Un Voyageur français dans l’Ethiopie méridionale/01

UN
VOYAGEUR FRANCAIS
DANS L'ETHIOPIE MERIDIONALE


I

Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis l’expédition des Anglais en Ethiopie et la fin tragique du négus Théodoros ; le percement de l’isthme de Suez était un fait accompli, et les grandes conséquences de cet acte n’échappaient plus à personne. Parmi la foule des étrangers que l’ambition, le goût des aventures ou la soif des richesses avaient attirés à Alexandrie se trouvait M. Pierre Arnoux, négociant français, instruit par un long séjour en Kabylie des mœurs des pays musulmans : homme robuste avec cela, d’une probité et d’une énergie peu communes, plein d’un bon sens pratique qui n’exclut pas la finesse d’esprit. L’idée lui vint de renouer les relations commencées jadis par M. Rochet d’Héricourt entre la France et Sahlé Sallassi, roi de Choa, dans l’Ethiopie méridionale. Les circonstances semblaient favorables : Minylik, petit-fils de Sahlé Sallassi, après dix ans d’absence, venait de rentrer dans son royaume, où son pouvoir était plus fort et plus respecté que jamais ; on le disait bon, généreux, intelligent, accessible à toutes les idées de progrès. D’autre part la France possédait depuis quelques années sur la côte orientale d’Afrique le port, de débarquement qui lui avait toujours manqué. Ce port, c’est la rade d’Obock, située à proximité du détroit de Bab-el-Mandeb, à 29 milles N.-E. de Tedjourrah, et achetée en 1862 pour quelques milliers de francs à un chef indigène des Somalis, au compte du gouvernement français. D’après les données recueillies deux ans plus tard par M. le lieutenant de vaisseau Salmon sur l’aviso le Surcouf cette rade offre deux mouillages distincts, très profonds et convenablement abrités ; il suffirait de quelques travaux peu coûteux pour en faire un port excellent, tandis que deux batteries suffiraient à protéger l’entrée des deux passes. Or de Marseille à Obock, en passant par le canal, la traversée n’est plus que de quinze jours pour un navire à vapeur, et d’Obock au Choa la route est aisée à ouvrir.

Mais ici se présentait une première difficulté ; par cupidité d’abord, pour se procurer à bas prix sur les lieux de production l’ivoire et les esclaves, par fanatisme aussi pour conquérir à l’islam une nation restée jusqu’ici invinciblement chrétienne, les Égyptiens, depuis qu’ils sont à peu près dégagés de la suzeraineté de la Turquie, vivent sur les frontières du Sennaar dans un état constant d’hostilité avec les Éthiopiens. Bien plus, en 1866, à l’instigation de l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, la Porte concéda au vice-roi d’Égypte tout le littoral de la Mer-Rouge ; faudrait-il voir dans cette cession, comme on le crut alors, une preuve de défiance de l’Angleterre envers la France qui avait naguère négocié avec Négousieh, rival de Théodoros, l’acquisition de l’ancienne Avalitis et qui venait d’acheter tout récemment la baie déserte d’Obock ? Quoi qu’il en soit, les Égyptiens s’empressèrent d’installer à Massaouah une forte garnison, et, maîtres ainsi de cette position, qui est comme la clé de l’Éthiopie, ils se donnèrent le méchant plaisir d’entraver son commerce et de pressurer ses marchands. M. Arnoux était au courant de la politique perfide de l’Égypte ; il savait que jamais de son plein gré elle ne permettrait qu’une nation étrangère cherchât à nouer des relations politiques et commerciales avec le centre de l’Afrique. Sur ces entrefaites, un événement douloureux vint confirmer ses appréhensions. Au mois de février 1871, une expédition française dirigée par M. Godineau de la Bretonnerie, ingénieur civil, et emmenant avec elle douze travailleurs, partait d’Alexandrie pour se rendre dans le Tigré ; en vertu d’un contrat conclu avec Alaka Bourrou, ambassadeur et mandataire de sa majesté le roi Johannès Kassa, M. Godineau recevait l’entreprise de tous les travaux publics à exécuter dans le royaume d’Éthiopie ; les frais qu’il était autorisé à faire dès ce moment devaient lui être remboursés intégralement à Adoua ou à Massaouah, et il toucherait en plus une provision de 10,000 talaris. Par malheur, le bruit de ces projets ne tarda pas à parvenir aux oreilles du gouvernement du khédive. Alaka Bourrou n’était qu’un misérable ; sa conscience fut vite achetée, et il accepta de faire échouer l’expédition qu’il devait conduire jusqu’à Adoua ; il n’y réussit que trop bien.

Instruit par cet exemple, M. Arnoux se garda bien d’attirer sur lui l’attention de la police égyptienne. Le 23 novembre 1872, il débarquait à Massaouah avec 20,000 francs de marchandises et y fondait un comptoir dans le dessein d’étudier de plus près la question qui l’intéressait. Il demeura là près de quatre mois, sur cet îlot plat, aride et malsain ; mais la vue toujours présente des longues montagnes bleues qui forment le premier relief du plateau d’Éthiopie à quelques lieues de la côte entretenait dans son âme le courage et l’espérance. À la même époque vivait à Massaouah un honnête Éthiopien, Ato Samuel, qui avait fait autrefois partie de la cour de Théodoros et qui depuis, ayant eu à se plaindre de Johannès Kassa, s’était retiré à l’étranger. C’est lui qui, pendant le séjour forcé de Minylik à Gondar, avait été chargé de sa direction, et il avait su dans ces fonctions délicates s’attirer l’affection de son élève ; aussi n’attendait-il qu’une occasion pour se rendre au Choa. M. Arnoux fit sa connaissance, il apprit de lui le fond qu’on pouvait faire sur l’intelligence et la bonne foi du jeune prince, les ressources considérables du pays, le caractère hospitalier des populations. Sans plus tarder, notre voyageur s’occupa de rédiger à l’adresse du roi Minylik une longue lettre où il exposait son programme : il ne s’agissait de rien moins que d’ouvrir une route à l’Europe vers l’Afrique centrale par Obock et le Choa, de renouveler le traité d’amitié et de commerce conclu en 1843 entre le roi Louis-Philippe Ier et Sahlé Sallassi, de fournir sur les marchés de Marseille un débouché aux produits éthiopiens en dehors de toute ingérence égyptienne, de fonder sur les hauts plateaux une colonie française, d’introduire au Choa notre industrie et notre civilisation, d’aider par tous les moyens moraux et matériels le roi Minylik à régénérer l’Éthiopie, de faciliter aux explorateurs et aux savans l’entrée au cœur du continent africain, d’entraver enfin par notre présence et nos efforts la traite des esclaves, qui fait la honte et la douleur de l’humanité. Le pli, secrètement confié à deux hommes sûrs, parvint quarante-cinq jours plus tard à Woreillou, où se trouvait alors le roi Minylik, sur les confins. de son empire, dans le pays des Wollo Galla. Presque aussitôt après M. Arnoux partait pour Marseille, où il espérait trouver de puissans appuis ; c’est là qu’il reçut au bout de deux mois, par l’entremise de son personnel resté à Massaouah, la réponse du roi. Minylik approuvait entièrement son programme et le priait de venir le plus tôt possible au Choa pour s’entendre avec lui sur l’exécution.

À peine débarqué en France, M. Arnoux s’était adressé au grand commerce de Marseille, mais sans parvenir à se faire entendre ; pour les uns, il n’était qu’un aventurier, un rêveur, l’Afrique centrale n’existait que sur la carte ; pour les autres, l’Éthiopie du sud, les pays Gallas, ne produisaient ni l’ivoire, ni le café, ni les peaux, ni la cire, ni les plumes, ni le musc. D’autre part, en réponse à une lettre de M. Arnoux au ministre de la marine pour proposer l’établissement de comptoirs français à Obock, le ministre l’informait officiellement que la situation financière de la France ne permettait pas en ce moment de donner suite, par une occupation définitive, à la prise de possession effectuée en 1862. Malgré ce double insuccès, et bien qu’une cruelle perte de famille fût venue combler ses chagrins, M. Arnoux ne se découragea pas et résolut de tenter l’entreprise avec ses seules ressources. Il adressa de Marseille à son personnel un pli contenant, avec ses instructions, une nouvelle lettre pour le roi de Choa, qui devait être expédiée sans retard. Puis il prit passage à bord d’un navire des messageries à destination d’Alexandrie, et de là gagna Aden ; ses bagages et les présens qu’il destinait au roi Minylik l’y avaient précédé ; il emmenait avec lui MM. Jaubert, Dissard et Béranger, trois Français ; plus tard, un autre Français, M. Péquignot, employé à Aden, vint les rejoindre à Ambobo ; pour drogman, il prit un Éthiopien, élevé par les missionnaires lazaristes, Joseph Négousieh.

À Aden, le voyageur rencontra Mohamet, fils d’Abou-Bakr, émir de Zeila, Hadji Daoûd, qui, tout jeune encore, en 1843, avait conduit M. Rochet d’Héricourt au Choa, puis deux Éthiopiens, Aba-Mikael et Ato Workie, envoyés par le roi pour accompagner des marchandises qu’ils avaient consignées chez un commerçant de la ville ; ils attendaient divers articles en échange et comptaient partir prochainement. M. Arnoux entra aussitôt en relations avec eux, et à la vue de la lettre et du sceau du roi, qu’ils reconnurent sans peine, ils se mirent tous volontiers à sa disposition. Des difficultés survenues avec l’entrepositaire firent perdre beaucoup de temps ; on eut aussi quelque peine à obtenir la sortie de trois caisses d’armes et de munitions. Enfin la petite troupe prit place sur un sambouk, mauvaise barque dont on se sert dans ces parages, grosse à peine comme une coquille de noix et dépourvue même de boussole ; les Éthiopiens n’avaient pas quitté Aden. Le 28 février 1874, on arriva heureusement à Zeila.

