Un divorce (André Léo)/Chapitre 14

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 307-335).

CHAPITRE XIV


À l’heure du souper, Ferdinand ne parut pas. Claire coucha ses enfants et s’assit près du berceau du petit Fernand, qui dormait les paupières à demi ouvertes, agité de tressaillements nerveux. La tristesse, la solitude, l’épouvante qu’il y avait dans son âme, elle n’eût su les exprimer par des paroles. Elle ne voyait plus que des ruines dans son intérieur désolé. L’âme du foyer s’était envolée. Il n’y avait plus là que des murs et des objets, du silence, du froid, deux enfants attristés à élever dans cette ombre, au hasard, pour une destinée inconnue.

Que faisait-il ? quels étaient ses desseins ? qu’y avait-il dans son âme ? Tout pour elle était là. Elle avait si bien l’habitude d’attendre de lui l’impulsion qui la faisait vivre ! Elle était épouvantée au souvenir de ses menaces. Elle pressentait une existence toute composée désormais de contradictions incessantes, de tourments répétés, de conditions impossibles. Il pouvait tout sur elle, hors la tuer d’un seul coup.

Elle eut peur ; elle trembla, dans sa profonde faiblesse, pour elle et pour ses enfants, et songea au parti de la fuite, que lui conseillait Mathilde. Mais son père ne le lui avait point proposé, et, dépourvue comme elle était de tous moyens d’action, sans l’aide de sa famille, elle ne pouvait rien.

Il fallait donc attendre, et, comme le lui conseillait son père, prendre patience. Mais quelle vie ! Le froid l’en prenait au cœur. Elle se rappelait le temps où déjà ils avaient vécu l’un à côté de l’autre sans se parler, où leurs yeux en se rencontrant se détournaient, où ils passaient droits et roides l’un près de l’autre sans se toucher, où, quand il ouvrait la bouche, elle éprouvait un saisissement au cœur dans l’attente des paroles dures ou insultantes qu’il allait prononcer. Vivre ainsi ! mieux valait cent fois être morte ! Mais les enfants ! — Ce lien de famille est si puissant qu’il retient dans l’être jusqu’au désir de sa liberté.

Il aimait ses enfants, lui aussi, pourtant ; il commençait à s’intéresser à la petite, depuis qu’elle lui souriait, et le jour où, en le voyant, elle avait tendu les bras pour aller à lui, il avait paru tout attendri, tout content. Pour Fernand, bien qu’il s’obstinât à ne pas comprendre les ménagements dont l’enfant avait besoin, il était fier et même quelquefois ravi de son intelligence. Il le regardait vraiment avec une tendresse de père quand, — avant la recrudescence de sa fatale passion, — il s’oubliait, assis au milieu d’eux, à le regarder jouer. Et déjà ils causaient ensemble, le petit Fernand assis d’un air sérieux sur les genoux de son père et lui faisant d’interminables récits ; Ferdinand l’écoutant d’un air grave aussi, mais gros de sourires, et avec une complaisance que trahissaient de temps en temps un regard lancé à Claire, un baiser au front de l’enfant.

Tout cela depuis quelque temps n’existait plus ; mais cela témoignait d’une âme de père et devait exister encore. Pouvait-il vraiment ne plus aimer Claire, sa femme, la jeune fille qu’il avait choisie, la mère de ses enfants, celle qui n’avait jamais eu d’autre tort envers lui que de vouloir être aimée comme elle aimait elle-même ?

En ce moment, elle ne pensait plus à Camille, et il lui semblait qu’elle n’avait jamais aimé que Ferdinand, tant la force de ce faisceau au milieu duquel elle était attachée la dominait.

Alors il s’éleva du fond du cœur de cette pauvre femme un tel élan de foi et d’amour pour les biens perdus, qu’elle ne douta point de pouvoir les reconquérir par leur force même. Elle rattacha sa robe entr’ouverte sur le sein épuisé, où sa petite fille, inquiète et grondeuse, n’avait pas trouvé ce soir-là sa nourriture habituelle, et, quoiqu’il fût dix heures, elle s’apprêta pour sortir.

— Est-ce que madame ne veut pas souper un peu avant de se coucher ? dit Louise en entrant. Madame est si fatiguée ! Vous n’aurez pas de lait pour la petite, si vous ne mangez pas.

— Est-ce que je n’ai pas soupé, Louise ?

— Seigneur ! pauvre dame ! vous n’avez touché à rien. Tant de chagrin que vous avez ! ça se voit. Monsieur qui avait l’air autrefois si bon pour madame ! Eh ! les hommes ! il ne faut pas compter sur eux.

— Qui vous a dit cela, Louise ? Monsieur ne m’a point fait de chagrin.

— Eh ! madame, tout le monde le sait, allez ! Il y a plus de vingt personnes qui m’en ont parlé. Elle quitte son café de Saint-Laurent, et va en tenir un plus beau dans la rue du Bourg ; personne ne croit que c’est elle qui paye, allez, puisqu’on sait bien que Fonjallaz a laissé de mauvaises affaires. Moi, je ne m’occupe pas de ça, et, quand le monde m’en parle, je dis, comme madame : Ça n’est pas vrai. Dieu merci ! je n’ai pas la langue trop longue ; et puis j’aime madame comme ma mère. C’est bien ce que monsieur voit, et c’est pourquoi il est toujours à me gronder et à ne trouver rien de bien de ce qu’on fait. Et je peux dire que, si ce n’était madame et les enfants, je ne voudrais pas rester ici ; car on n’aime pas quand les choses vont comme ça dans un ménage. Mais je sais bien que ce n’est pas la faute de madame, et…

— Ne parlons pas de cela, Louise, dit madame Desfayes, en l’interrompant avec douceur.

Elle croyait à la sympathie de cette fille ; mais de telles confidences la faisaient souffrir cruellement. Elle but à la hâte une tasse de thé, mangea quelques bouchées et mit son châle. Mais en voyant qu’elle allait sortir, Louise se répandit en exclamations et doléances.

— Madame ne peut pas sortir toute seule comme ça à cette heure. Je vas prendre le falot et accompagner madame. Je ne veux pas laisser madame sortir comme ça.

Claire apaisa difficilement ses importunités et ses questions. Elle-même n’était pas rassurée, au moment de s’aventurer seule pour la première fois dans une ville mal éclairée et mal fréquentée le soir. Mais le sentiment qui la poussait lui faisait surmonter ces craintes. Elle sortit, son voile baissé, le cœur agité, mais occupée uniquement de cette inquiétude : Où le trouverai-je ?

