Un Romancier satirique anglais - Alfred Austin

Un Romancier satirique anglais - Alfred Austin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 469-493).
UN
ROMANCIER SATIRIQUE
DE LA GRANDE-BRETAGNE

M. ALFRED AUSTIN

I. The Season, a Satire, 1861. London, G. Manwaring, éd. — II. My Satire and its Censors, id., id. — III. The human Tragedy, a Poem, 1862. London, Robert Hardwicke. — IV. An Artist’s Proof, a novel, 3 vol., 1864. London. Tinsley brothers.

Parmi les jeunes écrivains qui depuis trois ou quatre ans se sont fait un nom chez nos voisins d’outre-Manche, aucun n’est arrivé plus vite que M. Alfred Austin à ce résultat essentiel. Dès le premier pas, il était au but, c’est-à-dire qu’il s’était fait connaître, et, ce qui ajoutait à l’étrangeté de cette bonne fortune exceptionnelle, c’est qu’il en était redevable à une simple fantaisie de poète. Les poètes ne sont pas de nos jours habitués à faire tant de bruit, et bon nombre d’entre eux accepteraient pour salaire de longs travaux cette renommée qu’un jeune satirique venait de conquérir en se présentant à ses contemporains, comme Louis XIV devant le parlement ébahi, l’éperon sonnant, la cravache haute, en homme de haute race égaré parmi des manans.

Il s’agissait tout simplement d’une satire, d’une satire de mœurs, et le scandale fut sans doute pour quelque chose dans le prompt éveil de la curiosité publique. Avouons que, sous ce rapport, bien des gens, parmi lesquels nous nous comptons à regret, durent être un peu désappointés. L’hyperbole poétique de M. Austin, dans ses licences les plus désordonnées, n’atteint pas, il s’en faut, aux cruautés du compte-rendu judiciaire. Le procès de lunatico intenté au jeune Wyndham par exemple, celui qui nous révélait hier encore, dans la personne de miss Cross, jusqu’où peuvent descendre les fantaisies conjugales d’une jeune personne bien née, portent avec eux des enseignemens plus terribles et jettent sur le désordre moral des classes aristocratiques en Angleterre un jour tout autrement vif que le « fouet de feu » dont le nouveau Juvénal avait cru se servir. Cette verge de feu était tout simplement une cravache de gentleman maniée avec grâce et discrétion. Loin de cautériser la plaie saignante, elle laissait à peine quelques vestiges sur l’épiderme environnant, et si quelques vivacités malsonnantes, — supprimées à la seconde édition, — purent motiver cette accusation, « qu’en voulant souffleter le vice le poète avait fait rougir la vertu, » somme toute, ces rougeurs ne durent naître que sur des joues virginales. En effet, les romanciers les plus accrédités dans leurs ouvrages les plus populaires, — Thackeray dans Vanity Fair, Dickens dans Hard-Times, Bulwer lui-même dans mainte de ses fictions, avaient abordé le même ordre d’idées, formulé des griefs beaucoup plus graves, et donné à leur blâme un relief au moins égal.

Sous un seul rapport, de pure forme, leur successeur se distinguait d’eux. Il avait pour lui un vers net, rapide, à l’accent byronien, rappelant tantôt Pope et tantôt Churchill, riche en antithèses et tout parfumé de classique ambroisie. On ne peut donc s’étonner que le poème intitulé the Season ait conquis du même coup les privilèges et subi les inconvéniens d’une incontestable notoriété. Si nos souvenirs sont exacts, l’éditeur lui-même de cette œuvre déclarée abominable se vit traduit à la barre de l’opinion et forcé de confesser humblement sa faute. Le hue and cry, la clameur de haro s’élevait de toutes parts. Avec un lord-chancelier comme le fut lord Eldon, M. Austin eût peut-être encouru les sévérités qui frappèrent Shelley. Dieu sait pourtant s’il y avait lieu à malentendu pareil. Suppléant à l’intervention absente de la police judiciaire, quelques feuilles littéraires voulurent se faire les organes de l’indignation rigoriste qui s’était ainsi manifestée. Malmené, rudoyé comme Byron, M. Austin, qui semblait avoir à cœur de l’imiter en tout point, crut se devoir une vengeance pareille. My satire and its Censors fut la contre-partie, trop exacte hélas ! du virulent anathème lancé par l’auteur des Hours of idleness aux « poètes d’Angleterre et critiques d’Écosse. » Les « censeurs, » ainsi traités du haut en bas, se gardèrent sagement de descendre dans l’arène où semblait les appeler leur irritable adversaire, et celui-ci put se flatter de les avoir réduits au silence. Le silence, qu’avaient-ils de mieux à lui opposer ? M. Austin a pu se convaincre depuis lors que c’est là précisément l’ultima ratio de leur royauté collective. Un romand-poème, son œuvre de prédilection, publié sur ces entrefaites, et tandis qu’il sonnait encore ses fanfares triomphales, fut simplement voué au néant et regardé comme non avenu. Où il avait semé la colère, l’auteur de la Tragédie humaine moissonna l’indifférence ; une indifférence imméritée, hâtons-nous de le déclarer, attendu que, malgré ses défauts essentiels, l’œuvre nouvelle était de beaucoup supérieure au poème dont on avait fait si grand bruit. On en peut dire autant, comme valeur relative et comme succès, des trois volumes, — en prose cette fois, — qui terminent la liste des ouvrages jusqu’à présent signés par l’écrivain dont nous saluons ici les débuts[1]. M. Austin a trente ans à peine, et sans doute ce n’est pas là son dernier mot. L’existence indépendante dont il revendique volontiers les enviables privilèges, le rang qu’il occupe dans cette phalange des dix mille (upper ten thousand) qui constitue l’élite et la réserve de l’aristocratie anglaise, l’ambition très légitime qui le portait tout récemment à se présenter aux suffrages de l’élection politique sous les auspices de M. Disraeli (à qui par parenthèse était dédiée with permission la première satire de M. Austin), enfin le sentiment très accusé de ce qu’il doit à la « dignité de sa vie, » entraveront-ils définitivement l’essor de son talent littéraire ? Cela se pourrait à la rigueur, mais nous regretterions ce résultat inattendu, — et selon nous illogique, — de circonstances éminemment favorables à la libre expression d’une intelligence bien douée.

A tout événement, il ne nous paraît ni prématuré, ni sans profit possible, de nous occuper avec quelque détail des tentatives de M. Austin comme poète et comme romancier. Le principal mérite de ces écrits satiriques est d’agiter des questions aujourd’hui pendantes, de répondre aux préoccupations contemporaines, de toucher à ce qui nous touche, et cela sous une forme toujours élégante, quelquefois exquise. — Le mérite secondaire est une sorte d’originalité cavalière, — peut-être plus affectée que réelle, — par laquelle ils tranchent sur le commun des productions que multiplie, le jeu régulier de l’industrie appliquée aux œuvres de l’esprit. De là deux motifs, dont un seul suffirait à la rigueur, pour leur accorder quelque attention.


I

La satire, vieille comme le monde, durera sans doute autant que lui, Elle est l’antithèse immuable, le correctif nécessaire de l’optimisme aveugle et crédule. Les littératures primitives l’ont connue dès le berceau. Les plus anciens monumens littéraires, sanscrits ou chinois, les prophéties des Hébreux, le Margitès, que l’opinion d’Aristote et de ses contemporains attribuait à Homère, et qui était évidemment une invective satirique, les noms d’Archiloque, d’Hipponax et de Ménippe le Cynique, sans parler de beaucoup d’autres moins connus, protestent hautement contre la prétention des Latins, qui revendiquaient l’invention et, pour ainsi dire, le monopole de ce genre de conceptions[2]. Le mot seul de satira leur appartenait en propre, mais les psogues, les silles, les ïambes de la Grèce en existaient-ils moins pour s’appeler autrement ? Grœcos interpretamur, disait loyalement Varron quand il publia ses Ménippées.

C’est donc bien la comédie avant le théâtre, la critique en germe, le libre examen philosophique que doit représenter pour nous ce genre particulier de poème. L’histoire de la satire serait celle de l’esprit humain lui-même cherchant à secouer le joug, à s’affranchir du respect, à décomposer tout prestige, et protestant par son rire éternel contre tous les genres de misère, d’oppression et de tyrannie. Ce n’est point ici le lieu de chercher même simplement à esquisser le plan général d’un travail aussi vaste. Embrassant d’un rapide souvenir ces annales encombrées, du vieil Ennius allant à ses glorieux successeurs, de la satire latine au sirvente provençal, saluant au passage Lucien et Dante, Arioste et Boccace, Érasme et Reuchlin, Rabelais, Marot, d’Aubigné, Régnier, puis le groupe classique, Boileau chez nous, Butler, Dryden et Pope chez les Anglais, nous nous retrouverions en face des modernes, et surtout en face des contemporains, dans un dénûment relatif qui surprend au premier coup d’œil, et pourrait faire croire à l’épuisement définitif de ce riche filon, exploité par tant de mineurs illustres.