L’émir Abou-Bakr, gouverneur de cette ville, payait alors tribut à la Turquie ; grâce à sa position, qui fait de lui l’intermédiaire obligé de tout le commerce du Choa, il s’est acquis en peu de temps une fortune immense ; d’ailleurs exempt de tout scrupule, fourbe, cupide et cruel, il est avantageusement connu comme le plus fort marchand d’esclaves de la côte d’Afrique ; pour sa part, il a toujours quinze ou vingt femmes dans son harem, et ses enfans se comptent par douzaines. Prévenu de l’arrivée des voyageurs, il les accueillit fort bien ; puis il remit à M. Arnoux une nouvelle lettre du roi, datée de Litché. Dans cette lettre, Minylik disait en substance qu’il chargeait l’émir de procurer aux Français tous les moyens de transport nécessaires, comme aussi des guides pour les conduire au Choa ; que du reste, dès leur arrivée sur les bords de l’Aouach, il enverrait à leur rencontre des troupes pour les escorter ; en terminant, il priait M. Arnoux et ses amis de partir sans perdre de temps et d’amener avec eux Ato Samuel.

Une lettre conforme adressée à l’émir, et contenue sous le même pli, ne laissait aucun doute sur les intentions du roi. Aussi Abou-Bakr, plein de zèle en apparence et multipliant les protestations de service, déclara qu’il allait envoyer une barque à Aden pour rappeler son fils et les Éthiopiens ; lui-même, pendant ce temps, préparerait tout pour le départ. Le 4 mai, la petite troupe quittait Zeila pour se rendre à Ambobo, un peu au-dessous de Tedjourrah, où elle arriva le lendemain ; c’était comme la première étape du voyage. Pourtant, et bien que Zeila, Ambobo, Tedjourrah, ne fussent point encore possessions égyptiennes, M. Arnoux ne se sentait pas tranquille tant qu’il n’aurait pas mis entre la côte et lui une bonne distance. En effet, à la suite des incidens soulevés par l’entrepositaire du roi à Aden, un échange de correspondance avait eu lieu entre cette ville et Massaouah ; instruit des projets de M. Arnoux, Munzinger-Pacha, d’origine suisse, gouverneur de Massaouah, au nom du khédive, ne tarda pas à communiquer à Abou-Bakr qu’il fallait se défier des Français et empêcher à tout prix leur départ. C’est ainsi que sous mille prétextes habilement choisis l’émir les retint encore à Ambobo pendant plus de sept mois, sans vivres, presque sans abri, tous les jours espérant partir et chaque fois déçus.

Cependant Minylik savait que ceux qu’il attendait étaient arrivés à Zeila, il avait envoyé à plusieurs reprises Azadj Woldé Tsadek, ministre de sa maison, sur les frontières du royaume, à Fareh, et celui-ci était toujours revenu sans nouvelles ; nul ne pouvait soupçonner qu’Abou-Bakr et les Égyptiens la retenaient avec intention. Le roi se décide alors à faire emprisonner une centaine des chefs de l’Argoba, pays frontière ; en même temps, il prévient Oullassema Awegas, gouverneur de la contrée, que le même sort l’attend s’il n’a pas sans retard des nouvelles des voyageurs, et que, dans le cas où il leur serait arrivé malheur, tous les coupables seront mis à mort. Justement effrayé, Oullassema Awegas envoie à son tour une lettre pressante à Abou-Bakr, l’informant que, s’il tardait plus longtemps à faire partir l’expédition, tous les biens qu’il possédait au Choa et ceux de sa famille seraient confisqués.

Devant des ordres aussi formels, Abou-Bakr n’avait qu’à plier : il se résigna donc au départ des Français, mais à part lui il prenait déjà ses mesures pour qu’aucun d’eux ne pût arriver à bon port ; lui-même traça à Hadji Daoûd, nommé chef de la caravane, l’itinéraire que l’on devait suivre avec le nombre et la longueur des étapes ; il eut soin aussi de faire signer à M. Arnoux la note de frais de l’expédition que son fils Mohamet devait présenter au roi et qui montait à 966 taIaris, soit 5,074 francs. Enfin le 22 septembre les voyageurs quittèrent définitivement Ambobo ; Abou-Bakr, qui n’avait négligé aucune occasion d’alléger leurs bagages, tint à les accompagner quelque temps, on sut bientôt pourquoi. Le cinquième jour après le départ, la caravane campa à Warelissam, et, bon gré, mal gré, il fallut y rester deux jours. Abou-Bakr en profita pour dépouiller les voyageurs d’une tente et de tous ses accessoires, d’un câble qui devait servir au passage du fleuve, de divers ustensiles aratoires, outre une foule de petits objets qui lui plaisaient ; il était le plus fort, et il n’y avait qu’à laisser faire ; après quoi, il les laissa libres de partir avec leurs quinze chameaux, et, leur souhaitant bon voyage, le pirate retourna de son côté à Zeila.

Nous n’entrerons pas dans le détail de l’itinéraire qui a été déjà tracé par M. Rochet d’Héricourt avec beaucoup d’exactitude. D’abord plusieurs étapes à travers une plaine aride et désolée, peu ou point de végétation, quelques arbustes gommifères, rabougris, souffreteux ; à mesure qu’on avance, le terrain se soulève et présente partout les traces d’un bouleversement volcanique ; les montagnes, s’accumulant, entassent par étages leurs croupes nues et monotones. Successivement on franchit le lac Salé où les marchands du Choa vont se fournir de sel en poudre, Nehellé et sa source chaude, Segadarra et sa mine de cuivre, Haoullé, aux eaux sulfureuses ; plus loin s’étendent de vastes plaines vertes, quoique non cultivées, habitées seulement par les bêtes fauves, hôtes du désert, puis, après avoir traversé un terrain basaltique où poussent l’agave et l’aloès, on arrive aux bords de l’Aouach, limite naturelle du Choa, dans une vallée magnifique, resplendissante de végétation et peuplée de gibier.

Le 24 octobre, trente-deux jours après la sortie d’Ambobo, la caravane, partie d’Adeb à cinq heures et demie, arriva vers neuf heures du matin sur le plateau d’Assakalé Dabbah, province d’Obno, à l’est du torrent d’Hoffelot. M. Arnoux, malgré lui, était inquiet, préoccupé ; il avait cru surprendre chez les gens de son personnel certaines allures embarrassées ; le lieu même, complètement désert, tout couvert de broussailles sèches, aidait trop bien aux sombres pressentimens. Nos cinq Français avaient tous des armes à feu, fusil et revolver : qu’on vînt les attaquer ouvertement, cela n’était guère probable ; une surprise de nuit rentrait bien mieux dans les habitudes des indigènes et dans leur façon de combattre. La journée se passa du reste sans incident. Le soir, au diner, M. Arnoux recommanda à ses compagnons une extrême vigilance pendant leur garde ; la nuit était partagée en six quarts, et le drogman, en qui on pouvait Avoir toute confiance, faisait aussi le sien. C’était le moment de la pleine lune ; au désert les nuits sont toujours fort belles. Celui qui était de garde avait pour consigne de se promener sans cesse autour de l’amas ou boulot formé par les bagages, de veiller surtout à ce qu’aucun indigène n’essayât d’en approcher ; au moindre bruit ou mouvement suspect, il devait tirer en l’air un coup de fusil dont la détonation réveillerait les autres. Jaubert monta la première garde, Béranger le remplaça, puis vint le tour de Dissard. Celui-ci, cédant à la fatigue, ou peut-être ne jugeant pas tant de précautions nécessaires, s’endormit sur un pliant. C’est à ce moment qu’un indigène de la tribu des Assaï Mara, qui s’était introduit dans le campement en se glissant derrière un chameau, profita de son sommeil et le frappa par derrière d’un coup de lance ; le coup porta entre les épaules, un peu à gauche et à la place du cœur. Dissard courut l’espace de quinze ou vingt pas, puis, jetant un faible cri et lâchant son arme, il tomba mort. Il était environ une heure du matin.

Au même instant, un autre indigène, s’avançant près de Béranger endormi sur le dos, le frappe au ventre avec tant de violence que le fer traverse le corps de part en part, perçant aussi la couverture et la natte qu’il avait sous lui. Pourtant Béranger eut encore la force de se lever et, faisant trois ou quatre pas avec un cri épouvantable, il vint tomber sur M. Arnoux qui dormait à côté et qu’il inonda de son sang. L’alarme était donnée ; chacun avait saisi ses armes en sursaut. Les assassins s’enfuirent à la faveur des ténèbres, et ne purent être rejoints. Lorsque le jour parut, on enveloppa soigneusement les cadavres dans des pièces de toile blanche recouvertes de nattes en guise de bières, et on les porta dans deux fosses creusées pendant la nuit par les gens de la caravane. Après leur avoir dit un dernier adieu, on les couvrit de terre et l’on mit pardessus leur tombe un amas de grosses pierres afin de les préserver de la dent des bêtes féroces et de reconnaître au besoin l’endroit où ils reposent. Puis on s’occupa de rédiger un procès-verbal de l’événement signé des trois Français survivans et des chefs de la caravane.

