Un crime étrange/Partie 2/Chapitre 1

Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 117-134).



DEUXIÈME PARTIE


Au pays des Saints.




CHAPITRE I


DANS LE DÉSERT DE SEL


Dans la partie centrale de l’Amérique du Nord se trouve un désert aride, effrayant. Longtemps il a marqué la limite où venait s’arrêter l’envahissement progressif de la civilisation. Limitée d’un côté par les montagnes de la Sierra-Nevada, de l’autre par celles de Nébraska, au nord par la rivière de Yellowstone et au sud par celle du Colorado, cette région semble être le domaine de la désolation et du silence. Son aspect n’est cependant pas toujours uniforme. De hautes montagnes couvertes de neige y succèdent à des vallées sombres et tristes. Tantôt des rivières au cours torrentueux se frayent un passage à travers des gorges étroites ; tantôt des plaines immenses s’étendent à perte de vue, toutes blanches l’hiver lorsque la neige les recouvre de son linceul, toutes grises l’été, grâce à la poussière alcaline dont elles sont imprégnées. Mais partout, même aspect inhospitalier, même stérilité, partout même désolation. C’est la terre du désespoir ; on n’y voit pas d’habitants. Une bande de Pawnees, ou de Peaux-Rouges, à la recherche d’un nouveau terrain de chasse, la traverse peut-être de temps à autre, mais les plus braves d’entre les braves ne se sentent rassurés que lorsqu’ils quittent ces terribles plaines pour revenir à leurs prairies habituelles. Le coyote qui se cache dans les broussailles, le vautour qui plane dans les airs, l’ours grizzli qui déambule gauchement à travers les ravins et les rochers à la recherche de sa pâture, tels sont les seuls hôtes de ces parages.

Non, il n’y a pas au monde un paysage plus mélancolique que celui de la Sierra Blanca sur son versant méridional. À perte de vue, sans un accident de terrain, coupée seulement çà et là par quelques buissons de jujubiers, s’étend la plaine immense toute semée de plaques alcalines, tandis qu’à l’horizon se profile une longue chaîne de montagnes, dont les cimes décharnées dressent vers le ciel leurs sommets neigeux. Là, partout la vie semble suspendue ; jamais un oiseau ne raie de son vol l’azur sombre du ciel ; jamais une créature quelconque ne se meut sur cette terre grise, et l’impression qui domine toutes les autres est celle d’un silence intense, absolu. Tendez l’oreille : pas un son ne troublera la désolation de ce désert sauvage ; le silence, rien que le silence, un silence qui vous glace le cœur. Mais peut-on vraiment dire que rien ne rappelle l’existence de créatures vivantes ? Si du haut de la Sierra Blanca vous examinez la plaine, vous distinguerez une piste qui, serpentant à travers le désert, va se perdre dans l’éloignement. Bien des roues y ont laissé leur trace, bien des aventuriers l’ont foulée ! Çà et là des taches blanches brillent au soleil plus blanches que le sol sur lequel elles se détachent. Approchez, regardez bien : ce sont des ossements ; les uns forts et grossiers, les autres petits et fins, ossements de bestiaux, ossements humains. Pendant 1500 milles cette route des sombres caravanes est ainsi jalonnée par les squelettes qui sont tombés sur son parcours.

Le 4 mai 1847, un voyageur solitaire contemplait du haut d’un de ces sommets ce paysage désolé. Était-ce le génie, le démon familier de ces parages ? À le voir, il était difficile de lui donner un âge : quarante ans, soixante peut-être, on ne savait. Sa figure était maigre, ses traits tirés ; sa peau jaunie se collait comme un vieux parchemin sur la saillie des os ; des fils blancs sillonnaient la masse brune de ses cheveux et sa barbe était toute embroussaillée ; ses yeux, profondément enfoncés dans leur orbite, jetaient une lueur singulière ; enfin sa main, crispée sur son fusil, était aussi décharnée que celle d’un squelette. Pour se soutenir, il était obligé de s’appuyer sur son arme et cependant sa haute taille et sa puissante ossature semblaient révéler la force et la vigueur. Mais sa face amaigrie, ses vêtements trop larges qui flottaient sur des membres décharnés, indiquaient trop clairement la cause de cette apparence misérable : cet homme se mourait de faim et de soif.

