Un Siècle de musique française - l’Opéra-comique/01

Un Siècle de musique française - l’Opéra-comique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 654-681).
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UN
SIECLE DE MUSIQUE FRANCAISE

L'OPERA COMIQUE

I.
DE L’ORIGINE A BOIELDIEU.


I
Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d’or vers leur monde enchanté ?


Ce temps, que regrettait le poète, le musicien peut le regretter comme lui. Il y a sans doute quelque imprudence à l’avouer ; car, de nos jours, les réactionnaires sont suspects, même en musique. Parler de l’opéra-comique ! autant vaudrait parler des Bouffons ; et le public commence à se soucier du Pré-aux-Clercs ou de la Dame blanche autant que de la Somnambule ou de l’Italienne à Alger. Moins encore peut-être ; car les plus pauvres partitions de Bellini ou de Rossini, qui ne demandent que d’agiles virtuoses, les rencontrent parfois. Grâce à eux, elles reparaissent à l’étranger, et même chez nous, sur des théâtres de vogue passagère, mais de bonne compagnie. Grétry, Boïeldieu, Herold et tant d’autres ne connaissent même plus ces retours. On ne les joue guère, on ne les aime plus ; le culte de nos vieilles gloires se perd de jour en jour. Nous voudrions le relever. Nous voudrions rendre à nos maîtres un hommage national et ramener sur une suite plus que séculaire de chefs-d’œuvre, français l’admiration du public, que l’on détourne d’eux et que l’on finira par égarer.

A Paris, pendant la saison dernière, le premier acte de Tristan et Yseult, de Wagner, a été aux nues. Nous l’avons entendu, et disons-le sans nous poser en adversaire intransigeant du maître souvent sublime de Bayreuth, sans renouveler ici hors de propos une appréciation générale de l’œuvre et du système de Wagner[1], c’est là un de nos plus mauvais souvenirs. Le récitatif ininterrompu, la mélopée sans rythme ni tonalité se poursuivait implacable. La lourdeur, l’obscurité, l’effort et le labeur, tous les défauts de l’esprit allemand étaient ramassés là. Pour expliquer un acte d’opéra, quinze pages de texte ; des digressions historiques, préhistoriques même ; des détails de géographie ; la justification de chaque phrase musicale par les mots rigoureusement correspondans ; une recherche prétentieuse du détail ; l’exclusion systématique de toute forme saisissable ; les voix traitées avec barbarie, sans souci de leur beauté, sans pitié de leur faiblesse ; un orchestre violent sans relâche ; partout la fatigue et l’ennui.

Et nous nous demandions si cette musique, dite autrefois de l’avenir et trop devenue, hélas ! la musique du présent, ne serait pas avant peu la musique du passé et du passé qu’on oublie. Quand’ une vogue trop tapageuse pour être durable aura trahi ces œuvres excentriques, quand plus d’un demi-siècle aura refroidi les ardeurs du prosélytisme, éteint le zèle des coteries et des églises, la postérité fera peut-être justice des théories et des systèmes, justice de l’esthétique nébuleuse, de l’art philosophique, de ses symboles et de ses mystères ; on laissera Tristan ou Tantris, et Kourvenal, et Brangaine, pour revenir à des figures plus aimables, à des noms plus doux. On se ressouviendra peut-être alors de Zampa, d’Isabelle et de Mergy, d’Anna, de la vieille Marguerite et de Julien d’Avenel ; du petit Chaperon-Rouge et de Richard Cœur de lion, du Déserteur et de Joconde. Les élucubrations gigantesques tomberont, et, sous la poussière de leur chute, on retrouvera des œuvres charmantes et fraîches encore, que cette chute n’aura pas écrasées. Elles relèveront la tête, comme des fleurs parmi des ruines ; On les admirera, on les aimera de nouveau pour leur beauté délicate, et la musique aura retrouvé sa grâce et son sourire.

Mais le temps n’est pas encore venu. On l’a dit : « notre siècle est ivre de science » et l’art lui-même a subi cette ivresse. Nous sommes des premiers à le constater, à saluer le progrès immense de la musique moderne. Les maîtres contemporains ont accoutumé notre oreille à des richesses orchestrales et harmoniques, à des combinaisons ingénieuses ou puissantes dont elle ne voudrait plus se passer. Si la musique a parfois été plus belle, elle n’a jamais été mieux faite, et c’est quelque chose. Grétry écrivait déjà, dans ses Essais, que, pour faire un compositeur, « il faut la science et le génie. Celui qui n’a que la science n’a qu’une moitié du tout ; celui qui n’a que le génie a le tout, dont il ne peut rien faire ; celui qui n’a ni génie ni science est un pauvre compositeur ; celui qui a autant de génie que de science pour le mettre à profit est le meilleur de tous ; enfin, moins un compositeur a de génie, plus il se fortifie en science pour être quelque chose. » — Tout cela est fort sage. Aujourd’hui nous n’avons plus guère qu’une moitié du tout : l’autre reviendra peut-être un jour.

C’est donc à des savans que nous venons parler, sinon d’ignorans, du moins de naïfs, de primitifs. Le moindre écolier d’aujourd’hui révélerait tout un nouvel art aux maîtres d’autrefois, sauf à gagner davantage encore avec eux, si le génie s’apprenait comme le métier.

Il y a plus : l’idéal, ainsi que le procédé de la musique, s’est transformé. Cet art, le plus récent de tous, a fait, depuis le commencement du siècle, un pas considérable, et comme un bond prodigieux. Beethoven a brisé les formes primitives de la pensée, et quand ses symphonies ont paru, quand a retenti cette voix souveraine, le monde a compris que le temps des précurseurs et des prophètes était passé ; il a reconnu le dieu : ecce deus ! Tous les grands musiciens qui l’ont précédé, Italiens ou Allemands, Pergolèse et Haendel, Bach, Haydn et Mozart, se fondent en lui ; tous ceux qui l’ont suivi : Mendelssohn, Berlioz, Schumann, Meyerbeer émanent de lui. Beethoven a créé la musique contemporaine, comme Léonard et Michel-Ange ont créé la peinture de la renaissance. Il a en comme eux la révélation de l’âme moderne. Dans ses chants comme dans leurs tableaux, la nouvelle humanité s’est reconnue.

Un observateur attentif des grandes évolutions de l’art dans ses rapports avec l’histoire et la philosophie, un critique éminent, a très justement signalé cette relation étroite entre la pensée moderne et la musique. Après nous avoir montré la musique couvant pendant un siècle et demi en Italie, de Palestrina à Pergolèse, puis éclatant dans les psaumes de Marcello, dans les fugues austères et les graves cantates de Bach, belle comme l’antique chez Gluck, souriante chez Haydn et chez Mozart, M. Taine aborde la musique moderne : « Rien d’étonnant, dit-il, dans l’apparition de ce nouvel art ; car il correspond à l’apparition d’un nouveau génie, celui du personnage régnant, de ce malade inquiet et ardent que j’ai essayé de vous peindre ; c’est à cette âme que Beethoven, Mendelssohn, Weber ont parlé ; c’est pour elle aujourd’hui que Meyerbeer, Berlioz et Verdi essaient d’écrire ; c’est à sa sensibilité outrée et raffinée, c’est à ses aspirations indéterminées et démesurées que la musique s’adresse. Elle est toute faite pour cet office et il n’y a aucun art qui réussisse aussi bien qu’elle a à le remplir… Elle convient mieux que tout autre art pour exprimer les pensées flottantes, les songes sans forme, les désirs sans objet et sans limites, le pêle-mêle douloureux et grandiose d’un cœur troublé qui aspire à tout et ne s’attache à rien. C’est pourquoi avec les agitations, les mécontentemens et les espérances de la démocratie moderne, elle est sortie de ses contrées natales pour se répandre sur toute l’Europe, et vous voyez aujourd’hui les symphonies les plus compliquées attirer la foule dans cette France où la musique nationale s’était jusqu’ici réduite au vaudeville et à la chanson[2]. »

M. Taine a raison. La transformation, le progrès s’est accompli. A des besoins, à des idées nouvelles il fallait un art nouveau, et l’art s’est renouvelé. Qui songe à le regretter ? Qui voudrait, comme l’Arabe épouvanté, renfermer dans le vase qui le tenait captif, le génie délivré ? Il n’est pas question de reculer, mais de regarder un instant derrière nous, et, sans nier le présent, de ne pas renier le passé.

Nous pouvons, par l’opéra-comique, rattacher aux temps anciens les temps nouveaux. La chaîne semble fragile, mais elle guide fidèlement la main qui la suit, sans la charger ni la meurtrir. Est-elle rompue aujourd’hui, cette chaîne délicate ? Plus d’un le pense et s’en applaudit. Il faut en finir, dit-on, avec les vieilles chansons. Et, d’ailleurs, le succès éphémère d’un genre récent, déjà presque abandonné, l’opérette, n’a pu relever l’opéra-comique. Mais ce n’est pas de là que pouvait venir le secours, si l’opéra-comique était en péril. L’opérette a bientôt trahi le faible espoir qu’elle avait donné. Fine d’abord et presque élégante, elle semblait promettre le retour aux plus vieux de nos opéras comiques. On aurait peut-être accueilli volontiers, ne fût-ce qu’un pastiche spirituel de ce petit monde de baillis, de villageois, de seigneurs et d’ingénues. Mais le ton a baissé trop vite, et l’on est tombé dans la vulgarité, dans la grossièreté même. Les baillis, les podestats sont devenus des fantoches grotesques ; les villageois, des benêts, et les ingénues, des gaillardes. Dans chaque nouvelle opérette ont reparu les mêmes situations scabreuses et les mêmes équivoques. Des femmes de talent ont trop souvent redit sur des mélodies plus que faciles un couplet plus que grivois. A la fin, on s’est lassé des nuits de noces interrompues, des substitutions de fiancée, des quiproquos et des imbroglios, des chœurs de soldats ou de postillons avec des fouets qui claquent. On parle déjà beaucoup moins de l’opérette, et, d’ici peu, l’on pourrait bien n’en plus parler du tout. La trivialité et la caricature l’ont tuée.

