Un Voyageur français dans l’Ethiopie méridionale/02

UN
VOYAGEUR FRANCAIS
DANS L'ETHIOPIE MERIDIONALE

II.
LA MISSION DE M. ARNOUX.


I

Cependant le roi Minylik n’oubliait pas ses promesses ; il avait juré de venger le meurtre des deux Français assassinés par les Adels ; depuis quelques jours déjà, des corps d’armée se réunissaient à Litché. Au signal donné, ces troupes, commandées par Bâcha Mokraé et Dedjaz Woldé Mikael, deux des plus vaillans généraux du roi, fondent sur les basses terres, cernent les tribus des Adels, à qui la crue de l’Awach ne permet pas de s’enfuir, massacrent plus de cinq cents hommes, brûlent les huttes, enlèvent les troupeaux et ramènent avec eux plusieurs centaines de femmes et d’enfans prisonniers. M. Arnoux avoue qu’en lui-même il regretta presque que ses pauvres compagnons eussent été si bien vengés.

Lorsqu’un étranger arrive au Choa, il est reçu aux frais du roi, lui et sa suite, logé, nourri, et, si c’est un personnage que le roi honore, un nombreux domestique est mis à sa disposition ; en même temps un chef ou choum est chargé de veiller à ce qu’il ne manque de rien. Ainsi pour M. Arnoux : sa maison était montée sur le pied des grands du pays et ne comptait pas moins de seize serviteurs ; Azadj Woldé Gabriel prenait soin de lui procurer les provisions nécessaires, qu’augmentaient encore largement les envois des amis. Tous les dimanches donc il recevait un bœuf gras, tous les trois jours un mouton, tous les jours deux poules, douze œufs, deux jarres de tedj ou hydromel, deux jarres de bière d’une contenance de douze à quinze litres, soixante enjerras, sorte de galette plate, et mesurant 60 centimètres de diamètre environ, un berillé ou carafon d’araki, puis du café, du beurre, du miel à profusion, des épices. Au jour et à l’heure indiqués, ces présens arrivaient régulièrement ; on appelle cela le durgo. Il y avait toujours en réserve dans la prairie auprès de la maison plus de deux cents poules, quinze ou vingt moutons et huit ou dix bœufs, sans parler de quatre vaches laitières.

Si avantageux que puisse être pour le voyageur cet usage hospitalier, on en comprend sans peine les inconvéniens. C’est le pays où il se trouve qui fournit à ses dépenses, et quand sa suite est nombreuse, quand son séjour se prolonge, comme il arrive, la charge ne laisse pas d’être onéreuse, les peuples souffrent et murmurent. D’ailleurs ces générosités maintiennent l’étranger dans une dépendance absolue vis-à-vis du roi, et si la situation n’est pas autrement déplaisante pour celui qui vient en passant, elle n’est plus acceptable quand on veut s’établir dans le pays. M. Arnoux fit donc observer au roi qu’il ne faudrait plus à son retour recourir au système du durgo. Pour que l’installation française au Choa fût sérieuse et durable, il était nécessaire que les colons fussent réellement chez eux et à même de se suffire sans rien demander au pays. Le roi voudrait bien en conséquence leur céder en toute propriété une étendue de terre suffisante, non loin de la frontière ; on fonderait là une vraie ville française avec des ateliers pour tous les arts et les métiers, des écoles pour la jeunesse, une imprimerie, une pharmacie ; Minylik consentit à tout, et il fut décidé que M. Arnoux irait lui-même en compagnie d’Azadj Woldé Tsadek choisir l’emplacement qui lui conviendrait et dont il recevrait un titre de possession en règle.

C’est ainsi que le voyageur amenait peu à peu le roi aux idées et aux coutumes de l’Europe. La seule mesure usitée en Ethiopie est la coudée ; l’acheteur se fait toujours accompagner d’un camarade qui a les bras longs, le vendeur au contraire mesure avec des bras courts ; de là des contestations interminables. M. Arnoux avait apporté avec lui plusieurs mètres en bois et une roulette de dix mètres en étoffe ; il engagea vivement le roi à adopter le système décimal, mesure uniforme et constante, et, pour mieux le convaincre, choisissant deux hommes, l’un de taille moyenne, l’autre un peu plus grand, avec un mètre il prit mesure de leurs liras ; la coudée du premier arrivait juste à 50 centimètres, tandis que l’autre dépassait de trois ou quatre ; la démonstration ne pouvait être plus concluante.

La mesure de capacité est le daoula, qui équivaut à 200 litres environ et varie, selon les pays, de 10 à 40 litres en plus ou en moins. M. Arnoux n’eut pas de peine à démontrer au roi les avantages du litre comme il l’avait fait pour le mètre. Quant à l’unité de poids introduite en Ethiopie par les marchands musulmans, c’est le rotoli ; 10 ou 12 rotolis, suivant la contrée, forment un ferossola ; le rotoli est au Choa de 450 grammes, poids net de 18 talaris de Marie-Thérèse, mais à Massaouah il n’en vaut que 16, et 14 seulement en d’autres endroits. Le café est vendu sur le marché de Rogué à la mesure du daoula ; dans le Choa, il se vend au rotoli, la cire également ; l’ivoire seul se pèse par okiés de 40 rotolis équivalant à 18 kilogrammes.

M. Arnoux s’était muni en partant d’Europe d’une romaine et d’une balance pour peser l’or et la monnaie ; il avait apporté aussi un certain nombre de pièces d’or, d’argent et de bronze. Il expliqua au roi que quarante pièces de 5 francs pèsent 1 kilogramme, que, chaque pièce pesant 25 grammes, cela faisait 1,000 grammes, que 1,000 grammes ou 1 kilogramme sont chez nous l’unité de poids, et, se servant de la balance de précision, il lui en fit connaître les subdivisions ; il se mit ensuite à peser des marchandises avec la romaine en comptant par kilogrammes. Les chiffres étaient comparés à ceux donnés précédemment en rotolis par les magasiniers du roi et s’accordaient parfaitement, ce qui frappa vivement Minylik et toute l’assistance. Même Azadj Woldé Tsadek, grand maître du palais, s’étant fait aussitôt enseigner les chiffres français, ne voulut plus se servir que de la romaine pour faire les pesées que lui commandait sa charge.

Les anciens empereurs d’Ethiopie frappaient la monnaie à l’imitation des Byzantins. Aujourd’hui la seule monnaie usitée dans le pays est, chose bizarre, le talari, ou thaler d’argent à l’effigie de Marie-Thérèse d’Autriche. Ces talaris, valant environ 5 fr. 25 cent., sont frappés à Trieste et spécialement destinés au commerce de l’intérieur de l’Afrique où les importent les marchands juifs et musulmans. Dans les pays gallas, le talari est peu connu ; les trafiquans d’esclaves se procurent avec des étoiles, des verroteries, du sel et la quincaillerie commune la chair humaine volée sur les marchés et sur les routes par leurs coreligionnaires ; quant aux marchands de Gondar qui fréquentent Massaouah, leur commerce consiste principalement en ivoire, café, musc et poudre d’or ; c’est du sud qu’ils tirent ces riches produits, et le voyage des caravanes dure souvent un an ou deux : avant de se présenter, sur les marchés gallas, ils achètent avec leur argent des troupeaux de bœufs qu’ils échangeront ensuite contre des marchandises indigènes.

Le sel joue un grand rôle dans le commerce des Gallas, car chez eux il manque complètement. Celui qu’on leur apporte est extrait d’une montagne de sel gemme considérable qui se trouve dans l’Ethiopie du nord sur la route de Massaouah au Tigré : il se débite en petits pains très durs, de 20 centimètres de long sur 4 de large et autant d’épaisseur, un peu amincis des deux bouts, ayant tout à fait la forme et la grosseur d’une pierre à aiguiser les faux ; il sert dans le Choa et dans toute l’Ethiopie de monnaie divisionnaire du talari. La valeur varie suivant les besoins depuis huit jusqu’à douze sels pour un talari ; dans les pays gallas, dans le Gouragué, à Abba-Giffar, il subit les mêmes variations ; seulement, par suite des transports, de l’humidité, et aussi de la cupidité des trafiquans qui les rognent comme autrefois chez nous on rognait les pièces d’or, le volume des pains va toujours diminuant à mesure qu’ils s’éloignent du point de départ.

M. Arnoux expliqua au roi que les thalers allemands et les pains de sel ne sont pas une monnaie nationale, que tous les princes, grands et petits, qui ont un peuple à gouverner, frappent monnaie à leur effigie, que c’est même là leur première préoccupation ; il lui fit voir alors des pièces de 1, de 2 et de 5 francs, de 50 centimes, d’autres de 5 et de 10 centimes ; le roi admira surtout la monnaie divisionnaire. « Une fois la route frayée, poursuivit M. Arnoux, il serait facile avec un petit outillage et un personnel choisi d’établir au Choa un hôtel des monnaies ; on démonétiserait le talari, on frapperait des pièces de toute valeur à l’effigie du roi Minylik, on exploiterait à son compte les mines d’or des Gallas ; le précieux métal ne serait plus porté, comme aujourd’hui, à l’état brut sur les marchés égyptiens de la côte. » Le roi goûta fort ce projet et pria son hôte de s’en occuper dès qu’il serait en Europe ; il désirait aussi beaucoup l’installation d’une papeterie. Certes ce n’est pas le textile qui manquera ; les plantes fibreuses propres à cet usage abondent dans le pays et fourniront un papier excellent.

Cependant la présence de Minylik était devenue nécessaire à Woreillou ; un terrible orage grondait dans le nord et menaçait les frontières. A Litché, à cause de l’éloignement, les nouvelles n’arrivaient que fort tard et toujours un peu confuses ; voici pourtant ce qu’on apprit par la suite. Reprenant les projets de Méhémet-Ali et rêvant lui aussi la fondation d’un immense empire africain, Ismaïl-Pacha venait de lancer sans provocation toutes ses troupes à la conquête de l’Ethiopie. Au nord, trois corps d’armée envahissaient le Tigré par Massaouah ; à l’est, Raouf-Pacha poussait sur Harrar et Munzinger attaquait l’Aoussa ; au sud, le colonel Gordon, remontant le cours du Nil-Blanc, devait faire sa jonction avec Raouf-Pacha dans le Gouragué, sur les terres mêmes du roi de Choa, tandis qu’une flottille débarquait sur la côte de Zanzibar Mac Killop-Pacha et un millier d’hommes. Avec ses troupes disciplinées, son artillerie du nouveau système, ses fusils Remington, ses officiers européens, le khédive croyait évidemment ne faire qu’une bouchée de ces Abyssins[1], mal organisés, mal armés, qu’il enfermait dans un cercle de fer. Du reste, il avait pris ses précautions pour n’être pas inquiété. À Massaouah, la poste avait été supprimée ; tous les Européens qui se trouvaient dans cette île avaient reçu défense d’en sortir ; en même temps le silence des personnes qui auraient pu donner l’éveil était secrètement acheté à beaux deniers comptans ; il s’agissait de tromper l’Europe et de déguiser sous les grands noms de civilisation et de progrès une des plus injustes attaques dont fasse mention l’histoire de ces contrées.

Le roi partit pour Woreillou le dernier jour d’octobre ; mais auparavant il avait donné ordre à Oullassema Awegas de s’entendre avec les Adels et de leur rendre leurs prisonniers et leurs troupeaux, à la condition qu’ils s’engageraient à protéger la caravane et à l’escorter dans le désert. Déjà la plupart des chameaux et une bonne partie de marchandises étaient réunis ; désireux de fournir au commerce français des renseignemens positifs, M. Arnoux prenait soin de recueillir des échantillons des produits du pays. La culture est encore ici dans son enfance : le seul engrais dont on se serve est celui que fournit la combustion sur place des mauvaises herbes et des broussailles ; on gratte la terre avec une charrue toute primitive, comme celle des Kabyles, munie au bout d’une pointe en fer, le plus souvent en bois dur ; pourtant, grâce à l’heureuse combinaison des pluies et des chaleurs, le cultivateur obtient sans trop de peine jusqu’à trois récoltes à l’année ; les plantes légumineuses et oléagineuses alternent dans l’assolement avec les céréales.

Les blés sont de très belle qualité, blés durs comme le taganrog et tendres comme nos touselles de Provence ; l’orge vient aussi fort bien ; le tef donne une toute petite graine qu’on a souvent comparée au millet, sa tige, frêle et mince comme un fil, n’atteint pas moins de 50 à 60 centimètres de haut ; il y a plusieurs variétés de couleur dans les graines ; la blanche est la plus estimée, et l’on fait avec elle le tavieta de luxe ; c’est un pain en forme de galette, très léger, très blanc, mais fort peu nutritif. Parmi les légumes, on trouve le chimbera, sorte de pois dont les indigènes se montrent également très friands, le pois chiche, la petite fève, le haricot blanc et de couleur, le dourrah, le maïs, qui atteint un beau développement. Peu de lin, à cause des soins qu’il exige ; en revanche le coton est bien cultivé, il est vrai qu’on n’a pas besoin de l’arroser comme en Égypte : on le file et on le tisse à la main et l’on en fait de très bonnes toiles ; c’est une des industries du pays. La canne à sucre est cultivée également, mais en petite quantité, et l’on n’en tire aucun parti industriel. Le sésame, le safran réussissent fort bien ; l’indigo vient naturellement, le sol en est couvert ; le ricin, même sans culture, est bien plus puissant qu’en Égypte. Une foule d’arbres fruitiers, le pêcher, le grenadier, le prunier, se rencontrent à l’état sauvage ; les citronniers, les orangers, donnent des fruits énormes, succulens et parfumés ; les cédrats sont tout particulièrement exquis, on les mange crus comme des melons ; seul le bananier est l’objet de quelques soins. Le piment rouge, le poivre rouge ou berberi, l’ail, l’oignon, le cardamome, le gingembre, une foule d’épices et de plantes aromatiques sont les produits naturels du pays. Quant à la vigne, on la trouve un peu partout, à l’état sauvage, et, si naguère elle fut l’objet d’une culture suivie, car beaucoup de voyageurs, Sait, Lefèvre, Tamisier, ont parlé du vin d’Ethiopie, il semble que la tradition s’en soit perdue ; du moins M. Arnoux, pendant son séjour au Choa, n’a-t-il eu jamais l’occasion de voir du vin ni d’en goûter ; il n’est pas douteux cependant que la vigne ne puisse donner sous ce climat des résultats magnifiques.

