Un Vaincu/Chapitre XVI

J. Hetzel (p. 172-180).

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gettysburg

Il y avait plusieurs jours que le général Stuart était entré en campagne, et aucune nouvelle de sa marche n’était parvenue au quartier général. Lee ne reconnaissait plus la célérité habituelle à son lieutenant ; il commençait à s’inquiéter sur son sort.

La difficulté d’éclairer, sans cavalerie, la marche d’une armée se faisait de plus en plus sentir ; aussi voulant donner à Stuart le temps d’arriver avant une action générale, il renonça à aborder immédiatement l’ennemi, et, passant derrière Harpers ferry sans l’attaquer, il traversa le Potomac beaucoup plus haut, à Williamsburg. Sur son chemin il enleva la ville de Winchester, qu’occupaient 7000 Fédéraux. Jusque-là le secret de ses mouvements avait été bien gardé, mais quelques fuyards de Winchester portèrent à l’armée du Nord la nouvelle de la marche des Sudistes, et révélèrent ainsi leurs intentions.

Sur toute la frontière de la Pensylvanie, la population se leva avec un admirable ensemble. Les denrées furent transportées vers le Nord ou détruites sur place, tout objet qui aurait pu être de quelque utilité aux Sudistes disparut devant leurs pas : les ponts sautèrent de toutes parts, les routes furent coupées, et des milliers de soldats improvisés se préparèrent à soutenir les milices régulières. En même temps, on appelait à l’aide l’armée d’Hooker, et elle accourait à marches forcées.

Le général Lee avançait, mais il ignorait toujours le sort de la cavalerie qui lui faisait défaut. Une fois sur le territoire ennemi, les informations devinrent plus difficiles encore à obtenir sans elle, et cependant il fallait marcher, sous peine de laisser s’achever la centralisation des forces énormes que préparait le patriotique élan des Nordistes.

Jour après jour, Lee attendit vainement, avec une anxiété contenue mais poignante, un message de Stuart. Ses officiers inquiets se déclaraient « affamés de cavalerie[1] » et maudissaient le retard qui les paralysait. Ils parlaient volontiers de leurs griefs devant le général, mais ne pouvaient l’amener à formuler un blâme sur le lieutenant dont l’inexactitude menaçait de lui coûter si cher.

On sut plus tard que Stuart avait cédé au désir d’enlever un corps ennemi peu éloigné de sa route ; il se trouva aux prises avec des forces considérables et fut repoussé[2]. Cet échec l’obligea à faire un long et dangereux circuit autour de l’armée fédérale, et il ne rejoignit le général Lee que pendant la bataille même dont nous allons parler.

Enfin, le 1er juillet, le général Lee devina, plutôt qu’il ne reconnut, l’approche de l’ennemi.

À Gettysburg, petite ville où se croisent plusieurs routes importantes, l’armée fédérale s’était postée sur un plateau triangulaire et l’attendait. Le général Hooker, sentant la gravité de la situation et craignant que le souvenir de sa récente défaite à Chancellorsville eût ébranlé la confiance des troupes en son commandement, s’en était démis peu de jours auparavant, et Meade l’exerçait à sa place.

Au matin du 1er juillet, les deux armées se trouvèrent en présence. On voyait à leur attitude, on sentait pour ainsi dire dans l’air, que la lutte empruntait une solennité particulière à l’importance des intérêts en jeu. Atteint au cœur de son territoire, c’était la suprême partie peut-être que le Nord allait jouer. Aventurée si loin de sa frontière, menacée par des forces écrasantes, c’était peut-être vers un final désastre qu’avait marché la dernière armée du Sud.

Cinq heures de lutte indécise, puis, vers le soir, un léger mouvement de retraite des fédéraux, tel fut le résultat de la première journée. La nuit, une courte nuit d’été, se passa, et le matin du 2 juillet trouva les deux armées dans leurs positions de la veille ; celle du Nord fortifiait son triangle de hauteurs ; celle du Sud, étendue en longue ligne, lui faisait face, mais, n’ayant pu, faute de cavalerie, choisir son terrain ou s’emparer des collines, elle avait contre elle tout le désavantage de la position.