Ce n’est pas à l’opérette qu’il faut revenir, c’est l’opéra-comique qu’il ne faut pas abandonner. Encore une fois, il n’impose à ses fidèles ni le désaveu du présent, ni le renoncement à l’avenir. Ce genre est le plus souple de tous, et son histoire prouve sa docilité. Nous le verrons spirituel et sentimental avec les musiciens du XVIII" siècle, touchant avec Boïeldieu, romantique avec Herold, facile et un peu bourgeois avec Auber, bruyant et excessif avec un maître trop puissant pour lui, Meyerbeer, ramené enfin à ses véritables proportions par quelques-uns de nos contemporains. Nous le verrons marcher toujours avec le temps, accepter de lui les réformes et les progrès. Depuis le Déserteur de Monsigny jusqu’à Carmen de Bizet, à travers le répertoire le plus riche, l’opéra-comique change sans s’altérer, se transforme sans se dénaturer. Partout se retrouvent en lui, à un degré plus ou moins éminent, mais toujours vivaces, ses qualités originelles, ses beautés natives et nationales : la clarté, le goût et surtout la mesure. Toujours tempéré, toujours moyen, il a fait à notre France, entre ses deux harmonieuses voisines, l’Allemagne et l’Italie, une place plus modeste sans doute, mais aussi légitime et aussi assurée ; les Allemands eux-mêmes le savent bien, et c’est Henri Heine, qui, dans Lutèce, parle ainsi du Déserteur : « Voilà de la vraie musique française ! La grâce la plus sereine, une douceur ingénue, une fraîcheur semblable au parfum des fleurs des bois, un naturel vrai, vérité et nature, et même de la poésie. Oui, cette dernière n’est pas absente ; mais c’est une poésie sans le frisson de l’infini, sans charme mystérieux, sans amertume, sans ironie, sans morbidezza, je dirais presque une poésie jouissant d’une bonne santé. » L’éloge est judicieux, éloigné du compliment banal. Heine avait l’intelligence de tous nos mérites, l’enthousiasme de toutes nos gloires, allions-nous dire, si le mot n’était un peu bruyant. N’exaltons pas notre sujet outre mesure. L’opéra-comique est au-dessous des grandes formes musicales de la symphonie et de l’opéra, ces hauts sommets où seule la muse allemande reste éternellement debout. Nous n’avons jamais en de symphoniste, et le grand opéra français, comme on l’a nommé, créé chez nous et pour nous, l’a été par Rossini et par Meyerbeer, qui n’étaient pas des nôtres. Notre œuvre, à nous, c’est l’opéra-comique ; ce n’est que lui, mais nous y avons excellé. L’Allemagne envie notre aisance, et l’Italie notre distinction. L’une a la main trop lourde, l’autre l’a trop légère pour ces trames serrées et flexibles à la fois, qui sont nos canevas d’opéras comiques. L’Allemagne a perdu le secret de la grâce et de la facilité ; chaque jour elle se raidit et se guindé, et croirait descendre si elle condescendait seulement. L’Italie, si grave jadis, quand, la première de toutes les nations, elle se mit à chanter, a vite changé de ton. Elle avait la voix trop facile et l’oreille trop complaisante à son intarissable mélodie. Elle est tombée dans la banalité, et même plus bas. Mais elle a gardé longtemps le don du rire, de ce rire sonore qui retentit dans le Barbier, par exemple, ou dans la Cenerentola. Tout, dans l’art italien : l’agilité des voix, l’entrain des comédiens, même certaines ressources syllabiques d’une langue qui se fait tour à tour comique ou caressante, tout prête à cette gaîté plantureuse, homérique, qui fait explosion dans tel ou tel finale d’opéra bouffe, et dont Rossini fut le maître par excellence.

Cette gaîté, nous ne l’avons jamais connue. Notre musique française a presque toujours craint l’excès dans la joie comme dans la tristesse. Son originalité est précisément dans cette mesure. Qu’elle la garde et, quoi qu’on dise, elle ne périra pas.


II

Sainte-Beuve, dans un article sur Piron[3], dit de l’opéra-comique : « Ce genre de spectacle, depuis si charmant et si français, alors au berceau, était des plus humbles et des plus bas ; il consistait en de simples parades, qui, nées sous la régence et grâce aux libres mœurs qu’elle favorisait, en avaient pris le ton… Le Sage, Fuzelier, Dorneval et Piron furent les premiers, nous dit Favart, qui tentèrent d’ennoblir ce théâtre. »

Le mot d’opéra-comique désigna d’abord seulement des parodies d’opéras. La parodie de Télémaque, de Le Sage et Gilliers, jouée en 1715, fut la première à porter ce titre. On nommait alors pièces à chansons, ou à ariettes, les comédies mêlées de chant, qui devinrent notre véritable opéra-comique. Elles se jouaient sur les théâtres forains. On sait que deux grandes foires avaient lieu chaque année à Paris : la foire Saint-Germain, de février à avril, et la foire Saint-Laurent, de juillet à septembre. Au XVIIIe siècle, leur succès était consacré depuis longtemps, et la foule se portait surtout aux représentations des pièces à chansons. La vogue de l’opéra-comique naissant alarma promptement les autres théâtres, ses aînés. Les comédiens italiens, installés en France depuis le XVIe siècle, accueillis par les Valois, protégés par Mazarin, chassés par Louis XIV, rappelés enfin par le régent, s’allièrent à l’Opéra et à la Comédie-Française contre l’ennemi commun. Ces pauvres tréteaux de foire étaient fragiles, et plus d’une fois ils subirent de rudes assauts. Les soirées étaient orageuses : on se gourmait et les banquettes volaient en éclats. De temps à autre, l’autorité intervenait ; le théâtre était fermé et, quand il rouvrait par tolérance, il n’y avait si mauvaise querelle qu’on ne lui cherchât. D’ailleurs, il se défendait bien, le brave petit théâtre, et gaîment. On pouvait réduire ou supprimer son orchestre, les chansons s’en passaient et ne s’entendaient que mieux. Les couplets étaient-ils interdits, on les écrivait en gros caractères sur un cartouche, au bout d’une perche, et tout le public de les entonner en chœur. On n’empêche pas les Français de rire, et l’on riait à la foire, avec ou sans permission.

En 1752, arriva à Paris une compagnie de chanteurs italiens. Ils nous apportaient la guerre. On sait, par les écrits du temps, le succès des partitions italiennes, surtout de la Servit padrona, de Pergolèse. Tout Paris s’arma pour la querelle des Français et des Italiens. Grimm et Rousseau combattaient au premier rang des ultramontains. La Lettre sur la musique française n’est qu’un panégyrique enthousiaste de l’art italien.

Il serait curieux, à ce propos, si nous en avions ici le loisir, d’étudier Jean-Jacques comme critique musical. On retrouverait dans sa Lettre des théories encore discutées parmi nous, des questions encore à l’ordre du jour : question de la mélodie et de l’harmonie, question des rapports du chant et de l’orchestre, et cette autre question, toute contemporaine, toute wagnérienne même, de la traduction musicale des paroles. Mais le fond de l’ouvrage, c’est la comparaison de la musique française et de la musique italienne, ou plutôt l’immolation de l’une à l’autre. Si l’on révisait aujourd’hui le procès, l’arrêt serait réformé sans doute ; la critique ferait volte-face. Mais l’opinion et, selon nous, l’erreur de Rousseau, peut être excusée. La musique italienne de son temps n’était pas celle que l’on dédaigne maintenant, et la musique française n’était pas encore ou était à peine celle que nous aimons toujours. Le siècle dernier, le siècle des maîtres sérieux et puissans, des Marcello, des Pergolèse, des Corelli, n’annonçait pas à l’Italie le siècle plus léger, trop léger, qui l’a suivi. Il y a eu dans le génie de nos voisins comme une transposition dont il faut tenir compte. Rousseau pouvait encore louer, dans la musique italienne, les modulations savantes, l’harmonie simple et pure, la perfection de la mélodie. Mais pouvait-il nous sacrifier sans injustice ? Pouvait-il, de bonne foi, reprocher à la musique française ses complications et sa recherche ? Pouvait-il refuser toute émotion à nos chants ? Ouvrez le recueil des Échos de France. Relisez une page de Lulli : Le héros que j’attends ne reviendra-t-il pas ? ou cette plainte farouche : Bois épais, redouble ton ombre, et vous croirez au passé de la musique française, même avant Rousseau. Lui ne croyait ni à son passé, ni à son avenir : « Les Français, dit-il en concluant, n’ont point de musique et n’en peuvent avoir ; ou si jamais ils en ont, ce sera tant pis pour eux. » Rousseau, lui-même, heureusement, n’était pas prophète en son pays d’adoption.

L’apparition de la Serva padrona fut le véritable point de départ de l’opéra-comique. Elle fut suivie, en 1753, d’un petit acte de Dauvergne : les Troqueurs, dont le succès fut grand. Bientôt parut Ninette à la cour, de Duni, et Blaise le savetier, de Philidor. C’est là que brillent les premières étincelles. Le procédé est plus que naïf encore : accompagnement insignifiant, cadences monotones, modulations maladroites, mais on sent déjà poindre la mélodie et la malice. Il est gentil, ce ménage de savetier, la femme surtout, quand, pour attendrir le propriétaire, M. Pince, elle lui montre ses bras, où son mari, dit-elle, a fait des bleus. « N’y touchez pas, c’est sensible ! » Il y a là un refrain spirituel et quelques scènes lestement menées, mais point lestes d’ailleurs, car ce siècle eut parfois d’étranges pudeurs, en paroles. « Ce serait, dit Favart, manquer de respect à une cour vertueuse si l’on osait lui offrir les tableaux de l’indécence. » L’indécence ! on la voyait partout, jusque dans certain accompagnement du Tableau parlant, qui fit rougir, comme trop expressif. Et cette pauvre piécette d’Annette et Lubin ! Il y était question de grossesse ! En vérité, cela ne se pouvait souffrir ! Et nous sommes sous Louis XV ! Apparemment on craignait les mots plus que les choses, et l’on pratiquait le proverbe de Musset : Faire sans dire.