Toute la journée se passa dans ces tristes occupations, et l’on ne se mit en route que le lendemain. Enfin le 30 octobre on arrivait au campement d’Agahé Dabbah ; tout danger avait disparu. M. Arnoux congédie ses cinquante guides et remet à l’un de leurs chefs, pour M. Chauvet, vice-consul de France à Aden, un pli renfermant le détail de la mort de ses compagnons avec le double du procès-verbal. Il prend alors les devans avec les autres Français et arrive à Fareh, première ville du Choa, précédant la caravane d’une huitaine de jours. Oullassema Awegas fait aux voyageurs un charmant accueil : le 20 novembre, la caravane vient de rejoindre ; le roi, prévenu de leur arrivée, a tout de suite envoyé Azadj Woldé Gabriel pour les recevoir et les conduire à la résidence qui leur a été préparée en attendant son retour d’expédition. Le 25 novembre, arrivée à Karra Tadé. M. Arnoux trouve là toute une maison montée, quinze domestiques à son service, des provisions et des vivres en grande quantité. Le roi lui écrit de se reposer en cet endroit des fatigues du voyage, lui-même va contremander l’expédition commencée et viendra le recevoir à Litché. Nous laissons ici parler le voyageur, dont nous avons le journal manuscrit sous les yeux :

« Le roi est de retour à Litché ; depuis une semaine on fait de grands préparatifs pour notre réception officielle, qui a lieu aujourd’hui ; tout le pays est en fête. De bon matin Azadj Woldé Gabriel se présente à notre résidence avec une suite nombreuse ; une mule du roi, richement harnachée, a été amenée pour moi, une autre pour M. Jaubert. La distance de Karra Tadé à Litché est de huit kilomètres environ ; un coup de canon donne le signal, et nous partons. Je suis vêtu de noir avec le frac, le chapeau de soie et les bottines vernies ; je m’aperçois que ce costume un peu trop civilisé excite dans la foule une grande curiosité mêlée de quelque terreur.

« Au milieu d’une grande plaine, à mi-chemin de Litché, trois mille hommes de cavalerie attendaient ; à notre vue, tout ce monde met pied à terre, nous également. Alors Ato Dargué, oncle paternel de Minylik, s’avance au-devant de moi et, me serrant la main, me souhaite la bienvenue au nom du roi et de tous les seigneurs ; une vingtaine de généraux l’entouraient, tous en grand costume, magnifiquement drapés dans leurs toges de soie aux couleurs éclatantes. On remonte à cheval ; plus de mille hommes à pied précédaient en courant à une grande distance ; les cavaliers suivaient, faisant trembler la terre sous l’amble de leurs chevaux. Tout à coup, en vue de Litché, une salve de dix-huit coups de canon, mêlée d’une bruyante mousqueterie, accueille notre approche. Ce canon est un de ceux qui furent offerts en 1843 à Sahlé Sallassi par M. Rochet d’Héricourt au nom du roi Louis-Philippe ; à trente-deux ans de distance, sa voix de bronze salue des compatriotes. Des cris d’allégresse partent de toutes les poitrines.

« En approchant des murs de Litché, l’escorte se détache pour rejoindre le roi, tandis qu’Azadj Woldé Gabriel, chargé de nous introduire, nous conduit vers la grande porte de la résidence royale. Un peuple immense fait la haie sur tout le parcours. Arrivés devant le palais, nous mettons pied à terre, les portes s’ouvrent, nous traversons successivement trois grandes cours très propres, décorées de verdure ; ici règne le plus profond silence par respect pour la majesté royale. Enfin, au bout d’un escalier de douze marches couvert de tapis, Azadj Woldé Tsadek, ministre de la maison du roi, me prenant par la main, m’introduit dans une vaste salle richement tapissée. Le roi est assis sur un large alga, sorte de divan, couvert de coussins et d’étoffes de soie : autour de lui, debout, se tiennent ses généraux, ses ministres, ses pages, toute sa cour ; sur le seuil, mon escorte se prosterne et embrasse la terre. En me voyant, Minylik est visiblement ému, car il sait tout ce que j’ai souffert pour arriver jusqu’à lui. Je vais droit à lui, je lui serre la main, je le salue en amarina. Deux fauteuils étaient préparés à la droite du siège royal, l’un pour moi, l’autre pour M. Jaubert ; nous prenons place. Après les complimens d’usage, le roi m’interroge sur ma santé, sur mon voyage, sur les dangers que nous avons courus ; mais au récit de la mort de nos compatriotes lâchement assassinés, Minylik, fronçant les sourcils et se cachant le bas du visage sous un pan de sa toge en signe de douleur, reste un moment silencieux ; l’émotion gagne toute l’assemblée. « Le sang français versé par les Adels est mon sang, me dit alors le roi noblement ; comme vous, vos compagnons ont quitté leur pays pour venir me voir et m’être utiles, ils sont morts pour moi, je les vengerai. »

Minylik II est un jeune homme d’une trentaine d’années, le front haut, l’œil intelligent, le teint plus clair que la plupart de ses sujets, portant dans toute sa personne un grand air de noblesse et de distinction ; doux et généreux de caractère, il est en même temps un guerrier intrépide, et six mois ne s’écoulent pas sans qu’il ne dirige contre les Gallas, établis sur l’ancien territoire de l’empire, quelque glorieuse expédition ; mais ce qui le distingue surtout, c’est un parfait bon sens qui, joint au plus grand désir de savoir, lui fait saisir en toute chose le côté pratique et vrai. Minylik avait dix ans quand son père Haïlo Mélekôt, fils de Sahlé Salassi, mourut de maladie au milieu de son armée, la veille même du jour où il allait livrer bataille au terrible Théodoros, agresseur du Choa ; cependant les nobles réunis en conseil décidèrent de combattre à tout prix pour leur indépendance, mais de peur que la mort du roi ne fit une impression fâcheuse sur l’esprit des troupes, on essaya de la cacher ; le lendemain matin en effet les soldats du Choa marchaient au combat précédés d’une litière fermée qui était censée enfermer le roi souffrant ; malgré leur résistance énergique, ils finirent par être écrasés, le pays fut soumis, et le jeune prince lui-même emmené prisonnier avec les principaux officiers de son père qui avaient voulu partager son sort. Il vécut dix ans à Gondar, dans une captivité adoucie, n’ayant pas trop à se plaindre du négus qui le ménageait dans des vues toutes politiques et le destinait, dit-on, à devenir son gendre. Minylik, moins flatté de cette alliance que fidèle aux traditions de sa famille, n’eut pas plus tôt appris la révolte d’une partie des nobles du Choa qu’il s’échappa pour se mettre à leur tête ; en quelques jours, il eut reconquis son royaume, et Théodoros, occupé d’autres soins, ne put penser à se venger. Un des premiers actes du jeune roi en reprenant le pouvoir fut de porter un édit ainsi conçu : « Toute discussion religieuse est interdite dans le Choa, où tous les cultes sont libres ; tout prêtre éthiopien convaincu d’avoir fait de la controverse religieuse sera mis à mort. » Peut-être la mesure paraîtra-t-elle bien despotique ; mais il faut aussi songer qu’une bonne partie des maux de l’Ethiopie et des discordes qui la déchirent provient de ces querelles religieuses dont les indigènes ont hérité le goût des Byzantins.

Au bout de deux grandes heures, M. Arnoux prit congé du roi et fut conduit à sa nouvelle demeure avec le même cérémonial. La nuit tombait ; les voyageurs se disposaient à prendre leur repas, quand un grand du pays, Ato Ghiorghis, conduisant cinquante domestiques chargés de provisions de toute nature et un énorme bœuf gras, entra dans la maison. C’était une gracieuseté du roi qui leur envoyait à souper.

Le lendemain, Minylik, désireux de voir son hôte plus intimement, le fit prévenir dès le matin qu’Azadj Woldé Gabriel viendrait le chercher après son déjeuner. Quand le voyageur entra, le roi était comme la veille entouré de toute sa cour. M. Arnoux exprima alors le désir d’offrir au roi les présens qu’il avait apportés à son intention ; on alla chercher les caisses et les ballots qui furent ouverts sur-le-champ, il y avait là une foule d’objets dont le choix pourra d’abord paraître assez bizarre, mais qui tous cependant avaient leur signification dans l’esprit du destinataire : c’était d’abord un étendard en soie aux couleurs éthiopiennes, bleu, blanc et rouge, posées dans le sens horizontal, portant les armes du roi, le lion couronné, brodé en or des deux côtés, avec franges et glands d’or ; cet étendard sortait d’une des premières maisons de Lyon ; venaient ensuite une quarantaine de fusils et carabines de divers modèles, huit cents cartouches à balles à pointe d’acier, des revolvers, une tente-abri, des effets d’équipement militaire, des sacs pour soldats, 150 kilogrammes de salpêtre en neige, 50 kilogrammes de soufre sublimé, deux cribles, des haches, des pioches, un grand niveau d’eau en cuivre, une boîte d’instrumens de mathématiques, deux jumelles, une boîte et une chaise à musique, un tapis de haute lisse, très riche et très grand, du papier aux armes du roi, un plateau rond en argent, aux bords tulipes, aux fonds en relief avec les armes du roi, douze timbales en vermeil, une caisse de douze carafes de liqueurs fines, une collection de photographies, plus un grand assortiment de plans divers et de dessins d’architecture moderne. La reine n’était pas oubliée ; il y avait pour elle l’une glace richement montée et ornée de pierreries, une boîte de parfumerie garnie de satin capitonné, 13 mètres d’étoffe de satin à rayures, genre algérien, 10 mètres de satin rouge, 10 mètres de satin bleu, 10 mètres de percale fine, six paires de bas brodés et une paire de mules à talons Louis XV, enfin deux moustiquaires, l’une en tulle, l’autre en mousseline brodée. Le roi et tous les dignitaires autour de lui étaient émerveillés ; ils passaient d’un objet à l’autre, comme des enfans, ne sachant pas ce qu’ils devaient le plus admirer. A un moment, le roi, voyant des paillettes d’or voltiger dans un des carafons d’eau-de-vie de Dantzig, fut fort intrigué et manifesta le désir d’y goûter. On trinqua à la gloire et à la grandeur de la France. « Araki malafia, excellente eau-de-vie ! » disaient-ils tous en tendant leurs verres ; le roi pour sa part revint trois fois à la charge avec sa timbale, répétant toujours : Ato Arnoux, araki malafia ! Le carafon y passa. La chaise à musique excita aussi une grande surprise, et on ne se lassait pas d’en égrener tous les airs les uns après les autres. Sur ces entrefaites la nuit était venue ; M. Arnoux prit congé, laissant le roi dans le ravissement.