Qu’on se rassure cependant, il n’y a là qu’un trompe-l’œil. Pour que la satire agonisât, comme on serait tenté de le craindre, il faudrait que les vices et les ridicules dont elle vit l’eussent devancée dans la tombe. Il faudrait que la belle chimère de l’humaine perfectibilité fût autre chose qu’une vague et contestable espérance. A qui se bercerait d’une si douce erreur, nous conseillerions simplement, non pas la lecture de tel ou tel satirique, mais celle de tout ce qui s’imprime chaque jour. Choisir est inutile ; que l’on prenne au hasard ! Romans ou comédies, débats judiciaires ou parlementaires, études de mœurs, le titre importe peu. Partout on retrouverait ce qui a pu sembler perdu : ici la mordante hyperbole du poète d’Aquinium, là l’indignation stoïcienne de Perse, l’ingénieuse causticité d’Horace, ailleurs la verve antimonacale de Rutebœuf ou d’Henri Estienne, chez quelques-uns de nos bohèmes le franc-parler de leur aïeul Villon, modifié, contenu par la crainte de Dieu… et des sergens. On pourrait citer des sermons, des lettres pastorales dont l’accent amer rappellerait les Epitres macaroniques du temps de la réforme, et il n’est pas jusqu’aux séances solennelles de l’Académie où, sous les fleurs du compliment officiel, sous les perfides aménités de l’accueil cérémonieux, ne soient parfois cachées de terribles « exécutions » à rendre jaloux les plus habiles tortionnaires du temps jadis.

Sous toutes ces formes, variées, nuancées à l’infini, la satire se fait insaisissable comme Protée, ou comme les vices, les abus, les ridicules qu’elle prend corps à corps. On ne la reconnaît plus. De là cette erreur que nous signalions tout à l’heure. Le satirique d’autrefois exerçait en quelque sorte une profession spéciale, il avait son rôle à part et pour ainsi dire son enseigne. Que sa puissance y gagnât, on n’en saurait douter. Tout entier dans son œuvre, il y portait une gravité, une concentration, qui manquent aux polygraphes contemporains. Ceux-ci s’éparpillent et s’émiettent au jour le jour, laissant parfois entrevoir d’admirables dons naturels, laissant parfois aussi déplorer l’incroyable négligence qu’ils mettent à cultiver ces dons précieux. Ils y sont en quelque façon autorisés par la complaisante indulgence, disons mieux, l’indifférence de leur auditoire, indifférence qui gagne jusqu’à leurs victimes les plus maltraitées. Six cents ans avant l’ère chrétienne, chassé de sa patrie par les tyrans qui la gouvernaient, Hipponax força l’un d’eux à se pendre de désespoir. Nos bannis peuvent recourir à la même vengeance, sans craindre qu’elle soit aussi complète. On ne voit pas quelle sanglante ironie, quelle cruauté lyrique atteindrait, sous l’épaisse enveloppe qui les protège, les nombreux et puissans bénéficiaires de la comédie qui se joue sous nos yeux. Ils ont pour les flèches que leur décoche en pleine poitrine une muse inexorable l’impassible dédain qui sied à une invulnérabilité bien garantie. Peut-être le poussent-ils un peu loin ; mais leur intrépidité n’est pas sans motifs. La satire, qui est en définitive une négation presque toujours violente et sans mesure, n’a rien par elle-même de sympathique et d’entraînant. Parmi nos instincts, elle flatte ceux qui nous isolent et dont l’intime satisfaction est un dissolvant amer. Elle sert d’antidote à ces banalités emphatiques dont les multitudes aiment à se leurrer, et dont on repaît, sans qu’elles s’en lassent jamais, leur immortelle candeur ; mais le poison est doux, le remède est âpre, et de l’un à l’autre le choix reste facile à prévoir.

Entraîné, comme malgré nous, par les généralités d’un tel sujet, nous aurions peut-être dû nous rappeler plus tôt que l’écrivain auquel ces pages sont consacrées n’a de près ni de loin le moindre rapport avec les représentans actuels de la satire politique. Sur ce terrain mobile et confus, il n’a posé, semble-t-il, qu’un pied mal assuré ; en sa qualité de conservateur du groupe de la jeune Angleterre, il décoche volontiers aux radicaux de son pays quelque boutade capricieuse ; mais, par une inconséquence flagrante, on le voit ensuite s’incliner devant le représentant couronné de la démocratie française[3], et du même train célébrer les victoires de Garibaldi, sans trop s’inquiéter de confondre ainsi dans une admiration commune deux individualités passablement hostiles et deux tendances absolument opposées. Ne nous étonnons pas trop de ces antinomies : le nouveau torysme en est fait de toutes pièces, et l’inéluctable nécessité de se rendre populaire le conduit parfois à d’étranges compromis, à de surprenantes contradictions, que nous pourrions du reste noter ailleurs et retrouver plus près de nous, si telle était notre affaire.

A quoi bon cependant ? La politique est à peine effleurée dans les poèmes de M. Austin, et nous n’irons pas lui chercher querelle sur l’ordre composite des bouquets qu’il assortit à ses heures d’enthousiasme, Mieux vaut chercher à savoir ce que pense des travers du monde où il vit le chantre inspiré de la Saison. Fort peu de nos lecteurs ignorent sans doute ce qu’on nomme ainsi chez nos voisins. C’est le temps où, désertant ses châteaux, l’aristocratie britannique vient passer à Londres sa grande revue de printemps ; ce sont ces trois ou quatre mois durant lesquels on la voit s’abandonner avec une frénésie sérieuse, et comme pour s’acquitter d’une austère mission, au tourbillon des fêtes incessantes, des prodigalités ruineuses, au dur labeur des nuits sans repos et des plaisirs sans relâche. Il suffit d’avoir côtoyé cette espèce de maëlstrom mondain pour prendre en pitié sincère ceux qu’il emporte dans sa spirale de raouts, de concerts, d’exhibitions et de bals. Dès la première quinzaine, on peut constater chez eux une lassitude particulière, mélange de fièvre et d’ennui, qui doit prendre plus tard les caractères d’un vrai désespoir. Leur joie fait peur, tant on y entrevoit de soucis cachés et de poignantes préoccupations. On dirait une mauvaise plaisanterie qui s’aggrave en se prolongeant, et qu’il faut subir néanmoins sous peine de trahir quelque vice d’éducation. Chaque matin, bien évidemment, on suppute les jours qui restent et les guinées qui ne sont plus. Vers les dernières semaines, les faibles santés et les portefeuilles dégonflés trahissent l’épuisement par mille symptômes. L’inquiétude de leurs nobles cliens gagne les fournisseurs attitrés : quelques téméraires devancent l’heure ; mais aussitôt qu’elle a sonné, le sauve-qui-peut s’étend sur toute la ligne. On fuit, comme une terre volcanisée, ce sol encore jonché de fleurs ; on se dérobe à cette atmosphère brûlée de parfums comme à l’air infect d’une cité envahie par le choléra, et c’est à qui rentrera plus tôt dans les conditions saines et normales de la vie, de l’hospitalité champêtre, si bien comprises par les représentans actuels des grands thanes d’autrefois. Dans l’intervalle, quelques jeunes gens ont fait leurs débuts, quelques belles misses sont arrivées au terme naturel de leur pourchas conjugal, tout le monde a vu tout le monde, chacun s’est payé ce qu’il devait à sa prud’homie, et si l’on n’en peut dire autant de beaucoup d’autres dettes selon nous plus sacrées, les créanciers, seuls, ont le droit de s’en formaliser,