Un des parrains de l’opéra-comique naissant fut l’aimable Favart. Sa femme, la petite fée, comme l’appelait Maurice de Saxe, l’aidait de toute sa grâce et de tout son esprit. Les Mémoires et la Correspondance du pâtissier-poète font aimer ce couple pimpant. C’est Mme Favart qui, sur le point de mourir, faisait elle-même son épitaphe et la mettait en musique. Voilà comme on agonisait au milieu du XVIIIe siècle.

Favart survécut une dizaine d’années à sa femme. On trouve dans ses lettres beaucoup de détails sur l’histoire de l’opéra-comique. « Enfin, écrit-il en 1752, voilà le sort de l’opéra-comique décidé ; la réunion aura son plein et entier effet au 1er février prochain. Plus d’opéra-comique aux foires, mais sur le Théâtre-Italien pendant toute l’année, à l’exception de la semaine de la Passion, dans le cours de laquelle on représentera, comme à l’ordinaire, sur le théâtre de l’Opéra-Comique, à la foire Saint-Germain, nos petits opéras bouffons pour l’intérêt des pauvres et l’édification des badauds. » A force d’intrigues, la Comédie-Italienne venait d’obtenir la suppression du Théâtre de la Foire, mais sous la condition d’en recueillir chez elle et la troupe et le répertoire. Mal lui en prit. Acteurs, pièces, musique, tout devint français au théâtre de la rue Mauconseil, et la Comédie-Italienne, qui s’était flattée d’absorber l’Opéra-Comique, fut absorbée par lui. Notre genre national était fondé. Il garda bien quelque temps encore les personnages italiens, les Colombine, les Scapin et les Cassandre, mais ce souvenir même dura peu. En 1783, la Comédie-Italienne avait abandonné son théâtre de la rue Mauconseil pour la nouvelle salle Favart ; en 1790, elle abandonna son nom même, qui n’avait plus de sens, et s’appela désormais Opéra-Comique national de la rue Favart. Les Italiens nous avaient montré le chemin ; mais depuis longtemps déjà nous marchions tout seuls.

M. Blaze de Bury rapporte quelque part cette anecdote. Un jour, un petit-neveu de Duni se présente au théâtre de l’Opéra-Comique et réclame ses entrées. « Je vous les accorde, lui répond le directeur, mais à une condition, c’est que vous allez, ici même, et séance tenante, me chanter un air, n’importe lequel, de M. votre arrière-grand-oncle. » — Un petit-neveu de Philidor eût été sans doute aussi empêché. À qui ne fait pas d’archéologie musicale il suffit de nommer ces deux ancêtres de l’Opéra-Comique. Grimm se plaignait déjà, en 1763, que le style de Duni commençât à vieillir. Qu’en dirait-on aujourd’hui ?

Monsigny, Grétry, Dalayrac, Nicolo, voilà les premiers maîtres, les maîtres exquis de la plus vieille mélodie française. La musique naissante eut pour le XVIIIe siècle des chants attendris et des chansons joyeuses, des larmes et des sourires. Elle chanta pour lui, pour ce siècle vieilli qui s’éteignait, comme un enfant chante pour l’aïeul qui s’endort. Elle l’aimait, et lui resta longtemps fidèle, longtemps après qu’il n’était plus. Dans les jours sanglans, puis dans les jours glorieux, elle se souvint des jours aimables. Aux temps modernes qui naissaient, elle parla encore du temps jadis, et Nicolo chanta sous l’empire comme Grétry chantait à la veille de la révolution, comme Dalayrac chantait sous la terreur.

On l’a dit justement : « Un siècle n’est pas une unité chronologique, et il n’est pas aisé d’en fixer exactement les vraies limites, qui sont des limites morales. » Aussi demanderons-nous au siècle présent un sursis de quelques années, et quoique Cendrillon soit de 1810 et Joconde de 1814, nous réunirons Nicolo aux maîtres du XVIIIe siècle.

Au point de vue psychologique, un siècle n’est pas non plus une unité. Il faut toujours, mais surtout en matière d’art, se garder des théories inflexibles. Il faut se plier aux faits, et non les plier à soi. Si nous osions adresser un reproche à l’éminent critique que nous avons cité, ce serait de manquer un peu de cette docilité. Dans sa philosophie de l’art, M. Taine le prend quelquefois d’un peu haut. Il a cherché les lois qui règlent la production de l’œuvre d’art, et cru les trouver uniquement dans les influences extérieures, dans cet air ambiant que, par métonymie, on appelle assez improprement le milieu. Ce milieu, M. Taine commence par l’étudier en détail. Il en précise les moindres élémens, physiques ou moraux : climat, nature du sol, genre de civilisation, esprit philosophique ou religieux. De cet ensemble, une fois connu, des siècles et des peuples analysés avec minutie, il dégage l’idéal artistique qui leur fut propre. Il le déduit, comme la conclusion d’un raisonnement ou la solution nécessaire d’un problème. Si la sculpture grecque, si l’architecture gothique, si la peinture italienne ou hollandaise ont été ce que nous savons, ce que M. Taine surtout sait merveilleusement, c’est que, selon lui, elles ne pouvaient être autrement. Elles ont été cela, parce que les Grecs allaient nus, parce que le moyen âge était triste, parce que l’Italie de la renaissance se plaisait aux fêtes et aux cavalcades, et parce que les Pays-Bas sont un terrain d’alluvion. Nous forçons la note exprès pour la rendre plus sensible.

M. Taine, le premier, l’a un peu forcée. A vrai dire, il est tentant de chercher les raisons de l’art et du génie, d’en chercher les lois ; mais la beauté ne livre pas, et surtout n’impose pas les siennes comme la vérité. Qui dira jamais avec la même assurance : Ceci est beau, et ceci est vrai ? Notre admiration la plus émue n’a pas, hélas ! une assise aussi ferme que la plus indifférente de nos convictions, et l’histoire, qui parfois confirme les systèmes préconçus, les contredit souvent. Entre l’art et le milieu dans lequel il se développe, il y a, sans doute, une corrélation, mais non pas ce rapport nécessaire et constant qui caractérise la loi. Des artistes suivent leur siècle, mais d’autres le mènent ou le devancent, d’autres l’étonnent. Comment expliquer par le milieu la renaissance soudaine de l’antiquité dans le siècle le moins antique, et ce double rayon de la Grèce qui brilla tout à coup sur les fronts de Gluck et d’André Chénier ? L’esprit souffle où il veut, et le génie même a ses hasards.

Nous ne prétendons pas toutefois isoler la musique du milieu contemporain, encore moins les mettre en contradiction. Nous nous réservons seulement de ne pas les lier d’une chaîne qu’on ne puisse rompra ou relâcher.

L’esprit et le sentiment furent les deux maîtres du XVIIIe siècle, et l’opéra-comique les servit tous deux. Dans la Servante maîtresse, l’esprit domine, mais sous une forme encore un peu rustique. Le rôle de Zerbine a plus de rondeur que de grâce, sauf dans le bel air qu’elle chante à son maître, au moment où elle feint de le quitter. Cet air, avec le récitatif qui le précède, est un modèle. Voilà le grand style italien, voilà ce que Rousseau avait raison d’admirer. La mélodie est aussi pure que l’expression juste. La largeur n’exclut ni la finesse, ni la malice, et, de cette partition, dont l’influence fut considérable, c’est là peut-être le morceau capital. Grétry put y trouver la facture de son Tableau parlant.

Ce petit acte, encore à demi italien, valut à son auteur le nom de Pergolèse français. Il contient de charmantes, presque de belles choses, entre autres les deux airs de Cassandre, dont l’ampleur est singulière. Le bonhomme a déjà l’importance comique de Bartolo. Mais l’espièglerie de Grétry est plus alerte que celle de Pergolèse ; son esprit pétille et mousse plus légèrement. La bouffonnerie du Tableau parlant eut un vif succès, et Grimm, qui faisait parfois des excuses à la musique française, écrivait après la représentation : « Il n’y a rien à dire de cet ouvrage, c’est un chef-d’œuvre d’un bout à l’autre ; c’est une musique absolument neuve et dont il n’y avait point de modèle en France… C’est à tourner la tête. »

Certes, cette musique a bien le cachet de son époque. Elles l’ont aussi, ces œuvres gracieuses ou touchantes qui se nomment Rose et Colas, le Roi et le Fermier, de Monsigny, ou l’Amant jaloux, Zémire et Azor, l’Épreuve villageoise, de Grétry. Elles sont de leur temps, comme les tabatières d’or et les épées à poignée de nacre, comme les jupes à paniers et la poudre d’iris, comme la miniature et le pastel. La musique alors avait ses pastels, qu’il faut toucher d’une main délicate, de peur d’en faire tomber la poussière.

Mais la musique eut mieux que des pastels ; elle fut même, à notre gré, supérieure à la peinture. Le plus grand peintre de cette époque, si cette époque eut un grand peintre, fut Greuze. Henri Heine, après lui avoir comparé Monsigny, ajoute : « En écoutant cet opéra (le Déserteur), je compris clairement que les arts du dessin et les arts récitans de la même époque respirent toujours un seul et même esprit, et que les chefs-d’œuvre contemporains portent tous le signe caractéristique de la plus intime parenté. » Comme M. Taine, Henri Heine ici va trop loin, et nous l’arrêtons. Ne concluons pas toujours à la loi ; ne ramenons pas tout à l’unité. La musique du siècle passé l’emporte sur la peinture ; Monsigny l’emporte sur Greuze par le naturel-et par la vérité ; le Monsigny du Déserteur s’entend : le Déserteur suffit à sa gloire et à notre étude.

