Un Vaincu/Chapitre VIII

J. Hetzel (p. 80-90).

viii


les premières hostilités. — bull’s run

La population des nouveaux États confédérés, quatre fois moins nombreuse que celle des États du Nord[1], mais mieux préparée au métier des armes par les conditions de sa vie habituelle, fut rapidement organisée, et les premiers succès furent pour elle. D’ailleurs, le Nord avait une confiance absolue dans la supériorité de ses forces, et ne semblait pas pressé d’en faire usage. Il considérait la rébellion comme un feu de paille qui s’éteindrait de lui-même ; les moyens employés pour le circonscrire se trouvèrent insuffisants.

Surpris par les revers, le Nord allait faire, avant notre pays, la cruelle expérience qui nous coûte si cher. Décréter des levées d’hommes est facile, trouver l’argent pour les équiper et les faire vivre est encore possible, mais les qualités militaires, la discipline, l’expérience, la force de résistance, toute la préparation morale et physique qui est nécessaire aux chefs et aux soldats, ne se décrète pas. À coups de dollars, le Nord fabriqua beaucoup de canons, et réunit 500, puis 800, puis 2,500,000 hommes ; il eut une foule armée, il n’eut pas, de longtemps du moins, l’armée qui, peu à peu, devait se former pendant la guerre même, à force de persévérance et d’énergie.

Au Sud, au contraire, dès le premier moment, l’effort fut général et l’on put sentir que la population entière y participait. D’ailleurs, s’il était assez difficile de militariser rapidement la population commerciale et industrielle du Nord, il y avait moins à faire pour transformer en soldats les robustes planteurs Virginiens, ou ceux de la Géorgie et de l’Alabama, toujours à cheval dans leurs savanes immenses, ou encore les rudes pionniers du Texas, aguerris par leurs luttes constantes contre les Indiens. Il se trouva enfin que la majeure partie des officiers formés à l’école de West-Point, appartenaient par leur naissance aux États du Sud. Ils se rangèrent sous la bannière de leur patrie, et apportèrent à la nouvelle Confédération de précieux éléments de science et de méthode.

Le premier coup de fusil fut tiré le 12 avril 1861, à l’attaque du fort Sumter. Quelques engagements d’importance médiocre suivirent ; puis, à la fin de juillet, eut lieu la grande bataille de Bull’s Run, près de Manassas.

Attaquée par 36 000 confédérés[2], l’armée du Nord qui comptait 55 000 soldats, se débanda après quelques heures de lutte, comme prise d’une panique subite.

Cette victoire éleva très-haut, trop haut, les espérances du Sud, tandis que la défaite fut, pour le Nord, un avertissement dont il sut profiter.

Au moment où la guerre s’accentuait ainsi, le général Lee, voyant le sol virginien lui-même envahi, avait cédé à l’appel de ses concitoyens. — « Je suis prêt à prendre la position que le pays m’assignera, quelle qu’elle soit, et j’y ferai de mon mieux, » — avait-il dit simplement. On l’avait envoyé dans la Virginie occidentale. Il eut à réparer des échecs sérieux et chercha à organiser la défense de la contrée, mais les sympathies des habitants étaient pour la cause du Nord, et ils finirent par s’y rallier complétement.

Lee était encore à ce poste quand le gouvernement de Richmond, inquiet pour les côtes de la Géorgie et de la Caroline que menaçait la puissante marine du Nord, le chargea de fortifier les ports de ces deux États. Ce n’était point là l’équivalent de ce commandement suprême offert par Scott, mais aucune pensée d’ambition personnelle n’avait jamais hanté le général Lee. Servir son pays était le seul rêve auquel il s’abandonna.

On savait que des prodiges d’armement avaient été accomplis dans la marine des États-Unis. Ses vaisseaux, revêtus de fer, pouvaient porter des pièces de calibres énormes employées jusqu’alors dans les seules places fortes. L’imagination des ingénieurs s’était donné carrière. Ils avaient su varier à l’infini les formes et les aptitudes de leurs navires, dont le célèbre Monitor, avec sa tour mobile et ses canons de 120, n’était point le plus remarquable. Il s’agissait donc de mettre les défenses du littoral à la hauteur de ce qu’on est convenu d’appeler « les progrès du siècle. » Le général Lee fortifia la longue côte qui lui était confiée avec cette conscience et ce soin du détail qui n’appartenaient qu’à lui. C’est du centre de ses travaux, de Savannah, qu’il écrivait à l’une de ses filles cette lettre si tendre :

« Savannah, 26 février 1862.

« As-tu vraiment ce doux âge de seize ans ? Que c’est charmant ! et combien plus que jamais, ne pas te voir me manque douloureusement ! Je n’ai pas la moindre idée, ma pauvre chérie, du moment où nous nous retrouverons. J’espère qu’après la guerre finie nous pourrons être tous réunis et que je jouirai de quelques années heureuses au milieu de mes chers enfants ; à eux il appartiendra de charmer ce qui me restera de jours… On me dit que tu es presque une jeune femme. Je suis devenu si vieux et suis si changé que tu ne me reconnaîtrais pas, mais je t’aime juste autant qu’autrefois et tu sais de quelle vigoureuse affection il s’agit.