Car elle allait à la recherche de son mari pour l’adjurer, au nom de la foi donnée, au nom de leurs souvenirs et au nom de leurs enfants, d’abandonner cet amour coupable et de revenir au milieu des siens. Elle sentait si profondément combien sa demande était juste et tout ce qu’elle devait remuer dans l’âme d’un homme ! Tant de puissantes raisons et d’arguments touchants se pressaient dans son esprit, tandis qu’elle marchait d’un pas rapide, allant vers son but, quoiqu’elle ignorât le lieu !… Elle ne doutait pas ; elle en était certaine, elle réussirait. Elle se sentait assez forte maintenant pour entraîner son mari avec elle dans la haute région des affections pures et des devoirs accomplis.

Pourquoi ne l’attendait-elle pas à la maison ? C’est qu’elle pensait que dans sa colère il pouvait ne pas revenir. Ses craintes, aussi bien que ses espérances, étaient exaltées. Puis, elle avait besoin d’agir, d’échapper par le mouvement aux tortures de sa pensée. Soulevée par un élan de confiance, elle s’était levée et avait marché. Bientôt cependant son pas se ralentit, et elle finit par s’arrêter, inquiète. Où allait-elle ? où pouvait être Ferdinand ?

Claire, en ce moment, se trouvait à l’extrémité de la place Saint-François, au coin de l’église, à l’endroit où subitement le coteau s’abaisse et laisse voir, comme un admirable tableau qu’on dirait là suspendu, le lac, la côte de Savoie et la montagne. Bleuâtre et confus à cette heure, sous la clarté de la lune et des étoiles, ce paysage avait un caractère aérien et fantastique ; les arbres se découpaient sombres entre la terre et le ciel, chacun avec son attitude particulière, et le pavé abrupt qui descend au lac, s’enfonçant en des teintes de plus en plus sombres, semblait une route creusée dans les entrailles de la terre. À gauche de la jeune femme et derrière elle, les cafés, les cercles et les magasins de la place brillaient de lumières, et presque en face, dans le jardin du Casino, on voyait se refléter sur les feuillages les lueurs verdâtres des becs de gaz cachés derrière les massifs.

Ferdinand ne pouvait être que dans l’un ou l’autre de ces établissements. Ce n’était point un rêveur à promener ses pensées ni ses chagrins sur des routes solitaires. Mais, à Lausanne, les femmes n’entrent point au café. Comment ferait Claire ? Irait-elle dans ces lieux publics le demander aux gens de service ? Elle serait reconnue, et ce nouveau fait, commenté, grossirait l’histoire du scandale éclos ce jour même dans les bureaux de la maison Dubreuil. Serrant son châle sur ses épaules, et bien abritée sous son voile, madame Desfayes suivit le trottoir le long du café Jorand, et tandis qu’elle passait lentement devant les fenêtres, son regard se glissait à travers les vitres, à l’endroit où les rideaux, au bord, se recroquevillaient un peu.

Elle reconnut la tête blanche et bénigne de M. Pascoud, lequel semblait réciter quelque chose à un interlocuteur accoudé sur la table, et qui, à en juger par son immobilité, devait être bien attentif ou bien endormi. Elle ne vit pas son visage, mais à la chevelure elle reconnut que ce n’était point Ferdinand ; plus loin, on n’apercevait que formes confuses, s’entre-croisant sur un plan trop éloigné.

L’exaltation de la jeune femme commençait à se refroidir au contact des obstacles. Elle s’aperçut qu’elle était remarquée et trembla d’être reconnue. Ses nerfs se détendirent : ses jambes fatiguées plièrent sous le poids de son corps ; elle devint inquiète, timorée, presque honteuse de sa démarche. Que faisait-elle là ? Ferdinand peut-être était rentré.

La chaleur avait été suffocante pendant le jour et régnait encore à l’intérieur des maisons. Si M. Desfayes se trouvait en ce moment dans quelque lieu public, ce devait être au Casino. Claire s’y rendit, et, longeant lentement la palissade du jardin, elle s’élevait de temps en temps sur le bout des pieds pour jeter un coup d’œil à travers les massifs. Il y avait là plusieurs groupes d’hommes et de femmes, assis à des tables, ou qui marchaient en causant et riant. Elle distingua parmi eux des personnes de sa connaissance. Triste, la tête baissée, tantôt elle prêtait l’oreille, tantôt elle songeait.

S’il était là-bas, tout au fond, dans quelque allée sombre, seul, rêveur, tourmenté ? Alors, ah ! qui la guiderait vers lui, pour qu’elle se jetât dans ses bras, le pressât avec force contre sa poitrine, et que mêlant des larmes à ses prières, elle le reprit tout entier dans une étreinte qui, rappelant le passé, promettrait tout l’avenir.

Mais le flot de ces effluves sacrées, dont les hommes placent la source en divers lieux, et que, suivant leurs aspirations, ils nomment amour, grâce, enthousiasme, ce flot sublime, qui s’était emparé d’elle et l’avait soulevée et apportée en ce lieu, peu à peu, au milieu de la foule changeante, affairée, rieuse, grossière, dont les vulgarités l’entouraient comme d’un réseau, se retira, et finit par la laisser épuisée sur le sable de la route, ne comprenant plus guère que de souvenir ce qu’elle était venue faire là.

Et, dans l’isolement où elle se trouvait, mille amertumes l’envahirent, tandis que retentissaient auprès d’elle les joyeux propos et les rires des habitants du jardin, sous leurs arbres féeriques d’or émaillé. Combien elle se sentit pauvre et malheureuse alors, elle, la fille du riche Grandvaux, la belle Claire, qui jusque-là ne s’était connue qu’enviée ! Ceux qui passaient auprès d’elle, riches ou pauvres, indifférents ou joyeux, ils savaient leur chemin, ils allaient quelque part, ils avaient quelque chose à faire au monde ; et elle les enviait tous, car, elle, elle ne savait plus. La base sur laquelle son existence était assise semblait renversée. Avait-elle encore son mari ? Y avait-il au monde un peu d’amour encore dont elle pût vivre ? ou bien ce qui lui restait à passer de jours, c’est-à-dire presque toute une vie, était-il condamné à la solitude, au néant ?