Le Déserteur date de 1769, comme le Tableau parlant ; mais c’est une œuvre de portée bien plus haute, le produit d’un art plus puissant. Il marque l’apparition du sentiment dramatique dans la musique. Avec Richard Cœur de lion, et presque d’aussi haut que lui, le Déserteur domine le théâtre lyrique de la fin du XVIIIe siècle. Il a les qualités, sans les défauts, de son temps : la grâce sans la mignardise, l’émotion, sans la sensiblerie. Nous parlions de Greuze tout à l’heure ; jamais vous ne trouverez dans ses paysanneries la saveur rustique du drame de Sedaine et Monsigny ; jamais non plus la même vérité. Prenez garde à la simplicité de Greuze, et même à son innocence : l’une est maniérée, l’autre, coquette. On l’a dit : son innocence, « c’est l’innocence de Paris et du XVIIIe siècle, une innocence facile et tout près de la chute ; ce sont les quinze ans de Manon. » Trop de rubans, trop de batiste et de linon ; sa mousse Une à lui n’est pas sainte Mousseline. Ses paysannes ont l’œil humide et leurs lèvres attendent toujours. Ce n’est pas seulement pour avoir frais qu’elles entr’ouvrent leur fichu, et quand elles dorment, ce n’est que d’un œil.


La simple nature
Forme ici les mœurs ;
Jamais l’imposture
N’entra dans les cœurs.


On mettait alors aux tableaux des inscriptions de ce goût ; mais on avait beau parler de la nature, peu d’artistes la comprenaient. Monsigny du moins l’a comprise et suivie. Il a donné à ses paysans des manières simples et naïves, bien éloignées de l’afféterie de la Bonne Mère de famille ou de la Jeune Accouchée. Banni de la peinture qui s’éteignait dans la mièvrerie, de la poésie qui ne fredonnait plus que des couplets galans, le naturel se réfugiait dans la musique. Elle eut alors comme une fleur de jeunesse, et presque d’enfance. L’enfance de l’art ! dira-t-on avec dédain. Eh ! oui, gardons le mot. Elle eut le charme de l’enfance dans un monde où rien ne l’avait plus. Quand partout la grâce était apprêtée, et l’esprit méchant ou libertin, elle fut gracieuse sans apprêt et spirituelle sans amertume. Elle fut enfant dans un siècle sénile ; par un destin singulier, elle naquit lorsque tout mourait autour d’elle, et, dans l’universel déclin, elle monta seule à l’horizon, d’où les étoiles tombaient en foule.

Le sujet du Déserteur est connu. Toute la pièce est fondée sur une plaisanterie d’un goût douteux, faite au pauvre Alexis par la famille de sa fiancée. Cette farce déplorable entraîne la désertion du jeune homme ; elle entraînerait sa mort, si Louise, profitant d’une revue passée par le roi, n’obtenait la grâce de son ami. La pièce du bon Sedaine est touchante. Sur la liste des personnages figurent Louise, comme amante d’Alexis, et le père de Louise, et la tante tout simplement, et le grand cousin Bertrand, armé d’une baguette, « dont il niaise. » Le Déserteur est le type charmant de l’opéra-comique. Rien n’y est forcé, ni l’émotion, ni la gaîté ; l’une y est pénétrante, l’autre communicative. Au point de vue technique, il y a encore à redire ; au point de vue de l’inspiration, on ne peut qu’admirer, s’étonner même. Quelle expansion dans l’air d’entrée du ténor : Je vais la voir ! Et dans le petit duo avec la paysanne, quelle grâce de contour, quelle aisance de modulations ! Le second et le troisième acte seraient à citer tout entiers. Nous n’en sommes plus aux Scapin ni aux Zerbine. Adieu Marton ! adieu Lisette ! pourra chanter la France dans l’Épreuve villageoise. Adieu tout le peuple soubrette ! Adieu les vieillards dupés par les servantes friponnes ! adieu les personnages de paravent ou d’éventail ! Voici l’air poignant d’Alexis : Mes yeux vont se fermer sans avoir vu Louise ! La musique avait de l’esprit, elle prend une âme ; voici la passion et le drame humain, l’émotion, les larmes ; mais le rire aussi, plus franc que jamais. Le rôle de Montauciel est charmant de désinvolture et d’entrain. Son ivresse est aimable et point grossière. Son air : Je ne déserterai jamais est coupé de réticences discrètes, un peu haletant, comme il convient après boire. Nos buveurs modernes d’opéra-comique ont le vin moins léger. Quant au grand cousin, il atteint, dans le second acte, à la sublimité du comique. Lorsque, juché sur sa chaise, les pieds aux barreaux, intimidé d’abord, puis rassuré par la cordialité de son nouvel ami, il se décide à chanter, l’effet est irrésistible. Vous l’avez entendu, glapissant tout du haut de sa tête, avec des éclats désordonnés ; vous avez vu sa figure épanouie, vous savez ce refrain d’une bêtise grandiose, entraînante : Tous les hommes sont bons ! Chaque mesure déborde de contentement. C’est la joie triomphante, le délire de la bonne humeur et de l’optimisme. Quelle réfutation anticipée et désopilante des larmoyeurs modernes, des Schopenhauer et des Hartmann ! Montauciel, à son tour, entonne un couplet mieux tourné ; il chante le vin et les jolies filles. — « Allons, reprends avec moi, dit-il. — Mais je ne sais pas voire air, zézaie Bertrand interdit. — Essaie toujours, je parie que cela marchera. » — Cela marche en effet, et d’une superbe allure. Ici qu’on ne raille plus, même le procédé. Le tour de force est prodigieux, et nous ne savons rien qui dépasse la reprise en duo de cette complainte niaise et de cette chanson joyeuse.

Le Déserteur avait seize ans lorsque fut joué Richard Cœur de lion, le chef-d’œuvre de Grétry et de notre musique au XVIIIe siècle. Il parut en 1785, à la veille des jours redoutables, et quand on revient à lui, l’on croit retrouver une de ces empreintes légères respectées par les cendres des volcans. Richard est un des plus touchans débris du passé ; il a la poésie d’un souvenir, presque d’une relique. C’est le témoin de temps à jamais disparus, l’écho de voix qui ne chanteront plus. Les quelques années qui précédèrent la révolution offrent un caractère singulier d’apaisement et de détente. La bonne volonté du roi, la grâce de la reine, avaient gagné tous les cœurs. L’âme française, qui devait être bientôt une âme de colère et de haine, était encore une âme de mansuétude et d’amour. Louis XVI était aussi populaire que l’avait été son aïeul ; à son tour, et à meilleur titre, il pouvait se dire le Bien-Aimé. Les lis, au moment d’être coupés, semblaient refleurir. Richard a la mélancolie d’un hommage suprême à la royauté. On riait avec le Déserteur ; ici l’on ne saurait plus rire. Richard est une œuvre de sympathie respectueuse, presque de pitié ; un dernier acte de foi, sinon d’espérance. L’histoire sans doute a laissé sur cette musique un reflet douloureux, et les destinées accomplies ont ajouté à sa poétique tristesse. Les contemporains ne pouvaient l’entendre ainsi. Louis XVI avait confiance, quand ses gardes du corps, buvant à lui dans leur banquet, chantaient avec enthousiasme : O Richard, ô mon roi ! Il ne savait pas qu’il languirait lui aussi dans une tour obscure, et que nulle voix fidèle ne viendrait alors redire sous ses fenêtres la romance bien-aimée. On n’a pas forcé le Temple comme la forteresse autrichienne et personne n’a aimé le roi de France


Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi !


Richard Cœur de lion offre ainsi, au point de vue historique, un caractère particulier. Il fut proscrit pendant la révolution. Un soir, pendant la captivité de Louis XVI, Garat s’avisa de chanter, au foyer de l’Opéra, la fameuse romance. Il faillit s’en repentir, et ne dut son salut qu’à l’intervention d’un habitué du théâtre, Danton.

Repris par ordre de l’empereur, Richard fut surtout acclamé sous la restauration. Blondel alors chantait volontiers :


Louis dix-huit, ô mon roi !
L’univers te couronne ;
Tu triomphes par la loi
Et nous adorons ta personne.


Richard pourrait se passer de cet intérêt rétrospectif. L’œuvre se suffit à elle-même. Nous disions qu’elle domine l’art français au XVIIIe siècle. Quel peintre, quel musicien d’alors s’est élevé à de pareilles hauteurs ? La beauté de Richard, quoique souvent gracieuse, est surtout austère et pure, presque on contradiction avec l’esthétique du temps. A peine y est-il question d’amour. On entrevoit seulement la comtesse Marguerite ; elle gagne même à ne nous apparaître que dans les souvenirs du roi captif. L’intrigue du gouverneur et de Laurette n’est que le prétexte d’un air exquis : Je crains de lui parler la nuit, plein de mystère et de grâce timide. Ce qui domine tout l’opéra, c’est la fameuse romance, et nous voudrions un mot plus noble pour la nommer. L’art lyrique n’a pas attendu Wagner pour faire planer sur tout un drame une mélodie obstinée, un motif conducteur. Une fièvre brûlante est le premier et restera, croyons-nous, un des plus puissans de ces Leitmotive qui font maintenant tant de bruit. Il n’en fait pas, lui, ce chant de génie, mais comme il est Adèle ! Comme il est tour à tour plaintif ou consolant ! Comme il frappe au cœur le prisonnier ! Comme à chaque reprise il s’accentue et se passionne jusqu’à la pathétique explosion de l’ensemble !

