite de vous remplacer.

Louise alors éclata en protestations de dévouement pour madame et les petits : elle n’aurait jamais voulu les quitter ; mais ça n’était pas sa faute, et elle était assez malheureuse de se trouver sans place. Avant d’entrer dans une autre maison, elle y regarderait à deux fois ; mais ce qui la fâchait le plus, c’était de laisser une pauvre dame aussi malheureuse.

Oh ! oui, elle était malheureuse, la pauvre madame, la belle et riche Claire ! Après que la domestique fut partie, appuyant son front brûlant sur le joli balustre de fer ouvragé qui ornait sa fenêtre, et tandis que lui apparaissait confus, à travers ses larmes, le magnifique panorama du Léman, elle se trouva si dépourvue de toute joie, si humiliée, si attaquée de toutes parts !… L’ombre qui en ce moment, à la chute du jour, envahissait la terre, lui semblait pénétrer en elle aussi et l’envelopper, et sans les petites voix argentines qui résonnaient dans la chambre, elle eût voulu descendre ainsi, de plus en plus et tout à fait, dans l’ombre et dans le néant.

Elle allait donc être forcée de prendre dans sa maison une servante nouvelle, une étrangère, malveillante peut-être, curieuse et bavarde presque assurément, et qui, dès le premier jour, assisterait au spectacle de ses humiliations et de son malheur. N’était-ce pas appeler le public même à contempler sa misère ? Ce n’était pas assez de manquer de bonheur, il fallait renoncer à la considération qui lui était chère, et subir, en même temps que la pitié de ses égaux, l’insultante compassion de ses inférieurs.

Dès le lendemain, Claire chargea sa mère et la tante Charlet de lui trouver en huit jours une bonne domestique. Elles se récrièrent ; l’agitation causée par cet incident s’élargit en un cercle d’au moins vingt personnes, qui prirent si vivement à cœur l’embarras et les peines de Claire, que la jeune femme les sentit augmentées d’autant.

Mais M. Desfayes assura que Louise ne serait pas difficile à remplacer ; il se chargea de son côté de chercher une domestique, et annonça dès le lendemain qu’une fille honnête, habile et bien recommandée, viendrait se présenter le soir.

Elle vint en effet. C’était une personne d’une trentaine d’années, au regard oblique, aux lèvres minces, et qui déplut à Claire dès le premier abord. Aussi l’ajourna-t-elle pour prendre des renseignements.

— Mais, dit la fille, je suis engagée par monsieur.

— C’est impossible, objecta madame Desfayes. Monsieur n’a pu vous engager sans mon consentement.

— C’est pourtant bien comme j’ai l’honneur de le dire à madame. Monsieur m’a engagée, et même il m’a donné les arrhes.

— Il y a erreur, dit Claire fort émue. Je parlerai à monsieur ; je verrai… je vous ferai savoir.

— J’espère pourtant qu’on ne me manquera pas de parole, dit en partant la fille d’un ton arrogant.

Elle avait à peine quitté la maison que Louise entrait dans le salon, toute en hâte et fort essoufflée.

— Madame, c’est-il ça la fille qu’a trouvée monsieur ?

— Oui, c’est elle.

— Eh bien ! madame, merci, à Dieu ! je la connais. Eh ! pauvre madame !… Que je puisse mourir si ça n’est pas vrai, mais c’est une amie de la Fonjallaz, et même que c’est cette coquine-là qui sûrement nous l’envoie.

Claire pâlit.

— Vous êtes sûre de cela, Louise ?

— Sûre comme il y a un Dieu au ciel. Je n’ai jamais causé avec elle, mais je l’ai bien des fois vue au marché, portant le panier à madame Fonjallaz, et je sais par la Fanchette de vis-à-vis que, toutes les fois qu’on a besoin d’un quelqu’un de plus au café, on la fait venir, parce qu’elle est sans place depuis quelques mois. Eh ! je crois bien, elle est si méchante !

Claire envoya chercher sa cousine Mathilde, sentant que la circonstance était grave, et qu’elle avait besoin d’appui.

— Il n’y a pas à hésiter, dit Mathilde, tu refuseras de prendre cette fille ; quand même, au lieu d’un démon ce serait un ange, du moment que ton mari l’a engagée sans te consulter, tu ne peux faire autrement.