Péniblement il était descendu dans le ravin ; plus péniblement encore il avait remonté la pente opposée, dans l’espoir, hélas ! superflu, d’apercevoir du sommet de la hauteur quelque indice qui révélât la présence de cette eau si désirée. Mais aussi loin que la vue pouvait s’étendre, rien, pas un arbre, pas une plante indiquant une source, une mare quelconque ; l’immensité de la plaine de sel et à l’horizon les hautes montagnes qui formaient une ceinture menaçante. C’était le désert, tout espoir était bien perdu. En vain son œil hagard avait sondé l’espace du nord au sud, de l’est à l’ouest. Il comprit que c’était la fin, qu’il arrivait au terme de son voyage et que là, sur ce rocher dénudé, il ne lui restait plus qu’à mourir. « Pourquoi pas ? murmura-t-il, en s’asseyant sous l’abri d’une pierre géante, pourquoi pas ? autant maintenant que plus tard, autant ici que dans un bon lit. »

Tout en s’asseyant il jeta à terre, en même temps que son fusil, devenu inutile, un fardeau volumineux qu’il avait porté jusque-là sur son épaule. C’était un gros paquet, enveloppé d’une couverture grisâtre et trop lourd évidemment pour ce qui lui restait de forces. De ce paquet sortit un petit cri plaintif et une figure d’enfant apparut, avec de grands yeux brillants et effarés, tandis que deux petites mains se crispaient convulsivement.

« Vous m’avez fait mal, dit une voix enfantine d’un ton de reproche.

— Oh ! vraiment, reprit l’homme tout confus. Je ne l’ai pas fait exprès. » Tout en parlant, il défit le châle et en sortit une petite fille d’environ cinq ans. À ses jolis souliers, à sa gentille robe rose, à son petit tablier blanc, on reconnaissait la sollicitude d’une mère. L’enfant était bien pâle, mais ses bras potelés, ses jambes encore fortes montraient qu’elle avait cependant moins souffert que son compagnon.

« Et maintenant comment cela va-t-il ? » dit l’homme avec inquiétude, en voyant qu’elle frottait encore le haut de sa tête sous les boucles blondes et soyeuses qui la recouvraient.

« Embrassez-moi là pour que ça ne fasse plus mal, dit-elle avec un grand sérieux. C’est comme cela que maman faisait toujours. Où est-elle maman ?

— Maman est partie. Mais je pense que tu vas bientôt la rejoindre.

— Partie ? dit la petite fille. Tiens, c’est curieux, elle ne m’a pas dit adieu ; elle me disait toujours adieu lorsqu’elle allait prendre le thé chez tante, et maintenant voilà trois jours qu’elle est partie ! Mais il fait soif, dites. Est-ce qu’il n’y a pas d’eau et puis quelque chose à manger ?

— Non, hélas ! ma chérie. Un peu de patience seulement et puis tu n’auras plus besoin de rien. Appuie ta tête sur moi, comme cela, tu seras mieux. Quoiqu’il ne soit pas facile de causer quand on a les lèvres racornies comme un vieux cuir desséché, je crois malgré tout, petite, qu’il vaut mieux te dire de quoi il retourne,… mais qu’est-ce que tu tiens donc là ?

— Oh ! de jolies choses, de bien jolies choses, s’écria la petite toute joyeuse, en montrant deux fragments de mica qui brillaient au soleil. Lorsque nous reviendrons à la maison je les donnerai à mon petit frère Bob.

— Attends seulement un peu, et tu verras des choses bien plus jolies encore, murmura l’homme ; mais laisse-moi te parler. Tu te rappelles lorsque nous avons quitté la rivière ?

— Oh, oui !

— Eh bien ! nous comptions trouver bientôt un autre cours d’eau, seulement nous avons fait une erreur avec les compas, ou avec la carte, ou avec je ne sais quoi ; ce qu’il y a de sûr, c’est que nous ne l’avons pas trouvé. Notre eau s’est épuisée, sauf quelques gouttes que nous avons réservées pour toi, et puis…, et puis….