On veut maintenant des types musicaux, des caractères : Grétry a créé le premier, avec Blondel, cette touchante figure d’écuyer troubadour. Dès que Richard parut, on y remarqua la note chevaleresque, le sentiment du moyen âge. On prononça même un mot singulier pour le temps et qui, depuis, a fait son chemin, celui de romantisme. Il était juste : Richard est romantique ; il l’est un peu comme l’ont été depuis, mais beaucoup plus que lui, et la Dame blanche et le Pré-aux-Clers. Il marque l’apparition de la couleur dans la musique. Il a la couleur héroïque, témoin le grand air du roi dans sa prison, avec les réminiscences belliqueuses et l’écho des clairons : O souvenir de ma puissance ! C’est presque le mouvement de Shakspeare, le regret d’Othello : « Adieu, les troupes empanachées et les grandes mêlées ! .. Adieu la royale bannière, et tout l’éclat, la pompe et l’appareil des guerres glorieuses ! »

Du Déserteur à Richard Cœur de lion, le progrès est notable : progrès dans le génie et progrès dans le métier. Il y a plus de grandeur dans la pensée et plus d’aisance dans l’exécution. L’harmonie s’enrichit, les accompagnemens offrent plus d’intérêt. L’orchestre commence à se faire sa place : à la fin du premier acte, il reprend à lui seul la chanson du sultan Saladin dans une coda presque symphonique[4]. Le rôle des chœurs gagne également de l’importance : ils se mêlent davantage à l’action ; l’ensemble des soldats au second acte a du mouvement ; il est traversé par une phrase suppliante de Blondel un peu analogue à celle de Leporello dans le sextuor de Don Juan ; on y sent la même détresse.

Nous pouvons ici rappeler Mozart : nos vieux auteurs font quelquefois penser à lui. Non qu’ils y aient pensé eux-mêmes : car, dans ses Essais, Grétry ne le nomme pas une fois. Il y eut entre le génie de Mozart et le nôtre un singulier malentendu. Il a méconnu nos musiciens, qui, de leur côté, semblent l’avoir ignoré. Il écrivait de Paris, en 1778 : « S’il y avait ici un coin où les gens eussent de l’oreille pour entendre, du cœur pour sentir, un peu de goût pour comprendre quelque chose à la musique, je rirais volontiers de toutes mes misères ; mais je suis malheureusement au milieu de brutes (en ce qui concerne la musique), et il n’en peut être autrement, car ils portent en tout l’aveuglement de la passion. Non, il n’y a pas une ville au monde comme Paris. Ne croyez pas que j’exagère en parlant ainsi de la musique de ce pays. Adressez-vous à qui vous voudrez, pourvu que ce ne soit pas un Français natif, et il vous répondra comme moi[5]. »

Nous l’avons vu, il y avait même des Français de cet avis. Pourtant, en 1778, avaient déjà paru le Tableau parlant, et Zémire et Azor, et l’Amant jaloux, sans parler du Déserteur. Comment ces gracieux essais, ces pures mélodies trouvaient-elles aussi sévère le maître par excellence de la grâce et de la pureté ? Entre l’inspiration de notre école française et celle de Mozart, il y a cependant affinité : rencontre fortuite sans doute, inconsciente peut-être, mais parfois incontestable. On la retrouverait notamment chez Nicolo, dans l’air célèbre de Jeannot et Colin : Ah ! pour moi quelle peine extrême ! La coupe du morceau, la beauté de la forme, tout est digne du maître de Salzbourg, et le rapprochement n’a rien dont son ombre puisse s’offenser.

Après Richard Cœur de lion, Grétry ne donna plus que des œuvres de moindre valeur. Il se reposait à l’Ermitage sous les arbres qui avaient abrité Jean-Jacques Rousseau. Son chef-d’œuvre était proscrit par la Terreur. Les hommes de sang se faisaient jouer des pastorales. Comment justifier ici la théorie des milieux, et concilier les contraires qui se heurtent dans l’histoire de ce temps ? Le musicien à la mode était le tendre Dalayrac. Le Moniteur, après le compte rendu de la guillotine, annonçait pour le soir Nina, ou la Folle par amour. A l’Opéra-Comique, les tricoteuses étaient en pleurs ; elles chantaient le matin la Carmagnole, et le soir la romance. « Les conventionnels, a dit Chateaubriand, se piquaient d’être les plus bénins des hommes : bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfans ; ils leur servaient de nourrices ; ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux pour leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. » C’est vrai : tout était bonté, sympathie. Le doux Saint-Just, le vertueux Robespierre, des philanthropes féroces, voilà les représentans les plus complets de l’époque.

En 1793, l’Opéra-Comique donnait Roméo et Juliette, de Dalayrac, mais avec le sous-titre charmant de : Tout pour l’amour. C’était bien la devise du temps ! La musique était plus tendre que jamais, aimable jusqu’à la fadeur. Elle chantait le bien-aimé et sa languissante amie, la romance de Nina, ce petit opéra-comique dont le succès égala presque celui du Mariage de figaro ! Nina était née sensible et aimante ; mais son père avait contrarié son amour. Un odieux rival a tué son fiancé, et depuis la pauvre fille est folle, « plus intéressante et plus respectable que jamais, déplorable victime de l’amour et de la sévérité ! » Chaque jour elle vient s’asseoir au bord de la route : « J’écoute, murmure-t-elle, le bien-aimé ne revient pas ! »


Ne reviendra-t-il pas ? Il reviendra sans doute…
Non, il est sous la tombe. Il attend ! Il écoute !
Va ! belle de Scio ! meurs ! .. Il le tend les bras.
Va trouver ton amant, il ne reviendra pas.


Le ton change, n’est-ce pas ? C’est le même sujet, mais l’ébauche est d’un autre artiste. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, dans Marsollier et Dalayrac qu’André Chénier a trouvé l’idée de ce fragment, c’est dans Shakspeare ; il nous en avertit lui-même. S’il l’eût achevé, nous aurions un marbre grec à côté d’une figurine de Saxe.

La Nina de Dalayrac est loin de la beauté antique. Elle essuie une larme, laisse quelques fleurs au banc accoutumé, et s’éloigne. On pourrait faire aujourd’hui de ce petit acte une reprise agréable, et nous savons une diva d’opérette à qui ne messiérait peut-être pas le rôle. Dalayrac fut le premier qui osa mettre au théâtre une scène de folie, et Nina fut essayée d’abord sur le théâtre particulier de Mlle Guimard. L’enthousiasme qu’elle excita, dit le biographe, enhardit les auteurs à la faire représenter, et bientôt la France entière raffola de cette « aimable insensée. » Le musicien a traité la situation avec délicatesse. Sans parler de la fameuse romance, plusieurs morceaux ont du charme : le premier chœur, qui berce le sommeil de Nina, et la scène avec les petites filles, auxquelles elle apprend sa plainte et le nom de son bien-aimé. L’œuvre, dans son ensemble, est poétique et douce. Le délire de la pauvre enfant n’est pas la divagation bavarde de Lucia, c’est plutôt le mélancolique égarement d’Ophélie.

Dalayrac écrivit un nombre prodigieux d’opéras, comiques ou non : une cinquantaine à peu près. Il avait en de bonne heure le goût de la musique, et le goût contrarié : c’est l’histoire ou la légende de tous les artistes. Tout petit, il jouait du violon ; il en jouait en cachette, et chaque soir, par la lucarne de son grenier, l’enfant gagnait le toit de la maison endormie et chantait ses premières romances aux étoiles ; aux étoiles, et aux religieuses d’un couvent voisin, qui surprirent le secret de ces nuits mélodieuses. Dalayrac se ressentit toujours de ses débuts, et sa musique a gardé quelque chose du clair de lune.

Sa biographie par Pixérécourt achève l’idée que son œuvre peut donner de lui. Il vivra parmi nous, dit l’épigraphe, tant qu’il existera une âme sensible aux accens de la nature. — Décidément, même sous l’empire, le XVIIIe siècle n’était pas fini. — Si Dalayrac perd sa mère, c’est le meilleur des fils pleurant celle qui lui a donné la naissance ; s’il épouse Mlle Sallard, jeune personne d’une âme sensible et d’une imagination vive, le jour de l’hymen voit former une alliance entre le génie et les grâces. Tout le reste est à l’avenant. En 1807 (la date est à noter), la famille et les amis de Dalayrac célébrèrent son anniversaire avec « une sensibilité vraie. » En rentrant chez lui, l’excellent homme trouva sa demeure ornée par les soins de l’amitié. Les dames étaient parées, et l’orchestre de l’Opéra-Comique jouait sous des feuillages. Mme Dalayrac elle-même s’avança et remit à son mari une tabatière. Dans ce meuble, qu’il désirait depuis longtemps, Dalayrac trouva le quatrain suivant :


Ce présent qu’autrefois, par un abus funeste,
On faisait à l’intrigue, à la faveur, au rang,
De la part d’Apollon, seul juge du talent.
L’amitié vient l’offrir au mérite modeste.


Ce n’est pas tout. La belle Mme Belmont accorda sa harpe et chanta :


Pour bien fêter l’amant de Polymnie,
Par des airs purs et par les plus doux sons.
Pour l’entourer d’une tendre harmonie.
Pour le chanter, empruntons ses chansons.
……..
A le chanter c’est en vain qu’on s’applique,
Unissons-nous à sa tendre moitié :
Nos cœurs d’accord, mieux que notre musique.
Lui donneront un concert d’amitié.


On passa dans la salle à manger, et l’on se mit à table autour d’une pièce montée qui représentait le Parnasse.

Deux ans après cette solennité, l’aimable musicien mourut, le 27 novembre 1809, et son agonie, mélodieuse encore, ne se trahit que par des chants.