Une fois ou deux il lui sembla que, malgré son voile, on la reconnaissait, qu’on la regardait en parlant d’elle, et même, à certains mots et à certains rires, elle s’imagina qu’on parlait de sa querelle du matin avec madame Fonjallaz.

C’est qu’elle ne sentait plus en elle, comme autrefois, la femme honorablement posée dans le monde, qui inspire le respect sur son passage, mais une de celles dont le nom sert, de crible aux sarcasmes de chacun. De tout ce bonheur, doux, facile et beau, qu’autrefois elle considérait comme étant sa vie même, elle ne voyait plus autour d’elle que les débris, et là, dans cette ombre où elle était, en face de ce jardin plein de rires et de lumières d’où elle était bannie, elle éprouvait cette impression horrible pour l’être vivant, cette impression du vide, de l’absence des conditions de la vie morale qu’on nomme le désespoir.

Elle-même, elle-même elle avait changé ! son amour, qui était sa foi, s’était altéré en elle, détruit peut-être. Il l’avait tant fait souffrir ! Et où se trouvait-il, à cette heure ? Occupé quelque part sans doute à choquer son verre pour étourdir ses propres ennuis, ne pensant point aux douleurs de sa femme, ne pensant qu’à sa maîtresse.

Elle sentit s’élever de son âme, pareil à un jet de lave, un élan de haine qui les enveloppa tous deux, et, frémissante, elle changea brusquement de lieu, comme pour fuir ses pensées. Quelque temps elle marcha sans bat ; puis, enfin, rassemblant tout ce qui lui restait de force, de courage et d’espérance, elle voulut poursuivre sa tentative, faire un appel à ce cœur qui autrefois avait battu sur le sien, et voir ce qui pouvait s’y trouver encore de chaleur sacrée. Elle ne voulait désespérer qu’après avoir tout épuisé.

Claire se trouvait de nouveau sous l’empire d’un de ses élans pendant lesquels, emportés vers un but, nous ne comprenons plus ces mille petites barrières, dont nous avons rempli nos chemins. Elle voulut se rendre au café de madame Fonjallaz, afin de savoir si Ferdinand pouvait être là.

Il était improbable qu’il l’eût osé ; en outre, la présence de madame Desfayes au seuil de la Fonjallaz eût été un scandale nouveau. Mais elle ne pensait point à cela ; ne pouvant tenir compte en ce moment que de deux choses, la passion de son mari et la sienne à elle, elle obéit à cette impulsion, et, pour aller au café du Nord, elle s’engagea résolûment sur le Grand-Pont, un des lieux de la ville le plus mal éclairés et le plus mal hantés le soir.

— Où allez-vous donc comme ça ? dit à son oreille une voix d’homme, dont l’accent mielleux et traînard fit passer dans ses veines un frisson de dégoût. Elle eut peur et parcourut du regard l’espace autour d’elle.

À quelque distance, dans les ténèbres du trottoir, des formes chuchotaient ; à droite les lumières de la ville brillaient éparses ; mais dans toute l’étendue du ravin, et à gauche, du côté de Montbenon, ce n’étaient qu’ombres plus ou moins épaisses. De grandes lignes courbes marquaient sur le ciel le sommet des arbres de la promenade, et tout en bas se détachait la ligne blanchâtre du Flon, qui, traversant les écluses et les canaux jetés sur sa route, remplissait l’air d’une longue note plaintive, incessamment prolongée. Les maisons les plus proches étaient bien loin ; quant à ces promeneurs mystérieux, quels étaient-ils ?

Claire, effrayée, pressa le pas ; mais l’homme ne cessa point de la suivre, et tout à coup, la saisissant par le bras :

— Dites donc, hein ? faut pas être si farouche, la belle enfant !

Elle ne put retenir un cri, auquel répondirent à quelque distance des rires grossiers, et, jetant autour d’elle des regards éperdus, elle ne vit rien que les silhouettes confuses de ceux qui l’insultaient. Derrière elle, mais au loin, sur l’asphalte du trottoir, retentissait un pas rapide et sonore.

— Vous vous trompez, monsieur, dit Claire d’une voix haletante, c’est une honnête femme à qui vous parlez.

De nouveaux rires s’élevèrent, et du groupe insulteur un homme se détachant vint regarder curieusement la jeune femme, puis il retourna vers les autres et ils chuchotèrent.

— Une honnête femme ne vient pas seule ici, le soir, reprit en ricanant celui qui retenait Claire ; vous êtes là pour quelqu’un, ma belle, et, puisqu’il n’y est pas et que j’y suis, moi, on peut bien me donner un petit baiser.

— Oh ! ne me touchez pas ! s’écria-t-elle, à moitié folle de terreur à l’idée de ce contact ignoble ; laissez-moi ! cria-t-elle encore en se débattant, car il l’avait saisie ; au secours ! à moi !… À moi, monsieur, dit-elle avec un accent suprême d’espoir et de prière en apercevant en face d’elle un homme en habit bourgeois, qui s’arrêtait.

— Lâchez cette femme ! à l’instant ! dit le nouveau venu d’une voix ferme et indignée qui fit tressaillir Claire profondément, car c’était la voix de Camille.

— Passez votre chemin, vous, ça ne vous regarde pas, répondait l’insulteur, quand un vigoureux coup de canne, tombant sur sa figure, lui coupa la parole. Une lutte s’engagea, mais elle fut courte ; l’adversaire de Camille lâcha prise, et s’enfuit en déchargeant par des menaces le reste de sa colère. Après de nouveaux chuchotements, le groupe voisin s’éloigna aussi.

— Où voulez-vous que je vous conduise, madame ? demanda Camille d’une voix sèche et d’un accent dédaigneux.

Claire vit bien qu’il ne la reconnaissait pas ; elle lui montra de la main, sans parler, le côté de la place Saint-François d’où elle venait, car toute sa résolution était tombée, et elle ne songeait plus qu’à retourner chez elle comme dans un refuge. Camille ne lui offrit point le bras, et détournant la tête, comme pour contempler les ombres du ravin, il marcha seulement à côté d’elle, à la manière d’un homme qui accomplit un devoir désagréable.