II

Dès l’arrivée des voyageurs à Litché, la note d’Abou-Bakr contenant les frais de l’expédition avait été acquittée par le trésorier du roi ; M. Arnoux avait en outre besoin de 600 talaris pour solder son monde ; cette somme lui fut remise avec la même obligeance. Les jours suivans, le voyageur s’entretint longuement avec Minylik, en présence d’Ato Dargué et des principaux ministres, de toutes les questions qu’il n’avait pu qu’effleurer dans son programme : « Sire, disait M. Arnoux, c’est du Choa que partira pour l’Ethiopie le signal de la régénération, c’est de votre règne que datera pour ce peuple une ère nouvelle, plus glorieuse et plus éclatante que celle du vieux roi Kaleb dont le pouvoir s’étendait jusque sur l’Yémen. Ce que les Portugais ont fait jadis au XVIe siècle, quand ils vainquirent l’effort d’Ahmed Gragne et des musulmans conjurés, nous le ferons également ; nous sauverons l’Ethiopie d’un autre ennemi non moins redoutable, musulman lui aussi et qui vient du nord au lieu de venir de l’est. Nous arriverons à ce but, non par les armes et la violence, mais par les travaux de la paix. Je vois d’ici la route ouverte par Obock entre le Choa et la France, l’Aouach canalisé et rendu navigable ; les Adels eux-mêmes, dont on redoute la férocité, trouveront leur intérêt à nous prêter les mains. Une colonie française s’établira dans votre royaume ; elle sera le premier foyer d’où rayonneront dans tout le pays les bienfaits de l’agriculture, de l’industrie et des arts, la santé pour les malades, l’instruction pour les ignorans, la liberté pour les esclaves, la moralité pour tous ; de là aussi sortiront des principes nouveaux de discipline dans l’armée, d’ordre dans l’administration publique, qui doivent tant contribuer à fortifier le pouvoir de votre majesté. Quand vous aurez fait de votre royaume un état civilisé, il ne vous sera pas difficile, avec l’aide de vos grands et de votre peuple qui vénèrent en vous l’héritier de leurs anciens rois, de faire accepter votre autorité à des nations encore barbares ou déchirées par les discordes ; vous réunirez les membres épars de la grande famille éthiopienne, vous opposerez un rempart à l’ambition égyptienne et, sauveur de votre pays, vous mériterez de votre peuple le nom de Minylik le Grand… »

Le roi répondit avec émotion : « Vous avez deviné mes plus secrets désirs. C’est Dieu sans doute qui vous a envoyé vers moi ; je suis heureux d’entendre vos conseils. Vous avez quitté votre pays pour venir dans, le Choa faire de grandes choses, je vous aiderai, et ce que vous m’avez dit, nous le ferons. Les Français sont mes amis, c’est sur eux que je fonde l’espoir de mon règne. Je vous donne toute ma confiance et mon amitié ; mon pays est le vôtre, et vous êtes au milieu d’un peuple qui vous aimera aussi. »

Durant ces trois jours, personne n’était admis auprès du roi, mais tandis qu’il tenait conseil, un édit était promulgué dans la ville de Litché au son d’un gros tambour suivant l’usage du pays. Par cet édit, Minylik proclamait l’abolition de l’esclavage dans toute l’étendue de son royaume ; tout chrétien éthiopien ne pouvait plus ni vendre ni acheter d’esclaves, et, si quelque esclave était conduit en fraude sur les marchés, il avait le droit de revendiquer sa liberté et de réclamer la protection des juges ; tout musulman qui traverserait le royaume conduisant des esclaves serait arrêté, enchaîné, mené en prison et jugé ; les esclaves, rendus à la liberté, seraient reconduits dans leur pays ou admis à leur gré dans la maison du roi ; ce décret devait recevoir une exécution immédiate. Tel était le premier effet de l’influence française et des nobles conseils de M. Arnoux sur l’esprit généreux du jeune prince.

Le dimanche 24 février, le roi partit de grand matin pour choisir lui-même l’endroit où établir la poudrerie : M. Arnoux avait apporté avec les présens un outillage complet pour fabriquer la poudre et c’est M. Jaubert qui devait diriger la fabrication. Jusqu’ici en effet chaque fusilier éthiopien faisait lui-même sa poudre, assez grossière, comme bien on pense. L’emplacement choisi fut Mal-Houze, un paysage charmant entre Ankobar et Fekrié Gumb. En quelques jours, la poudrerie fut construite, installée, et put se mettre à fonctionner ; une roue hydraulique y fait marcher une batterie de douze pilons ; les ouvriers indigènes, instruits par M. Jaubert, ne montrent pas moins d’intelligence et d’activité que nos ouvriers européens. Depuis les Portugais, on n’avait pas fabriqué de briques au Choa, on ne savait même plus faire la chaux, personne ne se rendait compte qu’une chute d’eau pût donner une force motrice. Aujourd’hui, grâce à M. Arnoux, ces premiers élémens de la vie industrielle ne sont plus un secret ; Et ce n’est pas là seulement un progrès matériel, le progrès moral est aussi sensible. Sous le règne de Sahlé Sallassi, en 1840, un Grec s’était établi dans le pays, le roi l’aimait parce qu’il savait travailler et qu’il était adroit de ses mains. Ce Grec imagina de monter tant bien que mal sur un petit cours d’eau un moulin à farine, allant au moyen d’une turbine ; la machine était grossière, mais elle marchait. Le roi voulut voir cette curiosité ; il emmena avec lui toute sa cour, y compris son confesseur, prêtre éthiopien, qui revenait du pèlerinage de Jérusalem. Arrivé sur les lieux, — le moulin était près d’Ankobar, — le roi se fit rendre compte du mécanisme et fut émerveillé, mais le confesseur en jugea autrement ; il vit là l’œuvre du démon, et tout imbu de ses sots préjugés, en présence même du roi, il excommunia celui qui avait monté le moulin, ceux qui viendraient y porter du blé, et ceux qui mangeraient du pain fait avec cette farine, puis dans sa sainte colère, il ordonna de détruire ce boudda, d’y mettre le feu et d’en jeter les cendres au vent, ce qui fut fait tout à l’instant. Bien qu’il fût doué d’énergie, Sahlé Sallassi n’osait pas se mettre en opposition avec le clergé ; à en juger par l’édit de tolérance promulgué au début de son règne, il semble que Minylik soit assez assuré de l’affection de son peuple et du maintien de son autorité pour montrer jusque dans les questions religieuses une véritable décision.

Le 29 janvier, le roi se préparait à partir pour Woreillou, sa résidence habituelle ; M. Arnoux, comme s’il prévoyait déjà les calomnies dont il devait être l’objet, le pria de convoquer les chefs de la caravane, les missionnaires catholiques et les grands dignitaires de la cour pour entendre lire et compléter au besoin le procès-verbal de la mort de ses deux compagnons ; la pièce, écrite en amarina, en arabe et en français, fut signée de tous les assistans et revêtue du sceau royal. Le lendemain le roi partait ; M. Arnoux le rejoignit seulement quelques jours après ; en route il s’arrêta à Sella Dengaï, résidence de la reine mère, où l’attendait une brillante réception. Oïzoro Egieng Ajoub est une personne d’une cinquantaine d’années, aux manières aimables et distinguées ; elle était entourée de ses pages et de toute sa maison militaire au grand complet ; malgré cet appareil, elle causa longuement avec l’ami de son fils et lui témoigna beaucoup d’intérêt.

Deux jours après, le voyageur arrivait à Woreillou ; cette place, admirablement fortifiée, est une création du roi Minylik et lui sert de grand quartier général ; elle est située dans le pays des Wollo-Galla, au nord du Choa proprement dit. Le Wâdi, qui se jette dans le Nil Bleu, sépare les deux pays ; mais les possessions du roi s’étendent jusque dans le Edjou au-delà du Bachilo qui coule au pied de la forteresse de Magdala. Depuis plusieurs années déjà Minylik avait soumis à son empire tous ces vastes territoires ; seul Imamou Ahmédé tenait encore. C’était un prince galla musulman, à qui les Anglais en partant avaient cédé Magdala ; réduit à cette place unique, il s’y retirait quand il était menacé ; à peine l’ennemi avait-il le dos tourné, il descendait des hauteurs et faisait des razzias dans la plaine pour se ravitailler. Toutefois, sentant trop bien son infériorité, il appelait à son aide les Égyptiens et les Anglais ; aucun secours ne lui vint, et Magdala finit par tomber au pouvoir de Minylik au mois de juillet 1876, pendant que M. Arnoux retournait en Europe.

La résidence royale à Woreillou est située sur un haut plateau et entourée de gros murs crénelés où s’ouvrent deux portes d’entrée, l’une au nord et l’autre au sud ; ces murs renferment le palais du roi, le tribunal où il rend lui-même la justice en dernier ressort, de vastes magasins et les logemens nécessaires pour le personnel de service, toujours fort considérable ; au point le plus élevé du plateau se dresse un olivier gigantesque, portant toute l’année des fleurs et des fruits : c’est une ancienne idole des Gallas ; aucun prince ni général ne loge la nuit dans cette enceinte. C’est là pourtant, et tout à côté de la demeure royale, que par la volonté de Minylik une habitation avait été préparée pour son hôte. Autour de l’enceinte une armée permanente de plus de quarante mille hommes, et composée presque également de cavalerie et d’infanterie, formait avec son campement comme une grande ville ; les soldats étaient armés de fusils de chasse, la plupart très ordinaires, de fusils à mèche et de fusils à piston de divers systèmes ; une bonne moitié de ces hommes étaient des Gondariens, commandés par Ato Manguecha, natif lui aussi de Gondar.