Pas plus que l’œuvre de Dalayrac, l’œuvre de Nicolo ne s’explique par le milieu contemporain. La peinture, la sculpture, et même les arts secondaires, l’art du mobilier, par exemple, portent bien plus que la musique le cachet du temps. Telle pendule, surchargée de sphinx et de lotus, témoignera toujours de l’expédition d’Egypte. En musique, au contraire, le style empire se trahit rarement, sauf peut-être chez Méhul, auquel on pourrait reprocher un peu de raideur et d’emphase. Mais quel chercheur de l’avenir, retrouvant, après des siècles d’oubli et d’ignorance, Joconde et Cendrillon, reporterait ces œuvres mignonnes à des jours d’épopée ? Tandis que les clairons sonnaient par toute l’Europe, la musique s’égayait avec un conte de Perrault et un conte de La. Fontaine. Comme dit le brave homme de Carmosine, il n’y avait point là de trompettes.

Il y en a cependant, mais si peu ! Dans Cendrillon, le jeune prince a son petit accès de bravoure. Il court au tournoi comme un vrai paladin ; il en revient vainqueur avec une phrase martiale :


Vous seule avez guidé mon bras !
Vous m’avez conduit à la gloire
Aussi je dois à vos appas
Le prix de ma victoire


Il n’a pas dû frapper bien fort, le gentil chevalier de vingt ans, ce gamin vêtu de satin bleu ; il n’y a pas une goutte de sang sur les rubans de son épée. Il faudrait faire jouer Cendrillon par des enfans, par des marionnettes vivantes. Ce pimpant opéra-comique est une miniature animée. La première scène est une des meilleures : les deux méchantes sœurs, la Clorinde et la Tisbé, s’ajustent pour le bal : Arrangeons ces fleurs, ces dentelles ! Et tandis qu’elles bavardent, Cendrillon fredonne, au coin de son feu, le Compère Guilleri. Elle est pleine d’entrain et de bonne humeur, cette vieille chanson ; rien ne l’arrête ; elle court à travers le caquet des deux péronelles. La musique a presque la saveur du dialogue de Perrault : « Moi, dit l’aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et ma garniture d’Angleterre. — Moi, dit la cadette, je n’aurai que ma jupe ordinaire ; mais, en récompense, je mettrai mon manteau à fleurs d’or et ma barrière de diamans, qui n’est pas des plus indifférentes. »

Dans son ensemble, l’opéra-comique ne vaut pas le conte. La musique a vieilli plus que la poésie. Nous disons poésie à dessein, car ces contes sont de petits poèmes. Nicolo n’a pas compris assez leur grâce un peu mystérieuse. Il ne nous a pas montré près de Cendrillon cette marraine, qui était fée. Il l’a remplacée par le sentencieux Alidor. La bonne marraine ne raisonnait pas comme ce magicien, qui sent un peu le magister. Elle envoyait simplement sa filleule lui quérir une citrouille, des souris blanches et des lézards, dont elle faisait un carrosse, des chevaux pommelés et des laquais. Nicolo, et surtout son collaborateur Etienne, ont alourdi le conte. Ce n’est pas tout : un reste de sentimentalisme du XVIIIe siècle en a un peu affadi la naïveté. Si jolie, si touchante même que soit la romance du prince : O sexe aimable, mais trompeur ! elle n’est pas sans quelque mièvrerie. Il y a dans le récit de Perrault plus de simplicité. On trouve plus de bonhomie et de rondeur dans une autre Cendrillon, Italienne, celle-là, dans la Cenerentola de Rossini. C’est la bouffonnerie, presque la farce, mais la farce puissante. Il fallait, disent nos pères, entendre la voix de Lablache rouler comme un tonnerre à travers les vocalises de don Magnifico. Quelle jovialité dans cette musique ! Quelle verve et quelle exubérance ! Rossini parfois rappelle Rabelais. Comme il en prend à son aise avec l’aimable féerie ! Comme il se met au large ! Au lieu de raffiner dans le joli, comme il amplifie dans le comique ! Il étourdirait d’un éclat de rire les petits personnages de Nicolo.

Quatre ans après Cendrillon parut Joconde, qui vaut beaucoup mieux. Ici, l’esprit domine. Si les Rendez-vous bourgeois sont plus gais, plus franchement comiques, Joconde est plus relevé : les idées et la facture, tout y est élégant et spirituel, sans trivialité comme sans fadeur. Le livret d’Etienne est assez joliment imité du conte de La Fontaine. Ce n’est plus un conte de fées, celui-là ; tout s’y fait le plus naturellement du monde ; on sait comment. Il a fallu gazer un peu, cela s’entend, surtout dans le second acte. Le fameux quatuor est conservé, mais le lieu de la scène agrandi et l’action atténuée : au lieu d’une chambre d’auberge (et même moins qu’une chambre), le théâtre représente un bosquet, à peu près les marronniers des Noces de Figaro. Nicolo sans doute a traité la situation avec moins d’ampleur que Mozart ; les lignes sont moins belles, l’ordonnance est moins harmonieuse, mais toutes proportions gardées comme elles doivent l’être, les deux scènes peuvent se comparer. Il y a même plus de vivacité chez Nicolo. Ce quatuor est à la fois musical et scénique. La première phrase est charmante. A peine est-elle tombée des lèvres d’un des personnages, qu’un autre la reprend, et chez tous elle a même grâce et même légèreté. Le dialogue musical est rapide ; les reprises et les rentrées se font à point, la mélodie circule sans s’égarer à travers tout le morceau. L’orchestre accompagne finement avec un bourdonnement moqueur qui ne cesse pas. Il jase lui aussi, il rit avec les deux petits amoureux qui s’embrassent. Aux inflexions câlines de Jeannette, à la façon dont elle traite son Lucas, on voit que Nicolo se souvenait de La Fontaine.

Ce quatuor est la meilleure page de Joconde ; mais il faudrait en citer bien d’autres : par exemple l’air du premier acte : J’ai longtemps parcouru le monde, plein de désinvolture et de fatuité, un peu parent de l’air de Leporello : Madamina, che catalogo è questo ! Citons encore le duo galant et moqueur de Robert et d’Edile : Ah ! monseigneur, je suis tremblante. Dans Joconde, personne ne prend rien au sérieux. Ni les amans, ni les maîtresses ne sont dupes les uns des autres. A la fin du premier acte, tout le monde rit sous cape, malgré le départ pour la croisade et le désespoir affecté des deux femmes.

Jeannette, la paysanne, est encore plus madrée que les deux autres :


Ma mère et le bailli sont bien,
Et je crois que j’aurai la rose.


Quelle malice dans ces couplets, mais quelle malice honnête et sans effronterie ! Tel est le ton général de l’œuvre. Il se retrouve encore dans le charmant quatuor du troisième acte : Ah ! ma petite amie, que le voilà jolie ! De l’esprit, partout de l’esprit. Une fois seulement, il y a plus. Jadis, les couplets fameux du troisième acte :


Et l’on revient toujours
A ses premiers amours.


se chantaient, dit-on, comme de petits couplets de vaudeville : ils n’avaient pas plus d’importance. On les comprend autrement aujourd’hui, et selon nous, on les comprend mieux. Les deux artistes éminens qui tour à tour ont repris Joconde donnaient à cette romance un accent plus pénétrant ; ils la disaient avec plus de chaleur, dans un style plus large. Ont-ils mis là cette tendresse, cette mélancolie rêveuse, pu l’y ont-ils trouvée ? Devons-nous au compositeur, ou seulement à ses interprètes, notre émotion plus profonde ? Peu importe. De l’interprétation nouvelle le vieil air a gardé un caractère de grandeur, presque de puissance, qui nous montre un des aspects particulière de l’œuvre de Nicolo, et résume un aspect plus général des œuvres anciennes que nous venons d’analyser.


III

Nos vieux compositeurs ont tous entre eux une ressemblance, une certaine parenté. Si l’Opéra-Comique, comme la Comédie-Française, faisait peindre sur son plafond les maîtres de son répertoire, on pourrait sans anachronisme grouper autour du vieux Grétry, Monsigny ; Dalayrac et Nicolo. Sans doute il existe de l’un à l’autre des nuances d’inspiration et de procédé, mais ils sont de la même famille. Du Déserteur à Joconde, malgré le demi-siècle qui les sépare, il n’y a pas un de ces écarts subits, un de cessai tus, comme disent les philosophes, qui d’un seul coup portent l’art à des hauteurs soudainement conquises. Mais, de Joconde à la Dame blanche, cet écart existe. Dans l’espace de onze ans, une évolution s’est faite. C’est Boïeldieu qui l’a ménagée et conduite. Ses premiers ouvrages l’ont préparée, son chef-d’œuvre la couronne. Dans l’histoire de l’opéra-comique, Boïeldieu est le dernier des anciens et le premier des modernes. Ma Tante Aurore, le Nouveau Seigneur rappellent encore Grétry ; mais la Dame blanche ne rappelle plus rien du passé ; elle annonce l’avenir. Des premières œuvres de Boïeldieu, les meilleures à notre gré sont : Ma Tante Aurore et le Nouveau Seigneur. Ma Tante Aurore, qui date de 1803, vaut mieux que les Voitures versées. Ces deux dernières œuvres sont les plus franchement comiques de Boïeldieu ; mais le comique de Ma Tante Aurore est plus fin, la musique plus spirituelle. Citons au début, pour l’excellence de sa facture, le quatuor de la délibération. Citons encore les couplets si plaisamment grondeurs de la tante, et surtout le duo de la soubrette et du valet : De toi, Frontin, je me défie.

Le Nouveau Seigneur est une paysannerie charmante, supérieure à l’Épreuve, de Grétry, et à la Fête du village voisin, de Boïeldieu lui-même. Depuis le premier quatuor : Ainsi qu’Alexandre le Grand, jusqu’au duo : Si vous restez à cette place, cette musique pétille d’esprit. Ce petit acte a le montant, le bouquet d’un doigt de vieux bourgogne, de ce chambertin qu’on y chante dans un duo resté fameux.