La jeune femme comprit cela, et elle en fut tout émue. En ce moment, elle ne souffrait plus. La reconnaissance, et une émotion pleine d’une douceur infinie lui remplissaient l’âme. Combien elle lui savait gré de sa rudesse, de sa dignité ! Combien elle aimait à le voir ainsi, à la fois bon et sévère, pour cette femme fourvoyée qu’il soupçonnait. Elle ne voulait pas se faire connaître, et cependant il lui en coûtait beaucoup de le quitter sans lui adresser des remerciements.

Quand ils furent arrivés au bout du pont, non loin de la place, Camille salua la jeune femme. Claire alors, d’un mouvement spontané, lui tendit la main en prononçant à voix basse un merci plein de ferveur. L’endroit où ils se trouvaient était encore peu éclairé ; toujours cachée sous son voile, elle s’attendait à le voir s’éloigner sans la reconnaître ; mais il resta debout en face d’elle, visiblement ému, et la couvrant du regard :

— Madame, dit-il en s’inclinant profondément, c’est vous !

Par le seul accent donné à ce mot « madame, » il l’avait nommée ; car sa voix avait pour Claire des inflexions différentes de celles qu’elle avait pour les autres.

— Vous allez me permettre de vous reconduire jusque chez vous, ajouta-t-il en lui offrant le bras.

— J’espérais, répondit-elle d’une voix oppressée, que vous ne me reconnaîtriez pas.

— Je vous reconnais toujours, madame. L’impossibilité où j’étais de vous supposer dans une pareille situation m’a seule empêché tout à l’heure…

— Monsieur Camille, dit-elle en le ramenant dans l’ombre du côté du pont, me voilà obligée de vous parler de choses qu’autrement j’aurais dû vous taire ; mais il faut que je me justifie vis-à-vis de vous de m’être exposée à l’aventure de ce soir.

— Vous justifier, madame, vis-à-vis de moi ! Oh ! ne parlez pas ainsi ! Vous ne savez donc pas combien je vous admire et combien je vous respecte ? Ne sais-je pas d’ailleurs qu’il y a des peines si cruelles, qu’elles font oublier les considérations vulgaires ?

— Ah ! vous devinez tout, dit-elle d’un accent où passa l’élan de son cœur.

Et s’appuyant sur le bras du jeune homme :

— Oui, vous avez compris combien je souffre ; et moi qui voudrais cacher ce triste secret à tout le monde, je ne regrette pas que vous le sachiez.

— Que pourrais-je faire pour vous être utile ? répondit-il avec un attendrissement profond.

En même temps il lui serrait la main, et ses yeux attachés sur ceux de la jeune femme exprimaient une bonne volonté immense.

— Je n’en sais rien, dit Claire d’abord ; — cependant elle songea, et quelque hésitation se peignit sur son visage.

— À quoi pensez-vous ? demanda Camille.

Elle hésitait toujours ; il la pressa davantage ; elle dit alors qu’elle était allée à la recherche de son mari, craignant qu’il ne rentrât point, et qu’elle avait osé se diriger de ce côté, pour savoir s’il n’était point chez madame Fonjallaz.

— S’il a pu aller là, ce soir, monsieur Camille ; eh bien ! je crois que ce sera fini ; je n’espérerai plus en lui ; sinon, j’aurai plus de courage pour lui parler, parce qu’il pourra peut-être encore me comprendre.

— Je serai ici dans un quart d’heure au plus, dit Camille, et il fit rapidement quelques pas sur le Grand-Pont ; mais presque aussitôt il revint, et, baissant la tête avec tristesse : Je n’avais pas réfléchi, madame ; c’est impossible.

— Pourquoi ?

— Ce serait de ma part un espionnage, quelque chose de tout à fait odieux.

— Vous trouvez, monsieur ?

— Oui, un autre pourrait vous rendre un pareil service, mais non pas moi.

— Je ne vois pas… dit Claire.

— J’ai le bonheur d’être votre ami, et même en ce moment, madame, votre confident, et j’en ai le droit, puisque celui qui aurait à votre confiance plus de droits que moi les abandonne. Ce n’est pas à moi de le servir malgré lui, certes ; mais… je ne dois pas non plus l’accuser.

— Sans doute, monsieur, s’il est votre ami…

— Je suis trop le vôtre, Claire, pour être le sien. Vous avez tout mon dévouement, je vous le donne ; mais un dévouement, chère madame, pour être vrai, pour être digne, doit être dépouillé de tout intérêt personnel.

— Je ne comprends pas, murmura-t-elle… Cependant elle rougissait.

— Eh bien ! dit-il avec tendresse, en lui baisant la main, je ne vous demande pas même de me comprendre.

Ils revinrent en silence vers la place, et elle ne songeait plus au désir qu’elle avait été forcée d’abandonner, mais à ce que le jeune peintre venait de lui dire. À l’entrée de la place, toujours assez populeuse, Camille s’arrêta :

— Il n’est pas prudent que je vous conduise plus loin, dit-il ; car il ne faut pas qu’on nous reconnaisse ensemble ; mais je vous suivrai à quelque distance et je veillerai sur vous jusqu’à ce que vous soyez rentrée dans votre maison.

— Que vous êtes bon, monsieur ! Je ne puis exprimer combien je vous suis reconnaissante.

— Ne me remerciez pas, ne me remerciez jamais ! s’écria-t-il en lui serrant la main avec force, mais ayez besoin de moi souvent, et alors c’est moi, Claire, qui vous remercierai.

Au seuil de sa maison, avant d’entrer, elle se retourna, et le vit à dix pas, les yeux attachés sur elle ; alors, de la main, elle lui fit un signe, puis elle s’enfonça dans l’ombre du corridor.

Minuit venait de sonner. L’appartement était silencieux ; et dans la chambre seule où dormaient les enfants luisait la lumière pâle d’une veilleuse.

Louise, endormie sur le canapé, s’éveilla avec peine, en s’étirant de toutes ses forces et en répétant :

— Eh ! pauvre madame ! j’étais si inquiète de vous !

M. Desfayes n’était point rentré. Claire, accablée de fatigue, se coucha, mais ne dormit pas. Son agitation était immense. Idées, pensées, images s’entre-choquaient en elle, épuisée et presque passive comme une foule tumultueuse dans une arène.

Trois figures étaient constamment devant ses yeux, celle de Ferdinand, dur et colère, comme lorsqu’il l’avait quittée en disant : « Je ne vous pardonnerai jamais ; » celle de la Fonjallaz, ironique et triomphante, dont le regard insultant et faux la blessait comme une lame empoisonnée ; puis le noble visage de Camille, animé de l’expression ardente et pure qu’il avait toujours en lui parlant ; et cette dernière image était si douce à voir que la jeune femme finit par ne plus regarder qu’elle.