M. Arnoux approchait de Woreillou, quand un courrier se détacha de l’escorte pour aller prévenir le roi ; bientôt après, un corps de fusiliers, commandés par Ballan Barras Iffou, vint à sa rencontre et lui servit de cortège jusqu’à la demeure qui lui avait été préparée. Dès le lendemain Minylik le fit appeler ; le roi était seul et paraissait joyeux ; il était en train de jouer avec deux jeunes lions qui, à l’entrée d’un inconnu, se mirent à grincer des dents et à froncer le museau d’une façon fort peu rassurante ; on dut les congédier. La conversation se prolongea entre le roi et son hôte pendant plus, de deux heures.

M. Arnoux pouvait être fier des résultats que lui avait déjà valu sa conduite habile et franche à la fois. Par nature l’Éthiopien est généralement doux et bienveillant, mais il est fier, susceptible, et il ne faut pas le tromper. Tout Européen qui arrive en Ethiopie est d’abord considéré comme un homme supérieur : en effet il a vu, il sait davantage, et l’on compte beaucoup sur lui ; on lui laisse d’ailleurs toute liberté d’action, on va même jusqu’à lui fournir les moyens de satisfaire ses passions, bonnes ou mauvaises ; il semble livré à lui-même sans contrôle ? c’est une erreur. Durant plusieurs mois, il est l’objet d’une surveillance occulte de nuit et de jour ; le roi est informé très exactement de ses paroles et de ses actes ; si cet examen ne lui a pas été défavorable, il lui est permis de s’établir dans le pays et il ne trouve que des amis ; dans le cas contraire, il n’a qu’à déguerpir promptement. M. Arnoux ne pouvait pas lui-même échapper à cette surveillance toute naturelle, et il ne songea pas à s’en offenser, mais il allait trouver un adversaire inattendu dans le fameux Bourrou, l’auteur de l’échec de M. Godineau, qui, une fois découvert, avait été forcé de quitter les états de Johannès Kassa et s’était réfugié au Choa auprès du roi Minylik. Celui-ci, ignorant qu’il fût vendu à l’Égypte, l’avait comblé de faveurs et créé ras ou connétable. Le misérable n’attendait qu’une occasion pour trahir son nouveau maître ; seulement, avec sa duplicité ordinaire, il affectait de montrer envers l’étranger que le roi traitait si bien une grande déférence.

Le 24 février M. Arnoux sortait de chez le roi, quand il trouva, en rentrant dans sa demeure, deux grands personnages qui l’attendaient et qu’il ne connaissait pas encore. C’étaient Ato Nadau et Meunié Gabra Sallassé, confesseur du roi. Ato Nadau est un des serviteurs de Minylik les plus dévoués et d’une fidélité à toute épreuve ; lorsqu’Haïlo Mélekôt mourut, c’est à lui qu’il confia le jeune prince. Ato Nadau suivit Minylik à la cour de Théodoros, le soigna comme un père, et dix ans après il contribua un des premiers, à la tête de ses fidèles, à l’évasion du prince et à la reconquête du royaume. Depuis lors il vit indépendant sur ses terres, qui sont très étendues, car il est fort riche, et il ne vient à la cour que lorsqu’il craint pour son pupille ; de fait la situation politique paraissait grave.

Au moment où commençait la débâcle de Théodoros, précipitée par ses cruautés, son orgueil et ses violences, plusieurs chefs et généraux, sans parler de Minylik, avaient sur plusieurs points de l’empire levé l’étendard de la révolte. Au centre, Teklé Ghiorghis, dit Gobhesieh, le plus ardent peut-être des adversaires de Théodoros, occupait les régions montagneuses du Waag et du Lasta ; un autre prétendant, Kassa, issu de noble famille, était depuis 1866 maître incontesté du Tigré. Lorsqu’ils arrivèrent en Ethiopie, les Anglais n’eurent pas de peine à obtenir le concours de Kassa ; il ne leur fournit pas de troupes, — ils en avaient suffisamment, — mais il s’engagea, moyennant finances, à faciliter l’approvisionnement des vivres de l’armée ; on acheta de même la neutralité bienveillante du wagchûm Gobhesieh aux environs de Magdala. Ce qui suivit est bien connu. Abandonné de tous, Théodoros ne voulut pas survivre au déshonneur de sa défaite, il se mit un pistolet entre les dents, fit feu et tomba mort. En partant, les Anglais voulurent laisser aux deux chefs dont l’abstention leur avait été utile un témoignage de leur gratitude : ils donnèrent à Gobhesieh des armes et le nommèrent roi de Gondar ; Kassa, lui aussi, reçut douze canons, des fusils et fut fait roi du Tigré ; il prit Adoua pour capitale. Mais la discorde ne tarda pas à éclater entre les deux princes. En 1871, Gobhesieh vint attaquer Kassa avec une forte armée de cavalerie ; celui-ci, aux oreilles duquel était parvenu le bruit des derniers événemens d’Europe et des succès prodigieux de la Prusse, écrivit à l’empereur d’Allemagne deux lettres pour le féliciter et lui demander sa protection. Ces lettres, confiées naïvement à un Français, s’égarèrent en route et ne parvinrent pas à leur adresse. Mais déjà, avec ses canons, Kassa avait battu son adversaire sous les murs d’Adoua et l’avait fait prisonnier. Il se fit alors couronner par l’abouna ou patriarche d’Ethiopie à Axoum, capitale religieuse du royaume, et prit comme empereur le nom de Johannès. Il avait trouvé, dit on, dans les bagages de Gobhesieh un document qui faillit faire brûler tous les établissemens de la mission catholique établie dans ses états, et le gouvernement français dut intervenir pour les sauver. Gobhesieh mourut en captivité en 1875. Vers le même temps s’éteignait à Axoum, au fond d’un vieux palais délabré, le malheureux hatzé Johannès, dit le Catholique, le dernier rejeton direct de l’ancienne dynastie, descendant par Minylik Ier de Salomon et de la belle Makeda, reine de Saba ; c’était un homme de mœurs douces, d’un esprit cultivé, vénéré de tous, mais incapable d’imposer son autorité. Parmi les princes régnans, Minylik II serait le seul aujourd’hui qui tienne encore par les femmes à la légendaire famille de Salomon.

Au mois de février 1875, les intentions de Johannès Kassa à l’égard du Choa n’étaient rien moins que transparentes. Prévenu par Ato Nadau, M. Arnoux se rendit aussitôt chez le roi, qui lui dit qu’en effet Johannès Kassa avait fait une apparition vers le Bagameder, qu’il était peu probable qu’il s’avançât plus loin, qu’en tout cas on était prêt à le recevoir ; si le roi n’avait pas parlé plus tôt de tout cela à son hôte, c’est qu’il craignait de l’effrayer. Cependant, comme il importait d’être exactement renseigné sur les vues de ce turbulent voisin, M. Arnoux proposa au roi d’envoyer sur-le-champ deux hommes sûrs déguisés en marchands dans le camp de Kassa, ils s’informeraient secrètement de ses projets, puis reviendraient par des routes détournées en rendre compte à leur maître. Pendant ce temps, le roi devait préparer son armée, s’emparer des défilés, s’y fortifier et attendre. Le voyageur, toujours prêt à payer de sa personne, offrit de pousser lui-même une reconnaissance jusqu’à Magdala ; cette expédition frapperait heureusement les esprits, surtout si l’on pouvait habiller quelques soldats à l’européenne. Le roi approuva fort ces conseils, la dernière idée surtout lui parut excellente ; sans plus tarder, le départ de M. Arnoux fut fixé pour le lendemain jeudi 25 février. Toute la nuit, ce fut dans le camp un grand remue-ménage : on hâtait les préparatifs ; enfin, vers dix heures du matin, M. Arnoux fut prévenu que le roi l’attendait.

« Je trouvai le roi, dit-il, entouré de ses généraux, au milieu d’une vaste plaine ; il présidait lui-même à l’organisation d’une escorte qui devait veiller à ma sûreté. Mes bottes et mes éperons attirèrent son attention ; on sait que les Éthiopiens, le roi tout le premier, marchent toujours nu-pieds. J’appris qu’un premier corps de pourvoyeurs, composé d’une centaine de femmes pour porter l’hydromel, plus trois cents gabbârs, ou hommes de charge, ayant avec eux des tentes, des provisions et conduisant un troupeau de bœufs, avaient pris les devans dès l’aube. Quant à l’escorte, elle se composait de cent Gondariens choisis ; ils étaient là, bien en ligne, portant des costumes qu’on avait tirés le matin même des magasins du roi. Pour qui et par qui ces costumes avaient-ils été confectionnés, je l’ignore, mais ils se prêtaient à merveille à la circonstance ; ils consistaient en une blouse rouge, un pantalon bleu, une ceinture blanche et un turban de même couleur que la blouse ; les armes étaient ces carabines rayées que j’avais apportées moi-même, complétées de la cartouchière et du sabre éthiopien ; deux guidons, blanc et rouge, flottaient au bout de longs bambous. Tous grands, robustes, bien plantés, ces garçons-là avaient réellement fort bonne mine ; n’eût été le teint un peu trop foncé de leur peau, ils ressemblaient assez bien à des garibaldiens, et le roi, à leur vue, ne put s’empêcher de murmurer : « Ah ! si j’avais seulement dix mille hommes comme ceux-là ! » Je lui répondis que ce vœu n’avait rien d’irréalisable, qu’avec quelques Français pour instructeurs et un convoi de fusils envoyé d’Europe, il aurait bien vite une belle et bonne armée ; il me serra la main affectueusement et me dit : « Que Dieu vous entende ! »

« Montant à cheval au milieu de mes garibaldiens improvisés, je prends congé du roi et je franchis l’enceinte ; en dehors m’attendaient un millier d’hommes armés de fusils et montés sur des mules. Ballan Barras Iffou les commandait ; ils étaient chargés d’éclairer le terrain en avant de moi. A la vue de mon escorte qui franchissait la porte, ils se mirent en marche. Pour tout le monde, ces hommes rouges ne pouvaient être que des Européens, et le bruit de notre expédition devait avoir un grand retentissement dans tout le pays.