Voilà, mot pour mot, ce tohu-bohu vu du dehors, et tel qu’il apparaît au spectateur, quand le spectateur ne se laisse pas trop facilement éblouir. Supposons maintenant qu’un des initiés, dérogeant à la coutume et violant, il faut bien le dire, les clauses du contrat tacite qui fait la sécurité de la caste privilégiée, revendique tout à coup les licences du franc-parler, il y aura, selon toute apparence, et grand scandale et grand émoi, — moins grand toutefois qu’il n’eût été dans d’autres temps chers à la vieille Angleterre, sinon à la jeune. Certaines phrases des mémoires de Byron donnent à penser que les mystères d’Almack durant les premières années du siècle ressemblaient parfois à ceux de la bonne déesse, et que sous George IV on avait vu pousser comme un regain du règne de Charles II. Il s’ensuit que M. Austin lui-même, comparant ses révélations et ses hardiesses à celles de Buckhurst par exemple, d’Etheredge ou de Rochester, doit s’apercevoir que ses plus virulentes attaques peuvent compter pour une sorte de plaidoyer indirect en faveur de ceux-là mêmes dont il critique les travers relativement inoffensifs. Pour que le défilé de Hyde-Park, les galeries du Théâtre de la Reine, les bals du West-End, ne lui aient pas fourni plus de corruptions à flétrir, — et si dans le franc-parler dont il se targue il ne faut pas démêler quelques réticences, — nous devons croire que les classes riches de son pays se sont singulièrement amendées. Relativement parlant, ceci nous paraît assez probable ; mais, pour reconnaître à ce phénomène le caractère absolu que lui prête à son insu le jeune satirique, il faudrait effacer de notre mémoire une foule de souvenirs importuns que nous a légués l’étude des romanciers modernes. Sans s’être montré aussi résolu à déshabiller la Vérité, à lever tous les masques, à bien étiqueter chaque vice, l’auteur des Newcomes par exemple nous a laissé entrevoir, sous les beaux dehors dont elles se parent, des misères morales bien autrement caractérisées, et les a fouillées d’un scalpel plus impitoyable. Il est vrai qu’il procédait volontiers par ironie, et son poétique émule se défend de toute intention railleuse. Il est jeune, sincère, nul frein n’enchaîne sa langue : il dira nettement ce qu’il a vu, ce qu’il sait, au lecteur ami qu’il prend familièrement sous le bras. Soit, mais qu’a-t-il vu ? Il a vu miss Skittles, — ou Skittles tout court, — conduire elle-même dans Rotten-row un attelage fringant ! Certes le scandale est grave ; mais il ne nous paraît pas avéré que, bien avant la saison de 1861, l’Angleterre n’ait vu beaucoup mieux ou pire, comme on voudra. Cette Skittles, dont les allures excentriques attiraient l’attention des plus sévères matrones, et dont elles s’entretenaient à huis clos plus que les convenances ne l’eussent permis, nous paraît, — de loin, il est vrai, — une bien pâle contre-épreuve de quelques célébrités du même ordre, Emma Lyons, qui fut lady Hamilton, ou cette mistress Elliot que ses relations avec Philippe-Égalité mêlèrent aux premiers événemens de 89. Elle n’en fournit pas moins au poète une façon de prosopopée.


O vous, s’écrie-t-il, chères demoiselles, à peine sorties du nid rustique, ― pour grignoter, gazouiller, voleter dans le West-End, — vous dont la fraîcheur rosée, les bouderies et les grâces changeantes, — s’épanouissent comme un printemps sur la ville charmée, — vous aussi, demoiselles un peu avariées, partant moins chères, — que trois, quatre saisons perdues ont vouées à un demi-désespoir, — dont l’ardeur baisse d’heure en heure, ― ainsi que s’use la puissance attractive de l’aimant, — et vous enfin, qui n’êtes plus demoiselles ni chères, — vierges mûres d’un placement impossible, tannées et fanées, — remplaçant par de feintes délicatesses l’embonpoint qui vous a fui, — sous le fard et la piété masquant vos peccadilles, — riches ou belles, prudes ou coquettes, répondez ! — de qui nous occupons-nous le plus, de Skittles ou de vous ?


Il paraît que la question est tranchée d’avance, car les personnes interpellées se bornent à rejeter leur défaite sur les indignes artifices de l’aventurière qui les écrase de sa supériorité ; mais l’inflexible moraliste (uncompromising moralist, le mot y est) ne leur laisse pas même cette consolation. — Non, dit-il, reconnaissons à l’homme le droit de chercher partout où ils sont les dons qui l’attirent, le naturel, l’esprit, la grâce. Aucune convention sociale ne trouble son flair et ne donne le change à ses instincts. Il préférera toujours l’oiseau libre et vagabond des forêts prohibées à celui dont une mère inquiète a rogné les ailes et qu’elle retient, à l’abri de tout danger, derrière les grilles de l’enclos. Maintenant, jeunes filles disposées à tout croire, laissez-vous persuader que vos rivales triomphent uniquement par ce qui les rend infâmes. Lorsque je proteste contre cet isolement et cet esclavage qui paralysent chez vous tout essor d’âme et d’intelligence, quand j’ajoute que pour vous et pour elles tout irait mieux si elles avaient votre innocence et que vous eussiez leur liberté, ne m’écoutez pas, je le veux bien ; mais alors, forcées de choisir entre l’indépendance qui avilit et l’asservissement qui met à l’abri du blâme, les unes préféreront au respect la liberté, tandis que les autres expieront par des regrets humiliés un parti-pris dont elles croient avoir eu l’initiative. Belle alternative établie par la morale systématique ! revêche, on reste poupée ; un sourire vous fait courtisane[4].

Si le dilemme était rigoureux, il serait désespérant ; mais l’on nous permettra de croire qu’entre ces deux redoutables extrémités il existe bien quelque moyen terme. Il y aurait ensuite beaucoup à dire sur la supériorité de grâce et d’esprit que le poète accorde si libéralement et si gratuitement aux belles affranchies de Rotten-row. On ne se targue pas volontiers de les connaître, et l’on sait pourtant, au moins par ouï-dire, qu’elles ont en général pour mérite éminent, pour unique avantage, ce qui les distingue le mieux des « oiseaux de basse-cour » aux ailes rognées, que le jeune satirique traite avec une familiarité si dédaigneuse, l’abandon de tout principe et de toute pudeur. Il y a donc là un malentendu qu’on doit attribuer à la précoce dépravation du goût chez une jeunesse mal contenue, et qui donne pour résultat un être hybride auquel M. Austin. aurait pu réserver une bonne partie de ses anathèmes : nous voulons parler de la fast young lady, c’est-à-dire de la jeune miss qui s’affranchit, elle aussi, des règles communes, parle sans broncher le jargon des clubs, adopte ou devance les modes les plus excentriques et les plus risquées, hante l’écurie, fume au besoin la cigarette et romprait en visière, s’il le fallait, aux Skittles les plus effrontées. Rien de haïssable à nos yeux comme cette émulation à rebours, ce contre-sens de la vanité, cet assouplissement de la fierté légitime, ce besoin de descendre et de chercher son niveau parmi les êtres infimes ou déclassés. S’ils devaient se propager et si nous étions réduits à désespérer des retours salutaires que l’âge et la réflexion peuvent amener chez ces pauvres enfans perdues de la fashion mal comprise, quelles mères, grand Dieu ! auraient les filles de nos fils !

En signalant ce sujet à la verve railleuse de M. Austin, nous le maintenons dans le cercle habituel de ses observations. Les femmes, et les femmes encore, il ne connaît guère d’autre sujet, ou du moins nul autre ne l’intéresse à un si haut point. Lui-même s’en aperçoit et se justifie avec un sourire de cette préoccupation que son âge explique. « La science a démontré, dit-il, que jusqu’à certain degré de leur développement tous les embryons appartiennent au sexe le plus faible. De même pour nos vertus viriles, qui sont certainement des vices féminins parvenus à maturité. Or les savans qui s’arment du scalpel pour rechercher dans l’organisme le principe vital se sont aperçus que le fœtus servait mieux leurs desseins, et on ne doit pas s’étonner que je m’approprie les avantages de leur méthode. » Là-dessus, et de par cette logique triomphante, il s’en va, binocle en main, observer les poses savantes que prennent, accoudées au velours des loges, les belles habituées du théâtre où régnait Lumley. Leurs épaules nacrées, leurs beaux bras nus, la mollesse calculée, la savante lenteur de leurs moindres mouvemens, voilà ce qu’il faut étudier quand on est moraliste et lorsqu’on se sent inexorable ; mais alors il arrive infailliblement qu’on s’attendrit, malgré soi, sur le sort de ces charmantes séductrices. Tout à l’heure encore on les montrait frivoles ou dissimulées, on se plaignait de ces cœurs si bien cachés dans ces blanches poitrines que rien ne voile, et maintenant la vue se trouble, la scène change. Ce sont elles, ce sont ces êtres faibles et confians qu’on nous montrera écrasés dans les redoutables engrenages de la machine sociale. En attendant, suivons-les, au sortir du théâtre où elles viennent de faire pleuvoir leurs bouquets sur la Traviata, dans la salle de bal où elles vont rejoindre les valseurs impatiens. Comme Byron, son modèle, le poète exagère un peu les côtés périlleux de ces danses vertigineuses, où il ne tiendrait qu’à nous, d’après lui, de retrouver une véritable kermesse sensuelle et brutale comme celles que peignait Rubens jusqu’au moment où le tableau change brusquement d’aspect. Tout à l’heure encore les bras s’enlaçaient, les poitrines palpitaient, les fleurs tombaient des tresses dénouées, les ceintures semblaient se relâcher d’elles-mêmes, et la transparence des gazes, l’enivrement des parfums, égaraient à l’envi la pensée ; mais un coup de baguette transforme en une espèce de bazar le salon où nous avons suivi l’impitoyable magicien, et l’orgie naissante devient tout simplement un encan matrimonial.