— Et puis, interrompit gravement la petite en fixant les yeux sur la figure poussiéreuse de son compagnon, et puis, vous n’avez pas eu de quoi vous laver.

— Non, ni de quoi boire non plus, et M. Bender a succombé le premier, ensuite ç’a été le tour de l’indien Pete, puis de Mme Mac Gregor et de Johnny Hones, enfin, chérie, ta mère….

— Quoi, maman aussi est morte ! » cria la petite fille, en se cachant la tête dans son tablier pour éclater en sanglots.

« Oui, ils sont tous morts, excepté nous deux. Alors j’ai pensé que nous avions des chances de trouver de l’eau par ici ; je t’ai prise sur mon épaule et nous sommes partis ainsi à l’aventure ; je crois que nous n’avons guère réussi et il ne nous reste plus grand espoir maintenant.

— Voulez-vous dire que nous allons mourir aussi ? demanda l’enfant, cessant brusquement de pleurer et levant vers son compagnon sa figure inondée de larmes.

— Je crois bien que c’est là ce qui nous attend.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? fit-elle avec un rire joyeux. Comme vous m’avez fait peur ! Du moment que nous serons morts, nous rejoindrons maman, bien sûr.

— Oui, ma chérie, tu la rejoindras.

— Et vous aussi. Et je lui dirai combien vous avez été bon. Je parie qu’elle viendra au-devant de nous à la porte du ciel avec une grande cruche pleine d’eau et avec beaucoup de gâteaux de sarrasin, tout chauds et bien grillés des deux côtés, comme Bob et moi les aimions tant. Mais combien de temps allons-nous attendre ?

— Je ne sais trop, pas bien longtemps toujours. »

Les regards de l’homme s’étaient dirigés vers l’horizon dans la direction du nord. Sur l’azur du ciel il avait distingué trois petits points sombres, qui grandissaient à vue d’œil en se rapprochant rapidement. C’étaient trois grands oiseaux au plumage foncé qui se mirent à décrire des cercles au-dessus des deux voyageurs et finirent par se poser sur un rocher qui les surplombait. Les vautours arrivaient, leur présence était un signe avant-coureur de mort.

« Oh ! des coqs et des poules », cria la petite toute joyeuse, à la vue de ces sinistres messagers. Et elle se mit à taper ses mains l’une contre l’autre pour les faire lever. « Dites, est-ce que c’est Dieu qui a créé ce pays-ci ?

— Certainement c’est lui, répondit son compagnon, interloqué par cette singulière question.

— Non, non, continua l’enfant, c’est bien lui qui a fait l’Illinois et le Missouri, mais je parierais que c’est quelqu’un d’autre qui a créé la contrée où nous sommes ; car elle n’est pas à moitié aussi bien faite. On y a oublié l’eau et les arbres.

— Si tu récitais un petit bout de prière ? reprit l’homme timidement. Qu’en penses-tu ?

— Mais la nuit n’est pas encore venue ! reprit-elle.

— Peu importe, s’il n’est pas tout à fait l’heure, je suis sûr que le bon Dieu n’y fera pas attention. Répète donc les prières que tu disais tous les soirs sur le chariot lorsque nous étions encore, dans la prairie.

— Pourquoi n’en dites-vous pas vous-même ? demanda l’enfant en le regardant avec des yeux étonnés.

— Je les ai oubliées, répondit-il. Je n’étais pas moitié si haut que ce fusil, que déjà j’en avais perdu l’habitude, mais je pense qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire. Dis les tiennes tout haut, et je m’y associerai et accompagnerai les réponses.