Jean de Paris, en 1812, obtint un immense succès, non seulement en France, mais à l’étranger. Déjà un Allemand avait qualifié la musique de Ma Tante Aurore, allerliebste, délicieuse. En 1817, Weber, alors directeur de musique à Dresde, faisait représenter Jean de Paris et écrivait à ce propos : « En opposition avec le sentiment passionné qui est propre au génie de l’Allemagne et de l’Italie, l’opéra français représente la raison et l’esprit, principalement sous le rapport de la musique… Aux plus grands maîtres de l’art il appartient de tirer les élémens de leurs œuvres de l’esprit même des nations, de les assembler, de les fondre, et de les imposer au reste du monde. Dans le petit nombre de ceux-ci, Boïeldieu est presque en droit de revendiquer le premier rang parmi les compositeurs qui vivent actuellement en France, bien que l’opinion publique place Isouard (Nicolo) à ses côtés. Tous deux possèdent assurément un admirable talent, mais ce qui place Boïeldieu bien au-dessus de tous ses émules, c’est sa mélodie coulante et bien menée, le plan des morceaux séparés et le plan général, l’instrumentation excellente et soignée, toutes qualités qui désignent un maître et donnent droit de vie éternelle et de classicité à son œuvre dans le royaume de l’art[6]. »

Une fois au moins, Boïeldieu fait lui-même penser à Weber, qui le jugeait si bien ; non pas le Boïeldieu de Jean de Paris, qui ne nous plaît qu’à demi, mais le Boïeldieu du Petit Chaperon rouge. De tous les ouvrages sérieux du maître rouennais, c’est celui-là que nous placerions aussitôt après la Dame blanche. Il l’a précédée de sept ans (1818).

Le conte de Perrault est devenu une honnête allégorie. L’action se passe au moyen âge, sur les terres du baron Rodolphe. Un vieil usage voulait que tous les ans, dans un village choisi par le suzerain, le sort désignât une jeune fille de seize ans pour aller pendant trois mois… cultiver les fleurs du château. Au bout de ce temps, elle recevait, si elle s’était bien comportée, une dot qui lui permettait de s’établir honnêtement. La gentille Rose d’Amour, le Petit Chaperon rouge, doit partir ; mais sa mère adoptive, qui dans le temps a fait le voyage, et qui s’est bien comportée, est moins ambitieuse pour la petite fille l’aide à fuir. Rose, coiffée du chaperon magique qui la rend inattaquable, ou tout au moins infaillible, va porter la galette et le pot de beurre légendaires à un vieil ermite qui la protège. Dans les bois, elle rencontre le baron Rodolphe, le loup. Il a, lui aussi, son talisman, un anneau magique qui le fait aimer ; mais le chaperon est le plus fort et le loup s’éloigne désappointé. Alors, sommeil de Rose d’Amour, songes d’or, visions d’hymen avec un seigneur vertueux qui pour vivre près d’elle s’est fait berger dans le vallon ; ballot des Plaisirs, triomphe et couronnement de l’innocence. Rose s’éveille bientôt et reprend sa route. Elle atteint l’ermitage, mais le loup l’y a devancée. Affublé d’une longue barbe et d’une robe de moine, il reçoit le petit Chaperon rouge. Heureusement il ne le mange pas. Le véritable ermite arrive à temps et révèle à Rodolphe que Rose est sa nièce, la fille de sa sœur Zélinde, abandonnée dès son enfance et recueillie par des paysans. Ne pouvant l’épouser, Rodolphe la marie au seigneur qu’elle a vu en rêve et qu’elle aimait sans connaître sa haute naissance. Ne raillons pas : Molière lui-même a parfois des dénoûmens aussi innocens.

La partition de Boïeldieu est plus riche que ce livret indigent. Elle a moins vieilli. Quelques-unes de ses grâces sont encore aussi fraîches qu’au premier jour. Depuis Grétry, depuis Nicolo même, le style musical s’est affiné. Le trio du premier acte : Qu’il serait doux d’être à mon âge Conduite auprès de monseigneur ! est écrit avec l’élégance et la pureté de Mozart. Comme les vides se sont comblés dans l’harmonie et dans l’orchestre ! Comme les ensembles ont pris de l’ampleur ! Ils n’avaient pas, avant Boïeldieu, cette variété d’incidens, cette animation musicale et scénique. Le finale du premier acte du Petit Chaperon rouge prépare à la scène de la vente dans la Dame blanche. Mais ce qui fait la haute valeur du Petit Chaperon rouge, c’est le troisième acte. L’air de Rodolphe attendant Rose et le duo suivant ont une largeur singulière. Nous songions à l’air du loup en parlant de l’auteur du Freischütz. Si par le contour mélodique il rappelle Mozart, par sa coupe hachée, par la succession des mouvemens, même par certains détails d’orchestre, il est presque digne de Weber.

Le duo final est un chef-d’œuvre. Rose demande à l’ermite la fin d’un récit commencé la veille. Mais bientôt elle s’étonne de ne pas reconnaître la voix accoutumée. Et puis le bon père lui conte d’étranges histoires. Il lui prend la main, il a l’œil allumé : Ah ! jamais, bon ermite, ici, Vous ne prîtes ma main ainsi. Quelle rapidité dans la progression, dans cette suite de récitatifs précipités ! Comme on sent redoubler chez les deux personnages l’inquiétude et le désir jusqu’à l’explosion de la terreur et de l’amour presque brutal, mais aussitôt retenu ! La courte phrase de Rodolphe est douce comme une caresse ; mais elle n’arrête pas longtemps l’élan de ce duo, qui reprend plus ardent et plus passionné. Jamais avant Boïeldieu la musique n’avait en cette puissance dramatique, qu’elle retrouvera chez Herold, notamment dans le dernier duo de Zampa.

L’année 1825 est mémorable à jamais dans l’histoire de la musique française. L’apparition de la Dame blanche fut un événement national. Jamais œuvre d’art n’excita de plus vifs transports. La première soirée fut triomphale, Boïeldieu traîné sur la scène et acclamé. A peine était-il rentré chez lui que le public s’amassa devant ses fenêtres. L’orchestre, encore tout ému, vint lui donner une sérénade. Amis, artistes, arrivèrent en si grand nombre, que Rossini, logé au-dessous de Boïeldieu, dut ouvrir aussi son appartement. Il le fit avec une grâce charmante, et le maître de la Dame blanche embrassa en pleurant le maître du Barbier. Tous deux s’aimaient d’ailleurs et vivaient dans l’intimité. Boïeldieu reportait volontiers un peu de sa gloire sur Rossini ; mais celui-ci n’en acceptait pas l’hommage. « Jamais, disait-il, un Italien, fût-ce moi-même, n’aurait écrit la scène de la vente. Nous aurions mis partout des Felicita ! felicita ! rien de plus. » Et de fait Rossini eût traité sans doute ce finale autrement que Boïeldieu. N’oublions pas cependant (et au fond il ne l’oubliait pas lui-même) qu’il venait d’écrire le merveilleux finale du Barbier. Ce n’est pas toutefois que ces deux pages offrent une grande analogie. Elles valent par des mérites divers : l’une par la puissance, par l’intensité mélodique ; l’autre, par la légèreté et la variété des épisodes. Dans Rossini, tous les effets sont condensés ; ils sont dispersés dans Boïeldieu. Néanmoins, la Dame blanche trahit un peu l’influence du Barbier. C’est à lui qu’elle doit cette abondance de mélodies, cette profusion d’idées qui fait sa gloire, d’autres aujourd’hui disent sa misère.

Hélas ! le mot n’est pas trop dur. Les connaisseurs ne discutent même plus cette œuvre qui fut tant aimée ; ils la suppriment. Ils la laissent aux collégiens qui vont aux matinées avec leur grand’mère ; et si vous essayez de la défendre, surtout de la louer, ils haussent les épaules. Ils fredonnent d’un ton goguenard : Ah ! quel plaisir d’être soldat ! ou bien : Prenez garde ! prenez garde ! Et, pour quelques pages démodées, les voilà qui crient à la sénilité d’une œuvre encore jeune comme l’aurore. Attendons à soixante ans la musique dont ils nous écrasent aujourd’hui. Je m’étonnerais que celle-là fût jamais populaire : elle n’a rien à craindre des orgues de barbarie.

On rit de la pièce de Scribe comme de la partition de Boïeldieu, et de toutes deux on devrait s’attendrir. Scribe n’inventa jamais plus poétique aventure. On sait qu’il l’emprunta à Walter Scott, qui florissait alors, et qu’on n’eût pas appelé, comme l’a fait depuis un peu durement M. Taine : l’Homère de la bourgeoisie moderne. L’Ecosse était à la mode avec sa mélancolie. Le romantisme naissait, et la Dame blanche est le premier opéra-comique qu’il ait complètement inspiré. Romantisme aimable, éloigné de l’emphase et de l’exagération. Weber sentait la raison dans la musique de Boïeldieu ; elle y est, en effet, comme généralement dans toute musique française. Il est peu d’œuvres de l’époque romantique, soit en peinture soit en poésie, qui se soient, autant que la Dame blanche, gardées de l’excès. On a depuis abusé des manoirs en ruines, des orphelines élevées par les châtelaines, des revenans de minuit, des créneaux, des tourelles, de tout le décor féodal et de la friperie moyen âge ! Mais le ton de la Dame blanche est si naturel, sa couleur est si discrète, que rien en elle n’a passé. Le prestige du romantisme est évanoui ; ses fantômes se sont envolés ; mais il en reste un auquel nous croyons encore, et que nous aimons toujours, c’est la dame blanche d’Avenel.