Mais le principal élément de richesse que possède l’Ethiopie, c’est le café. Le caféier est cultivé dans le pays d’Harrar, au sud-ouest du Choa, où les habitans le sèment grain à grain dans un terrain parfaitement fumé et arrosé ; mais dans les pays gallas, à Kaffa, dans le Gouragué, cet arbuste naît et grandit naturellement au milieu des forêts ; quand il est arrivé à une certaine hauteur, on le soigne et on en recueille les fruits, qui trop souvent moisissent dans les dépôts faute de débouchés. L’étendue de ces pays est immense, et il est malaisé d’apprécier de prime abord la quantité de café que le commerce en pourrait tirer ; pourtant l’exportation se chiffre déjà par plusieurs centaines de mille de kilogrammes annuels ; d’autre part la qualité est bien supérieure à celle des cafés de Moka : on sait aujourd’hui que le nom même de la précieuse fève vient de Kaffa, son vrai lieu d’origine. M. Arnoux a vu des caféiers dans l’Argoba ; les arbustes, très mal soignés du reste, atteignaient une hauteur de 3 mètres et plus, ils étaient tout chargés de ces baies rouges qui enferment le grain et qui les faisaient ressembler à des cerisiers sauvages. Le musa ensete est un arbuste de la famille des palmiers dont les feuilles toujours vertes et toujours renouvelées mesurent 1 mètre de large sur 8 de long ; il abonde chez les Gallas ; les indigènes tirent des racines une sorte de farine dont ils se nourrissent, en outre les énormes côtes de ces feuilles incomparables fournissent des fibres très solides qu’ils tressent à la main pour en faire des cordes. On le trouve dans l’Argoba, même sur les sommets ; à Aramba par exemple, ancienne ville des rois de Choa, la montagne en est presque couverte. En cet endroit, le printemps est pour ainsi dire éternel et les broussailles ne sèchent jamais.

Dans ses visites aux forêts de Fekrié Gumb, de Gougouf et de Guiderach, le voyageur remarqua une foule d’arbres, hauts de plus de 50 mètres, presque aussi forts au sommet qu’à la base et qui semblaient venus d’un seul jet ; les essences les plus diverses étaient là réunies : le genévrier, l’ébénier, le tamarin, le baobab, le mimosa, etc. De beaux singes à manteau blanc, nommés goreguias, sautaient et se poursuivaient parmi les branches avec une agilité prodigieuse ; M. Arnoux en fit abattre plusieurs pour avoir la peau, leurs poils mesurent 4 ou 5 centimètres dans les parties noires et plus de 25 dans les parties blanches. Sur les versans des montagnes, dans des plis de terrain profonds où les rayons du soleil ne pénètrent jamais, on rencontre des oliviers de haute futaie. L’olivier est l’idole des Gallas non convertis ; il vit là-bas à l’état sauvage, toujours vert, toujours en travail, portant d’un bout d’année à l’autre et des fleurs et des fruits ; du reste le produit en est complètement perdu. Très souvent aussi il est recouvert d’une sorte de plante parasite, assez semblable à l’orseille, qui l’enveloppe complètement et l’épuisé. Lorsque les indigènes ont besoin de bois, c’est à l’olivier qu’ils s’attaquent de préférence parce qu’il brûle mieux, aussi les forêts commencent-elles à s’éclaircir.

Les arbres à gomme de toute espèce occupent dans les kollas ou terres chaudes un espace considérable ; mais cette richesse se perd comme beaucoup d’autres. L’élève du ver à soie, introduite dans ces régions, donnerait également de beaux revenus ; en choisissant deux endroits à des altitudes différentes, l’un dans les terres basses et l’autre sur les plateaux, on pourrait suivre parallèlement deux éducations et obtenir double récolte à l’année. Ce procédé est déjà employé pour les abeilles ; on les change de lieu, selon la saison, pour qu’elles produisent davantage ; on recueille ainsi d’énormes quantités de miel ; du reste les Éthiopiens en mangent peu, ils le réservent pour faire du tedj. Le tabac pourrait être excellent, mais on le cultive d’une façon toute primitive et la préparation n’en est pas moins défectueuse que la culture.

Si de la flore on passe à la faune, que d’animaux variés ! Parmi les fauves, le lion, le léopard, l’hyène, la panthère noire qui donne de splendides fourrures, le zèbre, la gazelle, l’antilope, puis une foule de bœufs sauvages de toute taille et de toute encornure, le sala, l’agazène, le sanga. L’éléphant abonde, comme aussi l’hippopotame et le rhinocéros, qui recherchent surtout les terrains noyés ou vaseux. Dans les plaines, les autruches se promènent par longues bandes, mais nul ne se doute de la valeur de leurs plumes, ni ne songe à les exploiter. De même les tortues, dont les écailles énormes seraient grandement appréciées chez nous ; là-bas on n’en fait aucun cas. Tels sont en résumé les principaux élémens que le commerce européen trouvera tout d’abord en entrant en Ethiopie ; mais il en est d’autres que développeraient bien vite une culture plus savante ou des exploitations mieux conduites.


II

Vers la fin de décembre, des nouvelles arrivèrent de la côte ; elles n’étaient guère rassurantes. La Turquie venait de céder Zeila aux Égyptiens moyennant un impôt quinze fois plus fort que celui que payait Abou-Bakr au pacha turc d’Hoddeidah, une expédition s’était portée sur Harrar, au sud des Itou Galla ; d’autre part Munzinger-Pacha était à Tedjourrah, son rôle était, comme nous l’avons dit, de soumettre au khédive le pays d’Aoussa, puis de se rendre au Choa en compagnie de Ras Bourrou, qui poursuivait le cours de ses trahisons, et là, sous des couleurs amicales, de chercher à tromper le roi ; mais ils périrent l’un et l’autre, auprès d’Aoussa, victimes d’une surprise. Le khédive alors imagina d’envoyer au roi de Choa une lettre insinuante où il protestait de son désir d’avoir Minylik pour ami ; il annonçait qu’une nouvelle armée égyptienne, bien fournie d’armes et de munitions, allait attaquer Johannès Kassa et venger la défaite du premier corps de troupes envoyé dans le nord ; du reste il ne songeait à s’emparer d’aucune partie du territoire de l’Ethiopie ; son but était seulement de préserver ses propres frontières des incursions d’un mauvais voisin ; en terminant, il donnait rendez-vous à Minylik à Adoua pour conclure avec lui un traité d’alliance et de commerce. De fait le plan du khédive était ingénieux ; il voulait prendre Johannès Kassa comme entre deux feux, l’écraser avec la connivence du roi de Choa, et plus tardj profitant de cet affaiblissement de la nationalité éthiopienne, se retourner contre Minylik ; mais quand sa lettre, après bien des retards, arriva à Choa, la victoire s’était déjà déclarée pour Johannès Kassa.

On a vu comment Minylik, à la première nouvelle de l’approche des infidèles, comprenant bien où cela tendait et que l’union seule pouvait sauver les princes chrétiens, s’était rendu en toute hâte à Woreillou, où l’attendait son armée ; de Woreillou, il s’était porté au-delà de Magdala, dans ses possessions du Edjou, prêt à donner la main à son nouvel allié Kassa et à défendre avec lui pied à pied le sol de la patrie éthiopienne ; mais Kassa n’eut pas besoin de renforts. L’irritation était extrême dans le Tigré ; la haine contre l’Égyptien, le danger de la patrie et de la religion excitaient tous les cœurs. Un premier corps d’armée égyptien, aux ordres du colonel Arendrup, s’était porté jusqu’à Adhkalah ; au jour de la bataille, trois cents prêtres éthiopiens, revêtus de leurs habits sacerdotaux, le tabot en tête, portant les livres saints et chantant des psaumes, s’avancent en bon ordre au-devant de l’ennemi ; ils sont reçus à coups de fusil ; mais à la vue de ses prêtres en péril, de ses livres saints près de tomber aux mains des infidèles, l’armée éthiopienne s’est ébranlée tout entière, elle se rue sur les Égyptiens et, sans s’inquiéter des ravages que font dans ses rangs les armes perfectionnées, elle les enfonce et les écrase. Un second corps d’armée, sous la conduite d’Arakel-Bey, ne fut pas plus heureux ; le troisième, qui ne comptait pas moins de trente mille hommes commandé par Ratib-Pacha et le prince Hassan, le propre Fils du khédive, subit un désastre encore plus complet. La veille de la grande bataille, l’avant-garde de l’armée chrétienne occupait une position fortifiée à portée du quartier général ennemi ; le prince Hassan fait faire des ouvertures au général éthiopien, offrant de l’or pour ménager la poudre ; celui-ci feint d’accepter les propositions ; il quitte avec ses troupes sa position retranchée et vient se grouper dans la plaine auprès des Égyptiens. Johannès Kassa avait le gros de son armée sur les hauteurs qui entourent et dominent la plaine : il est promptement instruit de la ruse de son général ; dans la nuit, un mouvement stratégique s’opère avec un ensemble et une promptitude admirables. Les Éthiopiens allaient nu-pieds, les chevaux non ferrés, selon l’usage. Avant le jour, tous les défilés étaient occupés et la retraite fermée aux envahisseurs ; les rocs à pic, les fondrières avaient été franchis, escaladés sans que le moindre bruit se fût fait entendre, sans qu’une pierre eût bougé. Au signal donné, les Égyptiens, encore endormis, sont attaqués à l’improviste de tous les côtés à la fois et lâchent pied sans résistance ; les Éthiopiens de l’avant-garde, en qui ils avaient cru trouver des auxiliaires, fondent sur le quartier général et s’en emparent. Ce fut alors un horrible carnage ; au matin l’armée égyptienne n’existait plus : seize mille fusils Remington, quarante pièces de canon, tout le matériel et les munitions de guerre restèrent au pouvoir des Éthiopiens. Le prince Hassan fut fait prisonnier avec son état major. Plus tard Kassa consentit à le rendre contre une rançon de 200,000 talaris, mais avant de délivrer son prisonnier, il lui aurait fait imprimer une croix sur le bras en lui disant : « Tu porteras la marque du roi chrétien, » et pour effacer ce signe abhorré, on dut cautériser la chair au fer rouge. Un grand nombre de soldats avaient été pris avec leur chef ; le vainqueur ne garda que les musiciens et renvoya les bouches inutiles. Aujourd’hui les ossemens des envahisseurs, laissés sans sépulture, blanchissent la plaine où ils sont tombés : l’Égypte a toujours voulu nier ses désastres en Ethiopie et surtout la captivité du prince Hassan, mais ces faits sont de notoriété publique dans tout l’Orient.

Ailleurs les desseins du khédive n’avaient guère mieux réussi ; à la vérité ses troupes avaient occupé Zeila et Raouf-Pacha s’était emparé par la force du pays d’Harrar ; c’est Barantha, un des fils d’Abou-Bakr, qui avait servi de guide aux Égyptiens ; mais ce succès compensait à peine l’échec de Munzinger et de Ras Bourrou, massacrés par les Adels auprès d’Aoussa, avec les soldats qui les accompagnaient ; d’autre part, le colonel Gordon n’avait pu pénétrer jusqu’au lac Albert et allait rentrer au Caire avec les débris de son expédition ; enfin Mac Killop-Pacha, envoyé sur la côte de Zanzibar, avait dû, par suite de l’opposition de l’Angleterre, se retirer avec ses navires sans avoir rien fait. Voilà donc où avaient abouti les vues ambitieuses de vice-roi : à la honte pour lui, à la ruine pour son empire !