Tout ce qu’il avait dit le soir même lui revint dans l’oreille, avec l’accent dont il l’avait prononcé, musique charmante, dont les notes lui tombaient dans le cœur, aussi doucement que des gouttes de rosée sur une plante desséchée et haletante. Puis elle en creusait le sens : Qu’avait-il voulu dire quand il avait refusé d’épier Ferdinand, afin que son dévouement restât pur d’intérêt personnel ? Ce serait donc son intérêt personnel, à lui, qu’elle se détachât complétement de M. Desfayes ? Il le désirait donc ? Oh ! non, il était trop honnête homme !… Eh bien ! oui, il l’était, il voulait l’être, et c’est pourquoi il se défendait… parce qu’il l’aimait… parce qu’il était amoureux d’elle !

Était-ce bien vrai ?… Oh ! non ! Elle n’osait le croire. Cependant il y avait déjà longtemps qu’elle le savait.

Mais si c’était vrai ? Le devoir de Claire serait d’éviter ce jeune homme. Elle se reprit alors à douter beaucoup. Non, ce n’était guère probable. Il avait trop de sens et de raison… Et puis il estimait Claire… On ne désire pas ce qu’on n’espère point… Décidément elle restait dans le doute à cet égard.

Un bruit soudain la fit tressaillir. La porte de l’appartement s’ouvrait. Des pas se firent entendre ; c’était Ferdinand. Elle se trouva remplie de confusion en elle-même, car elle ne l’attendait plus et ne pensait pas à lui en ce moment.

Il entra dans la salle à manger, où depuis la naissance de sa petite fille il couchait quelquefois sur un divan. Pendant quelques minutes, on l’entendit marcher, puis le silence se fit. Claire pensa que déjà il dormait peut-être ; elle n’en douta plus quand, ayant prêté l’oreille, elle reconnut la respiration égale et un peu bruyante qu’il avait dans le sommeil. Il pouvait dormir, lui, sans remords d’avoir à jamais détruit le bonheur de la femme qu’il avait aimée, qui lui avait été confiée par sa famille, par la société tout entière, au nom de l’amour, au nom de Dieu !

Et, tandis que peu d’heures auparavant elle n’avait dans l’âme qu’oubli et pardon, qu’appels sublimes, elle ne songea plus maintenant qu’aux torts de Ferdinand envers elle, et ne s’occupa que de les approfondir avec amertume.

Tout à coup, elle pensa aux lettres qu’elle avait emportées pour son mari et qu’elle avait oublié de lui remettre. Elle se leva, et les ayant retrouvées dans la poche de sa robe, elle ouvrit sans hésiter celle de madame Fonjallaz.

« Mon très-chere et bien aimé Ferdinand,

« Monadier est absent, comme il fait toujours, et je vien d’envoyer Georgine à votre bureau, mais vous n’y ête pas. C’est pourquoi je vous écrit, car je suis encore dans l’embarras pour cette affaire de Maugardin qui refuse les propositiions que vous m’avé dit de lui faire, et qui exige le payement tout de suite de la moitié. Je suis presque fâché à présent de vous avoir défendu de venir si souvent ché moi ; car j’ai tant besoin de vous, qui es mon seul vrai ami et sauveur.

« Il n’y a que vous qui m’avé consolé, et aussi quel bonheur ça m’a donné de vous revoir quand je n’avais passé toute l’année dernière qu’à m’ennuyer de vous. C’était bien rarement qu’on se rencontrait, et alors j’étais obligé de baisser les yeux pour que vous ne voyiez pas tout le contentement que j’en avais. On a quelquefois bien de la peine pour son devoir. Je sais bien à présant que je suis libre ; mais il y a le monde qui nous en veut, et puis votre femme qui a déjà dit tant de mal de moi, que j’en suis peut-être perdu de réputation à cause de vous. Je lui pardonne tout de maime, quoique je sache très-bien que ce n’est pas vous qu’elle aime, et que ce n’est que pour l’orgueil qu’elle vous tourmante tant.

« Pour moi, je ne vous aime que trop et je vous ai toujours aimé, malgré que la destinée a été si contrère pour moi. Et puis, comment ne vous aimerais-je pas quand vous me sauvé plus que la vie et celle de ma petite fille, puisque c’est ce qu’il y a de plus cruel de vivre dans le besoin ; aussi je ne sais pas comment je pourrai vous témoigné assez de reconnaiçance, et je voudrais pouvoir vous faire lire dans ce cœur qui est tout à vous. Enfin, je vous dirai que je suis fort en peine de ce Maugardin, quoique si je voulais je lui ferais bien entendre raison ; mais je le déteste, et quand ce serait pour mourir, je n’aimerai jamais un autre que vous. Donc, j’espère que vous recevré cette lettre à tant et que vous serez à votre bureau à une heur, où j’irai aussi. Je veux sûrement vous trouvé parce que vos comis me font un air qui ne me va pas, car tout le monde me persécutte à cause de vous. Mais ils feront tout ce qu’ils voudront, je n’en serai pas moins…

« Votre Herminie. »

« N’oublié pas de me rapporté cette lettre comme l’autre, pour qu’elle ne s’égard pas dans vos papiés. »

Les blanches petites mains de madame Desfayes s’écartèrent avec dégoût, et la grossière missive aux jambages épais tomba à terre en tournoyant. Claire, un instant, resta pensive, puis elle ramassa la lettre du bout des doigts, la replia et la serra dans un tiroir.

En passant près des berceaux des enfants, elle ferma de ses lèvres les yeux blancs et entr’ouverts du petit Fernand, qui dormait souvent ainsi, et se recoucha le cœur morne, abattue, triste à en mourir. Tout était donc fini ; elle se trouvait, à vingt-trois ans, tombée sans retour au fond d’un abîme de solitude, véritable enfer de l’âme.

Le lendemain matin, elle se leva, plus faible et aussi dépourvue de résolution que jamais. Les caractères énergiques sont rares, et quand tout s’est accordé pour affaiblir un être, nature, éducation, force des choses, il ne peut qu’avoir succombé sous ces influences. Tout en donnant aux enfants ses soins habituels, elle restait le cœur serré, les nerfs frémissants, dans l’attente d’une entrevue avec son mari.

