J. Hetzel (p. 162-171).

xv


entre deux batailles

La double défaite du général Hooker causa une profonde émotion dans les deux fractions du pays. Au Sud, ce fut un enthousiasme, une joie que de graves événements dans l’Ouest[1] ne suffirent pas à calmer, et que le pays témoigna en consacrant un jour à rendre à Dieu de solennelles actions de grâce[2].

Au Nord, l’alarme fut sérieuse. Peu s’en fallut qu’à Washington on ne crut voir paraître, poursuivant Hooker, les redoutables Confédérés à la faiblesse numérique desquels on ne voulait plus croire. Toutefois, il n’y eut ni désordre, ni faiblesse indigne d’un grand peuple ; l’ardeur, au contraire, semblait s’accroître et s’épurer.

Dès le 8 mai, Lincoln annonça la prochaine mise en vigueur d’une loi sur la conscription, loi devant laquelle on avait toujours reculé ; les jours suivants, le Maryland, la Pensylvanie, l’Ohio, etc.… mirent sur pied leurs milices, tandis qu’Hooker recevait en abondance tous les renforts en hommes, chevaux, munitions, canons, qui pouvaient réparer les brèches faites à son armée.

Au Sud, le général Lee, après avoir rendu les derniers devoirs à Jackson, profita du court moment de loisir que lui donnait sa victoire pour conférer avec son gouvernement sur la situation générale de la Confédération.

De toutes parts, excepté devant lui, là où son vigoureux effort venait de le rompre violemment, un cercle de fer se resserrait autour des États confédérés. L’Arkansas et presque tout le Tennessee étaient aux mains des Nordistes ; sur le Mississipi, Vicksburg, la dernière forteresse qui s’opposât encore à leur libre parcours du grand fleuve, était complètement investie et devait nécessairement tomber si elle n’était pas secourue. Fallait-il tenter de la délivrer ? — Devait-on plutôt poursuivre l’avantage obtenu, porter de nouveau la guerre sur le territoire ennemi, et forcer ainsi les généraux du Nord à cesser de menacer Richmond pour couvrir leur propre capitale ?

Telles furent les questions que le général Lee soumit au président Davis, chef de son gouvernement. Deux raisons importantes firent pencher la balance en faveur du dernier parti. L’une, toute politique, était celle qui avait fait envoyer un an auparavant l’armée de Lee en Maryland ; le désir, l’espoir, qu’en prouvant sa puissance, en affirmant ses victoires, la Confédération du Sud obtiendrait d’être reconnue par les principaux États de l’Europe.

L’autre, toute de nécessité, était l’affreuse disette qui sévissait dans le Sud. Une simple incursion dans les vastes plaines à blé de la Pensylvanie, ne dût-elle avoir d’autre résultat que d’en ramener des vivres, équivaudrait, disait-on, pour les Confédérés, à une victoire nouvelle.

Le général Lee accepta-t-il sans arrière-pensée la décision de son gouvernement ?… Sa délicatesse, qui lui interdit toujours ce qui pouvait ressembler à une récrimination, n’a pas permis que ses biographes fussent éclairés sur ce point. Plus heureux, nous avons pu puiser dans les souvenirs et dans les notes de sa famille ; il résulte de nos recherches que le général Lee croyait son armée mieux faite pour la défense que pour l’attaque. Lui-même aimait peu le rôle d’agresseur.

Il faut se souvenir que, malgré leurs triomphes, les troupes de Lee étaient bien plus une milice de citoyens qu’une armée de soldats réguliers, tels que nous les voyons en Europe. Pour la défense du sol elles s’étaient levées, pour la défense du sol elles étaient prêtes à mourir ; mais il leur fallait la terre natale sous les pieds, le cadre de leurs montagnes, le sentiment des foyers menacés, pour qu’elles eussent toute leur valeur. Hors de leurs frontières, elles se sentaient aussi hors de leur élément.

Ces considérations furent soumises au président Davis, mais sa résolution ne fléchit pas. Le général Lee obtint, en vue de sa marche en avant, que le corps de Longstreet fût remis sous ses ordres, et avec ce secours qui portait ses forces à cinquante mille hommes, il s’achemina sur Harpers ferry où il comptait passer le Potomac.

Toute sa cavalerie, sous les ordres de Stuart, fut envoyée en avant ; elle devait se saisir des principaux cols des montagnes.

Avant de passer la frontière, le général Lee adressa à ses troupes un ordre du jour dont voici quelques fragments

« L’armée se souviendra qu’elle a à garder une réputation de discipline encore intacte, et que les devoirs qui nous sont imposés par la civilisation et le christianisme ne sont pas moins stricts en pays ennemi que dans le nôtre.