Le 30 janvier, on apprenait à Litché par un pli du roi, daté du théâtre de la guerre, la grande défaite des Égyptiens ; la première nouvelle de ce succès était arrivée au camp de Minylik par un message officiel de Johannès Kassa, et les réjouissances s’étaient prolongées trois jours dans l’armée de Choa pour fêter la victoire de ses alliés. En attendant le retour du roi, M. Arnoux jugea bon de prévenir Munzinger-Pacha, qu’on croyait toujours à Tedjourrah, de son prochain départ du Choa avec une mission amicale pour le vice-roi ; dans le cas d’une rencontre avec les soldats égyptiens, il le priait de donner des ordres pour la protection de la caravane. Par le même courrier, il écrivit à Abou-Bakr, l’ancien émir de Zeila, de vouloir bien envoyer à Obock en temps voulu, par une de ses barques, les provisions nécessaires, des dattes, du riz, quelques bœufs et un certain nombre de moutons. Les fils d’Abou-Bakr assuraient que leur père était en disgrâce auprès des Égyptiens et M. Arnoux croyait pouvoir compter sur lui. Lorsque le courrier arriva à Zeila, Munzinger-Pacha était déjà mort ; quant à Abou-Bakr, ses fils avaient menti : l’ex-émir s’était rapproché des Égyptiens. Rien des projets de M. Arnoux ne lui était caché ; il voulut en le perdant se faire bien venir de ses nouveaux maîtres et mériter son titre de pacha, A cet effet, il réunit tous les hauts fonctionnaires présens à Zeila, leur donna lecture de la lettre qu’il venait de recevoir, leur expliqua toute l’affaire, les plans du voyageur, l’importance qu’il s’était acquise au Choa : Obock devenu port franc, c’était la ruine de Zeila, la perte de tous les droits de douane qu’on y percevait. La délibération ne fut pas longue ; à l’unanimité l’assemblée décida que le Français n’irait pas à Obock et qu’on prendrait les mesures nécessaires pour l’en empêcher. Cependant M. Arnoux, ignorant de toutes ces intrigues, entreprenait un nouveau voyage dans les pays gallas.

« Le samedi 25 mars, dit-il, je quittai Litché avec tout mon monde, une trentaine de gens environ, mes bagages et mes provisions ; le soir nous couchons à Tsieraro. Azadj Woldé Tsadek avait pris les devans et était allé m’attendre dans une de ses possessions. Tous les mesleniés ou chefs de villes rivalisaient entre eux de zèle et de bon vouloir. Ils avaient appris que je me proposais de rentrer en France pour remplir une mission confiée par le roi, puis de revenir au Choa avec un certain nombre de mes compatriotes et d’y fonder une colonie ; tous dans leur enthousiasme demandaient à y être admis.

« Le dimanche 26 était jour de marché ; je fus surpris de voir les groupes que je rencontrais sur mon passage pousser en m’apercevant des cris d’allégresse, comme en présence du roi ; j’en demandai l’explication. J’avais dans mon personnel un Éthiopien nommé Savatou, qui avait habité l’Égypte et Massaouah ; il nous précédait à quelque distance, et toutes les fois qu’il rencontrait un groupe de ces braves gens, il leur disait à la façon du Chat-Botté dans les contes de Perrault : « En vérité, je vous le dis, je suis le serviteur d’un Français, ami du roi ; il fera du bien dans notre pays ; vous allez le voir passer, saluez-le. » Cette plaisanterie de Savatou avait eu le résultat que l’on sait.

« Le lundi 27 j’étais à Okfeleh ; on me fit voir près de là, dans la direction du nord-est une mine de houille dont les affleuremens très apparens mesurent une vingtaine de mètres ; l’endroit s’appelle Elliassaguer. Le lendemain je couchai à Idemoco, domaine du roi ; nous entrions dans les terres chaudes. Le 29 mars, je me dirigeai vers Fentaleh, montagne historique, aujourd’hui inhabitée ; on y voit, dit-on, très reconnaissable encore, le cratère d’un ancien volcan et d’immenses forêts où le thé abonde à l’état sauvage. Nous traversons le Kassem, petit fleuve qui prend sa source dans le Mingiar et va rejoindre l’Aouach ; il est large de 30 mètres et plus, et, poulie passer, nos mules et nos chevaux avaient de l’eau jusqu’au ventre. Nous arrivons ainsi à des sources thermales, d’une température fort élevée, où les indigènes viennent prendre des bains de vapeur ; l’eau en est savonneuse comme si elle contenait de la potasse ; à cinq ou six lieues de Fentaleh, on trouve un lac de même nature. Ici s’étendent des plaines immenses où les lions, les éléphans, les buffles, les zèbres, les autruches, vaguent en liberté. Il eût fallu, pour nous rendre à la montagne, passer la nuit en cet endroit ; mais mon escorte s’élevait à plus de deux cents hommes, et je n’avais pas assez de vivres pour tout ce monde. D’ailleurs il paraît que les fièvres sévissent régulièrement dans le pays pendant trois mois de l’année ; l’emplacement ne pouvait donc me convenir pour ma future installation, et nous résolûmes avec Ato Sartier, chef de mon escorte, de retourner sur nos pas. Nous arrivâmes à la nuit sur les hauteurs de Dadothé, où nous passâmes la journée du 30 ; une troupe de gazelles de la grosse espèce osa s’approcher des maisons où nous étions cantonnés ; on en tua une à coups de lance, quelques autres furent blessées. Le 31 mars, nous reprîmes la route de Finfini ; nous repassâmes en amont la rivière Kassem et fîmes halte à l’ombre de tamariniers de haute futaie. Mes hommes s’amusent à pêcher du poisson, mais en prenant bien garde aux crocodiles, fort nombreux dans ces eaux ; je fais ramasser deux tortues énormes qui se promenaient tranquillement dans l’herbe au bord du fleuve. Nous atteignons à la nuit les hauts plateaux du pays galla ; on couche à Gaogao.

« Le 1er avril, nous entrons dans le Mingiar, un des plus beaux pays du monde et d’où le roi tire de grandes quantités de blé et de céréales pour ses magasins. Nous sommes reçus par le gouverneur Ato Goucho d’une façon vraiment princière : un splendide bœuf gras et plusieurs moutons sont immolés pour mon repas et celui de mon escorte. Nous passons la nuit à Hourvet. Le lendemain, Ato Goucho nous donne des guides, et, pour nous faire honneur, vient nous accompagner lui-même un bout de chemin. Après douze heures de marche, nous arrivons le soir, toujours dans le pays galla, chez Abba Woalo, gouverneur général de toute la contrée. Mongissiot, — c’est le nom de l’endroit, — n’est pas loin de Rogué et du domaine d’Azadj Woldé Tsadek, que je rejoindrai demain.

« 3 avril. J’ai passé toute cette journée auprès de mon vieil ami. Le 4, je me remets en route avec une nombreuse escorte de cavaliers, Azadj Woldé Tsadek en tête. Arrivée à Finfini, où m’attendaient Mgr Taurin et le père Ferdinand, missionnaire. Je congédie une partie de mon monde que j’irai rejoindre à Rogué ; nous sommes ici à une journée de distance du fleuve Aouach, vers sa source. Finfini est le nom des eaux thermales, la contrée s’appelle Berbecha. Une haute montagne, en forme de fer à cheval, domine le pays ; là se trouvent les mines de fer que je désirais visiter. Mgr Taurin m’y conduisit lui-même avec quelques domestiques. Après une heure de marche, nous arrivons au lieu de l’exploitation ; les travailleurs n’ont que des instrumens très grossiers avec lesquels ils attaquent et débitent le minerai à ciel ouvert comme dans une carrière ; à première vue, la mine m’a paru fort riche. Je désirais aussi connaître les procédés qu’emploient les Gallas pour fondre le fer ; voici comment se fait l’opération : le minerai est d’abord cassé en petits morceaux ; on a un haut fourneau de terre glaise en forme d’entonnoir et d’une contenance de 40 à 50 litres au plus ; dans le bas pénètrent quatre soufflets en peau de bouc mus par deux hommes. On commence par allumer le feu : quand la flamme brille, on remplit l’entonnoir avec du minerai mêlé de charbon de bois ; une plaque métallique, adaptée avec de l’argile, ferme la bouche du fourneau, ne laissant de place que pour le jeu des soufflets ; c’est tout à fait, comme on voit, la forge à la catalane. Sous l’action du feu, le minerai s’amollit et forme avec le charbon une sorte de pâte qui n’arrive jamais à l’état liquide à cause de l’insuffisance du calorique. On retire du fourneau le produit de cette fusion imparfaite, on le laisse refroidir, puis on le brise de nouveau avant de le soumettre à une autre cuisson. Les ouvriers mesurent le minerai par petits tas comme nos boulangers quand ils veulent obtenir des pains de même grosseur. La seconde opération ne diffère point de la précédente, sauf que les soufflets, cette fois, au lieu d’être en bas du fourneau, sont placés dans le haut. Lorsque le minerai est de nouveau réduit en pâte, on le retire du feu avec une tenaille ; une grosse pierre plate, à portée du fourneau, tient lieu d’enclume. On bat cette pâte, légèrement d’abord, puis plus fort ; il en sort une espèce de scorie que les indigènes appellent l’excrément du fer et qui se détache très facilement ; on donne alors au métal la forme d’une galette pesant, selon le cas, de 6 à 8 kilogrammes. Le fer ainsi obtenu est de qualité supérieure, le déchet presque nul. L’exploitation des mines est entièrement libre ; le malheur est qu’on ne ménage pas assez le combustible et que le déboisement va grand train. Déjà toute une forêt d’oliviers gigantesques qui avoisinait Finfini a complètement disparu ; je n’exagère rien en disant que sur 1,000 kilogrammes de bois on en obtient à peine 10 de charbon. On finira par manquer de fer faute de combustible ; en attendant, la quantité de métal qu’on tire de ces mines, par un travail aussi rudimentaire, est encore très considérable. Les mors des chevaux et des mulets, les étriers, les canons de fusil à mèche, les socs de charrue, les sabres, les outils de toute sorte, sont fabriqués avec le fer de Finfini ; l’industrie éthiopienne n’en connaît presque pas d’autre.

« Pour bien employer le reste de la journée, nous allâmes visiter les eaux thermales de Finfini ; ici encore le liquide sort bouillant de la source ; il est très limpide avec une forte odeur de potasse ; on n’y vient pas seulement prendre des bains de vapeur, les Gallas y font boire leurs troupeaux de bœufs ; on établit des abreuvoirs sur le bord d’un ravin où les eaux thermales se mêlent avec celles du ravin lui-même. Ce mélange est fait avec intention : des troncs d’arbres creusés en guise de canaux alimentent les abreuvoirs ; les troupeaux y vont boire à tour de rôle, les bœufs se montrent très avides de cette boisson ; ils ont, dit-on, les membres plus forts, la chair plus succulente que ceux qui en sont privés.

« Mgr Taurin vit aimé et respecté de ce peuple à demi barbare, et ce ne sont pas seulement ses catéchumènes qui vénèrent en lui leur pasteur, les idolâtres eux-mêmes le considèrent comme leur providence ; on ne le connaît partout que sous le nom d’Abba Yacob. Pour ces indigènes, l’Europe est un tout petit pays ; ils voient si rarement des blancs qu’ils s’imaginent que nous ne faisons tous qu’une seule famille. Partant de ce raisonnement, j’étais à leurs yeux le frère d’Abba Yacob ; mais déjà, lors de mon premier voyage à Daro Mikael, et, bien que je fusse en compagnie de Mgr Taurin, on avait paru trouver en moi quelque chose d’extraordinaire ; les femmes et les enfans s’écartaient à mon approche ; les hommes eux-mêmes m’observaient avec défiance. Je m’étais aperçu de la mauvaise impression que je produisais, mais sans pouvoir en comprendre la cause. Or c’étaient mon pantalon noir, mes bottes molles, mes éperons, ma coiffure, tout mon costume enfin, inconnu pour eux, qui les avaient si fort scandalisés ! « Comment, disaient-ils à Abba Yacob aussitôt après mon départ, cet étranger est ton frère ? Ce n’est pas possible, il est tout nu et il est noir ; il porte sur la tête une chose semblable à l’ustensile de cuisine où nous faisons le pain, il a les pieds comme un cheval avec un seul doigt et un morceau de fer attaché au talon. Il n’est pas comme toi qui t’habilles de toile blanche et qui as des doigts aux pieds comme nous, bien que tes pieds soient blancs. » On avait pris mes vêtemens et ma chaussure pour la peau de mon corps, et les explications données généreusement par Abba Yacob n’étaient pas parvenues à convaincre pleinement ces braves gens.

« Aujourd’hui un grand chef galla se trouvait près de la source avec son escorte ; il s’approcha de nous, et, après qu’il eut échangé avec le missionnaire les complimens d’usage, je compris à ses regards que l’entretien était tombé sur moi. Mon identité continuait à les intriguer. Tranquillement je mis mes pieds à nu et montrai ma peau blanche aux assistans. Ce fut pour eux une grande surprise ; ils déclarèrent alors que j’étais bien le frère d’Abba Yacob ; le chef galla vint à moi, me serra les mains avec effusion et me fit dire par un interprète qu’il désirait m’avoir pour parent. Sur le conseil qu’on m’en donna, je me hâtai d’accepter ; avec ce titre en effet, j’aurais pu voyager désormais dans tout le pays galla.

« Quand un étranger est pris pour parent par un des principaux chefs gallas, on immole à cette occasion un grand nombre de bœufs dont la chair est dévorée sur place par les gens de l’assistance ; puis on échange des présens. Tous les parens du chef sont alliés solidaires et responsables de la vie de l’étranger, qui, s’il voyage, est accompagné par eux de ville en ville ; arrivés aux confins du pays, avant de se séparer, on renouvelle la cérémonie ; mais pour obtenir cette adoption si particulièrement profitable, il faut jouir de la considération universelle et d’une réputation sans tache. Ces alliances se font du reste avec beaucoup d’ordre ; tous les alliés secondaires sont parfaitement connus du chef, la vie de l’étranger est évaluée à cent bœufs, et, en cas de mort, le prix du sang est exigé de tous les alliés au prorata de leur avoir.