Mais Ferdinand sortit sans déjeuner. Allait-il désormais prendre ses repas hors de chez lui ? Les commentaires que la jeune femme fit en elle-même sur cette question la préoccupèrent jusqu’à midi, heure du dîner.

Il arriva. Il était roide et glacé ; il ne regarda personne, et ne vit pas qu’à son approche Claire, toute décolorée, menaçait de se trouver mal. Après s’être mis à table, il se servit lui-même, repoussa le plat ensuite, mangea, but comme à l’ordinaire, fit quelques pas dans la chambre, alluma un cigare et partit.

Quand il ne fut plus là, Claire se sentit la poitrine allégée d’un poids énorme ; puis elle se prit à pleurer, en considérant ce qu’était devenue pour elle cette présence, tant désirée autrefois.

Mathilde vint voir sa cousine ; mais elle fut froide et resta peu. Claire eut ensuite la visite de sa mère, et elles pleurèrent ensemble, en s’occupant, à la manière des esprits impuissants, de ressasser les événements et de les déplorer, sans rien conclure ; sauf que madame Grandvaux exhorta de nouveau Claire à la patience et à la résignation, en vue du ciel et en vue du monde, qui s’accordent en cela, comme sur bien d’autres sujets.

Le souper fut aussi morne que le dîner ; M. Desfayes s’y conduisit de nouveau comme à table d’hôte, se servant lui-même, et repoussant ensuite le plat sans parler. Fernand attachait sur son père de grands yeux observateurs, et tout à coup sa petite voix claire et vibrante alla caresser de son doux timbre, ce visage sombre et rébarbatif : Papa ! papa !

Il y eut peut-être un mouvement, mais nulle réponse.

— Papa ! répéta l’enfant, et tandis que déjà les larmes lui venaient aux yeux, il souriait encore, attendant un regard. Mais ce regard ne vint pas, et la chère créature, chez qui le sentiment suppléait à la connaissance, jeta sa tête sur l’épaule de sa mère et se mit à pleurer.

— Ton père ne nous aime pas, mon Fernand, dit Claire ; car le chagrin de son enfant lui causa un élan d’indignation.

— Vous avez tort d’exciter cet enfant contre moi, s’écria M. Desfayes ; comme il faut qu’il respecte son père, je pourrais confier à d’autres qu’à vous le soin de l’élever.

Claire le regarda avec un étonnement indicible, et ses beaux yeux s’agrandirent jusqu’à ce qu’une flamme terrible les traversât.

— Ah ! vous m’ôteriez mon enfant ? dit-elle.

— Malgré vos fureurs, oui, j’en ai le droit.

— Le droit ! le droit ! répéta la jeune femme avec un éclat de rire strident. Vous êtes fou !

Elle en était si bien certaine qu’il était fou et que ce qu’il prétendait ne pouvait pas être, qu’il faillit lui-même partager cette conviction rien qu’en la voyant, calme et fière, asseoir son enfant sur ses genoux. Il sortit furieux et troublé ; mais à peine avait-il refermé la porte que Claire était saisie d’une attaque de nerfs.

Deux heures après, comme elle reposait sur son lit, brisée, elle le vit paraître devant elle, avec une expression de haine et de menace telle qu’elle en frémit jusqu’à la moelle des os.

— La lettre, demanda-t-il, qu’en avez-vous fait ?

Elle crut qu’il allait la tuer et faillit s’évanouir. Elle essaya de balbutier un mensonge.

Mais il la saisit si rudement qu’il la fit tomber du lit par terre :

— Il me la faut ; dépêchez-vous ; prenez garde ! Qu’avez-vous fait de cette lettre ? Une lettre qui était à moi !

— Ferdinand… c’est à cause de votre maîtresse que vous maltraitez votre femme ainsi !…

— Vite ! vite ! Il y a du danger pour vous, je vous le dis !

D’une seule main il la releva et la mit sur ses pieds.

— Ah ! vous me bravez comme cela ! Vous touchez à mes choses ! Vous violez mes lettres ! Vous ne savez donc pas que je puis vous fouler aux pieds, là, tous les jours, vous écraser, sans que personne le sache ? Ah ! nous verrons ! Vite la lettre !

Elle se traîna jusqu’à la commode et la lui remit. En la voyant décachetée, il jeta sur sa femme un regard terrible.

— C’est bien ! Vous m’avez trahi, vous avez porté la main sur moi ! Vous avez manqué à vos devoirs envers moi, votre mari, votre maître, que vous devez respecter et à qui vous devez obéir ! Vous êtes capable de tout ! je commence à croire que vous avez un amant ; je vous hais, et vous tuerai quelque jour !

Il était colère, despote, elle le savait bien ; le dogme de l’autorité, qui, par une combinaison d’idées, étrange au premier coup d’œil, est l’âme du protestantisme, s’était infiltré dans toutes ses veines, et il avait reçu sa part de cet âpre orgueil que l’esprit de Calvin a déposé dans ses descendants ; mais jamais Claire n’avait deviné qu’il pût la regarder un jour avec tant de haine. C’était bien la mort de tout leur passé.

À partir de ce jour, ils cessèrent entièrement de se parler, à moins qu’il n’élevât sa voix impérieuse pour ordonner quelque chose ; encore ne s’adressait-il point à sa femme directement. Ce devint un lieu sombre, glacial et maudit que cette maison, où le silence et la crainte accueillaient les pas du maître, où pendant son absence, des larmes, le plus souvent, baignaient le visage de la femme, où l’enfant attristé, maladif, ne jouait plus.

À ces repas funèbres qu’ils prenaient en commun, Claire ne fit bientôt plus qu’assister, à cause de Fernand, car son estomac contracté refusait toute nourriture. Les larmes l’épuisaient, le chagrin irritait son sang, et le peu de lait qu’elle donnait à sa petite fille rendit malade cette belle enfant, qu’il fallut sevrer, bien qu’elle n’eût pas cinq mois encore.

Deux jours après la scène qui avait eu lieu sur le Grand-Pont, Camille avait osé venir prendre des nouvelles de Claire. Elle avait tremblé en le voyant, de peur des soupçons de son mari, quoiqu’elle fût heureuse de sa présence. Au premier abord, le visage du jeune homme avait pris une expression douloureuse qu’elle comprit.

— Vous me trouvez fort changée, n’est-ce pas, monsieur ? demanda-t-elle avec un triste sourire.

