Un Vaincu/Chapitre VII

J. Hetzel (p. 69-79).

vii


comment le général lee se trouva un rebelle

Cependant le président Lincoln avait répondu à l’acte de sécession en déclarant formellement qu’il rétablirait l’Union à tout prix ; il avait pris des mesures décisives et les préparatifs de guerre avaient commencé dans les deux camps.

Chacun se vit alors obligé de prendre un parti et d’aviser à la sûreté de sa famille et à celle de sa propre personne. On vit accourir de tous les points de l’Amérique et même d’Europe ceux que leurs affaires ou leurs plaisirs avaient éloignés. On trouvait au Sud des commerçants du Nord, au Nord, des citoyens du Sud, que des alliances de famille, ou leur industrie, ou seulement leur choix, y avaient fixés. Chacun quitta en hâte sa patrie d’adoption et revint sous le drapeau de l’État où il était né. Cela semble tout simple à dire, mais que de douleurs ! que de déchirements ! que de séparations forcées !

Aucune classe d’individus ne souffrit plus pendant cette attente de la guerre civile que celle des officiers de terre ou de mer. Doublement citoyens de l’Union, liés les uns aux autres par cette camaraderie militaire à laquelle toutes les langues ont donné le nom de fraternité d’armes, la question se compliquait pour eux de considérations qui la rendaient plus pénible encore à résoudre.

Aux premiers bruits de guerre, le général Scott chargé d’organiser l’armée des États du Nord, craignit que le poids fût trop lourd pour sa vieillesse et songea à Robert Lee, qui venait d’être promu général de brigade. Point de télégraphes encore ni de service régulier des postes dans les vastes solitudes de l’ouest : Scott envoya au Texas un exprès chargé de proposer à Lee d’exercer le commandement en chef sous son nom. L’attitude de la Virginie qui, par un vote du 4 avril venait de repousser les propositions d’alliance des États confédérés lui faisait penser que Lee se sentirait libre d’accepter son offre.

Pendant que le messager accomplissait son long voyage, Lee avait remis son commandement à un lieutenant et s’acheminait vers Arlington où sa famille était réunie.

Mais les événements se succédaient alors avec rapidité. La Virginie, quoique appartenant au groupe des États du Sud par sa situation et ses lois, était restée d’abord fidèle à l’Union, et on avait pu espérer qu’elle exercerait une sorte de médiation entre les deux partis. Peut-être en eût-il été ainsi sous l’influence directe du général Lee ; sa présence fit grandement défaut à cette heure troublée. Il ne cacha jamais, même dans les plus graves circonstances, que selon son opinion « l’attitude hostile que les deux portions du pays avaient prise l’une vis-à-vis de l’autre, était l’œuvre de manœuvres politiques et que la guerre eût été évitée si de part et d’autre on eût fait preuve de patience et de sagesse[1]. » S’il fût arrivé à temps, peut-être les conseils d’apaisement auraient-ils prévalu ; la Virginie, cette mère des États, ainsi qu’on la nommait, eût servi de lien entre les rebelles et le pouvoir central : la paix aurait pu être sauvegardée. Mais il voyageait encore quand parut un décret présidentiel ordonnant la levée du contingent de la Virginie et son enrôlement contre les États révoltés.

C’en fut trop pour le peuple Virginien.

Il ne put se résoudre à porter les armes contre ceux qu’il appelait : « ses vrais frères, ses frères du Sud, » et sa Convention, reconnaissant l’impossibilité de rester neutre, vota solennellement sa séparation, sa sécession[2].

Le vote est du 17 avril. Le même jour Lee arrivait à Arlington sans avoir rencontré le messager envoyé à sa recherche. Le 18, il eut une entrevue[3] avec son ancien chef du Mexique, le général Scott ; loin d’accepter le commandement, Lee annonça l’intention de résigner son grade.

« Vous commettez une grande erreur, lui répondit son vieil ami, mais j’avais toujours craint qu’il en fût ainsi… Réfléchissez encore… »

Alors commença pour Lee, placé entre l’appel du Président et celui de son pays natal, de ce pays auquel il appartenait doublement[4], une lutte intérieure dont sa femme, la petite-fille de Washington, a exprimé la douleur intense lorsqu’elle écrivait : « Mon mari a pleuré des larmes de sang avant de se résoudre. »

Après deux jours de combats intérieurs, de regrets, d’angoisses poignantes, il écrivit au général Scott :

« Arlington, 20 avril 1861.
« Général,

« Depuis notre entrevue du 18, j’ai senti encore mieux que je ne devais pas conserver mon grade dans l’armée. Je vous renouvelle donc ma démission, et je vous prie de vouloir bien la faire accepter. Je l’aurais envoyée plus tôt sans l’angoisse que me causait la pensée de quitter une carrière à laquelle j’ai voué les meilleures années de ma vie et toutes les forces de mon être.