« Ces belles personnes, à bout de souffle, — et pour qui la danse est affaire de vie ou de mort, — sont tout uniment des demoiselles que la valse est appelée à damer. — Reconnaissez dans les matrones souriantes — qui réglementent l’ordre des pas, les serremens de mains, les soupirs, — ces évaluateurs habiles qui gourmandent l’acheteur timide, — et adjugent leurs filles à l’enchérisseur le plus généreux. »


Suit un retour assez naturel sur cet âge d’or (exista-t-il jamais ?) où l’amour sincère, la tendresse mutuelle des jeunes gens, étaient seuls consultés, où on laissait un libre essor à des sentimens spontanés, où ils germaient et grandissaient sous l’influence alterne de l’absence et de la réunion, de la sécheresse et de la rosée, où l’intervention prématurée des parens ne hâtait pas l’éclosion du secret encore enfoui dans les ténèbres d’une jeune âme. Ce secret, mûr enfin, tombait de lui-même dans le sein maternel. Et si par hasard les conditions d’un hymen raisonnable n’étaient pas remplies, si le jeune fiancé riche d’amour n’avait pas les ressources indispensables à un chef de famille,…


« Il n’était pas exilé pour cela par un sort vénal. — L’enfant pouvait travailler, la jeune fille pouvait attendre. — Mêlé aux plus sérieux intérêts de la vie, — l’amour sanctifiait la lutte et allégeait le travail. — Plus de dangers qu’on ne brave, plus de rigueurs qu’on n’endure, — quand on a devant soi la promesse d’un si beau guerdon ! — Celle que j’aime sera mienne, et, ceci dit bravement, — le plus triste labeur devenait œuvre divine, — aussi longtemps qu’on se savait en elle un appui dévoué… »


Les progrès de la morale ont changé tout ceci et prescrivent la surveillance la plus stricte. Plus de paroles échangées à voix basse, plus de pitié pour les muettes confidences du regard. Le joli tournoi des préliminaires amoureux ne doit rien avoir de caché pour les juges du camp. La flânerie à deux au sein des vertes prairies, les promenades crépusculaires, ne se prêtent plus, comme jadis, au mutuel épanchement des jeunes cœurs.


« Après deux bals, trois dîners, une exhibition florale : — Expliquez-vous, monsieur, que penser de vos intentions ? On ne joue pas avec le cœur de ma fille. — En effet j’espérais,… bien qu’à vrai dire ma position présente… — Un instant ! dois-je croire que vous êtes endetté ?… Dans ce cas, avouez que vous élevez une singulière prétention. — Le soupirant éconduit se console de son mieux. — Et la jeune fille ? Elle épouse un capital doublé d’un homme. »


A vrai dire, — et nous aurons occasion de nous en convaincre, — c’est là le principal grief du poète contre notre état social. Le cœur et la dot constituent l’antithèse de tous ses récits. Blanche Darley, la douce et candide enfant vers qui volent tous les cœurs, et dont on se dispute les chastes sourires, brille à peine un moment sur l’horizon. On vient de la saluer reine, et la rumeur de son premier triomphe n’est pas encore apaisée que Vaux ne craint pas d’aspirer à elle.


« Qui, Vaux ? ce blême familier des lieux infâmes ! — Vaux, ce débris éclopé, courbé, chancelant, paralytique, — comte de droit, homme seulement par courtoisie ; — ce faux soldat tout couvert de cicatrices, — dont pas une seule ne vient des champs de bataille ! » Mais la jeunesse indignée a beau réclamer : la vie n’est pas affaire de sentiment. Mercure, tout comme Mars, trouve faveur auprès de Vénus. Donc taisez-vous, langues importunes !

Hu’sh your lewd tattle ! seek your slighted beds !
A cornet waltzes, but a colonel weds.
The Countess comes.

Une pairie, une maison splendide, un mari goutteux et décrépit avant l’âge, qui donc n’accepterait un si beau marché ? Cette vieillesse anticipée du comte figure d’ailleurs au chapitre des compensations, car

The mother’s milk but mars the maiden’s mould,


et l’admirable beauté de la jeune comtesse n’aura pas à redouter les ravages d’une fécondité désastreuse ; mais, tandis qu’on l’admire au parc, dans ce brillant équipage où son mari ne monte guère et autour duquel se presse la fine fleur du dandysme, voici qu’une incroyable nouvelle circule, toujours rinforzando, malgré les doutes qu’elle soulève : « Blanche Vaux est menacée du divorce !… » Or il y a de par le monde un pauvre jeune homme, un cœur brave et loyal, que Blanche aimait, à qui elle a donné des gages d’une tendresse imprudente, et qui n’en a pas moins supporté avec une résignation chevaleresque le coup porté à ses plus chères espérances. A son retour de Crimée, ils se sont revus, et il n’eût tenu qu’à lui de soulever le masque léger sous lequel la jeune comtesse lui dérobe un amour tout prêt à renaître. Frank néanmoins s’interdit toute espérance coupable, et pour prix de son abnégation il voit cet amour, découragé par son humble réserve, s’égarer sur quelque indigne rival ; mais cette fois la mesure est comble. Il a survécu à l’écroulement de ses rêves, il ne survivra pas à la dégradation de celle qu’il a tant aimée, et de propos délibéré courra chercher la mort dans le cratère en éruption de la grande révolte indienne.

Ce petit roman, égaré dans une satire où il n’était pas rigoureusement appelé par l’ordre logique de la composition, ressemble fort, — ceci n’est pourtant qu’une conjecture, — à une de ces menues chroniques du monde élégant qui se racontent longtemps tout bas avant qu’une douteuse publicité s’en empare au profit de la curiosité vulgaire. Cela étant, nous comprendrions mieux le scandale causé par le début littéraire de M. Austin et les airs offusqués de certains critiques dont il s’irrita plus que de raison. Il fut ainsi poussé à des représailles sur lesquelles nous devons nous expliquer nettement malgré la répugnance que nous éprouvons toujours à user de sévérité envers un homme dont les intentions et le talent ont droit à beaucoup d’égards. Nous ne saurions cependant lui dissimuler ce qu’il y a de tristement suranné dans sa façon de comprendre la polémique littéraire. Les injures, les invectives personnelles, rimées à loisir par un homme de sang-froid, ne se comprennent plus aujourd’hui. Et ce n’est pas d’hier qu’elles ont porté malheur à quiconque s’en est voulu servir. Regnard conspuant Boileau, Voltaire lui-même quand il entre en lice contre Fréron, Nonotte et Desfontaines, rappellent malheureusement Trissotin et Vadius. Churchill est plus odieux encore quand il insulte à la vieillesse d’Hogarth, et c’est tout au plus si les rigueurs, les persécutions d’une mère dénaturée ont justifié Richard Savage d’avoir invoqué contre elle le secours des muses vengeresses. Qui saura comprendre leur haute mission ne les abaissera jamais jusqu’à l’insulte, et on se rend coupable d’un crime de lèse-poésie quand on abuse de ce don sacré pour dégrader dans la personne même de l’écrivain, — fût-ce du plus humble et du moins méritant, — la classe à laquelle il appartient, la noble profession qu’il exerce. Ces vérités-là, devenues banales et gagnant chaque jour du terrain, ont exclu de la critique permise tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une diffamation privée. Avec son goût si sûr, sa mesure si parfaite, Boileau, que nous nommions tout à l’heure, ne se permettrait pas de nos jours certaines allusions blessantes qui étaient encore de mise à son époque. Nous le verrions, supprimer, non sans quelque regret d’avoir pu les écrire, les traits décochés à ce malheureux Colletet, qui,

…….. crotté jusqu’à l’échine,
Va mendier son pain de cuisine en cuisine.