Camille prit la main de Claire et la pressa longuement.

Si quelque chose pouvait vous faire du bien, madame, je vous dirais que je vous suis dévoué.

— Oh ! cela me fait beaucoup de bien, certainement.

— Merci ! Ne pourrais-je donc pas vous être bon à quelque chose ?

— Je ne crois pas. Le mal que j’éprouve, il n’est au pouvoir de personne de le faire cesser.

— Mais ne pourriez-vous pas le combattre en vous-même ? dit-il avec émotion. Il est affreux de vous voir détruire ainsi votre santé pour le crime d’un autre. Portez votre esprit sur d’autres objets ; tâchez de vous distraire, de vous consoler même…

— Se consoler de ne plus être aimée ! interrompit-elle vivement.

Camille tressaillit ; mais il ne répondit pas ; il baissa les yeux à terre, et il y eut un silence.

Puis il se mit à jouer avec le petit Fernand ; il parla des enfants, de l’éducation et d’autres sujets avec une justesse et une chaleur de sentiment qui ravirent la jeune femme. Deux heures ainsi furent bien vite passées. Quand il se leva pour prendre congé, le petit Fernand se suspendit à lui, en disant :

— Reste avec nous, toujours ?

— Me permettrez-vous de revenir, madame ? demanda Camille ; et la vivacité de ce désir éclatait dans ses yeux.

— Ce n’est guère ici l’usage, répondit-elle en baissant les yeux d’un air affligé.

— Ah ! c’est vrai ! dit le jeune homme. Oui, c’est un des plus tristes usages de ce pays que les hommes et les femmes y vivent à part, comme s’ils étaient de race différente. Cela m’avait blessé dans les mœurs, au premier abord, et maintenant… Combien j’en souffre ! ajoutait son regard.

— Reste avec nous, répétait l’enfant.

— Hélas ! je ne puis pas, répondit Camille en l’embrassant ; mais tu viendras me voir au jardin de madame Renaud, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, madame ? reprit-il, en attachant sur Claire un regard plein de prière.

— Oh !… peut-être, monsieur, répondit-elle en rougissant.

Quand il fut parti, Claire ne fit que songer à tout ce qu’il avait dit, et surtout à ce qu’il avait semblé dire.

L’arrivée de son mari la dérangea de son rêve sans la troubler autant qu’à l’ordinaire, et elle put manger un peu.

Mais le lendemain, effrayée dans sa conscience de tant songer à cet homme, qu’il ne lui était pas permis d’aimer, elle se promit de ne pas aller de toute la semaine chez madame Renaud et de cesser peu à peu ses visites dans cette maison. Puis elle se trouva la plus malheureuse des créatures, et se dit qu’elle était condamnée à souffrir toute sa vie sans aucune consolation.

Madame Renaud, qui avait appris l’aventure de la rencontre des deux rivales aux bureaux de la banque Dubreuil, accourut voir son amie, et s’exclama beaucoup de la trouver si pâle et si défaite.

Écoute, ma chère, lui dit-elle, il faut pourtant se distraire un peu. Tu serais bien folle de détruire ta santé pour un pareil mari… Ne me fais pas cet air-là. Crois-tu donc que je ne sache rien ? Il y a longtemps, va, ma pauvre petite, que je sais comment les choses vont dans ton ménage, et ce n’est que par discrétion que je ne t’en ai pas parlé. Adolphe me l’avait tant défendu ! Mais à présent c’est devenu une chose publique. Et tu peux être sûre que beaucoup de gens prennent ton parti. Mon père a fait une élégie sur toi, où il te compare à un beau fruit sain qu’un sauvage dédaigne pour un fruit véreux. Le fruit véreux nous a fait bien rire. Tu comprends ? c’est madame Fonjallaz. Enfin, vois-tu, ma pauvre Claire, il en faut prendre ton parti. Il y a même beaucoup de gens qui te blâment parce qu’ils disent que tu as tort de parler si haut, que tu prends le mauvais moyen, et que, au lieu de retenir ton mari, tu le chasses tout à fait. Moi je comprends bien ton irritation ; mais il est certain que tu as manqué de prudence. On se rend plus malheureuse en se mettant dans son tort.

Blessée de ces consolations, madame Desfayes répondit avec aigreur, et elles se séparèrent assez fâchées. Elles cessèrent de se voir pendant quelque temps, et Claire, à cause de Camille, voulut s’en applaudir ; mais elle en souffrit et ne douta pas qu’il n’en dût souffrir lui-même. Ne se montrait-elle pas ingrate envers lui ? Il lui avait témoigné tant de sympathie, un dévouement si sincère ! Mais elle sentait bien qu’elle devait le craindre, parce que c’était sa compassion à lui qui la touchait le plus. Sa sœur Anna lui était aussi bien dévouée, et Claire cependant lui savait moins de gré de son affection, en ressentait moins de douceur et y trouvait moins d’attrait.

Ce qui donne à l’amour sur le cœur et l’imagination un si grand empire, c’est qu’il offre un champ aussi vaste que la vie même, l’union complète et la perspective de l’infini dans le sentiment. L’amour maternel seul a des élans aussi puissants ; mais il n’a pas les joies nécessaires de la réciprocité ; aussi, d’après les lois mêmes de la nature, n’est-il que le prolongement et la conséquence de l’autre amour, qu’il ne peut remplacer dans l’âme humaine, créée pour les contenir ensemble. La belle et sainte amitié, quelque profonde qu’elle soit, n’a qu’un espace circonscrit par d’autres affections et d’autres intérêts. Elle est nécessairement limitée, et toute amitié qui ne l’est point est de l’amour. On ne dit pas l’amitié maternelle.

Le vide que laissait au cœur de Claire l’abandon de son mari, un autre amour le remplissait malgré elle, comme l’air un vase qu’on vient d’ouvrir. À vingt-trois ans, une honnête femme peut bien se résigner à ne pas être heureuse, mais il n’est guère en son pouvoir de ne plus aimer.

Aussi, malgré ses résolutions, se laissait-elle aller souvent à penser à Camille, quand elle était trop irritée ou trop malheureuse des souffrances continuelles qu’elle éprouvait.