« Les Gallas prennent plusieurs femmes ; dans le voisinage de Finfini, un grand chef, que j’ai connu, a une famille de cent trente garçons ou filles, issus d’une cinquantaine de femmes. Ici le fils hérite du père et réciproquement ; dans l’héritage, les femmes sont comprises, les épouses du père deviennent ainsi la propriété du fils. Tous les ans, ils célèbrent une fête nationale qui dure plusieurs jours. L’assemblée du peuple est convoquée dans la plaine ; on y discute les traités de paix et d’alliance, et les affaires litigieuses en dernier ressort ; l’indépendance est la base de la constitution.

« Le 6 avril, pressé de rentrer, je pris la route de Rogué. Mgr Taurin m’accompagna jusqu’à Daro-Mikael, où je passai le reste de la journée et la nuit suivante. Le 8, je vais visiter sur la montagne d’Erer un vieil édifice qu’on m’avait signalé. Si délabré qu’il soit, on en saisit encore parfaitement l’ordonnance, il forme un carré long de 20 mètres sur 16 ; c’est évidemment le reste d’une église : l’endroit s’appelle Théodoros. L’enceinte renferme six colonnes carrées dont trois gisant à terre ; point d’architecture au sens vrai du mot ; mais la maçonnerie est solide encore, et quelques endroits portent des traces de sculptures. Les murs n’ont pas moins de 1 mètre 1/2 d’épaisseur, et telle pierre posée en soubassement a plus de 3 mètres de long. Le sommet de la montagne se dresse à 800 mètres d’altitude ; de cette hauteur, on domine un pays délicieux où l’œil découvre trois grands lacs dont l’eau brille comme des plaques de métal poli, des forêts qui semblent noires dans l’éloignement, puis le cours de l’Aouach au-delà duquel s’étendent à perte de vue d’immenses savanes.

« Il me restait à trouver un emplacement favorable pour l’installation de la colonie ; après bien des calculs et des comparaisons, je me décidai pour un territoire très fertile nommé Gaveroch, et mesurant une surface carrée de 20 kilomètres de large sur 50 de long ; il est traversé d’un bout à l’autre par la rivière Wadi, qui prend sa source dans la forêt de Guiderach, au nord-est, reçoit les deux torrens de Aramba Gemma et de la forêt de Gougouf, et se dirige vers l’Aouach au sud-est ; des deux côtés, on établirait soit des barrages pour faire marcher les usines et les moulins, soit des canaux d’irrigation pour fertiliser les terres. Ce territoire comprend en outre, du côté du sud-ouest, la mine de houille de Koueli, près de Tianou ; de là aux bords de l’Aouach, qui va se perdre dans le lac d’Aoussa, à 100 kilomètres seulement de la côte, il sera facile de créer une route pour le transport du minerai. Au nord-est, le terrain se relève et semble plus particulièrement salubre ; c’est là que s’établiront les colons. Ali Gumb, au centre, servira de point stratégique et comme de forteresse ; enfin les forêts voisines de Guiderach et de Gougouf fourniront, avec l’autorisation du roi, tous les bois de construction nécessaires. »


III

Cependant Minylik était rentré à Litché, le conseil fut assemblé et s’occupa aussitôt de rédiger les documens officiels suivans : lettre du roi au président de la république française et bases d’un traité de commerce et d’alliance à conclure entre le Choa et la France, lettres au saint père, au roi d’Italie et à la reine d’Angleterre ; puis, comme la politique du khédive, malgré ses protestations d’amitié, pouvait paraître peu rassurante, il fut décidé que Minylik lui écrirait aussi une lettre motivée où, sans cacher ses défiances à l’égard de l’Égypte, il consentirait à conclure un traité d’alliance à la seule condition de la neutralisation de Tedjourrah, qui serait déclaré port franc. Tous ces documens furent écrits en amarina, traduits en français et timbrés du sceau royal ; un exemplaire de chacun fut confié au voyageur, la minute dut rester dans les archives du roi. On rédigea ensuite, spécialement pour M. Arnoux, le titre de propriété d’un territoire de 100,000 hectares, l’acte de cession gratuite de la mine de houille de Koueli, enfin le mandat l’autorisant à traiter au nom du roi de Choa avec le gouvernement français et les autres puissances.

En même temps, le roi faisait réunir les présens qui, selon l’usage en Orient, doivent toujours accompagner un message ; il avait choisi lui-même une vingtaine de chevaux du pays qu’il destinait aux divers souverains. Sur ces entrefaites, Omer Boxa, chef redoutable des Gallas du sud, soumis par Minylik dans sa dernière expédition, était arrivé à la cour ; il amenait avec lui une civette vivante provenant de Kafla, et il en fit hommage au roi. Celui-ci, à son tour, la confia à M. Arnoux pour la remettre au roi d’Italie, avec lequel il avait eu déjà quelques relations par l’entremise de Mgr Massaja, sujet italien.

En dernier lieu, on arrêta les ordres d’achat faits par le roi, montant à la somme de 700,000 talaris environ, qu’il devait couvrir avec de la marchandise du pays au prix courant des marchés. On fixa aussi le nombre des personnes à engager en Europe pour le compte du roi, avec la spécialité de chacune. En cas de mort du voyageur dans le désert, trois hommes de la caravane étaient désignés pour continuer la route et consigner la marchandise et les présens au consulat de France à Aden.

Tout étant ainsi réglé, le roi se disposait à partir. Le mardi 6 juin, bien avant le jour, un grand feu brûlait au foyer dans la demeure de M. Arnoux ; une vingtaine de serviteurs tenaient des torches à la main. Le roi entra le premier, suivi de ses familiers, et vint s’asseoir auprès du feu ; M. Arnoux prit place à côté de lui, les autres restèrent debout. On échangea les derniers souhaits, les derniers adieux, puis, comme deux amis, le voyageur et le roi s’embrassèrent ; dans la salle, toutes les têtes s’inclinaient en signe de respect ; enfin Minylik, surmontant son émotion, donna le signal du départ et sortit. Quelques jours après, M. Arnoux se rendit à Salla Dengaï pour faire ses adieux à la reine mère ; la bonne clame le pria d’accepter pour sa fille trois dents d’éléphant pesant ensemble une centaine de kilogrammes ; déjà la reine, femme du roi, lui avait fait un cadeau semblable de huit dents d’éléphant en lui souhaitant un heureux voyage. Le 12 juin, il quitta définitivement Litché, après avoir pris congé des missionnaires et de tous les bons amis qu’il laissait au Choa ; une grande foule de peuple l’accompagna quelque temps sur la route ; Azadj Woldé Tsadek, à qui le roi avait donné ses instructions, le suivit même jusqu’à Aramba, où la séparation se fit en pleurant ; mais laissons-le raconter lui-même son retour.

« A Fareh, où se formait la caravane, je perdis encore quelques jours ; il fallut trouver des chargeurs, et, comme toujours en Orient, les discussions prirent beaucoup de temps ; il fallut aussi s’entendre avec les chefs adels, qui avaient promis trois cents guides jusqu’à Erer, au-delà du fleuve ; j’emmenais en outre trente-six domestiques éthiopiens pour soigner les chevaux pendant la route et veiller sur les provisions et les objets précieux. Chargeurs, guides ou domestiques, tout ce monde fut payé d’avance. De leur côté, les deux dignes fils d’Abou-Bakr, Ibrahim et Mohamet, rassemblaient dans une localité voisine le bétail humain qu’ils s’étaient procuré pendant leur séjour pour le joindre à notre colonne dès que nous serions partis. « Depuis deux jours déjà, une petite caravane était annoncée ; partie de Zeila, elle conduisait au Choa le père Damascène, M. Pottier, un autre Français, et Guébfa Mariam, jeune Éthiopien élevé par les missionnaires. Le père Damascène était mort en route de fatigue et d’épuisement ; ses deux compagnons arrivèrent le 25 juin à Fareh avec leurs bagages et des provisions pour la mission. C’est d’eux que j’appris ce qui se passait à la côte et les dispositions d’Abou-Bakr à mon égard ; je sus aussi qu’ils avaient laissé à Zeila l’expédition italienne, commandée par le marquis Antinori, se rendant au Choa, et que je devais plus tard rencontrer en route.

« Je comprenais bien qu’une fois loin du Choa j’étais à la discrétion des Égyptiens ; pourtant je n’avais pas tant fait pour reculer. À bout de patience, comme les fils d’Abou-Bakr multipliaient les retards, je fis charger les chameaux et donnai l’ordre du départ. Moi-même, prenant les devans, je vins coucher à Détarah, à trois heures de marche de Fareh. La caravane ne comptait pas moins de 165 chameaux aux mains de 90 chargeurs et gardiens, qui avaient é(é loués en tout 400 talaris. J’avais reçu du roi 2,000 talaris que je réservais pour les besoins de mon voyage en Europe. Un chameau était spécialement chargé de porter la civette ; 16 chevaux de selle magnifiques, de pur sang galla, choisis par le roi lui-même entre plusieurs mille, et splendidement harnachés, étaient conduits par la bride ; deux autres, non moins beaux, mais sans harnais, devaient remplacer ceux qui pourraient mourir en route ; enfin venaient 5 mules, que je tenais en réserve comme cadeau pour les divers chefs adels dont je pourrais avoir à me louer.

« À Détarah, les fils d’Abou-Bakr me firent attendre encore cinq jours ; pendant ce temps, je vis arriver au campement plus de cinq cents esclaves que conduisait Mohamet ; c’étaient pour fa plupart de jeunes garçons ou de jeunes filles, presque des enfans. Détarah est un pays entièrement musulman, et, bien qu’il dépende du Choa, l’autorité du roi chrétien n’y est pas encore assez établie pour avoir pu supprimer du premier coup cet odieux trafic. Pourtant j’appris qu’un jeune Éthiopien était parmi les nouveaux venus ; on l’avait volé à sa famille ; aussitôt je donnai ordre de l’amener sous ma tente, je fis mander Wollassema Awegas, gouverneur de l’Argoba, qui se trouvait alors avec nous, et en vertu de l’éditgdu roi je le sommai de faire conduire l’enfant sous bonne escorte jusqu’à Fekrié Gumb, là de le remettre à M ? r Massaja qui le rendrait lui-même à ses parens ; ce qui fut fait. Mais depuis ce jour je ne revis plus Ibrahim, l’autre fils d’Abou-Bakr ; il avait réuni, lui aussi, une nombreuse bande d’esclaves, et, craignant pour sa marchandise mes revendications, il se contenta de nous suivre à la distance de trois ou quatre jours de marche.

Le 3 juillet, de bon matin, Wollassema Awegas arrive au campement avec une grande suite ; il m’informe que les ordres du roi ont été ponctuellement exécutés ; la route nous est ouverte et les Adels se sont engagés à protéger notre caravane ; leurs principaux chefs ont été mandés pour me jurer foi et amitié. Ces chefs en effet étaient réunis en avant de ma tente au nombre d’une douzaine. Wollassema Awegas leur adressa en leur langue un long discours à mon sujet ; ils répondirent avec grand sens qu’ils ne pouvaient être responsables d’un accident qui me viendrait de Dieu, mais qu’ils ne négligeraient rien pour assurer ma sécurité. Après ces déclarations formelles, ils adressèrent une prière à Allah, puis tous ensemble nous prîmes le café. Wollassema Awegas est resté encore une heure à causer avec moi sous ma tente ; tous les chefs adels qu’il m’a présentés ont été placés sous les ordres immédiats de deux mesleniés éthiopiens de l’Argoba, lesquels doivent m’accompagner à une journée de marche au-delà de l’Aouach : c’est pour moi une garantie de plus. Avant de me quitter, Wollassema Awegas me prie de vouloir bien accepter en souvenir de lui une dent d’éléphant qu’il avait fait déposer à côté de mes marchandises ; je le remerciai, et nous nous séparâmes émus.

« Mardi 4 juillet. Nous quittons définitivement le Choa ; la colonne est en marche ; mais les chevaux gallas, vifs comme des cerfs et habitués à la vie sauvage, ont peur de la vue et de l’odeur des chameaux ; ils bondissent et se cabrent. Nous suivons la direction du sud-est. Je savais le cas que je devais faire de Mohamet, obligé de conduire ma caravane, qu’il eût voulu voir s’engouffrer dans le désert. Tout occupé des esclaves qu’il amenait à son noble père, il laissait peu à peu le désordre et l’indiscipline s’introduire parmi les hommes et ne prenait aucun soin des marchandises. A chaque départ, il y avait des retardataires, et presque toujours plusieurs chameaux étaient encore à charger que depuis une heure déjà la tête de la colonne s’était mise en marche. Ces gens-là évidemment étaient d’accord avec Mohamet ; que j’eusse faibli un instant, ils auraient avec intention perdu nos traces, et la caravane se serait fondue comme la neige au soleil. Aussi je ne quittais jamais le campement qu’après m’être assuré par mes propres yeux que le dernier chameau était parti et que rien n’avait été oublié. Quant aux chevaux, j’avais établi pour eux un service spécial sous la surveillance d’un palefrenier en chef ; chacun d’eux pendant la route était conduit par la main ; en arrivant au campement, on leur enlevait les harnais, qu’on rangeait sous ma tente avec les lances et les boucliers ; puis quand les hommes avaient pris leur repas, on les menait au pâturage ; la nuit venue, ils rentraient au campement et on leur distribuait une ration d’orge ; chaque homme apportait en outre une provision d’herbe fraîche pour la nuit. On avait soin aussi de préparer autour du parc de gros tas de bois, et toute la nuit de grands feux étaient allumés pour éloigner les bêtes féroces ; pendant ce temps, la moitié de mes gens montait la garde ; je les avais partagés en deux escouades de dix-huit hommes chacune, ce qui leur permettait de se reposer une nuit sur deux.

