Un Soir (Verhaeren)

Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 104-105).

UN SOIR


En ces heures de soirs et de brumes ployés,
Sur des fleuves partis vers des lointains sans bornes,
Si mornement tristes, contre les quais si mornes,
Luisent encor des flots, comme des yeux broyés.

Comme des yeux broyés luisent des flots encor,
Tandis qu’au bas des vieux poteaux, barrant les havres,
Le choc flasque des détritus et des cadavres
Fait un bruit étouffé, dans un angle du port.

La brume est fauve et nul espoir n’a flamboyé,
La brume en drapeaux morts pend, sur la cité morte ;
Quelque chose s’en va du ciel que l’on emporte
On ne sait où, là-bas, comme un soleil noyé.


Des tours, immensément des tours, avec des glas
Pour ceux du lendemain qui s’en iront en terre,
Lèvent leur vieux grand deuil de granit solitaire
Tragiquement, sur le troupeau des toits en tas.

Et des vaisseaux s’en vont, sans même un feu d’éclair,
Tels des cercueils, par ces brouillards que l’hiver trame,
Sans même un cri d’adieu, sans même un bruit de rame,
Au long des chemins d’eau qui glissent vers la mer.

Et si vers ces départs, le môle tend ses bras,
Avec, à son sommet, des croix emblématiques,
Par à travers l’embu des quais hiératiques,
Ses christs implorateurs et doux ne se voient pas.

La brume en drapeaux morts couvre la cité morte,
En ce soir morne, où nul espoir n’a flamboyé,
Et du ciel triste et noir — tel un soleil noyé,
Là-bas, au loin, c’est tout mon cœur que l’on emporte