— Assurément, répondit Claire.

Mais à la pensée de cette lutte, comme elle se mourait de peur, elle pria sa cousine de rester jusqu’au soir avec elle.

— C’est infâme ! répétait-elle en joignant les mains ; c’est vraiment infâme ! Vouloir me donner une servante amie de cette femme ! Un espion dans ma maison ? Mais comment Ferdinand peut-il se laisser à ce point gouverner par elle ? Auraient-ils résolu de me pousser à bout ?

— Cela pourrait bien être, répondit Mathilde. Et peut-être ton mari n’est-il là-dedans qu’un instrument ?

— Cette misérable femme devrait pourtant comprendre que c’est trop, et que je ne pourrai pas souffrir cela !

— Tu as déjà souffert autant et davantage ; mais te voilà atteinte dans les choses qui vous sont, à vous autres femmes, le plus sensibles, et, pour le coup, si tu cèdes cette fois, tu es complétement perdue.

— Enfin, Mathilde, s’il m’ordonnait de recevoir cette fille, que lui dirai-je ?

— Ne lui dis rien, car tu n’es pas capable de soutenir le choc ; mais s’il persiste, pars ce soir même : je t’aiderai et te conduirai jusqu’à Beausite.

La fièvre prit Claire, et, dans la cruelle attente où elle se trouvait, elle ne fit qu’envisager les peines de sa situation, soit qu’elle choisît un parti, soit qu’elle choisît l’autre. Fatiguée d’entendre ses lamentations, qui ne concluaient à rien, Mathilde prit un livre et le feuilleta jusqu’au souper.

Ferdinand fronça les sourcils en voyant Mathilde ; il s’abstint de la saluer, et se mit à table sans proférer un mot. Au bout de quelques instants, sur un signe de sa cousine, Claire dit avec effort, et en changeant de couleur :

— Cette fille, dont tu m’avais parlé… est venue… mais, c’est étrange… elle assure que tu l’as engagée déjà ; elle s’est trompée…

— Non, répondit-il ; — le sang lui monta au visage, peut-être à cause de la présence de Mathilde ; non, je l’ai engagée en effet, voyant qu’elle nous convenait.

— Je n’aurais pu le croire, dit Claire d’une voix dont les inflexions brisées accusèrent tant de faiblesse que la main de Mathilde se crispa sur la table.

D’un ton ironique il répliqua :

— Tu avais tort.

Mais il semblait embarrassé ; il sonna Louise et voulut avoir l’air de s’occuper d’autre chose.

— Cette fille ne me convient pas, reprit Claire, excitée par un coup d’œil de sa cousine.

— Ah ! c’est fâcheux ; mais elle me convient à moi.

— Vous oubliez, monsieur, dit Mathilde, que cette fille doit être l’aide de votre femme, non pas la vôtre, et que par conséquent c’est à Claire seule qu’il appartient de la choisir.

M. Desfayes, qui avait affecté jusque-là de ne point regarder Mathilde, ne répondit pas.

— Il m’est impossible de la recevoir, dit Claire.

— Vous m’obéirez, je pense ?

— Non ! murmura-t-elle.

Il frappa du pied avec violence.

— Prenez garde à ce que vous faites, Claire ; ne suivez pas les mauvais conseils de personnes ridicules et insensées.

Il avait jeté ces derniers mots en se tournant un peu du côté de mademoiselle Sargeaz :

— Vous ne pouvez pas me résister ; vous devez m’obéir ; vous êtes tout à fait en mon pouvoir.

Il avait le ton amer, la bouche ironique ; ses yeux étincelaient.

— Il a raison, dit Mathilde d’un ton âpre. La loi te livre à lui tout entière, corps et âme, à la réserve de tes biens. Les biens seuls exceptés, ma chère ! médite bien cela, et respecte la loi et les législateurs.

Il y eut un silence, pendant lequel M. Desfayes acheva son repas à la hâte. Puis il se leva pour sortir. Claire se leva aussi et allant se placer à la porte, au-devant de lui :

— Ferdinand, dit-elle avec une douceur solennelle, qu’elle n’avait jamais eue encore ; je vous en prie, Ferdinand, réfléchissez. Quel intérêt avez-vous à me faire du mal, à moi la mère de vos enfants ? Je ne vous demande plus de m’aimer, je vous demande seulement un peu de paix. Il y a pourtant certaines choses que je ne puis souffrir ; je ne puis pas recevoir chez moi, pour aide et servante, une créature de madame Fonjallaz.