« Le cheval galla ressemble tout à fait au pur sang russe ; il en a les jambes fines, la tête fière, la croupe pleine et rebondie, le sang chaud et ardent ; la robe surtout est magnifique. Du reste je ne me dissimulais pas les peines que j’aurais pour sauver les miens. Habitués à vivre sur les hauts plateaux où la température est égale et douce, toujours bien soignés, bien nourris, comment se verraient-ils transportés tout à coup sous un ciel torride, n’ayant qu’une mauvaise nourriture, point d’eau le plus souvent, et devant eux un désert de près de deux mois à traverser ? A plusieurs reprises on a essayé de conduire des chevaux gallas à la côte, la plupart ont péri avant d’arriver.

« La civette était pour moi un autre sujet de préoccupation. Rien de plus gracieux que cet animal, qui produit le musc et qui se trouve en grande abondance dans les pays gallas ; par la taille et le pelage, il rappellerait l’hyène, mais il a le museau plus fin et les formes bien plus délicates ; il ne s’apprivoise jamais, quelques soins qu’on prenne de lui, et on est forcé de le tenir constamment enfermé dans une étroite cage de bois à claire-voie. Celle-ci avait, attachés à son service, un homme pris dans mon personnel et un chameau pour porter sa cage ; à peine arrivés au campement et ma tente dressée, le premier soin était de mettre la civette à l’abri. Comme cette bête ne se nourrit que de lait et de viande fraîche, et que dans le désert je n’avais pas toujours à portée une nourriture semblable, il fallait s’en procurer à grand’peine et souvent au prix de beaucoup d’argent.

« Mercredi 5. Partis hier matin de Détarah, après trois heures de marche, nous avons campé à Arwoareh. Nous nous remettons en route cette après-midi pour arriver à Gahardas à la nuit. Là point de source, j’étais prévenu ; point d’herbe non plus ; j’avais apporté une provision d’eau dans des peaux de bouc, je la fais verser dans des marmites ; mais les chevaux, pour la plupart accoutumés à boire à la source, refusent d’y toucher ; on leur distribue de l’orge à défaut de fourrage.

« Jeudi 6. Nous partons de Gahardas avant le jour ; vers trois heures de l’après-midi, nous arrivons sur la rive gauche de l’Aouach ; c’est ici que je vais voir si les chefs adels tiendront la promesse faite à Fareh ; les bords du fleuve sont très dangereux, le jour à cause des indigènes ? ennemis jusqu’alors de tous les étrangers, la nuit à cause de la foule des éléphans, des lions et des panthères qui infestent ces parages. Aussi je redouble de surveillance ; près de six cents Adels entourent déjà notre campement.

« Vendredi 7. Une crainte me poursuivait depuis mon départ, c’était d’arriver trop tard sur les bords du fleuve. Les pluies, comme on sait, commencent en Ethiopie à la fin de juin ; il pleuvait déjà depuis quelques jours sur les hauts plateaux, il était urgent de passer sur la rive opposée avant que la crue se fût fait sentir. Je mets tout mon monde à couper du bois pour construire un radeau ; ce radeau fut fait de branches solidement liées entre elles avec des cordes d’aloès dont j’avais fait provision ; une trentaine de peaux de bouc, remplies d’eau et attachées en dessous, servaient à le soutenir ; enfin un câble composé de plusieurs cordes et reliant les deux rives permettait de le diriger à la façon d’un bac à travers le fleuve. Mis à l’eau, il pouvait ainsi porter environ 500 kilogrammes. Malgré le câble et les outres, une vingtaine d’hommes sont obligés de se mettre à l’eau et de pousser le radeau à la nage pour lui faire franchir le courant très rapide en cet endroit. Sur le talus opposé, haut de 4 mètres, un sentier avait été préparé pour monter la marchandise ; soixante balles de café sont ainsi transportées avant la nuit. Un de mes plus forts chameaux était sur le point de mourir ; les Adels me demandent la permission de le tuer et de le manger ; j’y consens.

« Le lendemain, l’opération du passage continue. Un des chefs adels, à qui j’avais fait rendre son fils prisonnier au Choa, vient me voir sous ma tente et m’amène un bœuf, qu’il me prie d’accepter en témoignage de sa reconnaissance ; je lui donne en échange un manteau éthiopien pour lui et une pièce de toile pour son fils. « Je sais, me dit-il, que tu es l’ami du roi de Choa ; quand tu seras de retour, je viendrai te saluer et je te donnerai mon fils que tu m’as rendu, il sera à toi, je sais que tu lui feras du bien. » J’acceptai son offre et il se retira content.

« Pendant que je m’occupais de ma marchandise, Mohamet de son côté travaillait à faire passer ses esclaves. Ce n’était certes pas une petite affaire ; aucun de ces malheureux ne savait nager. Les hommes de Mohamet avaient construit, eux aussi, un misérable radeau en branchages ; c’est là qu’ils entassaient pêle-mêle les filles, les femmes et les garçons ; la faible embarcation s’enfonçait sous le poids, et les passagers avaient de l’eau jusqu’à la ceinture ; quelques hommes poussaient par derrière en nageant. Tout autour les crocodiles, attirés par l’odeur de la chair, ouvraient de larges gueules affamées, et il fallait les écarter en battant l’eau à grand bruit. Aussi c’étaient des cris, des pleurs, des lamentations qui déchiraient l’âme. Après des efforts surhumains, on finit par aborder, mais la même scène poignante se renouvela dix ou douze fois. Quelques femmes traversent le fleuve avec une ou deux peaux de bouc soufflées attachées à la ceinture, les mains, sur les épaules d’un nageur ; on use encore d’un autre système pour les esclaves les plus jeunes : on en prend trois ou quatre qu’on place au milieu d’une peau de bœuf tannée étendue par terre et avec eux deux ou trois outres gonflées ; quand ils sont accroupis et bien serrés l’un contre l’autre jusqu’à ne plus former qu’un tas, la peau de bœuf est fortement ramassée et nouée ; les têtes des enfans émergent seules de ce paquet que deux hommes portent jusque dans le fleuve ; puis un nageur le pousse à travers le coûtant. Toutes ces précautions, comme on peut croire, sont inspirées par la crainte de perdre une précieuse marchandise, l’humanité n’y est pour rien.

« La journée touchait à sa fin ; deux de mes domestiques éthiopiens étaient sur l’autre rive ; ils avaient été désignés pour y passer la nuit à la garde des marchandises déjà débarquées. L’un d’eux, bien qu’il ne sût pas nager, veut venir nous rejoindre ; une fois à l’eau il s’embarrasse dans la vase ; son compagnon, s’apercevant du danger qu’il court, se jette à l’eau pour le sauver, mais, saisi au cou par l’infortuné qui se noie, il va périr à son tour. De notre bord on se hâte d’accourir à leur aide ; par malheur il était trop tard : le premier seul fut sauvé, du second on ne retira qu’un cadavre ; il s’appelait Houendem. Cette mort causa une impression douloureuse sur mon personnel éthiopien ; tous ces hommes pleuraient, se frappant la tête et poussant des cris de douleur et de découragement. Cette scène déchirante se prolongea bien avant dans la nuit.

« Dimanche 9. Par suite des funérailles de leur compagnon, mes hommes ne travaillent pas aujourd’hui. J’ai écrit à Mgr Massaja, à Fekrié Gumb, pour qu’il informe le roi de ce qui vient d’arriver. Je charge Mohamet Gourra de porter ma lettre jusqu’à Fareh et lui donne pour faire la route deux de mes meilleurs mulets de selle.

« Lundi 10. Une partie de mes chameaux est encore sur la rive gauche ; les Adels ont la réputation méritée d’excellens nageurs ; ils se sont engagés, moyennant salaire, à passer les chameaux ; demain viendra le tour des chevaux ; le radeau continue à servir pour la marchandise.

« Mardi 11. Enfin tout est passé ! Le dernier je franchis le fleuve sur le radeau. Au moment où je touche l’autre rive, mes hommes m’accueillent d’une salve de mousqueterie en signe d’allégresse. Le passage du fleuve m’a coûté 150 pièces de toile données en paiement aux Adels.

« Mercredi 12. Ce matin au petit jour je m’aperçois que le fleuve a grossi de plus de moitié pendant la nuit ; il était temps de le franchir. Dans la journée, trouvant un Adel en train de voler les peaux de bœuf qui couvraient le café, j’essayai de l’en empêcher ; le sauvage furieux levait déjà sa lance pour me frapper, quand une main, je ne sais laquelle, lui retint le bras. Dans l’après-midi, nous levons le camp et, décrivant un demi-cercle, nous arrivons à la nuit à la station de Bilaine, dans la direction du nord-est.

« Vendredi 14. Depuis que nous avons passé l’Aouach, chaque jour nous avons une nouvelle alerte ; on craint une attaque des Itou Galla ; mais je ne suis pas dupe de ces faux bruits habilement semés par les chefs adels de mon escorte ; ils veulent évidemment, à la faveur du désordre, m’enlever mes chevaux, qui leur font envie. Aujourd’hui la tentative a été plus sérieuse que de coutume. Un troupeau d’agazènes se dirigeait vers la caravane en soulevant un nuage de poussière. A tort ou à raison, les Adels qui m’accompagnent prennent les agazènes pour des cavaliers Itou Galla ; ils veulent s’emparer des chevaux, aller à la rencontre de l’ennemi imaginaire ; mais j’ai résolu de défendre ces braves bêtes, fût-ce au péril de ma vie ; je les fais monter par mes hommes, qui déjà faiblissaient, et, tombant sur les sauvages à grands coups de ma courbach en cuir d’hippopotame, je les oblige à reculer.

« C’est à Bilaine que nous avons passé le delta du fleuve. Les deux mesleniés du roi que Wollassema Awegas avait délégués pour commander les chefs adels et surveiller leur conduite m’avaient suivi jusque-là ; leur mission était terminée, je les congédiai. Avec eux s’en allait une partie des chefs adels ; mais trois cents indigènes de la tribu de Moulon (peuple des Assobas) restent avec moi pour guider la caravane jusqu’à Erer.

« Samedi 15. Partis de Bilaine hier dans la matinée, nous sommes venus camper à Demaca. Nous n’y devions pas trouver d’eau pour les chevaux, mais un violent orage survenu avant la nuit nous en a fourni en abondance. Ce matin la caravane tourne au nord-nord-est, du côté de Moulon où j’avais passé deux ans auparavant. Mohamet Gourra est le chef de la tribu ; c’est le même que j’avais envoyé à Fareh porter la nouvelle de la mort de mon domestique ; il n’était pas encore revenu. L’aspect du paysage est ici des plus pittoresques ; point de cultures, mais une vaste plaine couverte de broussailles, où errent en liberté autour des villages nomades des autruches à l’état domestique et de nombreux troupeaux ; au milieu de la plaine, un ravin profond fournit tout juste l’eau nécessaire aux familles et aux bestiaux ; vers le sud, barrant l’horizon, les montagnes des Itou Galla ; au nord-est, les flancs étages des montagnes d’Erer.

« Connaissant la localité, j’avais pris la tête de la colonne avec mes chevaux ; j’arrivai ainsi aux premières maisons du village : c’étaient des bergeries, les gens de la caravane voulaient s’y arrêter, mais comme l’endroit ne me convenait pas, je poussai en avant et choisis la place du campement à 3 kilomètres plus loin, près de la maison même de Mohamet Gourra et sur le bord du ravin ; je parquai mes chevaux à l’ombre d’un gros mimosa et le reste de la caravane ne tarda pas à me rejoindre. Ce même soir, j’apprends que l’expédition italienne a été signalée au-delà d’Erer, à trois jours seulement de Moulon, mais on la dit en souffrance.

« Dimanche 16. Au petit jour nous sommes réveillés par un cri d’alarme venant du sud-ouest, du milieu même des bergeries, et déjà de chaque hameau, de chaque maison, à pied, à cheval, sortaient des bandes armées qui se portaient en courant sur le théâtre de la lutte. Tous les indigènes qui faisaient partie de la caravane abandonnent le campement ; en tête marche Mohamet Abou-Bakr, monté sur sa mule, un fusil chargé à balle à la main, et avec lui Saleh, son parent, également monté sur une mule, mais armé, à la façon des Adels, d’un bouclier, d’une lance et d’un poignard. Cette fois l’alarme était sérieuse. Mes Éthiopiens voulaient, eux aussi, prendre part à la mêlée ; je m’y oppose, je fais seller les mulets et les chevaux prêts à partir, puis j’ordonne de prendre les armes ; dix de mes hommes ont des fusils ; en cas d’attaque nous sommes en mesure, à l’abri des marchandises, de nous défendre vigoureusement. Voici ce qui s’était passé : un parti des Assaï-Mara, ceux-là mêmes qui avaient fourni les meurtriers de mes deux compagnons, étaient venus, au nombre de cinq cents, sur le territoire de la tribu rivale de Moulon, pour voler les troupeaux ; à la faveur de la nuit, ils s’introduisent dans les bergeries et tuent indifféremment tout ce qu’ils rencontrent ; mais quelques femmes échappées au massacre ont fait entendre le cri d’alarme ; les gens de Moulon accourent en toute hâte, et, peu à peu, leur nombre grossissant, un combat acharné s’engage ; survient alors Mohamet, il s’élance dans la mêlée, et, à bout portant, casse la tête d’un Assaï-Mara. Au bruit de la détonation, aussitôt suivi de l’effet, les compagnons du mort croient que tous mes hommes vont fondre sur eux avec leurs fusils, un sauve qui peut général a lieu ; oh les poursuit ; en moins de quelques minutes, plusieurs centaines de cadavres ensanglantent le sol ; les Adels ne font jamais de prisonniers. Peu après, Mohamet rentrait triomphant au campement, un horrible trophée pendu à la bride de sa mule, mais la victoire aura été chèrement achetée. Saleh a été frappé d’un coup de lance au flanc, une cinquantaine d’autres blessés sont rapportés dans leurs huttes, et parmi eux le fils de Mohamet Gourra.