Ah ! la simple et bonne musique ! Comme elle se laisse approcher ! Comme elle se donne ! Comme elle est naïvement belle, et belle pour tous, même pour les ignorans ! De qui l’écoute elle n’exige ni travail ni peine ; elle laisse venir les petits enfans. Faites-vous semblable à eux, et vous l’aimerez de nouveau, si par malheur vous ne l’aimez plus. Dépouillez le vieil homme, l’homme de science, l’homme de métier. Oubliez le côté technique de l’art ; n’en recherchez que l’essence pure : elle est dans cette musique-là. Oubliez les complications, les surcharges modernes, et ces maîtres obscurs, assembleurs d’accords et d’harmonies, comme Jupiter assembleur de nuages. La beauté n’est pas chez eux ; elle ne se cache pas derrière leurs énigmes. Vous rappelez-vous, dans les Caprices de Marianne, le poétique éloge de la vigne napolitaine : « Le voyageur dévoré de soif peut se coucher sous ses rameaux verts ; jamais elle ne l’a laissé languir ; jamais elle ne lui a refusé les douces larmes dont son cœur est plein. » Telle est la beauté véritable. Pas plus que les treilles du Pausilippe, étalant au soleil leurs grappes dorées, elle ne connaît la honte ni la pudeur jalouse. Elle rayonne pour tout le monde, et, par un privilège ineffable, tous les hommages ne sauraient souiller son immortelle chasteté ; elle demeure vierge après des siècles de baisers.

Que de cœurs elle a fait battre, cette vieille musique ! Que de songes elle a fait flotter autour de nos quinze ans ! Quelle jeune fille en s’endormant, n’a revu la tunique bleue de George Brown ? Quel adolescent n’a rêvé de la « gentille dame ? » Par quels fantoches veut-on vous remplacer, poétiques figures d’autrefois ? Cette partition de la Dame blanche, nous la relisions il y a quelques semaines, et nous en étions charmés comme jadis. Elle est presque parfaite. Elle a la mélancolie et la gaîté, l’esprit et la poésie. « La Dame blanche, de Boïeldieu, a dit un éminent critique d’outre-Rhin[7], est encore aujourd’hui la fleur la plus délicate du génie musical français ; c’est la rose blanche de l’Opéra-Comique. »

Le parfum de la rose est dans chaque pétale de sa corolle. Au premier acte, l’air d’entrée du ténor et la ballade ont vieilli, je l’accorde ; mais comme l’introduction est bien traitée ! Qu’elle est joyeuse et qu’elle a de saveur rustique avec ses sonneries de cors et de clarinettes ! Dickson paraît à peine, et dès ses premières phrases on sent la grâce aisée d’une langue nouvelle. Ce n’est pas le grand récitatif allemand, encore moins le parlando rapide des Italiens ; c’est une causerie animée et naturelle. Tout le premier acte est mené avec cette souplesse de ton qui n’appartient qu’à nos maîtres français, surtout à Boïeldieu et à Herold. Quel délicieux duetto que celui de la peur ! Qu’il exprime spirituellement les grâces coquettes de la petite fermière ! Rien n’échappe à Boïeldieu ; son talent est soigneux jusqu’à la minutie. De l’accorte Jenny et de la vieille Marguerite il a fait, avec un duo et une romance, deux figures qui ne s’oublient plus.

Le premier acte s’achève par un trio admirable de facture et délicieux de sentiment. Le jeune officier va prendre la place de Dickson au rendez-vous donné par la dame blanche. Le cœur lui bat un peu, mais ce n’est pas de peur. Il pressent vaguement quelque douce aventure : De ce billet si tendre, Je voudrais bien voir l’auteur. Il y a déjà là une pointe de galanterie. Ce sentiment s’accuse et s’élève dans l’ensemble : J’arrive, j’arrive en galant paladin. George est tout à fait enhardi, exalté même. Il lance dans l’orage une phrase d’une crânerie superbe, qui rappelle la phrase de Vasco de Gama, défiant le conseil à la fin du premier acte de l’Africaine. George aussi jette un défi, mais un défi d’amour avec une nuance très délicate qu’il faut saisir, différente de celle qui colore le défi de Vasco devant le tribunal, de Zampa ou de don Juan devant la statue. George Brown est sûr que l’être mystérieux qui l’attend n’a rien de redoutable. Il sait que c’est une femme, une dame comme on disait jadis, et il court à son appel en amoureux, en paladin. Paladin ! Scribe a trouvé là un mot heureux et Boïeldieu l’a encore ennobli et poétisé.

Il a raison de ne pas craindre, le galant officier. Tout dans la Dame blanche est aimable, même le mystère. et le secret du vieux château n’est pas un secret terrible. George peut rester seul et attendre. Dans la salle que blanchit la lune par les grandes verrières, le hardi cavalier sent pourtant au fond de son cœur l’émotion des veillées inquiètes. La cavatine célèbre : Viens, gentille dame ! est un poétique appel aux charmes de la solitude et du silence. Tout se tait ; George veut rêver et rêver d’amour. Qu’ils apparaissent les fantômes gracieux des nuits de la vingtième année !

Que de choses il peut y avoir dans une phrase de musique ! Que de sentimens ! Que de sensations même ! Dans ce chant qui s’élève si pur, il y a toute la poésie de la nuit, et cette vague tendresse que nous mettent au cœur ses puissances mystérieuses. En frappant à la porte du château, George, peut-être, ne croyait qu’à demi à la dame d’Avenel. Il ne doute plus d’elle maintenant ; il va la voir, il l’aime déjà, et quand elle apparaît, il ouvre presque les bras pour la recevoir.

Remarquons encore ici la mesure et le goût : dans le duo de la main, comme dans l’air qui précède, le sentiment reste dans la demi-teinte. L’amour de George et d’Anna garde quelque chose de mystérieux, d’un peu surnaturel. C’est une tendre sympathie, qui ne va pas jusqu’à la passion ; la dame blanche ne lève pas son voile ; elle n’abandonne que sa main, « cette main si jolie. » Pourtant, malgré cette réserve, comme il est dessiné, ce caractère d’Anna ! Que peu de chose suffit au génie ! Dès le trio avec Marguerite et Gaveston, la jeune fille nous était apparue, gracieuse et douce. Une merveille encore, ce trio : C’est la cloche de la tourelle ! Chaque phrase est une perle mélodique. Quelle couleur dans tout le second acte, et quelle variété ! Nous avons dit avec quel entrain est menée jusqu’au bout la scène de la vente, comme les incidens se pressent, sans confusion et sans tapage. À ce finale du deuxième acte opposons le début, ces couplets de Marguerite, que Boïeldieu trouva, selon la légende, en regardant filer sa vieille servante. Dans cette romance murmurée tout bas il y a une détresse immense, l’inconsolable regret de l’enfant disparu. Ici, les plus exquises nuances sont comprises. La douleur de Marguerite n’est pas seulement tendre, elle est respectueuse : une humble femme pleure le dernier de ses maîtres au fond de leur vieux château. Elle le pleure en secret et laisse déborder l’amertume de ses souvenirs.

Le souvenir ! on pourrait dire que Boïeldieu en a été ici le musicien. La Dame blanche se termine par une scène admirable, qu’on doit tout entière à Boïeldieu. Il donna lui-même à Scribe l’idée de la situation. Il trouvait le troisième acte vide : les paysans saluaient leur seigneur par quelques cris de joie, les toques volaient en l’air, et rien de plus. Il fallut davantage au poétique génie de Boïeldieu. Il voulut que Julien d’Avenel se retrouvât, se reconnût lui-même. Il sentit que tout devait fêter l’enfant revenu, et que les choses parfois ont leurs sourires comme leurs larmes. Aussi bien le sourire est près des pleurs dans cette scène attendrissante. Julien entre seul dans la grande galerie. Là se dressent les armures des ancêtres ; là flottent les bannières héréditaires qui ne devaient plus se déployer. Lentement passent les ménestrels, et les drapeaux frissonnent. Les paysans défilent et le chant de la tribu se développe avec la gravité d’un psaume. Que ce chant soit ou non de Boïeldieu, peu importe. Jamais hymne patriotique n’eut plus de majesté. A chaque reprise de cette phrase si tendre et si recueillie, la voix de la patrie pénètre plus avant dans le cœur du jeune homme. Partout, dans les plis des oriflammes, dans l’air même de cette salle où s’est tu longtemps le refrain de ses aïeux, partout les souvenirs s’éveillent et l’enveloppent. Souviens-toi ! souviens-toi ! lui murmure la mélodie fidèle. Il l’écoute longtemps, il la ressaisit peu à peu et l’achève enfin lui-même, mais timidement et tout bas, comme s’il craignait d’en dissiper le prestige délicieux.

Cette scène est une des plus touchantes qui soient au théâtre. Ainsi placée à la fin de l’opéra, elle laisse une impression de douce mélancolie. N’est-ce pas d’ailleurs le sentiment qui domine toute la Dame blanche ? N’est-ce pas à la plus mélancolique de toutes ses mélodies que Boïeldieu demanda comme un adieu suprême ? On conduisit le maître au cimetière avec la romance de Marguerite. Les cuivres attendrirent leur voix pour gémir comme le rouet. L’effet, dit-on, fut poignant. On pouvait chanter sur cette tombe : Tournez, tournez, fuseaux légers ! D’autres mains les ont fait tourner depuis que celle-là s’est glacée, mais jamais avec une plainte plus douce, jamais avec un murmure plus harmonieux.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir, dans la Revue du 15 mai 1885, notre critique des Maîtres chanteurs.
  2. Philosophie de l’art, t. I, p. 114.
  3. Nouveaux Lundis, t. VII.
  4. On sait que l’instrumentation de Richard, comme celle du Déserteur, a été retouchée, mais non transformée par Ad. Adam.
  5. Voir Mozart, Vie d’un artiste chrétien au XVIIIe siècle, traduite par M. J. Goschler.
  6. Cité par M. Arthur Pougin dans son volume : Boïeldieu.
  7. M. Hanalick, Das ältere Repertoire der Opera-Comique (Musikalische Stationen) 1 vol. ; Hoffmann et Campe. Berlin, 1880.