La matinée s’écoula, midi parut, puis vinrent les heures chaudes du jour, et les deux armées restaient immobiles.

Meade ne voulait pas perdre, en descendant au-devant des Sudistes, le bénéfice de ses positions ; Lee se demandait s’il était sage de se heurter à de telles défenses.

À cinq heures du soir, un formidable éclat de l’artillerie sudiste annonça quel parti prenait son général. Livrer bataille lui semblait moins dangereux que de se retirer avec un matériel considérable à travers un pays hostile, sans avoir même désorganisé par un combat les forces de l’adversaire.

Toute la soirée le fracas de l’artillerie ébranla la terre ; brigades contre brigades, hommes du Nord contre hommes du Sud luttèrent sans faiblir, et quand revint la nuit, rien n’était changé dans la position des deux armées ; des milliers, puis des milliers encore de blessés et de morts couvraient les champs, et il semblait qu’aucun des deux partis fût plus que l’autre près du triomphe.

Avec un acharnement dont il y a peu d’exemples, la lutte reprit le 3 juillet aux premières lueurs du jour. Nous passons aussi rapidement que possible sur les phases, tristement uniformes, de ces massacres militaires[3], et cependant il nous faut accorder un mot, une pensée, à l’un des derniers épisodes de cette bataille de trois jours.

Vers onze heures, alors que depuis le matin les forces des deux armées étaient aux prises, un silence, plus imposant encore que le bruit du combat, s’établit soudainement ; on devine qu’un grand coup se prépare.

En effet, Lee a réuni en un seul groupe cent quarante-cinq pièces de canon, leur feu convergera sur un même point, contre le centre de l’armée fédérale, et pendant que s’accomplira leur œuvre de destruction, les champions du Sud tenteront un suprême effort.

Tout à coup, la plus effroyable des canonnades rompt le silence. D’abord on ne songe qu’à elle, on ne distingue que les nuages blancs de la fumée qui planent, immobiles, au-dessus des canons, puis on voit s’avancer au pas de charge un corps entier des meilleures troupes de Lee, de ses vieux compagnons éprouvés. Ils avaient plus d’un kilomètre à parcourir sous le feu de l’ennemi avant d’atteindre les positions fédérales ; sans hésiter, ils avancent « entre les portes de la mort », ainsi que s’exprime l’historien de leur courage, ils suivent le chemin sanglant que leur a tracé l’artillerie, ils atteignent les hauteurs, ils les gravissent, la mitraille leur enlève des rangs entiers, ils montent toujours du même pas, enfin les voilà aux canons fédéraux ! À la baïonnette, ils les enlèvent ; est-ce la victoire ?… Mais un flot de Nordistes déborde sur le plateau ; ils arrivent par masses profondes, et leur irrésistible poids menace d’écraser la colonne confédérée sur les canons brûlants qu’elle a conquis. Les vétérans de Lee tiennent ferme, à eux aussi le secours va venir… Mais non. Les jeunes troupes envoyées à leur aide se troublent, l’épreuve est trop rude, elles se débandent avant d’atteindre les lignes fédérales où sont massacrés en vendant chèrement leur vie les héroïques Virginiens.

La charge fatale de la division Pickett est célèbre en Amérique comme parmi nous celle de la garde à Waterloo, celle des cuirassiers à Reischoffen. Il est bon que tous les dévouements, ceux surtout auxquels le succès est refusé, recueillent du moins l’admiration, et c’est un devoir pieux de garder un souvenir ému à ceux dont le vaillant sacrifice n’a pas conquis la victoire.


  1. Hungry for cavalry.
  2. Le second fils du général, Fitzhugh Lee, fut blessé dans cet engagement et resta aux mains des Nordistes.
  3. Le 2 juillet au soir, les pertes des Fédéraux étaient déjà de vingt mille hommes. Celles des Confédérés de douze mille.