« De peur d’un retour offensif de l’ennemi, les gens de Moulon se décident à quitter leur pays et à planter leurs huttes hors de la portée des Assaï-Mara. En attendant, on s’occupe d’enterrer les morts. Les chameaux, mal soignés, commencent à souffrir, trois ou quatre sont morts ; quant aux chevaux il ne serait pas prudent de les mener paître à quelque distance du camp. Ce soir, ils étaient tous parqués selon l’ordinaire, ils boudaient à l’orge, ils avaient presque refusé de boire ; tout à coup, un des plus beaux tombe comme foudroyé. C’est le premier que je perds.

« Lundi 17. Ce matin, dix de mes chameaux manquent à l’appel ; il ne sera pas possible de partir aujourd’hui. Les habitans de Moulon commencent à déménager leurs huttes. Sur le soir, le cri d’alarme se fait encore entendre : on a pris une fois de plus pour des cavaliers un troupeau d’agazènes, si nombreux dans ces contrées. Les Itou Galla descendent quelquefois de leurs montagnes, arrêtent et pillent les caravanes, mais, quand ils savent qu’il s’y trouve des Européens, ils n’ont garde de s’aventurer, de peur des armes à feu qui frappent de loin.

« Mardi 18. Enfin nous pouvons lever le camp ; nous prenons la direction du nord-est, la caravane est précédée et suivie d’une émigration en masse des habitans de Moulon, chaque famille va par groupe, la colonne s’allonge dans le désert sur une étendue de plusieurs lieues. Par suite de la perte de mes chameaux, Mohamet ne pouvant pas ou ne voulant pas les remplacer laisse à Moulon dix balles de mes peaux de bœuf. Nous passons à côté du lac Carava sans nous y arrêter, et nous venons camper en doublant l’étape à Élilisso.

« Mercredi 19. À cause de la longue course d’hier, les chameaux sont fatigués, les chevaux aussi pâtissent cruellement ; un d’eux meurt, c’est le second. Pendant la nuit, un terrible orage nous a littéralement transpercés. On ne se mettra pas en marche aujourd’hui.

« Jeudi 20. J’ai dépensé cinquante-six pièces de toile depuis le passage du fleuve ; elles m’ont servi à payer mes guides assobas qui se séparent ici de moi. Leur chef Wocatou en tête, ils viennent me faire leurs adieux, tous veulent me toucher la main, l’embrasser, ce n’est pas l’habitude de leur nation, mais ils me sont reconnaissans de leur avoir rendu service à Moulon. Nous partons. d’Élilisso de bon matin, car la course est longue jusqu’à Erer ; nous devons traverser une forêt redoutée par les petites caravanes. J’ai acheté hier une autruche pour la valeur de 3 francs en toile ; elle suit la colonne. Nous traversons la forêt sans accident. Arrivée à Erer à deux heures de l’après-midi par une température écrasante. Là j’apprends de nouveau que l’expédition italienne approche ; désireux de la prévenir des dangers qu’elle court sur cette route, j’ordonne à Mohamet d’envoyer demain avant le jour un homme à cheval à l’endroit nommé Tull Harré près duquel nous devons camper ; au cas où les Italiens se trouveraient dans ces parages, je leur recommande de m’attendre, mais en un lieu bien pourvu d’eau, à cause des besoins de ma caravane.

« Vendredi 21. Au soleil levant, la colonne s’engage dans la direction de l’est. Après une longue et pénible marche, nous arrivons au torrent d’Edeita Erer et nous campons dans son lit. Nous trouvons là des nids de fourmis blanches qui nous obligent à de grandes précautions. La force de destruction de ces insectes est incroyable ; je les ai vus en quelques minutes percer l’enveloppe des balles de café faite avec des peaux de bœuf tannées.

« Samedi 22. Le courrier que j’ai fait partir hier n’est pas encore revenu ; je suis inquiet du sort des Italiens, comme ils ignorent que je reviens du Choa, nous risquons de nous croiser en chemin. Bien que la station d’Edeita Erer fût des plus dangereuses à cause du voisinage des marais, je résolus d’y rester un jour encore ; j’envoyai un second messager au chef du village de Tull Harré, distant d’ici de quatre heures de marche, et je le priai de se rendre lui-même au campement. Il arriva dans la nuit et vint droit vers ma tente en compagnie de Mohamet ; il savait déjà qui j’étais : tout se sait au désert, mieux encore que dans une grande ville, à deux cents lieues à la ronde tout le monde est informé si l’étranger qui passe est puissant, s’il connaît le pays ou bien s’il manque d’expérience, si l’on peut lui faire payer l’apprentissage de ses voyages. Le chef avait vu les Italiens, je fus vite au courant de leur situation ; séance tenante, j’écrivis une lettre au marquis Antinori, lui donnant rendez-vous pour le lendemain au campement de Tull Harré. Les deux nuits passées dans le ravin d’Edeita Erer ont été particulièrement désagréables ; pour ma part, j’ai le corps et la figure tout enflés de la piqûre des insectes.

« Dimanche 23. Sortant des broussailles du torrent, nous nous trouvons dans l’immense plaine des Issas. Les chameaux s’avançaient massés en bataillon carré, puis les chevaux, tout harnachés, un peu refaits par un repos de deux jours et redevenus fringans ; notre colonne.avait ainsi fort bon air. Les Italiens nous avaient précédés au rendez-vous ; ils paraissaient tristes et découragés, ils furent d’autant plus surpris de l’ordre et de la discipline qui régnaient parmi nous. J’allai saluer le marquis qui me présenta le capitaine Sebastiano Martini et l’ingénieur Chiarini ; puis nous causâmes : « Je ne m’expliquais pas, dis-je franchement au marquis, qu’il se fût mis en route par cette saison pour les hauts plateaux éthiopiens ; sans doute il ignorait les pluies torrentielles qui durent là-bas à partir du mois de juillet et qui interrompent toute communication. À cette époque, on pouvait bien se rendre du Choa à la côte, ainsi que je faisais moi-même, mais le contraire n’était pas à tenter. Ils allaient trouver l’Aouach sorti de son lit, le pays détrempé. Cette première considération, comme aussi la mauvaise organisation de leur caravane dont ils avaient égaré les deux tiers, l’impossibilité absolue où ils se trouvaient de réparer leurs pertes, tout cela rendait la poursuite du voyage très dangereuse. Je leur conseillai donc de retourner à Zeila avec ma caravane pour s’y refaire tout à loisir ; en attendant, la mauvaise saison passerait, et, mieux organisés, ils pourraient partir au mois d’octobre prochain ; c’était encore le plus sage. » J’avoue que mes conseils ne furent pas très goûtés : ces messieurs gardaient en face de moi une attitude embarrassée ; pourtant, comme une prompte décision était nécessaire, ils promirent de me rendre réponse dès le lendemain. Nous campâmes à quelque distance les uns des autres.

« Samedi 24. De bon matin je reçois la visite de ces messieurs ; ils admirent sous ma tente les boucliers, les lances et les harnais, ils ne croyaient pas que l’industrie des Éthiopiens fût aussi avancée. Je leur montre également les chevaux, qu’ils trouvent superbes. Ils avaient passé la nuit à se concerter ; en fin de compte, il avait été décidé qu’au prix de tous les sacrifices et à l’aide des ressources que je pourrais leur fournir moi-même, une partie de l’expédition continuerait sa marche en avant ; pendant ce temps, un de ses membres se rendrait à Rome pour demander à la Société de nouveaux moyens d’action, puis rejoindrait ses compagnons au Choa, d’où tous ensemble poursuivraient leur voyage vers les lacs équatoriaux. Entrant alors dans la voie des confidences me racontèrent toutes les spoliations dont ils avaient été victimes de la part d’Abou-Bakr ; bien plus, à leur départ, bon gré, mal gré, l’ex-émir leur avait adjoint sept cheiks qui s’étaient amusés à promener leur caravane en zigzag à travers le désert pour finir de les dépouiller

« Mardi 25. C’est aujourd’hui le troisième jour que nous campons à Tull Harré ; grâce à l’eau et à l’herbe fraîche qui se trouvent ici en abondance, les chevaux reprennent leur vigueur. Cependant je commence à ressentir les fâcheux effets de la rencontre des Italiens ; Cabo, chef de leur caravane, est un parent de Mohamet, ils se communiquent les instructions d’Abou-Bakr ; d’autre part les cheiks qui s’étaient chargés d’alléger l’expédition italienne étaient furieux de trouver en moi un obstacle à leurs desseins. Le marquis avait eu le tort de laisser voir qu’il avait de l’argent ; aussi ses hommes ne voulaient-ils plus être payés qu’en numéraire ; un jour qu’il refusa, on lui enleva pendant la nuit une caisse contenant encore 300 talaris. En route, des groupes entiers de chameaux disparaissaient chez les Issas ; deux ou trois jours après, on venait offrir au marquis ces mêmes chameaux et il les louait sans les reconnaître. A chaque campement, le nombre des colis diminuait. Il avait fallu à plusieurs reprises se procurer des mulets ; chaque bête était louée deux fois sa valeur, le lendemain elle avait disparu. M. Landini, un vieillard, et le capitaine, s’étaient vus, faute de montures, obligés de faire de longues courses à pied. Toutes ces misères auraient pu être évitées avec un peu d’énergie ; à part les emprunts forcés d’Abou-Bakr, contre lequel j’étais impuissant, il ne m’a jamais été rien volé.

« Tout d’abord, je fis observer à ces messieurs qu’on ne paie jamais en argent dans le désert ; l’argent doit être soigneusement caché et tout le monde ignorer les colis où il se trouve. Les colis de bagages doivent avoir une dimension uniforme, être recouverts d’un fort emballage, solidement ficelé, pour supporter le transport à dos de chameau et les brutalités des chargeurs ; le chef de la caravane est responsable des colis ainsi emballés. Il faut aussi prendre soin d’avoir sous la main les provisions et les objets de première nécessité, ainsi qu’une certaine quantité de pièces d’étoffe, suffisante pour les frais de route. A l’arrivée au campement, les colis sont soigneusement empilés en boulot, et personne ne doit y toucher ; sur les hauts plateaux, la manière de voyager n’est plus aussi rigoureuse.

« Au moment de notre départ du Choa, il avait été convenu avec Ibrahim et Mohamet, en présence du roi, que le salaire des chargeurs et des guides serait réglé d’avance pour tout le voyage ; mais alors, après s’être concerté avec ses nouveaux alliés, Mohamet osa soutenir que les chargeurs n’avaient été payés que jusqu’à Tull Harré, qu’il fallait renouveler leur engagement jusqu’à Zeila ; de plus ils exigeaient que je les payasse en argent comme avaient fait les Italiens. La situation devenait critique ; retournerais-je au Choa avec mes Éthiopiens pour porter plainte au roi ? Mais Mohamet menaçait d’abandonner les marchandises en plein désert ; c’était mon entreprise avortée. Mieux valait encore sacrifier quelques talaris. Je dis à Mohamet de choisir les chargeurs comme il l’entendrait et de fixer lui-même la somme qu’il exigeait ; je m’engageais à le payer à Zeila en numéraire, mais d’ici là je ne sortais pas un écu de mes coffres ; ma parole donnée devait suffire. Par cette décision, à laquelle mon musulman ne s’attendait pas, je coupai court à toute réclamation.

« Cependant le temps pressait ; nous ne devions pas épuiser nos ressources au campement. Je cédai au marquis et à l’ingénieur, qui continuaient leur route vers le Choa, six de mes domestiques éthiopiens ; avec ces hommes, qu’ils armèrent, leur vie était plus en sûreté ; c’étaient en outre de bons nageurs qui devaient leur être fort utiles pour le passage du fleuve ; je leur donnai un sac de viande sèche, trois sacs de pain, — ils en étaient déjà à leur dernière caisse de biscuit, — et un de mes mulets, j’ordonnai à Mohamet de leur procurer des chameaux et des chargeurs, je promis aussi au capitaine Martini, qui venait avec moi, qu’à son retour d’Europe, il trouverait à Zeila soixante de mes chameaux que je laissais à sa disposition. Ces messieurs parurent très satisfaits de nos arrangemens.