« Nous nous dirigions vers le nord ; à une distance de 3 kilomètres du quartier général, nous trouvons un rempart de pierres qui défend le seul passage, large de 1,500 mètres environ, par où l’on puisse arriver jusqu’à Woreillou ; de tous les autres côtés d’affreux précipices rendent la position inexpugnable. Nous franchissons les portes de la muraille ; là nouvelle surprise, Fît Worari Woldié, chef de l’avant-garde, m’attendait avec plus de deux mille cavaliers armés en guerre ; il vint à moi et me dit qu’il avait été spécialement chargé par le roi de m’accompagner avec sa cavalerie et de se mettre à mes ordres.

« A trois heures, nous arrivons dans une plaine magnifique et admirablement cultivée ; partout la végétation couvre la terre comme d’un immense tapis vert, l’orge est en fleurs, les blés poussent droit leurs tiges vigoureuses, pourtant le mois de mars n’est pas encore commencé. Nous campons à Chotalla ; nous sommes ici en plein pays des Wollo-Galla, presque tous musulmans ; aussitôt les tentes dressées, on abat six bœufs pour la nourriture des troupes ; mes garibaldiens occupaient une place à part ; obéissant au mot d’ordre reçu, ils quittent leur costume rouge, reprennent prestement le costume national pour n’être pas reconnus et se mêlent à la foule du camp. Le soir, après dîner, ma tente est envahie par les principaux officiers qui viennent me demander des nouvelles de France, de Jérusalem. Les grands feux de bivac, les chants de guerre et les cris de joie des soldats durèrent toute la nuit, révélant aux Gallas la présence de notre armée.

« Le lendemain matin nous sommes rejoints par une arrière-garde qui grossit mon escorte de près de cinq cents hommes ; ma promenade prend les proportions d’une expédition véritable. A huit heures nous nous mettons en route, et nous ne tardons pas à arriver dans la plaine de Guimba ; le site est vraiment délicieux et le gibier fourmille : les oies, les canards, les hérons, les grues, les vanneaux, nous barrent le passage, c’est à peine s’ils s’écartent quand nous les touchons du pied. Parvenus au fond de cette immense plaine, à Guimba même, nous dressons nos tentes pour y passer la nuit. Le vendredi est pour les Éthiopiens un jour d’abstinence, et ils l’observent très scrupuleusement comme aussi tous les jeûnes prescrits par l’église ; le premier repas de la journée n’a lieu qu’à trois heures de l’après-midi et il se compose d’alimens maigres exclusivement.

« Le 27, de bon matin arrive à notre camp un fort détachement de cavalerie expédié vers nous par Mohammad Ali, général du Choa, qui avec ses troupes occupe une bonne position dans le voisinage de Magdala et surveille de là les agissemens d’Imamou Ahmédé. Mohammad Ali a épousé une fille de la reine, issue d’un premier mariage, et cette union fait de lui un des personnages importans du royaume. D’après les renseignemens qu’il nous communiqua, Imamou Ahmédé, ayant appris qu’une armée, en tête de laquelle marchaient des Français, était partie de Woreillou dans la direction de Magdala, s’était prudemment retiré sur la montagne avec son armée. Nous décidons en conseil de pousser jusqu’à Magdala, on lève le camp, et après quelques heures de marche nous apercevons, à 8 ou 10 kilomètres de distance, la fameuse amba, posée sur un haut plateau, au centre d’une vaste plaine ; avec ma lunette d’approche, je distingue fort bien les remparts, les maisons, les mouvemens des hommes sur le plateau ; eux aussi devaient nous voir avec nos chemises rouges. Me bornant au rôle qui m’avait été fixé par le roi, je fis placarder sur un rocher qui faisait partie des premières assises de la montagne une proclamation écrite en amarina sur un vaste carré de toile blanche ; j’écrivis aussi à Imamou Ahmédé une lettre en français et en amarina l’exhortant à la soumission et l’assurant par avance de la clémence du roi. Un cavalier se chargea de faire parvenir cette lettre qui devait donner à réfléchir au chefta, entouré comme il l’était d’ennemis plus puissans que lui. Ma mission était finie ; mais avant de redescendre dans la plaine mes hommes voulurent faire une démonstration à laquelle je ne m’opposai pas ; ils tirèrent une salve de trois coups de mousquet chacun et nous reprîmes en bon ordre la route de Woreillou. Nous y arrivâmes dans l’après-midi du dimanche, et le roi, à qui je rendis compte de ma mission, en parut satisfait. D’autre part, les deux faux marchands qui avaient été envoyés dans le camp de Kassa étaient également de retour ; Kassa n’avait nullement l’intention de faire la guerre à Minylik ; son armée manquait de vivres, et lui-même avait appris que des Français étaient arrivés au Choa avec des armes. Il venait pour s’entendre avec son voisin et conclure un traité de paix en ayant bien soin de délimiter les frontières de chaque royaume dont l’incertitude avait été jusqu’alors la cause de toutes les difficultés. En effet des ambassadeurs envoyés par Minylik se mirent en route ; trois mois après, la paix était signée et jurée. »

Le roi, absorbé par les affaires politiques, n’avait pas eu encore l’occasion de présenter son hôte à la reine sa femme. La fête eut lieu dans la soirée du mardi et fut des plus brillantes ; une multitude de torches éclairaient la salle toute tendue de tapis et faisaient valoir le riche et original costume des grands et des généraux groupés autour de leur souverain. Pendant deux heures et plus, on causa de Paris, des chemins de fer, du télégraphe, de l’imprimerie, de toutes les merveilles de la civilisation moderne. Quand M. Arnoux se leva pour sortir, il comptait dans la reine une protectrice, une amie de plus. C’est une femme de trente-cinq ans environ, aux manières élégantes et d’un remarquable bon sens ; aussi Minylik la consultait-il souvent.

Les jours suivans, le roi se plaisait à venir surprendre son hôte, accompagné seulement de quelques pages, dont l’un, Ato Mokanen, fils d’Azadj Woldé Mikael, avait toute sa confiance. Mettant à profit cette intimité, M. Arnoux cherchait à développer dans l’esprit du roi le goût des connaissances utiles. Un jour il lui faisait cadeau de sa boîte de pharmacie, et, après l’avoir instruit de l’emploi des médicamens, lui dictait les étiquettes et les formules en amarina pour qu’il pût s’en servir à l’occasion ; une autre fois, il lui apprenait à reconnaître les chiffres français inscrits sur les factures et les paquets de marchandises ; le royal élève, dont l’intelligence ouverte saisissait rapidement toutes les leçons, prit un tel goût pour ces études que M. Arnoux dut lui confectionner un petit cahier sur lequel il s’exerçait à écrire nos chiffres, et chaque jour Ato Mokanen venait apporter le devoir au maître pour qu’il pût juger des progrès. Du reste, M. Arnoux avait bien garde de multiplier les enseignemens, il n’attaquait jamais qu’une question à la fois, évitait avec soin toute confusion, se bornait toujours aux conclusions les plus simples et les plus pratiques. C’est ainsi qu’il put prendre en peu de temps un ascendant aussi grand que mérité sur l’esprit du roi.

Il ne s’agissait plus que d’arrêter définitivement l’exécution du programme adopté ; mais comme le roi, malgré son pouvoir absolu, ne décide rien d’ordinaire sans avoir pris avis de son conseil, M. Arnoux se chargea de rédiger divers mémoires en français qui furent traduits en amarina, et où il signalait aussi clairement que possible les causes de la décadence et du démembrement de l’empire éthiopien, les dangers du présent et de l’avenir, les ennemis du dedans et du dehors, enfin les remèdes à appliquer pour la prompte réorganisation de la nation entière sous une seule main avec l’aide de la nation française. Malheureusement Ras Bourrou veillait ; habile à garder le masque, il s’était tenu au courant de ce qui se passait au palais ; quand il vit que le Français jouissait de toute la confiance du roi, il jugea le moment venu d’intervenir. Sous un prétexte trompeur, il obtint de Minylik la permission de partir pour Massaouah. En vain M. Arnoux courut aussitôt chez le roi pour le prévenir, il était trop tard ; Ras Bourrou avait fait diligence. Reçu à Massaouah par Munzinger-Pacha, il se rendit ensuite auprès du khédive, au Caire, où il révéla tout ce qu’il savait ; ceci se passait au mois de mars 1875. C’est alors que fut combinée cette multiple expédition des Égyptiens qui allait sérieusement menacer l’indépendance du peuple éthiopien. Quant à M. Arnoux, l’audacieux voyageur son sort était réglé, il devait périr.

Les fêtes de Pâques durent toute une semaine à partir du dimanche, et, pendant ces huit jours, le roi fait immoler plus de dix mille bœufs, rien que pour son quartier général de Woreillou ; la plus grande partie de cette viande est mangée crue sous le nom de broundou ; quoi que nous puissions penser de ce mets singulier, les Éthiopiens s’en montrent très friands, et les voyageurs eux-mêmes s’y habituent, dit-on, avec assez de facilité.