— Alors il faut vous mettre à genoux avec moi, dit-elle en étendant le châle par terre ; puis vous joindrez les mains comme ceci, et vous vous sentirez meilleur. »

Spectacle étrange que les vautours étaient seuls à contempler ! L’enfant espiègle et le vieil aventurier étaient agenouillés côte à côte sur l’étroite couverture. La petite fille aux joues roses et rebondies se tournait vers le ciel pur et radieux en même temps que la figure hâve et décharnée. Ces deux êtres si dissemblables sentaient leur cœur s’élever d’un même élan vers cet être suprême avec lequel ils s’entretenaient face à face. Et les deux voix, l’une argentine et pure, l’autre profonde et rude, s’unissaient pour implorer la miséricorde divine. La prière finie, ils reprirent leur place à l’abri du rocher, jusqu’à ce que l’enfant s’endormit pelotonnée sur la large poitrine de son protecteur. Celui-ci veilla pendant quelque temps sur son sommeil, mais à la fin la nature l’emporta. Pendant trois jours et trois nuits il ne s’était pas accordé un instant de repos, aussi ses paupières s’abaissèrent peu à peu sur ses yeux fatigués, sa tête se pencha de plus en plus sur sa poitrine et la barbe grisonnante de l’homme vint se mêler aux boucles blondes de l’enfant. Tous deux étaient abîmés dans le même sommeil lourd et sans rêve.

Si le voyageur était resté éveillé encore quelques instants, un singulier spectacle eût bientôt frappé ses regards. À l’extrémité de la grande plaine de sel, au loin, tout au loin, apparut d’abord un petit tourbillon de poussière. Très léger au début, à peine distinct même, il grandit peu à peu de façon à former un nuage épais qui s’avançait lentement. Mais ce nuage, d’où provenait-il ? Dans une région plus fertile, on aurait cru à la présence d’un de ces grands troupeaux de bisons qui errent en paissant dans la praire ; seulement dans des parages aussi désolés, une telle hypothèse était inadmissible. Lorsque ce nuage de poussière se fut rapproché du rocher qui abritait les deux voyageurs égarés, on put distinguer, à côté de chariots recouverts de toile, la silhouette de cavaliers armés. C’était donc une caravane en marche dans la direction de l’ouest. Mais combien immense ! Les premiers rangs avaient déjà atteint le pied des montagnes, que les derniers n’étaient pas encore visibles à l’horizon. Tous ces éléments divers, fourgons et charrettes, cavaliers et piétons, s’égrenaient d’un bout à l’autre de l’énorme plaine. Les femmes chancelaient sous des fardeaux trop lourds, les enfants marchaient d’un pas mal assuré, ou montraient leurs figures curieuses sous la bâche des chariots. Certes, ce n’étaient pas là des émigrants ordinaires, c’était plutôt un peuple nomade, contraint par des circonstances cruelles à se mettre en quête d’une nouvelle patrie. De toute cette masse grouillante s’élevaient des clameurs confuses que dominaient le grincement des roues et le hennissement des chevaux. Ce tumulte ne parvint cependant pas à tirer de leur engourdissement les deux malheureux endormis sur le sommet du rocher.

En tête de la colonne marchaient une vingtaine d’hommes armés de fusils ; leurs traits étaient sévères, leur visage aussi sombre que leurs vêtements. Arrivés au bas de la falaise, ils firent halte et tinrent brièvement conseil entre eux.

« Les puits sont sur notre droite, frères », prononça l’un d’eux. Celui qui venait de parler était un individu au regard d’acier, aux lèvres minces ; son menton était complètement rasé, ses cheveux grisonnaient.

« À droite de la Sierra Blanca, nous tomberons sur le Rio Grande, dit un autre.

— Ne craignons pas de manquer d’eau, s’écria un troisième. Celui qui a su faire jaillir la source du rocher n’abandonnera pas maintenant son peuple d’élection.

— Amen, amen ! » répondit toute la troupe.

Ils allaient se remettre en marche lorsqu’un des plus jeunes, doué d’une vue perçante, poussa une exclamation, en montrant du doigt la falaise dénudée qui les dominait. Tout en haut, un petit lambeau d’étoffe rose voltigeait au vent, piquant une note brillante et gaie sur la tonalité grise du rocher. Tous arrêtèrent leurs chevaux et saisirent leurs fusils, tandis que d’autres cavaliers accoururent au galop pour renforcer l’avant-garde. Le mot redouté de « Peaux-Rouges » était sur toutes les lèvres.

« Il ne peut y avoir un bien gros parti d’Indiens par ici, dit le vieillard, qui semblait être le chef. Nous avons dépassé la région des Pawnees et nous ne devrions pas rencontrer d’autres tribus jusqu’à ce que nous ayons franchi la grande chaîne de montagnes.