« Pendant près d’un quart de siècle, je n’ai rencontré que bienveillance chez mes chefs et cordiale amitié parmi mes camarades, mais je ne dois à personne autant qu’à vous, général, pour votre bonté et vos constants égards. Mon désir a toujours été de mériter votre approbation…

« J’emporterai jusque dans la tombe le plus reconnaissant souvenir de tout ce passé et l’honneur de votre nom me sera toujours cher…

« Excepté pour la défense de mon pays natal, je souhaite ne plus jamais tirer l’épée

« Veuillez, etc…

« Votre sincèrement dévoué.

« Robert E. Lee. »

Le général Lee avait encore d’autres liens à rompre que ceux qui l’attachaient à une carrière fidèlement aimée et dignement parcourue : les liens plus chers, plus étroits, des affections de famille. Le même jour, il écrivait à l’une de ses sœurs, établie avec son mari dans l’un des États du Nord :

« J’attendais pour vous voir une meilleure saison, et cette saison n’amène pour moi comme pour beaucoup d’autres que profonds et cuisants regrets. Les hostilités sont imminentes. Rien ne peut plus nous éviter une guerre horrible. Le Sud entier est soulevé, la Virginie, après de longues perplexités, s’est décidée à le suivre, et quoique je ne trouve pas cet état des choses suffisamment justifié et que j’aie plaidé jusqu’à la fin pour l’apaisement de griefs réels ou supposés, cependant il me faut aujourd’hui résoudre une question personnelle : dois-je prendre parti, oui ou non, contre mon État natal ?

« Malgré tout mon dévouement à l’Union et le sentiment que j’ai du devoir d’un citoyen américain, je ne puis me résoudre à tirer l’épée contre mes parents, mes enfants, contre mon pays. J’ai donc donné ma démission, et excepté pour la défense de mon pays natal, — Dieu veuille que mes services ne soient jamais nécessaires ! — j’espère ne plus combattre.

« Je sais que vous me blâmerez, ma chère sœur ; cependant, je vous en prie, jugez-moi avec autant d’indulgence que vous le pourrez et dites-vous que j’essaie de faire ce que je crois être mon devoir. Je vous envoie copie de ma lettre de démission pour vous montrer dans quel sentiment et avec quel déchirement de cœur je la donne.

« Je n’ai pas le temps d’en dire davantage..… Dieu veuille protéger vous et les vôtres et répandre sur vous ses meilleures bénédictions ! Telle est la prière de votre frère dévoué.

« R. E. Lee. »

C’est ainsi que le général Lee se trouva un rebelle.

Il est aisé sans doute de le condamner, mais ne serait-il pas juste de condamner surtout le système politique qui plaçait un homme entre deux devoirs presque également sacrés, et l’obligeait à forfaire à l’un ou à l’autre ?

Si l’on considère que la Virginie, dont l’étendue égale celle de l’Angleterre, était constituée depuis 1776, — que ses habitants, depuis cette époque, avaient continué à regarder sa Convention comme le pouvoir régulier et légitime de l’État, — qu’à cette Convention, et non aux individus ses sujets, appartenait, d’après l’opinion générale, le soin de garder ou de rompre le pacte fédéral, — enfin, que par plusieurs actes, la Virginie s’était dès l’origine, réservé le droit de reprendre son indépendance, — on comprendra que, une fois la rupture accomplie, le devoir des habitants n’était pas tellement facile à distinguer.

Constatons du moins, avant de terminer, que, plus tard, lorsqu’il obéit à l’appel de la Convention virginienne, Lee n’entendit pas défendre l’esclavage qu’il appelait « un mal politique, comme un mal moral, un malheur plus grand encore pour la race blanche que pour la race noire, » mais simplement le droit de la Virginie à modifier elle-même ses lois. « À mes yeux, l’entendrons-nous dire plusieurs années après[5] ; l’action de la Virginie en se retirant de l’Union, m’entraînait comme citoyen de la Virginie ; ses lois et ses ordres étaient obligatoires pour moi. »

C’est dans cette croyance au droit qu’avait la Virginie de commander son obéissance, même contre le gouvernement de l’Union, que se trouve, selon nous, l’erreur du général Lee. Mais parce que sa croyance était sincère, parce que son erreur était loyale, nous osons, sans cacher nos regrets, réclamer pour lui le profond respect de tous les gens de cœur.



  1. Déposition du général Lee devant la Commission d’enquête, 1866.
  2. Voir plus haut, page 54, en note, le texte de la ratification par la Virginie, du pacte fédéral, et la réserve qui y est faite du droit de rompre l’Union, quand le peuple virginien jugerait que l’association, au lieu de lui être un avantage, lui porterait préjudice.
  3. D’après M. Lee Childe (Le général Lee, sa vie et ses campagnes), le commandement en chef fut offert par le président Lincoln lui-même.
  4. On se souvient que Robert Lee avait été élevé aux frais de l’État de Virginie.
  5. Devant le Comité d’enquête institué pour juger les citoyens ayant pris part à la rébellion.