Le culte des morts est très respecté en Ethiopie. C’est aux grandes fêtes, lors des réunions de famille, que l’on aime à parler des parens qui ne sont plus ; les amis et ceux qui leur furent chers ne sont point oubliés. Le jour de Pâques est ainsi consacré pieusement aux souvenirs domestiques ; le soir, la famille royale faisait ce qu’on appelle « la mémoire des morts ; » la nuit était très avancée, et M. Arnoux songeait à se coucher quand Ato Mokanen, le jeune page favori du roi, entrant dans sa chambre, le pria de vouloir bien lui remettre pour la reine la photographie de la fille qu’il avait perdue ; la reine, à qui il l’avait montrée précédemment, voulait la revoir et associer la jeune femme morte aux prières qu’elle faisait pour ses propres parens ; quand elle eut reçu l’image, elle la regarda quelque temps, la baisa, puis se hâta de la faire rapporter au père, qui n’en possédait pas d’autre.

Dans l’après-midi du 13 mai, le roi fît mander M. Arnoux ; le conseil était réuni, seul Ato Machecha, prince héritier désigné par le roi qui n’a pas encore d’enfant et propre cousin de Minylik, manquait parmi les grands, il était en mission chez les Gallas. En arrivant, M. Arnoux prit place à côté du roi sur un siège qui lui avait été préparé, sans que personne songeât à s’en offenser ; il était déjà parfaitement connu de tous les hauts dignitaires et, plusieurs même étaient ses amis. En peu de mots, le roi expliqua le but de cette réunion. M. Arnoux fit alors donner lecture par son drogman des mémoires qui n’étaient encore connus que du prince. L’étonnement fut grand dans l’assistance quand on entendit traiter avec cette clarté et cette élévation par la bouche d’un étranger les affaires de l’Ethiopie. Cet homme était donc bien l’ami du roi et de leur pays qu’il venait de si loin pour eux et voulait faire de si grandes choses ; en même temps leur patriotisme s’éveillait à l’espérance. Ils eussent voulu emporter les mémoires qu’on venait de lire, Ato Dargué insistait surtout ; Minylik s’engagea à en faire faire une copie pour chacun. Tous alors à l’unanimité promirent au roi leur concours et leur dévoûment à sa personne et à son œuvre, puis, séance tenante, il fut convenu qu’on réunirait à Litché des échantillons des produits du pays, qu’on préparerait une caravane et que le roi viendrait lui-même surveiller le départ ; la mission de M. Arnoux en Europe était définitivement arrêtée. Restaient à préparer les documens officiels pour le gouvernement français et diverses cours d’Europe. Noblement étranger à cet esprit d’exclusivisme qui caractérise certaines nations civilisées, M. Arnoux avait été le premier à conseiller à Minylik d’écrire au roi d’Italie et à la reine d’Angleterre ; il pensait avec grande raison qu’il y a place en Ethiopie pour toutes les activités, même à côté de la France. Ces documens devaient être élaborés en conseil avec les missionnaires catholiques qui jouissent de la confiance du roi. Voici comment M. Arnoux rendait compte dans son journal de ce grand résultat :

« Samedi 15 mai. Enfin mon long travail de cinq années n’aura pas été perdu. Et maintenant réussirai-je jusqu’au bout ? .. L’avenir me l’apprendra. En attendant, le roi doit faire une expédition chez les Gallas du sud, au-delà du fleuve Aouach ; nous ferons route ensemble jusqu’après Nouari, puis je reviendrai à Litché pour commencer à préparer les marchandises.

« Vendredi 21. Nous voici à Nouari avec le roi, après trois jours de marche dans un pays merveilleux, traversant tour à tour des plateaux fleuris et des ravins où le jour pénètre à peine. Je ne sais rien de comparable à cette nature grandiose et tourmentée. Nous avons mis toute une journée pour franchir le Wahed et le Adevavai, deux fleuves qui se réunissent à quelque distance d’ici et vont se jeter dans le Nil Bleu. Leurs bords sont formés d’escarpemens épouvantables ; pourtant toute notre armée les a franchis, quoique non sans peine. Je marchais un peu en arrière du gros des troupes, et j’ai rencontré sur ma route plus de cinquante bêtes de somme, chevaux, ânes ou mulets, mortes de fatigue ; encore n’ai-je pas tout vu. Arrivé sur les bords du premier fleuve, je m’arrêtai pour contempler le spectacle de tous ces hommes grimpant comme des fourmis en files interminables le long de ces roches à pic dont la vue seule donnait le vertige.

« Nouari est une place fortifiée, située sur une hauteur abrupte comme toutes les forteresses d’Ethiopie ; des précipices l’entourent de toutes parts, sauf sur un point large de 300 mètres environ que barre une solide muraille précédée d’un fossé profond, et ce fossé lui-même rejoint par les deux bouts les précipices entourant la place. À l’intérieur, celle-ci ne mesure pas moins de 10 kilomètres de long sur 6 de large ; tout à l’entour, le pays est plat. C’est là que le roi tient entassée une partie de ses richesses ; je fus admis à visiter les magasins ; j’y vis rangées à part plus de quarante grandes malles ou caisses pleines des objets que je lui avais moi-même apportés d’Europe, ayant écrite au-dessus la liste de leur contenu ; Ato Mokanen seul en a les clés et vient y prendre les choses que désire le roi ; dans d’autres salles se trouvent les provisions, plus de 500,000 kilogrammes de miel, puis d’énormes tas de blé, d’orge, de tef et d’autres céréales, suffisant pour nourrir une grande armée pendant plus d’un an.

« Le 24 mai, nous étions au campement de Tciatou chez les Gallas ; l’armée réunie en cet endroit pouvait bien compter soixante mille combattans. Pour suivre plus longtemps le roi, je m’étais écarté de ma route de trois jours de marche à cheval. De bon matin Minylik me fit mander près de lui, ma tente était toujours dressée à côté de la sienne, et nous nous fîmes nos adieux. Il me confiait à Azadj Woldé Tsadek qui devait m’accompagner dans toutes mes excursions ; des ordres avaient été donnés pour que les objets, les hommes et les bêtes de somme dont je pourrais avoir besoin fussent mis sur-le-champ à ma disposition. Le voyage se fit sans incident ; à une demi-journée de Litché, je voulus voir Angolala, ancienne résidence de Sahlé Sallassi et où plusieurs voyageurs français avaient laissé des souvenirs. Cet endroit est aujourd’hui complètement abandonné.

« Après un séjour de vingt-quatre heures à Litché, nous nous mettons en route, mon compagnon et moi, pour une première tournée ; je désirais visiter les forêts de Fekrié Gumb et de Gourgouf, toutes deux considérables et dont les bois de première qualité devaient m’être fort utiles pour les constructions de la future colonie. Chemin faisant, je devais visiter aussi une mine de houille imparfaitement indiquée par M. Rochet d’Héricourt dans son second voyage au Choa. La houille est parfaitement connue des Éthiopiens qui l’appellent d’un nom caractéristique : denga kasal, charbon de pierre, et plusieurs échantillons m’en avaient été apportés par les gens du roi, quoique personne ne soupçonnât parmi eux l’usage qu’on en pouvait faire. Le gisement de Tianou m’intéressait surtout, par sa situation particulière dans les kouallas ou basses terres, près de la frontière des Adels, à proximité du fleuve Aouach et de la côte du golfe d’Aden ; je voulais me rendre compte par mes propres yeux des conditions matérielles de l’exploitation, de l’importance et de la richesse du gisement. À Tianou je pris des renseignemens et je trouvai des guides pour me conduire. Au sortir de la ville, nous suivîmes pendant plus de deux heures la direction du sud, et, entrant alors dans une contrée appelée Melka Kontero, nous atteignîmes la mine de houille de Kouéli ; c’est le nom de l’endroit. La couche apparente forme du nord au sud cinq forts mamelons qui semblent sortis de terre d’une seule poussée, longs environs d’une centaine de mètres et hauts de trois à cinq ; à la surface la houille est friable ; dans certains endroits elle est recouverte imparfaitement d’une croûte crevassée d’une argile blanche et bitumineuse. Vers le nord, à une distance de 4 à 5 kilomètres de marche, elle reparaît encore à fleur de terre. N’étant ni un savant ni un géologue, je fis un essai que le bon sens m’indiquait : je brisai des fragmens du minerai que je mouillai, je les jetai au feu de charbon de bois que deux petits soufflets en peaux de bouc faisaient flamber. Une flamme bleue mêlée de petites paillettes en sortit, ce qui m’indiquait que la houille était plus ou moins alliée au fer. Quand tout fut consumé, je retirai du feu une escarbille ayant la figure d’une éponge très légère.

« Jeudi 3 juin. Arrivé hier soir à Ankobar, je suis logé dans la maison même du roi ; par un pieux et touchant usage, tous les anciens serviteurs de la famille royale, devenus incapables, vivent retirés ici aux frais du roi, auprès des tombeaux de leurs anciens maîtres. C’est aussi le siège du haut clergé éthiopien. Ankobar est bâtie en amphithéâtre sur le penchant d’une colline que domine le palais du roi, remarquable par ses vastes dimensions ; avec ses toits coniques, entremêlés de frais jardins, on dirait d’une agglomération de ruches perdues dans la verdure. J’ai visité les tombeaux des rois de Choa, entretenus avec un soin pieux ; ce sont tout simplement des maisons cylindriques, faites de terre et de bois, coiffées d’un chapeau de chaume, entièrement semblables à celles où logent les vivans ; au centre, un monument en maçonnerie carrée contient les restes du prince défunt ; les murs sont couverts de peintures historiques ou religieuses assez primitives. Ainsi j’ai remarqué, dans la salle funèbre de Sahlé Sallassi, un cheval vert, du plus beau vert ; sans doute l’artiste n’avait que cette couleur à sa disposition et il n’a pas voulu s’arrêter pour si peu.

