Celui de la fatigue (Verhaeren)

Poèmes (IIIe série)Société du Mercure de France (p. 99-103).
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CELUI DE LA FATIGUE


L’homme du soir de la fatigue
À regarder s’illimiter la mer,
Sous le règne du vent despote et des éclairs,
Les bras tombants, là-bas, s’est assis sur ma digue.

Le vêtement des plus beaux rêves,
L’orgueil des humaines sciences brèves,
L’ardeur, sans plus aucun sursaut de sève,
Tombaient, en loques, sur son corps :
Cet homme était vêtu de siècles morts.


Il n’était plus la vie,
Il n’était point encor la mort ;
Il était la fatigue inassouvie.
Depuis qu’il avançait pour saisir le soleil,
— Ô ses pauvres mains d’homme ! —
Our et Memphis avaient ployé sous Rome,
Thèbe était vide et Babylone était un breil ;
Et Rome était Paris ; Paris devenait Londre
Et Londre était déjà dispersé sur la mer.

Il avait vu brûler d’étranges pierres,
Jadis, dans les brasiers de la pensée ;
Les feux avaient léché les cils de ses paupières
Et son ardeur s’était cassée
Sur l’escalier tournant de l’infini ;
Sa tête avait nourri toutes les gloses.
Il traînait après lui, une aile grandiose
— Ridicule — dont les pennes tombaient ;
Les nuages étaient vitreux qui le plombaient.
Mais néanmoins une chimère dernière
Allumait d’or son casque et sa bannière.
Lassé du bien, lassé du mal, lassé de tout,
Il maintenait debout


Encor, un dernier vœu, sous l’assaut des contraires :
Ayant tant vu sombrer de choses nécessaires,
Qui se heurtaient pour leur rapide vérité,
Lui qui se souvenait d’être et d’avoir été,
Qui ne pouvait mourir et qui ne pouvait vivre
Osait aimer pourtant sa lassitude à suivre,
Entre les oui battus de non, son chemin, seul.

De tout penseur ardent, il se sentait l’aïeul :
Le sol du monde était pourri de tant d’époques
Et le soleil était si vieux !
Et tant de poings futilement victorieux
N’avaient volé au ciel que des foudres baroques......
Et c’est décidément : « Misère ! » à toute éternité
Qu’à travers sa planète et vers ses astres
La tête pâle et sanglante de ses désastres,
Vers ses millions d’ans criera l’humanité.

Certes, mais se blottir en la rare sagesse,
D’où rien ne transparaît que le savoir
Et la culture et la discipline de sa faiblesse ;
Entr’accorder la haine et le désir ; vouloir

À chaque heure, violenter sa maladie ;
L’aimer et la maudire et la sentir
Chaude, comme un foyer mal éteint d’incendie,
Se déployer sa peine et s’en vêtir ;
Être de ses malheurs mêmes, l’orgueil,
Et quelquefois celui qui, dans les villes, passe
Et qui s’assied, son geste en fer barrant le seuil
Du temple, où vont prier les hommes de sa race.

Et puis le proclamer, mais n’ériger l’espoir
Que pour sournoisement, l’abattre avec sa haine ;
Contrarier l’aurore avec le soir ;
Torturer le présent avec l’heure prochaine ;
Trouver de la douceur en son angoisse, lasse
De n’avoir plus la peur de la menace ;
N’éclairer pas d’un trop grand feu
L’énigme à deviner par delà les nuages,
Qui fit songer les sages
Qu’un Dieu connu n’est plus un Dieu.

L’homme du soir de la fatigue

Tout lentement, a soulevé,
Comme un trésor désencavé,
Aux bords du fleuve, où mon âme navigue,
La science de la fatigue.