Aussi regretterons-nous de les voir paraphrasés avec une malencontreuse insistance dans la satire adressée aux censeurs qui s’étaient permis de traiter légèrement les débuts de M. Austin. Comme ce dernier a pris soin de réimprimer en note les passages qui l’avaient particulièrement choqué, nous pouvons mesurer exactement la défense à l’attaque, et dire en toute sûreté de conscience que celle-ci ne justifiait en aucune façon une riposte, pareille. Les deux aristarques, — plus ou moins compétens, plus ou moins équitables, — que le poète prit spécialement à partie n’avaient aucunement empiété au-delà de leurs attributions, et ne s’étaient occupés que de l’ouvrage soumis au public, non de l’auteur, de sa vie ou de sa personne, qui étaient restées, comme cela se devait, en dehors du débat. Où donc le satirist puisait-il le droit de reprocher à l’un ses humbles débuts derrière un comptoir, à l’autre les lacunes de son éducation, à tous deux le singulier tort d’écrire pour vivre, d’avoir fait de leur plume un gagne-pain ? Comment un poète qui est en même temps un gentleman ne s’abstenait-il pas de porter la querelle sur ce terrain, et ne voyait-il pas que les imputations avilissantes dont il accable ses antagonistes ricochent sur lui, qui accepte la lutte avec eux ? Ici nous touchons à un trait distinctif de la hiérarchie sociale admise chez nos voisins, et qui s’accuse nettement jusqu’au sein de ce que nos aïeux les plus monarchiques appelaient la « république » des lettres. Un impérieux préjugé s’élève contre quiconque, n’ayant pas ses brevets de scholar et n’offrant pas toutes les garanties universitaires, prétend se mêler d’écrire, à plus forte raison de régenter ceux qui écrivent. Un autre préjugé, non moins impérieux, jette dans un certain discrédit, — contrairement aux idées reçues en toute autre matière, — le travail régulier de l’homme qui voue son existence à la littérature envisagée comme profession. Par une inconséquence flagrante, il est complètement admis que le prêtre doit vivre de l’autel, et on conteste à l’écrivain, même alors qu’il n’a pas d’autres ressources, le bénéfice qu’il tire du produit de ses ouvrages. Contester, c’est trop dire : ce bénéfice est reconnu légitime ; mais il déclasse, il diminue l’homme assez maltraité par le sort pour que son existence matérielle en dépende absolument. Ce n’est plus un gentleman, c’est un tradesman à qui, s’il s’émancipe, un bel esprit de salons, un poète bien né, bien renté, pourvu de belles relations et de loisirs indépendans, jettera fort bas la qualification de « valet » ou de « roquet, » d’« oiseau de mansarde, » voire de « manant » et de « drôle » au besoin[5]. N’est-ce pas, nous le demandons, outrer singulièrement le privilège aristocratique, et si Cambridge, Eton, Oxford, ne forment pas à de meilleures façons les nourrissons d’élite qu’on leur confie, doit-on se targuer tellement d’y avoir passé ?

Merveille d’inconséquence ! le poète recueille ensuite con amore les hommages que la presse lui a rendus, les éloges que son mérite a reçus d’elle. De qui, émanent ces jugemens favorables ? D’écrivains évidemment placés dans les mêmes conditions que ceux dont il croit avoir à se plaindre. Si ces derniers sont aussi méprisables qu’il le proclame, comment l’opinion favorable des autres peut-elle avoir quelque prix à ses yeux ? Ou bien, renversons les termes de la proposition, s’il se reconnaît justiciable des premiers, comment admettre qu’il ait à récuser les seconds, et que ceux-ci soient vraiment les misérables parasites dont il peint en des termes si durs les rapports avec le monde élégant ? « Quand ils ont dîné à quinze pence par tête — du volume qu’ils ont pu critiquer et vendre, mais qu’ils n’ont pas lu, — il arrive de temps en temps par une faveur du destin, — qu’ils prennent l’omnibus de Brompton et vont frapper à la porte des grands. — Bloquer l’escalier, peut-être même arriver jusqu’à la porte, — faire danser une tapisserie (wall-flower), occuper un ennuyeux, — regarder le whist, fournir un quatrième, s’il est requis, — se glisser, après les autres convives, vers la table du souper, — avaler les glaces en fusion, vider jusqu’aux lies des bouteilles entamées, — et protester bien haut, penser peut-être que c’est là un régal des dieux, ― puis, évitant les fiacres indiscrets et railleurs, — regagner à pied, faute de véhicules économiques, son grenier de Fleet-street, — trébucher dans l’escalier obscur et périlleux, trouver son feu éteint, sa note non acquittée, ― décrire alors les splendeurs du banquet et la gaîté des causeries, — payer ainsi l’accueil glacial et le champagne attiédi : — tels sont les corvées légères du scribe rompu à son métier de cheval. »


C’est fort à regret, on peut le croire, que nous avons dû, pour justifier la vivacité de nos reproches, placer ici un spécimen textuel de ces aménités significatives. Plus elles s’éloignent de nos traditions françaises, plus elles choquent nos idées de savoir-vivre, plus nous sommes tentés de reléguer parmi les banalités archéologiques ces armes du temps jadis, aussi hors d’usage que l’arquebuse à rouet ou le mousquet à mèche, mieux aussi s’accuse la différence des résultats révolutionnaires obtenus chez nous et chez nos voisins. Ils nous ont, il est vrai, devancés ; mais leur émancipation n’a pas été aussi complète que la nôtre. Leur affranchissement, prématuré peut-être, a laissé subsister dans leurs notions hiérarchiques on ne sait quelle rouille tenace dont rien ne semble pouvoir les débarrasser. Malgré la tendance pratique de leur esprit, ils n’en sont pas encore à savoir que le moindre inventeur devrait, en bonne justice, prendre le pas sur le plus noble pair du royaume. La vanité que mettaient nos anciens preux à ne pas savoir signer leur nom se retrouve, bien qu’atténuée, dans l’aversion de certains gentilshommes anglais pour tout ce qui est savoir professionnel, industrie de la pensée, emploi régulier de l’intelligence et de ses dons subtils. Comment ne signalerions-nous pas en passant un si curieux phénomène ? Et fallait-il adhérer par notre silence aux bizarres appréciations, aux fantasques dédains d’un esprit distingué que la colère aveuglait sans doute quand il abusait ainsi du droit de légitime défense ?


II

N’insistons pas outre mesure. Sans se désavouer en termes exprès, M. Austin a laissé entrevoir qu’il n’entendait pas continuer une guerre mal engagée. Nous pourrions relever dans sa Tragédie humaine tels et tels passages qui nous le représentent sous un aspect plus pacifique. L’athlète a déposé le ceste, et le satirique ne brandit plus qu’en passant son « fouet enflammé » sur la tête des ennemis qu’il se flatte sans doute d’avoir réduits au silence. Quoi qu’il en soit, le poème ou plutôt le roman poétique dont nous venons d’écrire le titre réveille à peine, par quelques allusions passagères, le souvenir de la lutte récente. Nous y retrouvons encore maint retour d’humeur satirique, mais détendue pour ainsi dire, et la loyale confession du jeune écrivain : « je raille des folies que j’aime, » semble indiquer la note dominante de ce récit, qui rappelle en même temps, le Beppo de Byron et la Namouna de Musset.

Ce sont les mêmes strophes à l’allure abandonnée, le même, sans-gêne apparent, le même soin apporté à la broderie d’un récit qui va comme il peut, tantôt repris, tantôt délaissé, simple prétexte, d’arabesques et de fioritures. Avant qu’il ait été seulement effleuré, nous avons déjà fait, en une vingtaine de strophes, le tour à peu près complet des grandes villes européennes, comparé Vienne à Paris et l’une à l’autre les principales cités italiennes. La palme reste non pas à Gênes la superbe, non pas à la triste Venise, mais à Florence, la vieille ville des Médicis, promue tout récemment au rôle de capitale. Rome a contre elle son prêtre-roi, Naples sa fermentation volcanique. Paris serait charmant, s’il n’était ruineux.