« Le roi, comme on sait, avait donné ordre de réunir des marchandises et d’organiser une caravane à son compte ; c’était une innovation pour le pays ; jusqu’alors on se bornait à faire des commandes aux marchands musulmans. A mon retour à Litché, Azadj Woldé Tsadek me consigne de grandes quantités de café, de cire, d’ivoire et de peaux de bœuf ; je prends aussitôt cent femmes pour trier le café, en même temps je m’occupe d’épurer la cire, au grand étonnement des indigènes, qui n’avaient jamais vu pratiquer cette opération. Quant à l’ivoire, on l’enferme dans les magasins, en attendant le moment de l’emballer.

« Mercredi 16 juin. Je suis en voyage depuis trois jours dans les pays Gallas, me rendant à Finfini ; nous passons près de Rogué, ville presque complètement musulmane, marché important de café. Sur la route nous rencontrons des marchands musulmans aux allures suspectes ; je m’aperçois que ce sont des trafiquans d’esclaves ; ils tramaient après eux cinq malheureuses créatures volées sur les marchés gallas, trois hommes, un enfant et une femme, ils avaient aussi cinq baudets chargés de café et de provisions. Aussitôt, par application de l’édit du roi et avec l’aide d’Azadj Woldé Tsadek, qui ne plaisantait pas non plus, les musulmans furent enchaînés, conduits en prison et leurs marchandises saisies ; ils durent porter eux-mêmes les fardeaux dont ils avaient chargé leurs victimes. J’ai pris l’enfant à mon service, il s’appelle Ghiorghis et vient de la province de Gouragué ; j’ai su de lui dans quelles conditions il avait été capturé. Il était allé avec son frère chercher des provisions pour la famille, lorsqu’au moment où le marché était le plus animé une bande de cavaliers musulmans enveloppe les malheureux qui n’avaient pas eu le temps de s’enfuir ; pères, mères ou enfans tous sont garrottés ; le pauvre Ghiorghis avait pu s’échapper, mais à la vue de son frère, qui se défendait courageusement quoique blessé d’un coup de lance, n’écoutant que son affection, il courut pour l’arracher à ses bourreaux ; la lutte n’était pas possible, il fut pris à son tour, enchaîné, et jamais plus ne revit son frère.

« Jeudi 17. Nouvelle capture de deux musulmans et délivrance de deux jeunes filles gallas qui, comme les autres, allaient être vendues aux fils d’Abou-Bakr.

« Vendredi 18. Nous arrivons le soir à Daro Mikael, possession de la mission catholique dans les pays Gallas, où m’attendait Mer Taurin, digne prélat français, coadjuteur de Mgr Massaja. Mgr Taurin fut charmé de voir un compatriote et s’empressa de mettre à mon service sa connaissance approfondie des lieux, des mœurs et de la langue du pays. Tout d’abord il m’indiqua une série de cavernes qui sont une des grandes curiosités de l’Ethiopie méridionale ; ces cavernes furent habitées jadis par des Troglodytes, avant même l’époque des anciens rois d’Ethiopie dont la résidence était établie sur la montagne d’Erer, non loin d’ici.

« Qu’on se figure un rocher uni s’étendant en façade et large de 150 mètres sur 30 de haut ; une petite rivière, très poissonneuse et conservant de l’eau toute l’année, s’est creusé un lit profond comme un abîme au pied du rocher ; sur ce rocher, comme sur la façade d’un palais gigantesque, se voient une foule d’ouvertures irrégulièrement percées, mais où l’on reconnaît distinctement trois étages. Chacune de ces ouvertures est la porte d’une vaste caverne creusée de main d’homme dans la roche vive ; plusieurs de ces logemens communiquent entre eux, mais la plupart sont isolés : la seule et unique issue est l’ouverture de la façade à pic au-dessus du gouffre béant. On ne peut s’introduire dans les cavernes que par des cordes jetées dans le vide et qu’un pieu fiché en terre retient par le haut ; l’explorateur se laisse glisser le long de la corde en ayant soin, pour modérer la descente, d’appuyer le bout du pied à de petits trous creusés de place à place dans le flanc du rocher, Pour moi, descendu dans le ravin, rien qu’à la pensée de l’ascension, je me sentais pris de vertige ; si l’on en juge par leur nombre et leur étendue, ces cavernes ont dû loger autrefois une grande population.

« Le roi Minylik les a données avec un beau domaine à la mission catholique ; c’est dans ces grottes transformées en magasins que Mgr Taurin renferme les provisions et les objets les plus précieux de la mission, et il faut convenir qu’ils sont bien serrés ; on a même transformé l’une d’elles en église où la messe se dit quelquefois. Du reste l’habitude de cette difficile descente a donné au prélat un tel mépris du danger qu’il rit tout le premier des craintes qu’on ne peut s’empêcher d’éprouver pour lui.

« J’ai passé la nuit à Daro-Mikael, mais une lettre du roi datée de Finfini m’annonce qu’il est de retour de son expédition contre les Gallas, qu’il a conquis cinq nouvelles provinces, et qu’il doit arriver prochainement à Litché. Je renonce donc pour le moment à pousser jusqu’à Finfini, et vais attendre le roi dans sa capitale.

« Mercredi 30 juin. Depuis deux jours la ville est en fête ; l’entrée de l’armée victorieuse a été célébrée par des chants, des banquets et tous les signes de l’allégresse publique. Jamais je n’avais vu tant de gaîté, tant d’animation. Aujourd’hui, la première effervescence étant un peu calmée, le roi, qui ne perd pas l’habitude de travailler, a réuni auprès de lui les missionnaires catholiques. Mgr Massaja a été agréablement surpris d’entendre de la bouche même du roi qu’il était décidé à suivre mes conseils et à en assurer le plein succès. A tous les points de vue, mon entreprise ne peut laisser les prélats catholiques indifférens ; en effet une route ouverte entre le Choa et la France, des relations établies avec l’Occident, ce n’est pas seulement l’intérêt général du pays et de la civilisation, c’est aussi la vie et l’avenir de leur mission définitivement assurés. »

La mission catholique au Choa et dans les pays Gallas est une œuvre éminemment française. M. Antoine d’Abbadie, membre de l’Institut de France, un des plus savans et des plus illustres explorateurs de l’Afrique centrale, en est le fondateur. C’est lui qui en 1838 vint demander à la cour de Rome l’envoi de missionnaires. Mgr Massaja, aujourd’hui chef de la mission, vit depuis plus de trente ans en Ethiopie, partageant son temps entre les devoirs de son sacré ministère et l’étude des langues de ces peuples qui lui ont été confiés. On a de lui une excellente grammaire de la langue amarina publiée en 1867 à Paris par l’imprimerie impériale et dédiée à son illustre ami et collaborateur M. d’Abbadie. En ce moment la mission comprenait, outre Mgr Massaja, vicaire apostolique des pays Gallas, Mgr Taurin, son coadjuteur, évêque nommé d’Adramytta, tous deux intimes conseillers du roi, les pères Louis de Gonzague et Ferdinand ; depuis lors d’autres missionnaires sont venus les rejoindre. Leurs principaux établissemens, visités par M. Arnoux, sont dans les domaines du roi de Choa : Escha, Fekrié Gumb, Houen Amba, Aman, Daro Mikael, Finfini et plusieurs autres propriétés de moindre importance ; dans les pays Gallas indépendans, le principal siège de la mission est à Kaffa, puis viennent Lagamara, Ghera, Gemma Abba Giffâr, etc. Ces divers établissemens sont desservis par Mgr Coccino, évêque de Maroc in partibus et le père Léon. Les services rendus par ces courageux apôtres sont considérables et ils n’ont pas peu contribué par leur prédication et leur exemple à répandre dans la société éthiopienne des sentimens nouveaux d’humanité, de douceur et de moralité. Évidemment l’œuvre de M. Arnoux est indépendante de toute considération ou préoccupation de propagande religieuse ; seulement, depuis de longues années déjà, les Éthiopiens se sont aperçus de la honte et du danger qu’il y avait pour eux à recevoir leur patriarche ou abouna de l’église cophte d’Alexandrie, entièrement livrée à l’Égypte, leur plus cruelle ennemie. Peut-être est-ce là une place à prendre pour le clergé catholique ; en tout cas, il faudra beaucoup de prudence, d’habileté et de modération.

Il existait aussi au Choa en 1875 une mission protestante, composée de son chef, M. Mayer,et de deux autres Allemands, MM. Grainer et Jacob. Installés à Mal Houze, vivans d’ailleurs aux frais du roi, ils semblaient retirer assez peu de fruits de leur apostolat. Eux aussi, ils auraient profité de la réussite de M. Arnoux ; mais à la vue de ce Français qui du premier coup s’était emparé de l’esprit du roi, M. Mayer avait senti se soulever dans son âme le vieux levain des rancunes germaniques ; lui qui depuis quinze ans déjà habitait l’Ethiopie, qui avait connu Minylik à la cour de Théodoros, il souffrait cruellement de se voir relégué au dernier plan sans aucune influence ; dès lors il nourrit de secrets désirs de vengeance.

Cependant la mauvaise saison était arrivée. En Ethiopie, depuis le 4e degré de longitude nord jusqu’au 12e environ, les pluies torrentielles commencent dans les premiers jours de juillet et continuent durant trois mois sans interruption ; toutes les eaux tombées sur les hauts plateaux s’écoulent dans le Nil qui, démesurément grossi, déborde en arrivant dans les plaines basses de l’Égypte et les féconde de son limon. Ces trois mois, juillet, août et septembre, sont proprement l’hiver du pays ; alors les routes sont coupées et les moindres cours d’eau deviennent infranchissables. M. Arnoux mettait à profit ces retards forcés pour compléter l’organisation de la caravane.


L. LOUIS-LANDE.