« Dimanche 30. C’est aujourd’hui le jour de la séparation ; les six Éthiopiens qui me quittaient viennent à moi, me prenant les mains, me priant de les bénir, ils pleuraient comme des enfans. On se fait les derniers adieux, puis chacun se dirige de son côté. Le capitaine Martini est mon compagnon de route, couchant sous ma tente, partageant mes repas. Après deux heures de marche, nous campons à Wolgueli. Le lendemain, partis de bon matin, nous marchons toute la journée et couchons le soir à Sangote. Le Rév. Jacob, missionnaire protestant, que le roi m’a chargé de conduire à Zeila, a failli mourir hier au soir ; je lui envoie de ma nourriture et quelques médicamens qui le soutiennent un peu.

« Mardi 1er août. Je passe sous silence le spectacle révoltant auquel j’assiste tous les jours avec les malheureux esclaves qui accompagnent la caravane. Rien ne saurait donner une idée de la barbarie des trafiquans. Hélas ! je ne puis rien empêcher. Nous devions partir ce matin, mais dans la nuit une jeune fille esclave s’est évadée ; elle a mieux aimé mourir de faim dans le désert que sous les coups de ses bourreaux. Pour me faire prendre patience, ceux-ci prétextent que des chameaux se sont égarés. On n’a pas retrouvé la fugitive.

« Mercredi 2. Nous prenons ce matin la direction nord-nord-est. Sur notre passage nous rencontrâmes des groupes d’Issas tout habillés de neuf en toile blanche et comme endimanchés ; je fis remarquer au capitaine que c’était sa toile qui les habillait si bien, et il en convint de bonne grâce. La facilité avec laquelle ces sauvages avaient pu se fournir d’étoffe auprès des Italiens les attirait tout naturellement autour de ma caravane ; mais ils furent vite détrompés, chez moi il n’y avait rien à prendre que du tabac dont on leur donnait de petites poignées ; quand leur tabac est bien brisé et comme en poussière, ils en prennent une grosse pincée qu’ils mêlent à de la cendre par parties égales, puis placent la boulette ainsi préparée entre la lèvre inférieure et les gencives, ce qui leur fait une sorte de bosse difforme et repoussante.

« La journée a été rude ; huit heures de marche sans eau, sous un soleil de feu ; Mohamet avait pris les devans, laissant la caravane éparpillée ; je dus rester en arrière, presser les traînards, aider moi-même à recharger les bêtes qui tombaient, veiller enfin à ce que rien ne me fût dérobé ; j’arrivai au campement deux heures après les autres. Nous approchions de Zeila, Mohamet se sentait chez lui, et son audace, son insolence, en augmentaient.

« Jeudi 3. Nous avons mis plus de six heures à traverser une plaine immense couverte à perte de vue de nids de fourmis blanches dont quelques-uns atteignent jusqu’à 3 mètres de haut. On se dirait au milieu d’une cité en mines d’où l’homme aurait disparu. Nous campons à Haré.

« Vendredi 4. Hier encore le Rév. Jacob a failli mourir ; en route j’avais chargé mon drogman de le prendre en croupe sur sa mule et d’avoir soin de lui, le malheureux pouvait à peine se tenir en selle ; à un moment il s’évanouit, on dut le déposer à l’ombre d’une maison de fourmis blanches où peu à peu il reprit ses sens. Deux heures après on arrive au campement ; je prends sur moi de lui administrer une potion, il passe une bonne nuit, et le lendemain il était sauvé. Plusieurs Éthiopiens de mon personnel sont aussi sérieusement malades ; la plupart des esclaves, garçons ou filles, dévorés de fièvre, épuisés par la dyssenterie, ressemblent plus à des squelettes qu’à des êtres vivans ; je les soulage de mon mieux avec les médicamens qui me restent.

« Samedi 5. Le Rév. Jacob va de mieux en mieux, il peut supporter les fatigues du cheval. Après une étape de six heures, nous arrivons au campement d’Aranono, où nous trouvons de l’herbe et de l’eau pour mes pauvres chevaux. Le lendemain nous allons coucher à Adagalla. Le lion, le sanglier et le gibier de la grosse espèce abondent en cet endroit. Nous y restons tout le jour suivant à cause des malades et des animaux qui ont besoin de repos. Deux autres étapes nous conduisent à Lassarar en passant par Sar-man (direction nord-nord-est). Plusieurs chameaux tombent en route et meurent ; les chevaux aussi fatiguent beaucoup, cependant nous avançons.

« Vendredi 11. Une caravane est campée dans notre voisinage, se rendant au pays d’Harrar ; elle avait quitté Zeila depuis cinq jours et voici les nouvelles qu’elle apportait : Abou-Bakr, après avoir expédié la mission italienne, s’était rendu au Caire, où le vice-roi l’avait fait pacha, il devait sous peu rentrer à Zeila ; les désastres des Égyptiens dans l’Ethiopie du nord étaient confirmés, trois corps d’armée avaient été détruits, et l’on craignait même pour Massaouah, enfin M. Chauvet n’était plus vice-consul de France à Aden ; le changement de cet honnête fonctionnaire, qui s’était dès le début intéressé à mon entreprise, était pour moi de mauvais augure.

« Lundi 14. Nous avons dépassé successivement les stations de Lasguel et d’Alibué. Malgré la perte d’un certain nombre de bêtes, je n’ai rien voulu abandonner de mes marchandises ; les chameaux qui restent sont surchargés ; quelques-uns portent plus de 300 kilogrammes. Nous avons franchi la région des montagnes ; nous suivons dans la plaine la direction du nord-est qui conduit à Zeila ; à l’ouest est Obock ; mais Mohamet, se doutant que j’attaquerais bientôt la question, s’était entendu déjà avec les conducteurs de la caravane, pour que tous refusassent de changer de route, de plus je connaissais les ordres formels donnés par Abou-Bakr à ses fils ; néanmoins je me résolus à parler. Nous campons à Hensa ; je fais venir Mohamet, je lui dis qu’il devait se rappeler la promesse faite au roi de Choa de nous conduire à Obock, qu’il fallait donc que la caravane prît une autre direction et tournât vers la gauche. Mohamet me répondit : « Cela est impossible ; d’abord il n’y a pas de route tracée pour Obock, ni de guides pour vous y conduire ; les chargeurs eux-mêmes ne vous suivront pas, ils préfèrent se rendre à Zeila où ils ont leurs familles et leurs intérêts ; enfin à Obock vous ne trouverez ni barques ni provisions. » Tandis qu’il parlait ainsi, il était entouré d’une dizaine de Somalis qui appuyaient ses paroles ; je dus me résigner. Aussi bien il y avait pour ces misérables la question des esclaves qu’ils avaient amenés ; à Zeila, ils se plaçaient, eux et leur marchandise, sous la protection du pavillon égyptien.

« Mardi 15. Pour diminuer les souffrances des chevaux, je me résigne à quitter la caravane, et, prenant les devans, à gagner Tococha, où je trouverai pour eux de l’eau et des pâturages, je donne l’ordre de les harnacher, je choisis trois chameaux sur lesquels on charge les provisions, trois sacs d’orge, ma tente, mon lit de camp, la civette, l’autruche, je désigne les hommes de mon personnel qui doivent m’accompagner ; Sallassé et Gavré Teklé resteront à la garde des marchandises. Le capitaine Martini vient avec moi. Vers minuit, grâce à notre guide, nous arrivions à Ali Ouhée ; nous campons près de puits creusés dans le sable d’un torrent à sec ; deux jours encore nous suivons le lit du même torrent qui va se jeter dans la baie de Zeila et nous atteignons enfin Tococha, sains et saufs. Nous sommes en vue de Zeila, un navire à vapeur égyptien est au mouillage au loin devant la ville.

« Lundi 21. Ibrahim et Mohamet sont entrés hier à Zeila avec la caravane ; les marchandises et les bagages ont été empilés sur le port. Ibrahim, qui s’était tenu en arrière de nous pendant tout le voyage, a bien vite rejoint son frère dès qu’il a su que j’avais pris les devans. Mon personnel éthiopien est travaillé en sous-main par les agens d’Abou-Bakr. Quoiqu’il en soit, je me décide à venir à Zeila avec mes chevaux. Deux tentes avaient été dressées sur le bord de la mer, l’une pour moi, l’autre pour mes domestiques. Tout d’abord, je m’aperçois qu’une de mes malles m’a été volée ; c’est mon drogman Joseph Negousieh qui a fait le coup à l’instigation des musulmans. Les hostilités commençaient. »


IV

Nous avons suivi pas à pas notre courageux compatriote, nous l’avons vu, à force d’énergie et de volonté, déjouer les obstacles et les dangers, mais tout cela n’était rien auprès des souffrances physiques et morales qui l’attendaient. Le 23 août, tandis que le bateau postal égyptien emmenait vers Aden le capitaine Martini et le Rév. Jacob, qui avait oublié de prendre congé, un autre bâtiment entrait au mouillage, et une salve de dix-sept coups de canon, partie de la côte, saluait le Somali Abou-Bakr, nommé pacha par le vice-roi reconnaissant. En effet, Abou-Bakr avait exécuté fidèlement les ordres reçus pour faire échouer la mission italienne ; c’est lui encore qui, informé par ses fils de l’arrivée du voyageur français, avait averti aussitôt les autorités khédiviales ; pendant son séjour au Caire, où il avait su se ménager par un cadeau princier de dix-huit belles esclaves gallas un favorable accueil, il s’était entendu avec le maître ; il avait reçu de nouvelles instructions, et il était impatient de les remplir.

Tout d’abord, un des fils du nouveau pacha, Mohamet, réclame 335 talaris pour frais de la caravane, auxquels il n’avait pas droit ; à son tour, Ibrahim demande 50 talaris qu’on lui devait encore moins ; survient alors le chef de la douane qui, après avoir pesé et enregistré les marchandises, exige 1,800 talaris, soit 11 pour 100 de leur valeur totale. M. Arnoux eut beau s’indigner, protester ; il lui fallut payer. Restaient les marchandises et les présens. Dès les premiers jours, comme il craignait d’être retenu quelque temps encore à Zeila et que dans cette ville l’eau et la verdure manquent absolument, M. Arnoux s’était empressé de renvoyer les chevaux à la station de Tococha avec leurs gardiens. Voici comment on s’y prit pour achever de le dépouiller.

Son personnel éthiopien se montrait chaque jour plus récalcitrant ; le mauvais exemple était parti de Gavré Teklé, qu’il avait connu à Massaouah, et de Joseph Negousieh, le drogman, attaché à sa personne depuis plus de cinq ans : c’étaient eux précisément qu’il avait choisis pour l’accompagner en Europe ; quant aux autres, nourris et défrayés de tout, ils devaient attendre à Zeila jusqu’à son retour, puis revenir avec lui au Choa, où ils auraient reçu la récompense de leurs services ; telles avaient été les conditions établies en quittant Fareh. Mais les deux plus importans de la bande se laissèrent gagner aux avances des Égyptiens ; perfidement, ils insinuèrent à leurs camarades qu’une fois sorti du territoire égyptien, M. Arnoux ne s’inquiéterait plus de leur sort et s’enfuirait avec les marchandises ; esprits crédules et facilement soupçonneux, ceux-ci crurent de bonne foi ce qu’on leur contait. Sur alors de n’être pas contredit, Abou-Bakr réunit le divan, et là déclare que Gavré Teklé est seul l’envoyé du roi Minylik, et Joseph son drogman, que le Français n’est qu’un imposteur, qu’il n’a jamais reçu de mission du roi, qu’il veut vendre les marchandises en arrivant en Europe, en garder le produit et ne plus revenir au Choa. En conséquence, il convient de s’opposer à son départ jusqu’à la réponse du roi, qu’on va prévenir sans retard, et, pour le moment, on consignera les marchandises et les papiers qu’il détient indûment. Là-dessus, une troupe de gens armés envahit la tente de M. Arnoux et fait main basse sur les malles, les boucliers, les lances et les harnais ; le lendemain, ce fut le tour de la marchandise et des chevaux, on ne lui laissa que la civette, à cause des soins qu’exigeait son entretien. Abou-Bakr aurait bien voulu s’emparer aussi de deux lettres du khédive qu’il savait en la possession du voyageur, lettres précieuses où se révélait la politique perfide de l’Égypte à l’égard de l’Ethiopie ; mais cette fois il se heurta à une résistance désespérée.

Pour comble de malheur, le nouvel agent de la France à Aden refusait d’intervenir officiellement dans toute cette affaire ; le capitaine Martini, malgré sa promesse, n’avait pas jugé à propos de l’aller voir lors de son passage à Aden pour l’intéresser à la cause de notre compatriote ; ce fonctionnaire ne connaissait guère M. Arnoux que par les allégations mensongères des agens d’ Abou-Bakr ; en effet, Gavré Teklé avait pris son rôle au sérieux et se donnait partout comme le véritable envoyé du roi de Choa. Le terrain n’était pas moins bien préparé autour du consul général de France au Caire, et quand enfin, sur les réclamations pressantes de M. Arnoux, qu’on retenait à Zeila et dont on supprimait les lettres à la poste, le gouvernement français mettait les Égyptiens en demeure de le relâcher, Abou-Bakr répondait hypocritement que jamais le Français n’avait été plus libre, que personne ne l’empêchait de partir ; seulement, comme il voulait emporter toutes les marchandises avec lui et que ses comandataires s’y refusaient, il était juste d’attendre la réponse du roi à qui on avait tout écrit ; le différend vidé, il pourrait suivre sa route.