— Qui vous a parlé de madame Fonjallaz ? s’écria-t-il furieux. Que signifient ces propos ? Vous êtes bien effrontée de me jeter toujours cette accusation à la face. Assez ! je veux être maître chez moi. Vous recevrez cette fille, puisque c’est une chose faite, un peu trop promptement peut-être, mais je n’y puis revenir. Si vous en êtes mécontente plus tard, vous la renverrez, et vous prendrez à sa place une soubrette recommandée par M. Camille.

— Encore ! s’écria Claire.

Alors, se retirant de la porte, elle le laissa partir ; puis elle tomba sur une chaise, les bras abattus, désespérée.

— Faisons-nous les malles ? demanda Mathilde.

Claire la regarda avec effroi.

— Un instant, je t’en prie. Je ne puis pas te répondre tout de suite, mon Dieu ! c’est si grave.

Mathilde alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre et reprit son livre.

— Partir ! Mais alors tout est fini ! s’écria la pauvre femme. Si je pars, c’est fini ! fini pour toujours ! Mais, hélas ! n’est-ce pas fini déjà, ici ou ailleurs, entre lui et moi ? N’est-ce pas, Mathilde ?

— C’est mon avis, répondit mademoiselle Sargeaz d’un ton froid.

— Ah ! dit Claire, pourquoi n’ai-je pas appris la philosophie ? Je serais peut-être insensible, moi aussi.

— Insensible ! répliqua Mathilde, en lui tendant son frêle poignet, plein de veines bleues où l’artère battait avec une violence extrême. Tu ne devines donc pas que le sang me bout d’indignation. Seulement, je ne comprends pas comment tu peux hésiter encore. Dépêche-toi, car te voilà arrivée au seuil de l’esclavage le plus complet, privée de toute initiative, dépouillée de tout droit, de toute autorité, avec un espion dans ta maison, et devenue le jouet, la proie de la maîtresse de ton mari.

À quoi t’a servi de céder toujours et sans cesse ? Le vois-tu maintenant ? Tu as tout souffert, tout accepté ; pas un seul acte de force et de dignité de ta part n’a pu faire soupçonner à tes adversaires que tu pourrais les entraver en quelque chose, ni te venger d’eux. Cède encore, et tu verras jusqu’à quelle extrémité d’abjection et de misère une créature humaine en peut réduire une autre par la seule supériorité de la décision sur la faiblesse.

— Eh bien ! oui, s’écria Claire en se levant, je pars.

Et regardant tout autour d’elle, éperdue :

— Oui, c’est décidé, partons !

— Je vais t’aider à faire les paquets, dit Mathilde, puis j’irai chercher une voiture. Viens dans ta chambre.

Louise s’y trouvait avec les enfants. En apprenant la détermination de sa maîtresse, elle fut transportée de joie et s’employa avec zèle et intelligence à faire les paquets.

— Eh ! que vous faites bien, madame ; vous étiez trop malheureuse, vous seriez morte à la peine ici, au lieu que nous serons si heureux là-bas ! Le petit aime tant la campagne. Et puisque c’est comme ça, je reste avec vous, je ne veux plus vous quitter.

Elle arrangeait tout comme pour le plus beau voyage, et disant tout bas à Mathilde, — Monsieur sera-t-il attrapé ce soir ! — elle ne pouvait s’empêcher de rire.

Quant au petit Fernand, qui voyait cette agitation sans en comprendre la cause, il courait dans la chambre, se roulait sur les paquets, agaçait sa bonne et sa mère, et riait aux éclats.

Claire allait, venait, touchant tour à tour à mille objets, regardant fixement la personne qui lui parlait, mais n’entendant pas ce qu’on lui disait et ne faisant que brouiller toutes choses. Louise, impatientée, la pria de s’asseoir, et lui mit sur les bras la petite Clara. Mais la pauvre femme ne pouvait rester tranquille d’esprit ni de corps, et, quoique exténuée de forces, elle se traînait d’un meuble à l’autre, attachant çà et là ses regards fixes.

— Et les berceaux ? dit-elle tout à coup.