Outre les duretés de M. Desfayes, elle était cruellement froissée dans son orgueil et dans sa pudeur de savoir ses chagrins en proie à l’interprétation d’autrui ; car elle s’apercevait fréquemment, à mille indices, qu’il en était ainsi. Les gens ne l’abordaient plus du même air, et, soit de leur compassion, soit de leur curiosité, soit de leurs réticences, toujours elle recevait quelque blessure.

Claire alors ressentait contre sa rivale les élans d’une haine profonde. Madame Fonjallaz l’humiliait tout en la tuant. L’amour étant la seule carrière des femmes, elles y ont mêlé nécessairement leur ambition et leur vanité, dangereuse et triste alliance, comme on le sait bien. Être délaissée aux yeux du monde, subir le triomphe de cette insolente créature, que l’amour de M. Desfayes déclarait supérieure à Claire par le témoignage le plus éclatant !… Tout concourait à pousser au désespoir cette pauvre femme, ses facultés les plus vives et les plus généreuses, comme tout ce qu’il y avait en elle de préjugés et de faiblesses.

Un soir que, pendant le sommeil de sa petite fille, elle avait conduit Fernand sur la terrasse de Montbenon, elle s’y trouva tout à coup en face de Camille. Elle avait tant pensé à lui depuis sa dernière visite, qu’elle ne put s’empêcher de rougir, et elle détourna la tête, comme si elle ne l’avait pas vu. Il vint la saluer et s’informa de sa santé.

— Vous ne sortez plus, dit-il d’un ton de reproche.

— Je viens ici quelquefois ; c’est tout près de la maison.

— Vous n’y êtes pas venue depuis trois jours, répliqua-t-il vivement.

Il fut confus ensuite d’avoir dit cela, et Claire également déconcertée ne répondit rien ; mais elle se dit en elle-même :

— Aurait-il donc passé trois jours à m’attendre ici ?

Les premières paroles de Camille répondirent à cette pensée :

— Je suis trop heureux, madame, de vous avoir rencontrée. Il me fallait de vos nouvelles. Depuis quatre longues semaines, je ne vous ai pas vue, et je craignais que vous ne fussiez malade.

— Quand je le serais, qu’importe ? dit-elle en s’asseyant sur un banc, d’un air si abattu et si découragé que le cœur du jeune homme en fut pénétré d’angoisse.

Il s’écria :

— Vous pouvez dire cela et vous êtes mère ! Si ceux qui vous aiment ne sont rien pour vous, du moins ne donnez pas pour belle-mère à vos enfants madame Fonjallaz.

Claire frémit à cette idée.

— Il faut vivre ! il faut être forte ! reprit Camille en serrant la main de la jeune femme et en s’asseyant près d’elle. Il faut confondre vos ennemis à force de courage et de dignité. Parce qu’un homme ingrat et insensé vous abandonne, vous n’êtes pas seule pour cela, Claire, vous n’êtes pas délaissée. Il y a des cœurs qui vous honorent et vous chérissent, d’autant plus fortement que vous êtes plus malheureuse. Et cet enfant d’une nature si riche et si belle dont vous avez à protéger et à conserver la vie ! Regardez autour de vous ; tout n’est-il pas rempli de grandeur et de poésie, de choses qui s’adressent à vous et vous pénètrent ? La vie, madame, serait encore belle pour vous, si vous vouliez. Quel âge avez-vous ? quelque chose de plus que vingt ans, et vous parlez de mourir ! En face de ces splendeurs éternelles, au milieu de cet air si pur, près de votre enfant ! Non ! non ! ne vous enfermez pas ainsi dans une seule pensée qui vous étreint l’âme et l’étouffe ; voyez la vie tout entière ; laissez tomber un regard sur celui qui vous parle, et vous comprendrez que la mort est loin de vous, que tout ce qui vous entoure est plein d’espoir, de force, d’amour !… Vous avez beau être pâle et languissante, Claire, ajouta-t-il d’une voix plus basse et plus douce, on ne peut comprendre, à vous voir, que vous songiez à mourir.

Elle l’écoutait avec charme. Il sentait si bien ce qu’il disait ! Son regard, sa voix, son geste, tout en lui était éloquent. Tandis que le petit Fernand élevait à leurs pieds des Alpes de sable, ils causèrent avec confiance, lui plein d’expansion et d’ardeur, elle laissant échapper à demi-mots et à demi-voix ses peines.

Nul ne vint les troubler, sauf qu’apparut tout à coup près d’eux la tête blanche du digne M. Pascoud ; mais quand il eut demandé de leurs nouvelles d’un air de tendre intérêt, il s’enfuit en les priant de ne le point déranger davantage, car il était dans tout le feu d’une poésie commençant par ces mots :

Ô lac ! ô mon beau lac ! lac tout rempli de charme !

Et il cherchait le second vers.

Le soleil se couchait derrière les plans abaissés du Jura. L’atmosphère, tempérée par les brises du lac et les courants du plateau, embaumée par les émanations des tilleuls fleuris, était délicieuse ; l’enfant, douce plante humaine, appuyé sur le sein de sa mère, au milieu de ce bien-être et de ces harmonies, souriait avec extase ; Claire, elle-même, depuis une heure, oubliait de souffrir. Cependant, au milieu du silence plein de rêves où ils venaient de tomber, quand l’horloge, frappant six coups graves, leur rappela l’heure et toutes les obligations dont elle est chargée, Claire, en soupirant, se leva.

— Déjà ! dit le visage consterné de Camille. Et, la prenant par la main, il la fit se rasseoir un instant.

— Ne trouvez-vous pas, madame, qu’il y a dans la vie des moments marqués d’un caractère ineffaçable, où tout apparaît comme éclairé d’une lumière nouvelle et transfiguré ? Les lignes de cet horizon qui nous entoure, les traits de ce paysage, l’arbre embaumé sous lequel nous sommes assis, ses fleurs blondes, son feuillage qui se découpe sur le ciel, jamais je n’avais vu tout cela si beau. Ce tableau restera dans mon souvenir tout resplendissant d’une beauté magique !

Il cessa de parler, mais ses yeux, attachés sur les yeux de Claire, achevèrent sa pensée. Elle détourna son regard en pâlissant, car c’était une impression triste et profonde qu’elle éprouvait. Elle aussi voyait ce mirage, et ce n’était pas la première fois. La poésie de l’amour avait déjà, pour elle, jeté sur la vie son tissu brillant ; mais il s’était déchiré. Maintenant… maintenant, elle avait toujours besoin d’aimer et de croire, mais ne l’osait plus.