— Voulez-vous me permettre d’aller en reconnaissance, frère Stangerson ? demanda un de la bande.

— Moi aussi, moi aussi, crièrent une douzaine de voix.

— Laissez vos chevaux ici ; nous vous y attendrons », répondit le chef.

En un instant les plus jeunes eurent sauté à terre, entravé leurs montures et ils se mirent à escalader les pentes abruptes, au sommet desquelles flottait le chiffon qui les intriguait tant. Ils avançaient rapidement et sans bruit avec la sécurité et l’adresse de gens rompus au métier d’éclaireurs. Ceux qui étaient restés dans la plaine les suivaient des yeux et les voyaient sauter de rocher en rocher jusqu’à ce qu’enfin leur silhouette se détachât sur la ligne bleuâtre du ciel. Le jeune homme, qui le premier avait donné l’alarme, marchait en tête ; tout à coup ses compagnons le voyant lever les bras dans un geste d’étonnement, accoururent à sa hauteur et restèrent également frappés de stupeur devant le spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

Sur le petit plateau qui couronnait le rocher s’élevait une pierre gigantesque. Sous l’abri qu’elle offrait, un homme de haute taille, à la barbe inculte, fortement charpenté, bien que maigre comme un squelette, était étendu. Sa figure calme, sa respiration régulière montraient qu’il était profondément endormi. Autour de son cou basané et musculeux s’enroulaient les bras potelés et blancs d’un enfant qui reposait tout contre lui, et cette tête blonde et dorée s’appuyait sur la poitrine de l’homme, se faisant un oreiller de sa vieille veste de velours. Ses lèvres roses étaient entr’ouvertes, montrant une rangée régulière de dents très blanches et un joyeux sourire illuminait ses traits enfantins. Les petites jambes bien rondes portaient des chaussettes blanches, et de jolis souliers, ornés de boucles brillantes, recouvraient les pieds mignons. Tout cela formait un contraste étrange avec l’aspect de son compagnon. Au-dessus d’eux sur le bord du rocher, trois énormes busards se tenaient gravement immobiles ; mais à la vue des nouveaux arrivants ils se mirent à pousser, d’une voix rauque, de longs cris de désappointement et prirent le parti de s’envoler lourdement. Ce bruit réveilla les deux dormeurs ; se redressant effarés, ils ouvrirent des yeux stupéfaits en apercevant des êtres humains si près d’eux. L’homme sauta sur ses pieds et, jetant ses regards sur la plaine, déserte quelques instants auparavant, il la vit peuplée par cette multitude d’hommes et d’animaux. Sa figure prit alors une expression d’incrédulité bizarre et il passa sa main osseuse sur ses yeux. « Voici, je suppose les hallucinations qui commencent », murmura-t-il. La petite fille debout à côté de lui, le tenait par le pan de son vêtement sans rien dire, mais elle contemplait tout cela avec le regard curieux et chercheur de l’enfance.

Les gens qui arrivaient ainsi au secours des deux pauvres égarés leur prouvèrent bientôt qu’ils n’étaient pas de simples apparitions. L’un d’eux prit l’enfant et la hissa sur son épaule, tandis que deux autres offrirent leur appui à l’homme pour le ramener vers leurs chariots.

« Je m’appelle John Ferrier, dit le voyageur ; de vingt et un émigrants, cette enfant et moi sommes les seuls survivants. Tous nos compagnons sont morts de faim et de soif, là-bas vers le sud.

— Est-ce votre fille ? demanda une voix.

— Je pense que maintenant j’ai bien acquis le droit de l’appeler ainsi, reprit-il d’un air de défi ; elle est à moi puisque je l’ai sauvée et personne ne viendra me la prendre. À partir de ce jour elle se nomme Lucy Ferrier. Mais qui êtes-vous donc ? ajouta-t-il en regardant avec curiosité ses sauveurs, hommes robustes et tout brûlés par le soleil. Comme vous êtes nombreux !

— Nous sommes environ dix mille, dit l’un des jeunes gens, nous sommes les enfants persécutés de Dieu, les élus de l’ange Merona.