« Le commandant en chef considère qu’aucun malheur ne pourrait être plus grand pour l’armée, et plus funeste à toute la nation, que le déshonneur qui serait son partage si elle traitait avec barbarie des êtres sans défense, ou commettait d’inutiles dévastations ; enfin si elle se rendait coupable des actes par lesquels, dans notre propre pays, la marche des troupes ennemies a été signalée. Non-seulement de tels faits déshonorent ceux qui les commettent, mais ils relâchent la discipline et pourraient nuire aux opérations actuelles. Souvenons-nous que la guerre ne doit être faite qu’aux hommes en armes. Tirer vengeance, en faisant souffrir des innocents des maux subis par notre peuple, serait nous abaisser nous-mêmes aux yeux de ceux qui abhorrent les atrocités commises par nos ennemis ; ce serait aussi offenser Celui à qui seul la vengeance appartient, et sans l’aide duquel nous ne pouvons rien faire.

« Le commandant en chef exhorte donc, de la manière la plus pressante, les troupes à s’abstenir scrupuleusement de toute violence, de tout dégât inutile, et il enjoint aux officiers d’arrêter et de punir immédiatement tout individu qui transgresserait ses ordres à cet égard[3]. »

Peut-être ne voit-on dans cet ordre que de très-bons conseils noblement exprimés, — ce ne serait pas lui rendre suffisante justice. Il était une protestation courageuse non-seulement contre les excès des adversaires, mais contre l’esprit de représailles qui menaçait d’entraîner les Sudistes dans une voie fatale.

Qu’on se figure les souffrances d’une guerre civile de trois années, l’acharnement croissant des partis, les rancunes ardentes, les crimes, les vœux de vengeance ! Pendant la lutte américaine, au Nord aussi bien qu’au Sud, les populations entières, femmes, enfants, vieillards, et ce sera leur éternel honneur, ne faisaient qu’un avec l’armée de leur pays. Elles vivaient par le cœur avec elle, ne travaillaient que pour elle, s’enthousiasmaient de ses triomphes, et, au jour de l’épreuve, la retrempaient dans leur ardeur. Sans cette intime union du peuple et des soldats dans une commune pensée, la longueur de la lutte américaine serait impossible à expliquer.

Mais les plus belles médailles ont un revers. L’enthousiasme peut mener à l’exaltation, et le patriotisme des Sudistes s’était exalté jusqu’à l’injustice.

Une femme du Sud rappelait récemment ses souvenirs devant nous. Venue jusqu’à la frontière virginienne pour dire adieu une dernière fois aux officiers de sa famille, elle avait assisté au départ des troupes. Elle nous répétait quelles recommandations impies des femmes mêmes osaient faire sans scrupule. — « Vengez-nous ! rendez-leur la pareille ! souvenez-vous ! » Tels étaient les conseils de la dernière heure. — « Et vous-même, lui demanda-t-on, que faisiez-vous ? — « D’abord, je fis comme les autres, avoua-t-elle, je prêchai la vengeance. J’avais été deux fois prisonnière des Yankees, insultée, volée par eux, il me semblait être dans mon droit, mais.… »

— « Mais quoi ? »

— « Mais j’entendis le général Lee réprimander devant moi un jeune homme qui avait parlé de « justes représailles ; » il dit en quelques mots ce que devait être la guerre de nos jours, il la compara à la coupure nette et franche d’une épée loyale, elle est un mal sans doute, mais un mal qui guérit, tandis que la guerre haineuse est comme ces plaies d’armes empoisonnées, elles ne pardonnent pas, et on ne les pardonne pas non plus. Cela m’a frappée, et j’ai supplié mes frères qui avaient aussi entendu ces paroles, de s’en souvenir[4]. »

  1. L’investissement de Vicksburg, la demière forteresse sur le Mississipi qui restât aux Confédérés.
  2. Jackson n’expira que plusieurs jours après.
  3. Ordre général n° 73. — Quartier général de l’armée de la Virginie du Nord, Chambersburg, Pa. 27 juin 1863.
  4. On s’en souvint en effet, et un Anglais, le colonel Freemantle, rend ainsi témoignage à l’armée de Lee : « Je ne vis aucune rixe dans les maisons et aucun habitant ne fut molesté ou tourmenté par les soldats.… J’ai pu, à Chambersburg, être témoin de l’extraordinaire douceur des troupes envers les citoyens.… »