« Parlez-moi de Florence, jamais malpropre, toujours économique,. — et qui vous prodigue de façon ou d’autre son caffè nero, — son cioccolate, ses paste, ses gelati, ses sorbets parfumés, — ses vins nombreux (je préfère celui d’Asti), — dont les uns sont âpres et verts, les autres plus doux que miel. — Tout voyageur vous dira, si vous insistez sur ce chapitre, — qu’on y peut gaillardement déjeuner pour quelques centesimi. »


Et plus loin, à dix strophes de là :


« Je parlais de Florence. Notre histoire nous y mènera, ― Mais elle débute en Angleterre, — où les hommes, à tout prendre, nous offrent les plus nobles échantillons de l’espèce, — où les femmes sont plus belles et plus aimantes que partout ailleurs. — Je ne fais pas mystère de mes projets. Je compte dérouler ici — les aventures d’un couple uni par l’hymen et d’un homme condamné au célibat. — Ce simple trio, sans aucun accessoire, — me fournira tous les éléments de la tragédie humaine. »


À la bonne heure ; mais avant qu’on nous ait seulement nommé les trois acteurs du drame, il aura été question des catholiques émancipés, du vote secret demandé par les radicaux, de la politique whig et de ses éternelles mystifications, plus d’un livre intitulé la Vie des Saints, à propos duquel M. Austin se demande pourquoi on n’écrit pas la Vie des Pécheurs, certain, dit-il, que cet autre livre se vendrait encore mieux. Ces longs détours, ces divagations à perdre haleine, s’embranchent et s’enchevêtrent autour d’une historiette dont le début nous remet en mémoire la malheureuse Blanche Darley. Comme ce personnage de la Saison, la belle Mary ***, s’est promenée tout un printemps au bras d’Hubert Wardour en tout bien, tout honneur, ainsi que cela se pratique, à ce qu’il parait, lorsque le jeune amoureux, retenu par le sentiment de sa pauvreté, n’ose prononcer le mot d’hymen ; mais, l’heure de la séparation venant à sonner, nos deux jeunes gens, laissés seuls pendant quelques minutes et cédant à une irrésistible émotion, sont tombés dans les bras l’un de l’autre. Ce baiser fiévreux, qu’un bruit de pas interrompt, engage l’action et noue le drame. Hubert, rentrera Londres, y reçoit, quelques semaines plus tard, un billet de miss Mary ; qui lui fait timidement pressentir son prochain mariage. « Formez quelques vœux pour mon bonheur, afin que nulle amertume ne trouble ma joie… — Si mes vœux peuvent avoir la moindre influence sur vos destinées, votre avenir conjugal sera prospère, lui répond-il aussitôt ; mais je le crois en grand péril, s’il dépend aucunement des souhaits qu’un étranger peut adresser au ciel. » Là-dessus, avec un geste de mépris il scelle sa lettre… et va dîner, sans se douter le moins du monde que cette amourette esquissée au passage, et après tant d’autres, puisse lui tenir autrement au cœur. Mary elle-même n’a pu le soupçonner en lisant les trois ou quatre billets qu’il a cru devoir à leurs pathétiques adieux. Elle a répondu sur le même ton, et l’herbe pousse déjà sur la verte allée de leur naissant amour. Pourtant, accoudée à son balcon pendant les nuits d’été, ce n’est point à son fiancé que rêve la jeune fille : sir Gilbert, le riche baronnet, n’a aucune place dans ces longues méditations où parfois elle sent frémir ses lèvres, comme effleurées par elles d’un fantôme importun, d’un indiscret souvenir. Aussi, libre de toute influence, elle se refuserait à l’hymen qu’on lui propose ; mais les prières, les gronderies, les obsessions de tout ordre usent peu à peu sa résistance, dont le vrai motif est à peu près soupçonné par sa mère. Qu’objecter d’ailleurs à sir Gilbert ? Il a trente-cinq ans au plus, sa santé n’a point trop souffert, il manie le fleuret avec une rare distinction et se connaît en vins comme en escrime. Ce n’est point un lettré de premier ordre, mais il nommerait sans hésiter l’auteur d’Othello. Ses agrémens personnels ne lui permettent pas de rivaliser avec Adonis, mais ses attelages sont irréprochables. Donc le mariage est convenu, et Mary, accompagnée de sa mère, vaque aux emplettes de son trousseau, lorsque ces dames, venant à rencontrer Hubert, l’engagent poliment à renouveler sa visite. Trois semaines au plus doivent s’écouler avant la noce, on peut donc sans danger faire acte de courtoisie. Ainsi raisonne l’imprudente mère, et Hubert lui-même ne la démentirait pas, tant il se trouve indifférent à la nouvelle qu’on lui notifie. Ce n’est la pourtant qu’une illusion, et quand il reverra, seul avec Mary, ce lac dont tant de fois ils ont suivi les marges humides, lorsque, debout auprès d’elle et laissant tomber un regard sur ce visage qu’elle cherche à lui dérober, il y surprendra des larmes involontaires, adieu ce sang-froid superbe, cette indifférence impassible dont il se targuait si consciencieusement ! Une grotte est près de là, — qui rappelle un peu celle de Didon, — mais d’où Mary sortira moins coupable que la reine de Carthage, grâce aux scrupules découragés du rival de sir Gilbert. Pauvre comme il l’est, le bonheur de la jeune fille qu’il associerait à son sort courrait, en vérité, trop de risques. Il renonce donc à elle, précisément parce qu’il l’aime, et Mary elle-même, redoutant d’enchaîner, de limiter l’avenir qu’elle croit ouvert devant lui, l’encourage à ce sacrifice. Un dernier baiser, un adieu frémissant, et que prolongent toute sorte d’innocens subterfuges, l’octroi d’un gage d’amour que la pâle fiancée détache de sa poitrine, et que le jeune stoïque fixe pour jamais sur son cœur, — après le départ de celui-ci quelques lettres passionnées que les parens interceptent au passage, des vers d’amour qu’Hubert adresse à son amie, et qu’il veut posséder copiés de sa main, terminent le premier chant du poème, et la toile tombe au moment où les nouveaux mariés montent ensemble dans la chaise de poste traditionnelle.

Peut-être nos lectrices seront-elles scandalisées d’apprendre qu’Hubert, loin de s’abîmer dans un désespoir stérile, cherche très naturellement à se consoler. Le poète ne nous dit pas en termes exprès de quelle façon, mais il le laisse très suffisamment deviner, et fustige de main de maître les utilitaires qui voudraient voir le jeune homme pauvre demander au travail l’oubli de ses déceptions amoureuses.

We are not, please you, sir, all beasts of burden,


Les natures d’élite ne savent point obéir aux lois qui régissent la vulgaire multitude. Pour se soustraire à de douloureux souvenirs, elles s’abandonnent tout simplement à l’inconstance de leurs penchans. C’est leur droit, leur privilège spécial, que les « bêtes de somme » dont parle le poète seraient mal venues à revendiquer ; reste à savoir si celles-ci ne sont pas plus vite et plus sûrement consolées. On le croirait en voyant Hubert, exilé par l’ennui, porter ses pénates en Italie et se fixer provisoirement au cœur de cette Florence que le poète chantait naguère sur un mode lyrique. Il ne part cependant qu’après avoir cherché près de lady Gilbert une explication suprême, d’abord embarrassée et suivie de nouvelles effusions plus passionnées que jamais. Heureusement la jeune femme, puisant quelque force dans sa faiblesse même, est encore sortie saine et sauve de cette épreuve nouvelle.

Florence pourtant a beau être la cité par excellence, un paradis à bon marché, peuplé de bonnes âmes hospitalières et paisibles, de souvenirs puissans qui calment et fortifient : la patrie de Dante et de Galilée, de Michel-Ange et de Savonarole, ne parvient pas à combler le vide qui s’est fait dans le cœur d’Hubert. Un vague besoin d’action tourmente cette organisation condamnée au repos. Ni la contemplation des chefs-d’œuvre de l’art, ni les enivrantes soirées de la Pergola, ni les douceurs proverbiales de la familiarité toscane, n’ont plus assez de prise sur elle, et le clairon qui annonce les débuts de la guerre de l’indépendance la fait au contraire tressaillir de joie. Hubert, sollicité à une vie nouvelle, va revêtir l’uniforme et saisir une épée, lorsqu’au milieu de ses préoccupations guerrières son passé se dresse tout à coup devant lui. Le bras de lady Gilbert s’est posé sur le sien. Seule auprès de son mari mourant, n’ayant pour combattre les progrès de la fièvre des maremmes que l’assistance de quelques mercenaires étrangers, elle croit pouvoir faire appel à la généreuse affection dont Hubert lui a donné tant de preuves. Après quelques hésitations, il la suit en effet au chevet du malade, et tous deux, par un bel assaut de dévouement, le disputent avec succès à la mort. Grâce à leurs soins, sir Gilbert, ressuscité, se ranime par degrés. Un jour, laissé seul, il se sent la force de quitter sa couche brûlante. Il aspire avec bonheur les premières bouffées de la brise printanière, il emplit ses oreilles du gazouillement des oiseaux, du bourdonnement des abeilles et du bruit des eaux lointaines ; puis, d’un pas encore débile, étayant aux murs sa marche vacillante, il se traîne dans l’appartement silencieux, et, venant à pousser une porte entr’ouverte devant lui, se trouve en face d’Hubert et de Mary,… profondément endormis dans les bras l’un de l’autre.