— Je n’ai jamais entendu parler de lui, dit le voyageur, mais il m’a l’air de s’être payé un joli lot d’élus.

— Ne vous moquez pas de ce qui est sacré, reprit l’autre sévèrement. Nous sommes de ceux qui croient aux écrits saints tracés en caractères égyptiens sur des plats d’or battu, à ces écrits qui ont été transmis à saint Joseph Smith, à Palmyre. Nous venons de Nauvoo dans l’Illinois, où nous avions construit notre temple. Nous cherchons un refuge contre l’homme injuste et contre l’impie, quand même nous ne devrions le trouver qu’au centre du désert. »

Le nom de Nauvoo réveilla évidemment les souvenirs de John Ferrier.

« Je sais, dit-il, vous êtes les Mormons.

— Nous sommes les Mormons, répondirent ses compagnons d’une seule voix.

— Et où allez-vous ?

— Nous ne le savons pas. La main de Dieu nous guide par l’intermédiaire de notre Prophète. C’est devant lui qu’il vous faut comparaître, car lui seul peut décider de votre sort. »

À ce moment, ils étaient arrivés au pied de la montagne. La foule les entourait, les femmes avec une figure pâle, un aspect résigné, les enfants vigoureux et ne pensant qu’à rire, les hommes, l’œil défiant, et sévère. De tous côtés on entendait des exclamations d’étonnement et de pitié, à la vue de ces deux étrangers, l’un si jeune, l’autre si misérable. Toutefois on ne leur permit pas de s’arrêter et ils continuèrent leur chemin suivis par des flots de Mormons. Ils arrivèrent enfin à un grand char de dimensions tout à fait extraordinaires ; la richesse et l’élégance de son extérieur étaient remarquables. Six chevaux le traînaient, tandis que toutes les autres voitures n’étaient attelées qu’à deux ou au plus à quatre chevaux. À côté du conducteur était assis un homme qui n’avait pas dépassé la trentaine ; cependant sa tête puissante, l’expression de commandement qui luisait dans son regard, révélaient bien qu’il était le chef. En voyant cette troupe s’avancer, il déposa un livre relié en cuir brun qu’il était en train de lire et se prit à écouter attentivement le récit qu’on lui fit de l’épisode. Puis il se tourna vers les deux égarés.

« Si nous vous prenons avec nous, dit-il, d’un ton solennel, ce ne peut être qu’à titre de vrais croyants, fidèles à notre foi. Nous ne voulons pas de loups dans notre bergerie. Il vaudrait mieux pour vous que vos os restassent à blanchir dans ce désert que d’être le fruit gâté qui peu à peu corrompt toute la corbeille. Acceptez-vous ces conditions pour venir avec nous ?

— Vous pensez bien que pour cela j’accepterais n’importe quoi », s’écria Ferrier avec tant de conviction que les vieillards eux-mêmes, malgré toute leur gravité, ne purent retenir un sourire, Le chef seul conserva son air grave et sévère.

« Prenez-le, frère Stangerson, dit-il, donnez-lui à manger et à boire ainsi qu’à l’enfant, puis, à vous la tâche de lui enseigner nos croyances. Maintenant partons, allons, allons vers Sion.

— Allons, allons vers Sion », hurla la foule des Mormons et ces mots, répétés de bouche en bouche par la longue caravane, formèrent un murmure semblable à celui des vagues, allant toujours s’affaiblissant jusqu’à ce qu’il s’éteignit dans le lointain. Le claquement des fouets, le grincement des roues se fit entendre de nouveau et toute cette multitude se remit en marche, déroulant toujours, tel qu’un immense serpent, ses anneaux dans la plaine. L’Ancien auquel les deux pauvres voyageurs avaient été confiés les conduisit à son chariot où déjà un repas avait été préparé pour eux.

« Vous vous installerez là, dit-il. Dans quelques jours vous serez remis de vos fatigues. En attendant rappelez-vous que maintenant et pour toujours vous partagez notre foi. Brigham Young l’a dit et il a parlé avec la voix de Joseph Smith qui est la voix de Dieu ! »