Pendant ce temps, seul, sans appui, enfermé dans sa tente au bord de la mer, M. Arnoux assistait à l’écroulement de son œuvre. Toute l’eau qu’on boit à Zeila vient de la station de Tococha, où des indigènes vont chaque matin remplir leurs outres à dos de chameau ; or défense était faite dans toute la ville, sous les menaces les plus sévères, de rien vendre au Français ; il en vint à payer au poids de l’or quelques litres d’une eau saumâtre et un morceau de pain avarié ; plus tard, on réussit à détacher de lui les deux derniers domestiques qui lui avaient été fidèles, et il dut lui-même balayer sa tente et soigner la civette ; malgré tout, son courage ne faiblissait pas.

De leur côté, Abou-Bakr et Raouf-Pacha, spécialement venus de Berberah pour lui prêter main-forte, avaient envoyé courrier sur courrier à Minylik, disant que le Français avait trahi les secrets du roi, qu’il songeait à soulever la guerre entre l’Égypte et le Choa, qu’il avait fait enchaîner à Zeila presque tous les Éthiopiens, qu’il voulait se sauver en Europe avec la marchandise et les présens, qu’enfin le roi devait envoyer des ordres précis, retirer au traître toute sa confiance et prendre Gavré Teklé pour mandataire auprès du khédive, sans quoi de grands malheurs étaient à craindre pour le Choa. Abou-Bakr ajoutait qu’à titre d’ancien serviteur et ami du roi, voyant de près toute la perfidie du Français, il avait usé d’autorité pour le retenir à Zeila jusqu’à la réponse du roi, qui confirmerait sans doute les mesures prises dans son intérêt. Cependant la réponse se faisait attendre, et ce retard déconcertait les conjurés ; elle arriva le 9 novembre, mais accompagnée d’une lettre particulière pour M. Arnoux. Avec son bon sens ordinaire, Minylik disait au pacha : « Je suis très affligé de ce que vous m’avez écrit ; s’il y avait des différends entre M. Arnoux et mes hommes, vous qui vous dites mon ami, pourquoi n’avoir pas concilié les choses ? Quoiqu’il ait, selon vous, trahi mes secrets et qu’il ne veuille plus retourner au Choa, je ne lui retire ni ma parole, ni ma confiance ; faites que l’accord se rétablisse et remettez-lui à Aden, au consulat de France, toutes les marchandises que vous retenez ; il remplira la mission dont je l’ai chargé. » Vivement désappointé, Abou-Bakr parut céder, le bateau postal était en ce moment au mouillage et devait partir le lendemain ; il donna l’ordre d’embarquer sur-le-champ les marchandises et les chevaux, mais en même temps il faisait défendre à tous les bateliers du port de passer le voyageur : l’un d’eux pourtant y consentit en secret, grâce à un gros bakchich. À bord, M. Arnoux revit ses pauvres chevaux ou du moins ceux qui restaient, la plupart étaient morts faute de soins et de bonne nourriture, les autres étaient méconnaissables. Sur le même bâtiment allaient Mohamet et les principaux des Éthiopiens. On toucha d’abord à Berberah, et le surlendemain, 18 novembre, on débarquait à Aden. En présence du vice-consul, M. Arnoux n’eut pas de peine à prouver, pièces en main, la vérité de sa mission, et les impostures de Gavré Teklé ; du reste, il consentait à se réconcilier avec ce dernier, selon le désir du roi ; mais les conjurés ne l’entendaient pas ainsi et soulevaient sans cesse de nouvelles difficultés ; un plus long séjour à Aden était inutile. M. Arnoux prit le parti de se rendre au Caire ; les calomnies l’y avaient précédé. Berné par les ministres égyptiens, tenu en suspicion par les autorités françaises, allant des uns aux autres et toujours rebuté, il apprend qu’en son absence les marchandises ont été débarquées et vendues à une maison suisse par l’entremise de Mohamet et de Gavré Teklé, pour la somme dérisoire de 11,000 talaris ; toutefois, l’agent du roi à Aden avait mis opposition sur la somme. En même temps, le bruit courait que les documens qu’il apportait étaient faux ; on l’accusait sourdement d’avoir fait lui-même assassiner ses deux compagnons. Par bonheur, les procès-verbaux étaient là, et M. Antoine d’Abbadie, le savant le plus autorisé en ce qui touche la langue amariña, a reconnu l’authenticité du sceau et des lettres royales.

Cependant le capitaine Martini était de passage au Caire, se préparant à rejoindre ses compagnons ; durant les six ou huit mois qu’il était resté en Europe, il ne s’était pas autrement occupé de M. Arnoux ; pourtant, lorsque celui-ci, dans une situation aussi douloureuse que peu méritée, lui demanda une déclaration explicite de ce qui s’était passé entre eux, Martini consentit sans peine, et la pièce fut rédigée en présence de plusieurs notables français ; mais quand il s’agit de la signer, Martini refusa sous prétexte qu’un document de cette sorte pouvait être nuisible aux intérêts italiens ; en réalité, il cherchait à se débarrasser d’un rival gênant. D’autre part, le Rév. Jacob, à peine arrivé en Égypte, s’était empressé de porter contre son sauveur mille accusations diffamatoires. Ne serait-ce pas le cas de rappeler le proverbe arabe, si profond sous sa forme spécieuse ? « Pourquoi me fais-tu du mal ? Je ne t’ai pas fait de bien, moi ! » Plus tard, parvenu au Choa, au lieu d’expliquer la situation que les infamies des Égyptiens avaient créée au voyageur français, Martini le chargea hautement, le traita d’aventurier et réussit à détacher de lui Mgr Massaja, qui, comme Italien, souhaitait avant tout le succès de ses compatriotes ; il finit même par obtenir que le roi approuvât la vente des marchandises, sur laquelle il n’y avait plus à revenir, et le chargeât lui-même de prendre les présens déposés à Aden pour les remettre aux destinataires, au lieu et place de M. Arnoux. C’est ainsi qu’on vit le capitaine se présenter devant le saint-père et le roi d’Italie comme si lui, le premier, il avait ouvert la route du Choa. Pourtant le roi Minylik, entouré d’intrigues et de mensonges, n’était pas bien sûr qu’on ne l’eût point trompé, et voici la lettre qu’il écrivait :

« Minylik, roi des rois d’Ethiopie, à M. Arnoux, notre ami, négociant français :

« Comment te portes-tu ? Pour moi, grâce à Dieu, je me porte bien. J’ai appris par lettre les peines que tu as éprouvées pendant ton voyage et la manière dont tu as été privé même des marchandises qui t’appartenaient personnellement. Pour diminuer ces dommages et vous témoigner mon amitié, je vous envoie quinze dents d’éléphant. S’il vous est possible de venir au Choa, je vous reverrai avec le plus grand plaisir.

« Fait à Litché, ville du Choa, le 17 de tekempt de l’an 1870 de la Rédemption (comput éthiopien). » Ici le sceau du roi.

Cette lettre fut apportée au consulat général de France au Caire, l’ivoire arriva aussi, mais réduit au tiers ; par une dernière friponnerie du pacha, les dents avaient été changées contre d’autres plus petites ; le fait caractéristique de l’amitié et de la bienveillance du roi n’en subsistait pas moins, à la confusion des Égyptiens.

Tout autre aurait plié sous le poids de tant d’épreuves et de mécomptes, mais M. Arnoux semblait puiser dans la lutte une nouvelle force ; d’ailleurs, l’excès même de ses malheurs avait éveillé autour de lui de nombreuses sympathies. Apprenant les allégations que le capitaine Martini, de retour à Rome, avait répandues sur son compte, il les démentit énergiquement, tant auprès de M. le commandeur Correnti que devant l’opinion publique. Lui-même il résolut de quitter l’Égypte, et, renonçant à des revendications inutiles, de poursuivre, malgré la perte des marchandises qui devaient faciliter ses opérations, le but qu’il s’était fixé. Il part du Caire et passe en Italie ; il ne fut pas reçu au Vatican, où Martini l’avait devancé ; mais, grâce à l’intervention de M. le marquis de Noailles, ambassadeur de France à Rome, il obtint du jeune roi Humbert deux audiences et lui remit, avec la lettre de Minylik II, la, fameuse civette qu’il conservait depuis plus de deux ans. L’accueil bienveillant du roi et de plusieurs grands personnages italiens réduisait à néant les insinuations des ingrats et des envieux. Réconforté par ce premier succès, le voyageur, se rendit à Paris, où, sans tarder, il soumit à l’approbation des ministres son projet d’ouvrir, sous les auspices du roi Minylik, une route partant d’Obock vers l’Afrique centrale et de fonder une colonie française au Choa. Le courage de l’homme, sa probité, les renseignemens nombreux et précis qu’il apportait, attirèrent naturellement l’attention, des bureaux. S’il faut en croire les indiscrétions, le gouvernement français ne serait pas éloigné de prendre possession définitive de la baie d’Obock et de répondre’ favorablement à la démarche du roi de Choa. Il ne s’agit pas ici, on le comprend, d’une conquête à faire, d’un agrandissement matériel à poursuivre ; mais la France, usant de ses droits, planterait son pavillon sur une terre qui déjà lui appartient et garantirait ainsi, par un appui tout moral, la sécurité de nos nationaux.

Quoi qu’il en soit, dès aujourd’hui le concours d’amis résolus est assuré à l’entreprise ; les fonds nécessaires ont été réunis, les intelligences et les bras ne manqueront pas non plus. Ce sera le premier essai d’installation sérieuse tenté par des Européens dans l’Afrique centrale. Puissent nos colons triompher de tous, les obstacles et le succès couronner la persévérance de leur chef ! Nous nous en féliciterons doublement ? pour la France d’abord, dont ils portent au loin le nom et l’influence, mais aussi dans l’intérêt général de l’humanité. Assez et trop longtemps on a paru croire en Europe à la sincérité de l’Égypte et à son influence salutaire en Orient ; Saïd-Pacha et son successeur sont entrés volontairement dans le concert des états qui abolissaient la traite, ils ont protesté bien haut de leur dévoûment à cette grande idée. Le fait certain, c’est que L’Égypte est, comme par le passé, le premier pays négrier du Monde. La route la plus fréquemment suivie par les caravanes est celle du Fleuve-Blanc ; sur le parcours se trouvent trois stations militaires : Khartoum, Gondokoro, et la troisième près du lac Albert-Nyanza ; c’est entre ces diverses stations et leurs affluens que la chasse à l’homme est organisée. On sait comment les trafiquans se procurent leur marchandise, au moyen d’horribles razzias qui dépeuplent le pays ; les barques chargées d’esclaves sont remorquées le plus souvent par des steamers égyptiens, percevant un droit de 150 à 200 talaris, suivant la valeur de la cargaison. À Khartoum, on trouve de tout temps deux grands dépôts d’esclaves qui sont la propriété du gouvernement et où les deux sexes sont séparés. Il y a des marchés d’esclaves au Caire, où on les vend à la criée dans les successions des pachas, et non-seulement au Caire, en Égypte, mais en Syrie, en Palestine. D’autres caravanes se rendent régulièrement à travers l’Ethiopie vers les différens ports de la côte, ainsi à Massaouah, à Zeila, à Berberah ; on peut évaluer à vingt-cinq mille en moyenne le nombre des esclaves amenés, rien que de ce côté, chaque année ; ce sont principalement des Gallas, jeunes garçons et jeunes filles de dix à quinze ans, provenant des marchés de Mettamah et des pays de l’intérieur ; les uns sont des victimes de la guerre, les autres ont été volés à leurs familles. Les esclaves gallas sont extrêmement recherchés dans les villes de l’Arabie, les hommes à cause de leur fidélité et de leur intelligence, les femmes à cause de leur beauté et du préjugé répandu chez les Turcs que leur contact seul peut rendre la santé à un vieillard. Pendant le triste séjour de M. Arnoux à Zeila, la réserve d’Abou-Bakr s’élevait à plus de six mille esclaves cantonnés tant dans cette ville que dans le voisinage, à Tedjourrah. Eh ! ne faut-il pas à l’Égypte des soldats noirs pour combler sans cesse les vides de son armée ? Ne faut-il pas aux musulmans des femmes et des eunuques pour leurs harems ? Chacun d’eux peut avoir autant d’esclaves qu’il veut, « tout ce dont ta main droite a pu se mettre en possession, » dit le Coran à cet égard ; l’esclavage est proprement la base de leur religion et de leur société. Comment croire alors qu’ils s’emploieront à l’abolir ? Tout progrès fait par les musulmans sur la terre d’Afrique est bien moins un pas en avant dans la voie civilisatrice qu’un nouvel essor donné à la barbarie. Pour détruire la traite en Orient, il faut plus que des traités et des conventions, dont l’application est trop souvent dérisoire, il faut un contrôle effectif, la présence d’agens sérieux, une surveillance infatigable et incorruptible. L’établissement d’une station à Obock, se reliant au Choa, peut rendre dans ce sens de réels services ; sans doute on ne coupera pas court du premier coup à l’ignoble commerce, mais on le rendra bien plus difficile ; avec l’aide du roi Minylik, les trafiquans musulmans, tenus de près, seront forcés de changer d’allures ou de vider le pays. Ce ne sera pas la moindre gloire pour M. Arnoux d’avoir travaillé à ce résultat.


L. LOUIS-LANDE.

  1. Nous n’avons pas jusqu’ici employé ce nom ; en effet, c’est un terme injurieux que les Égyptiens appliquent à leurs voisins chrétiens en signe de mépris et qui Vient de l’arabe habechi, amas ou ramassis. Les Éthiopiens, parlant d’eux-mêmes, ne s’en servent jamais.