Au cri qui sort de ses lèvres tremblantes, Hubert se réveille seul, et reçoit, le front baissé, l’impuissant anathème que lui jette l’homme dont il a sauvé la vie, mais dont il n’a pas respecté les droits et l’honneur. Quant à Mary, elle n’a pas même rouvert les yeux. Comme un luth trop tendu dont le plus léger choc doit briser les cordes, le cri de son mari a suffi pour la foudroyer sur place et la transporter dans le « ténébreux au-delà. » Sans que le baronnet y mette obstacle, Hubert escorte jusqu’au cimetière la pauvre femme que son amour a tuée. Sir Gilbert le reçoit ensuite avec une sorte de pardon, et tous deux se donnent rendez-vous sur les champs de bataille italiens, où le poète les perd de vue,

…….. In the rattle
Of maddened tumbrils and the reek or battle.


III

Avant d’esquisser rapidement le dessein général du roman-poème que nous regardons, malgré ses extravagances, comme le chef-d’œuvre de M. Austin, nous avons essayé de caractériser la désinvolture et la grâce du style qui lui sert de passe-port. C’est par là surtout que vivent ces conceptions discursives, où la fable proprement dite, sans cesse immolée aux caprices du poète et dépouillée du rôle principal, devient un accessoire tel quel, traité avec toute la négligence imaginable. Un beau plant de vigne, repliant et tordant ses pampres noueux, son feuillage opulent, ses vrilles flexibles autour du premier poteau venu, serait assez l’emblème de ces variations exécutées sur le thème le plus simple et le plus insignifiant. On chante ce qui ne valait guère la peine d’être dit, et si on le chante bien, la musique doit faire passer les paroles.

La prose cependant est plus formaliste que fa poésie, et ne se prête pas avec la même complaisance à déguiser, sous les luxuriances de la forme, les lacunes ou l’inanité du fond. Le roman de M. Austin, une Épreuve d’artiste, démontrerait au besoin cette vérité banale. Dans cette œuvre comme dans celles qui lui avaient frayé la voie, le talent de l’auteur se dégage encore ça et là, comme par éclairs et brusques saillies, mais sans pouvoir racheter ni déguiser tout ce qu’il y a d’artifice paradoxal, d’outrances affectées, de combinaisons hasardeuses, dans les données premières et les développemens de cette fable bizarre.

Le principal objet du romancier est de mettre en lutte avec les tendances du XIXe siècle une nature d’artiste, et, dans la pensée de l’auteur, le récit devrait tirer son intérêt de cet antagonisme, qui aboutit d’abord à une défaite, puis à une victoire signalée. Ce programme, en lui-même et dans sa généralité, n’a rien de vulgaire : reste à savoir dans quelle mesure et par quels moyens on le réalisera. Or nous devons avouer que nous en sommes réduit à de très vagues conjectures sur le rapport qui existe entre les intentions délibérées de M. Austin et les combinaisons par lesquelles il a cru pouvoir les réaliser.

Son héros, — ou, comme il le dit, sa « figure centrale, » — est évidemment Mortimer Dyneley, en qui nous retrouvons, presque trait pour trait, un frère de Hubert Wardour de la Tragédie humaine. Tous deux ont une supériorité intellectuelle généralement reconnue, tous deux refusent de lui donner un emploi régulier, qu’ils regardent comme une déchéance, tous deux paraissent aimer la vie oisive et facile, et mépriser les « bêtes de somme, » auxquelles en définitive ils sont redevables et de leurs jouissances et de leurs loisirs. Ajoutons que tous deux tiennent l’Italie en grande estime, et ne professent pour leur pays qu’un goût des plus modérés ? Chacun d’eux enfin tombe dans le piège d’un amour malheureux, et, après avoir vu sa maîtresse devenir la femme d’un autre, est ainsi conduit à un adultère qui ne le dédommage ni ne le venge. Voilà, pensera-t-on, bien des ressemblances, et cependant nous ne les avons pas toutes accusées. Mortimer Dyneley est par lui-même aussi pauvre que Hubert Wardour ; mais il a un oncle très riche, qui, spéculant sur l’avenir promis à un neveu aussi distingué, le prend à sa solde et le pensionne largement en attendant qu’il l’introduise à la chambre des communes et fasse de lui le marchepied de son ambition politique. Un ami intime de Mortimer, Grattan Horncastle, arrivé par une sorte de miracle à un siège parlementaire, d’où sa misérable condition de fortune semblait l’exclure, travaille, complice intéressé, dans le même sens que le vieux millionnaire. Ils s’entendront facilement pour combattre chez leur futur auxiliaire toute tendance, toute passion contraire à leurs vues. Mortimer cependant s’est épris d’une jeune et belle personne qu’il voyait dépérir sous l’inintelligent despotisme d’une famille aux idées étroites. Une inspiration généreuse et simplement amicale l’a d’abord entraîné vers miss Chesterton ; la fierté résignée, la sincérité, la loyale confiance qu’il trouve en elle, le captivent tout à fait et le décident à lui offrir sa main. Les parens d’Isabelle, qui avaient rêvé pour leur fille un mariage tout autrement brillant, élèvent alors mille difficultés. La position de Mortimer leur paraît trop dépendante, trop mal garantie, et l’intervention de Roger Dyneley, l’oncle opulent, pourrait seule vaincre leurs scrupules. Or on sait que Roger Dyneley a déjà de bonnes raisons pour tâcher de faire avorter par mille faux-fuyans une combinaison fatale à ses projets. Il en aura de meilleures encore quand il aura vu miss Chesterton, dont la fraîche beauté réveille la convoitise de ce libertin blasé. De concert avec Grattan Horncastle, il éloigne un moment Mortimer, et pendant que ce trop docile neveu poursuit les chances d’une élection chimérique, miss Chesterton, circonvenue par d’adroites manœuvres, trompée sur les dispositions de celui qu’elle aime, persuadée qu’elle se dévoue à sa fortune et qu’elle assure son avenir, consent à devenir la femme du perfide Roger. Celui-ci s’est doublement trompé en supposant qu’il pourrait se faire aimer d’Isabelle et que Mortimer se laisserait acheter à beaux deniers comptans un pardon facile. Sans s’inquiéter des conséquences, le neveu répudie les bienfaits de l’oncle, et ne veut plus rien accepter d’un homme qui l’a si indignement joué. La misère, qui lui apparaît tout à coup, ne l’effarouche pas, et, renonçant aux douceurs de son poétique far niente, il demande courageusement au travail littéraire les moyens de vivre sans s’avilir. La nécessité de quitter Londres et même l’Angleterre, où sa nouvelle situation lui crée des difficultés toutes spéciales, le détermine à s’établir sur les côtes de France. Une humble maisonnette des faubourgs de Caen reçoit ce déshérité du sort, et c’est de là qu’il adresse aux recueils périodiques dont il est devenu le collaborateur des communications de plus en plus fréquentes, de mieux en mieux accueillies.