— Il est impossible de les emporter, répondit Mathilde.

— Laisser les berceaux ! dit Claire, et elle se mit à pleurer.

On trouva cependant que celui de la petite fille pourrait être mis dans la voiture ; mais il fallait laisser dans la chambre le lit de Fernand. Claire ne le voulait pas ; elle ne pouvait s’y résoudre. Quelle était sa pensée ? Il lui prit encore une hésitation, dont Mathilde la fit rougir.

Quand tout fut prêt et que la nuit fut tombée, Mathilde alla chercher une voiture. Claire s’était assise à un angle de la chambre, immobile, quand le roulement sur le pavé de la rue se fit entendre. Louise aussitôt descendit en hâte, chargée de paquets ; mais madame Desfayes ne se leva point encore.

Elle ne savait trop elle-même ce qu’elle éprouvait ; ce n’était ni de l’attendrissement, ni du désespoir ; c’était une stupeur profonde. Cette chambre qu’elle allait quitter pour toujours et qui avait contenu trois ans de sa vie, avait été destinée à la contenir tout entière ; elle y avait passé des jours charmants, qu’elle revoyait encore de souvenir, tout éclairés du soleil qui passait à travers les rideaux roses. Elle se rappela les matinées où elle ne pouvait venir à bout de peigner et de relever ses beaux cheveux, à cause des baisers de Ferdinand.

Elle y avait bien souffert aussi : une de ses premières nuits de chagrin, elle l’avait passée là, sur le tapis du foyer, la tête appuyée sur cette chauffeuse. Les enfants y étaient nés, son petit Fernand, fils de sa douleur, joie de son âme, et elle revoyait toute la scène du premier jour, l’enfant si faible et qui vagissait à peine, la sage-femme, docte et empressée, la bonne madame Grandvaux, demi-joyeuse, demi-attristée, qui chauffait des langes auprès du feu.

À la seconde naissance, elle entendait encore les exclamations de joie qui avaient accueilli la petite Clara, si belle, si forte, créée d’un rayon d’espoir.

— Viens, ma pauvre cousine, tu ne peux hésiter encore. Si ton mari rentrait, tu aurais une terrible scène à soutenir.

Claire se leva sans répondre et suivit Mathilde, qui conduisait les pas du petit Fernand. Louise, que l’attendrissement venait de prendre tout à coup, marchait derrière elles, portant la petite et sanglotant.

La voiture partit à grand bruit sur le pavé de la rue, et bientôt roula sourdement sous les ombrages de Monthenon. L’atmosphère était claire, une nuit de septembre ; entre les petites feuilles noires des ormeaux, on apercevait le ciel, criblé de scintillements ; la ville se déroulait à droite, avec ses lumières, de l’autre côté du ravin ; à gauche, tandis que la voiture courait en avant, les arbres, un à un, fuyaient, vers la maison abandonnée.

Bientôt on roula sur la route sonore, à ciel découvert. Claire ne parlait pas, sa tête en feu n’avait que des perceptions vagues ; le monde des réalités ordinaires n’existait plus en elle, et il lui semblait qu’elle courait, à la surface du globe arrondi, vers une chute immense.

La voiture s’arrêta ; la grille de Beausite tourna sur ses gonds, et l’on se remit à courir dans l’avenue.

Elle revenait donc habiter ces lieux où son enfance s’était écoulée. Ah ! si elle devait y rentrer ainsi, pourquoi les avait-elle quittés ? Trois ans seulement s’étaient passés, et déjà elle avait vécu toute une vie de joies et de peines, et son existence était flétrie pour toujours.

Quand elle descendit de voiture, l’étonnement, la curiosité dont elle fut l’objet de la part des serviteurs, la consternation de sa mère, l’exclamation de son père, qui s’écria : Sacrebleu ! c’est trop tôt ! vous auriez dû me laisser gouverner ça, — jusqu’au sourire hébété de Jenny, tout lui fut cruel.

Il n’y avait qu’Anna, dont l’empressement joyeux, même un peu bruyant, sembla marquer une joie sans mélange de l’arrivée de sa sœur et de ses neveux. Mais elle était bien pâle, tout en leur prodiguant ses caresses et ses soins, et en faisant jouer le petit Fernand, qui courait après elle dans la chambre.