« Nous vivons vraiment dans un temps bien sérieux, ma chère enfant, et le ciel est sombre sur nos têtes, mais il s’éclairera de nouveau. J’espère que la Providence nous prendra en pitié et nous donnera la liberté et l’indépendance. — Fais, pour notre cher pays, tout ce dont tu seras capable. Implore le secours de notre Père qui est aux Cieux, prie pour nos soldats qui souffrent, pour les familles dans l’angoisse… Je prie jour et nuit pour vous tous, mes enfants dispersés, que le Dieu tout-puissant vous guide, vous garde et vous protége !

« J’ai peu de temps pour écrire, il faut me pardonner mes courtes et tristes lettres. Écris-moi quand tu le peux et aime toujours ton père dévoué.

« R. E. Lee. »

Pendant six mois, les six mois de l’hiver, le général Lee parcourut sans repos ni trève le littoral confié à ses soins. Aux premiers jours du printemps, un ordre soudain l’appela à Richmond, dont la nouvelle Confédération avait fait sa capitale : la situation, excellente l’année d’avant, était devenue critique, et le président Davis, s’éveillant à la réalité, chargeait Lee d’organiser la défense du pays tout entier.

Que s’était-il passé ? Comment les confédérés que nous avons vus en juillet 1861, victorieux à Bull’s Run, se trouvaient-ils, si peu de mois après, dans un grave danger ? Nous allons essayer de le faire comprendre.

Aveuglés par les fumées de leur premier et brillant succès, s’imaginant, parce que les principaux gouvernements européens leur avaient reconnu la qualité de belligérants, que les mêmes gouvernements allaient admettre leur Confédération au rang des puissances, les Sudistes avaient cru leur tâche presque achevée, et s’étaient engourdis dans une sécurité qui menaçait de leur être fatale. Les troupes avaient été licenciées pour l’hiver, et il semblait que le Sud comptât seulement sur les négociateurs pour achever l’œuvre de son indépendance.

Pendant ce temps, le Nord, au contraire, était revenu de ses rêves de facile triomphe et s’organisait avec une fiévreuse ardeur. Ses immenses ressources financières lui permettaient de ne rien ménager. Toutes les usines travaillaient à la fois à l’armement du pays, tandis que des primes énormes étaient offertes aux engagés militaires[3].

Aux premiers jours du printemps, 800,000 hommes, pourvus avec abondance de tout ce qui pouvait ajouter à la puissance de leurs efforts, s’étaient mis en mouvement. Pendant que la Nouvelle-Orléans était surprise par la flotte fédérale, le Tennessee, le Kentucky et le Missouri se trouvaient conquis presque sans combat. Une armée suivait le cours du Mississipi ; descendant de la partie septentrionale, elle allait enlever, les unes après les autres, les forteresses placées au bord du fleuve, et s’en servir pour isoler les États de l’Est de leurs alliés de l’Ouest. Enfin, une autre armée, commandée par Mac-Clellan et appuyée sur de nombreux corps détachés, remontait à ce moment même la rivière James et menaçait directement Richmond.

Le congrès du Sud se rendait compte du péril au moment où, par un respect exagéré de la légalité, il venait de renvoyer dans leurs foyers les soldats engagés pour trois mois.

C’est sur ces entrefaites que le général Lee fut appelé à Richmond afin de servir de conseiller militaire au président Jefferson Davis. Le temps pressait, il n’y avait pas un seul corps de troupes à opposer aux envahisseurs, le danger, devenu trop visible, aida Lee à obtenir des mesures énergiques, et la conscription fut établie.

Alors on vit arriver les hommes, et les cadres se remplirent, mais les ressources manquaient pour armer et équiper les recrues. La marine supérieure du Nord exerçait un blocus rigoureux des côtes, et le Sud, encombré de coton, de tabac, de sucre, ne pouvait échanger ses marchandises contre les armes, les métaux, les vivres même, qui lui faisaient défaut. La ville de Richmond, la première menacée, n’avait pas un canon de rempart, et quand elle reçut son approvisionnement de poudre, les Fédéraux n’en étaient plus qu’à quelques lieues.

  1. Selon M. le comte de Paris, la différence aurait même été plus considérable encore. Ses calculs évaluent les hommes en état de porter les armes, dans le Nord, à quatre millions, dans le Sud, à six cent quatre-vingt mille. Il ajoute que, dans le Sud, trois cent cinquante et un mille hommes furent enrôlés dès la première année.
  2. Les chiffres que nous donnons ici, de même que ceux que nous citerons dans la suite, des effectifs présents à chaque bataille, sont empruntés à Swinton, l’historien nordiste. Ils ont été adoptés par Miss Mason, dans sa : Popular Life of Gen. R.-E. Lee, excellent ouvrage auquel nous avons fait de fréquents emprunts, et par d’autres écrivains de nuances différentes.
  3. En 1862 déjà, le volontaire, outre 1000 francs une fois payés, recevait, quoique défrayé de tout, 65 francs par mois pour sa solde, et sa femme, s’il était marié, 40 francs par mois. (Campagne du Potomac, M. le prince de Joinville). Les années suivantes, les primes augmentèrent en proportion des difficultés du recrutement.