Dans sa vie laborieuse et solitaire, un intérêt nouveau se dessine. Le hasard l’a mis en rapport avec un ancien militaire, le colonel de Saint-Front, père d’une simple et timide enfant qui assiste en silence à leurs longues causeries esthétiques. Ce qui suit est facile à prévoir. Mortimer, secrètement adoré de Marian, ne lui accorde en retour qu’un intérêt tout fraternel. Saint-Front venant à mourir sur ces entrefaites et lui léguant en quelque sorte la tutelle de l’enfant qui va rester sans protecteur, la situation devient plus délicate, et c’est justement alors qu’elle se complique d’un nouvel incident. Ramené pour quelques jours en Angleterre, Mortimer y rencontre, dans des circonstances éminemment périlleuses, la jeune femme qu’il accuse de l’avoir trahi. Les explications qu’ils ont ensemble pendant un orage dans une maison déserte leur révèlent à tous deux l’indigne complot dont ils ont été victimes, et comme pour détruire le reste de scrupules qui retenaient encore Mortimer aux prises avec sa passion d’hier subitement réveillée, Isabelle lui laisse entrevoir ou deviner les odieux traitemens auxquels elle est en butte de la part d’un mari exaspéré de sa froideur, torturé par une jalousie secrète, et sur lequel l’habitude des plus honteux désordres a repris peu à peu tout son empire. Ce n’est pas impunément qu’une situation pareille se révèle à un homme chez qui le besoin de consoler la victime stimule encore l’âpre rancune qu’il garde au bourreau. De cette maison fatale où l’orage les a trop longtemps retenus loin de tout regard indiscret, Mortimer et Isabelle emportent un remords mêlé de joie, le souvenir d’un éclair de félicité coupable. Peut-être ont-ils cru que cette heure d’ivresse les affranchirait définitivement ; mais ce n’est là qu’une illusion passagère, et la destinée inexorable les sépare presque aussitôt. Une lettre anonyme, écrite par la maîtresse de Grattan Horncastle, apprend à mistress Dyneley que Mortimer, adoré de Marian et tout disposé à la payer de retour, ne doit demander qu’à l’hymen l’apaisement et le bien-être domestique dont il a besoin. Sommée de se dévouer, de se sacrifier encore une fois, Isabelle n’hésite pas : elle rompt d’une main résolue le nouveau lien qui l’attache à Mortimer, et, le conjurant elle-même de se marier, elle met à ce prix la perspective de leur réunion ultérieure. Mortimer obéit, il épouse Marian, et — seulement lorsqu’elle est sur le point de le rendre père — apprend que mistress Roger Dyneley vient de donner un héritier à son vieil époux. La date de cette naissance coïncide avec une autre date à jamais gravée dans ses souvenirs, et ne lui permet guère aucun doute sur l’inavouable paternité dont il se trouve désormais investi à ses propres yeux. Le trouble où elle le jette, les démarches auxquelles il se croit obligé, suscitent la jalousie de Marian, jalousie bizarre qui se traduit par un immense désir de connaître sa rivale, de vivre auprès d’elle, et de réconcilier pour cela son mari avec Roger Dyneley, Sur ces entrefaites et pendant une absence de Mortimer, elle donne le jour à une petite fille qui meurt au bout de quelques heures. Par un caprice assez étrange, Marian veut provisoirement cacher un désastre qui doit, pense-t-elle, lui faire tort dans l’esprit de son mari, et obtient d’une jeune femme anglaise, récemment accouchée dans le même hôtel, qu’elle lui prêtera le baby nécessaire à cette pieuse fraude. Cette étrangère (qui a de bonnes raisons pour se montrer aussi complaisante) se prête à la substitution proposée ; mais avant le retour de son époux Marian découvre la lettre d’Isabelle, et, naturellement offensée de n’avoir dû la main de Mortimer qu’à la volonté de la seule femme qu’il aimât réellement, elle prend le parti de quitter à l’improviste le domicile conjugal, avec prière expresse qu’on ne cherche pas à découvrir ce qu’elle sera devenue. Offensé à son tour de cette conduite qu’il ne peut s’expliquer, le mari qu’elle condamne au veuvage renonce en effet à poursuivre la fugitive et se décide, séance tenante, à partir pour l’Italie, où il emmène, encore au maillot, l’enfant qu’il a tout lieu de croire sienne, mais qui est en réalité la fille de Grattan Horncastle et de la compagne illégitimement associée aux destins de cet aventurier politique.

Une vingtaine d’années s’écoulent. Mortimer Dyneley revient des Indes, où il est allé représenter un des grands organes de la presse anglaise. Au moment de partir, il avait expédié sa fille à mistress Dyneley, qui, devenue veuve, s’était chargée avec enthousiasme de cette tutelle officieuse. Une institutrice a été donnée à miss Florence, et dans cette institutrice aux mystérieuses allures force nous est de reconnaître Marian. Si nous ajoutons que le beau Walter Dyneley (l’héritier de Roger) est épris de sa jeune compagne et n’a point affaire à une ingrate, nous aurons initié nos lecteurs aux complications les plus essentielles de cette seconde partie du drame, inaugurée, nous l’avons dit, par le retour de Mortimer, mûri par l’âge et désabusé de sa prétendue vocation d’artiste. Quant aux accidens dont ce retour est suivi, on les retrouverait au besoin dans les péripéties finales de la Mère coupable. Il s’agit effectivement, comme dans le drame de Beaumarchais, d’éclaircir un malentendu qui jette un reflet d’inceste sur l’innocente flamme des deux jeunes gens. La présence de Marian et l’arrivée mystérieuse de Grattan Horncastle, dont la femme est mourante, facilitent singulièrement les explications indispensables. Du moment où il est avéré que Florence n’est point la sœur de Walter, leur mariage est affaire conclue d’avance. Mortimer Dyneley pourra désormais sans remords achever sa vie à côté d’eux, entre Marian, qui se repent de ses rigueurs, et Isabelle, qui lui a toujours conservé une affection épurée par le laps des ans.

Que si l’on nous demandait en quoi cette fable un peu confuse se rapporte au thème que semble s’être proposé l’écrivain, nous serions tenu de confesser notre embarras. Il n’est point très clair à nos yeux que le XIXe siècle soit responsable des vilenies fort exceptionnelles que l’auteur a mises sur le compte de Roger Dyneley et de Grattan Horncastle. Nous sommes tenu au contraire de croire sur parole que Mortimer représente « l’artiste » dans tout ce que ce mot comporte de plus imposant, et l’artiste, à ce compte, serait le jouet assez insignifiant des moindres hasards, sans principes bien assis, sans volonté arrêtée, susceptible tout au plus de certaines répugnances qui sont à l’usage de la plus vulgaire honnêteté, de certains entraînemens auxquels elle résiste sans trop de peine. Pourvu d’argent, il ne met la dignité de sa vie que dans certains raffinemens d’élégance et dans le choix intelligent de ses distractions quelquefois illicites. Aux prises avec la misère, il y puise tout justement l’énergie nécessaire pour remplir dans la grande armée de la publicité quotidienne un rôle de sous-lieutenant. En quoi le XIXe siècle est-il responsable de cette dégradation relative ? Serait-ce par hasard qu’il n’aurait pas accordé toute leur valeur aux élucubrations poétiques de Mortimer Dyneley ? Mais l’iniquité de ce dédain reste à démontrer, car nous dresserions sans peine une liste assez longue d’écrivains auxquels ce siècle si mal avisé, si distrait,. si rétif au sentiment des belles choses, a donné une éminence, une autorité, une renommée dignes d’envie. Si Mortimer Dyneley n’y figure pas, à qui la faute ?

Ceci dit, — et sans insister plus que de raison sur les inconséquences flagrantes qu’une si fidèle analyse avait pour but de mettre en relief, — nous reconnaîtrons dans la prose de M. Austin, comme dans ses vers satiriques ou sérieux, un rare mérite de forme. Les saillies heureuses abondent dans son dialogue, certaines nuances de caractère ou de sentiment sont rendues avec une délicatesse de pinceau presque féminine, et si on marche dans une sorte de dédale, on y marche du moins au milieu des fleurs. Il y a là un mélange de qualités rares et de défauts irritans dont nous ne pouvons qu’indiquer à peine l’étrangeté caractéristique. Les esprits timides ou délicats ont à coup sûr le droit de protester contre des prétentions trop affichées, contre des paradoxes trop crians, contre des combinaisons trop excentriques parfois et parfois aussi trop vulgaires. On ne peut cependant méconnaître l’originalité relative de l’écrivain, et il convenait, nous le croyons, de saisir au passage, dans son premier essor, — pour l’examiner, le discuter à loisir et le classer à son rang, — ce talent de gentilhomme tranchant et railleur, plus audacieux, plus méprisant que de raison, et cherchant à s’imposer de haute lutte plutôt qu’à se concilier les sympathies. Il convenait aussi de signaler une tradition qui semblait perdue et qui se renoue à l’improviste, la résurrection du byronisme retrouvé, comme par miracle, dans les ruines de Newstead-Abbey. Le voici bien avec son parti-pris de misanthropie, son feint abandon sujet à plus d’un retour, sa personnalité envahissante, — ne relevant apparemment que de lui et de ses caprices, mais dominé par la tyrannie du paradoxe et n’osant jamais être parfaitement simple, tant il a peur de sembler candide. Pour nous, qui l’avons beaucoup aimé, qui lui avons beaucoup pardonné, cette palingénésie a presque le charme du renouveau ; mais, tout en y cédant, nous sourions pour ainsi dire de notre faiblesse, qui probablement ne sera pas contagieuse. La jeunesse est vieille de nos jours ; elle ne se laisse prendre à aucune affectation, à aucune attitude, risquons le mot, à aucune pose. Le byronisme — sans lord Byron — passera difficilement par l’étamine de sa clairvoyante indifférence. Nous ne la lui reprocherons pas, mais il vaudrait peut-être mieux voir nos successeurs présomptifs un peu moins judicieux, un peu plus susceptibles d’entraînement, fût-ce au prix de quelque enthousiasme hors de propos. On en revient, après tout, de ces belles et généreuses crédulités ; mais la désillusion précoce nous garde à jamais. C’est « l’avare Achéron » du poète, et, fleuve pour fleuve, nous préférons l’Eurotas, l’Eurotas aux lauriers-roses, sur les bords duquel l’auteur de Caïn et de Don Juan est allé mourir au service d’une cause sacrée.


E-D. FORGUES.


  1. A dix-neuf ans, paraît-il, M. Austin préludait à ses futurs travaux par un roman que nous ne connaissons point, et qu’il semble regarder lui-même comme un « péché de jeunesse. »
  2. Intactum carmen, disait Horace. Satira tota nostra est, a répété Quintilien. Comment se trompaient-ils, et qui pensaient-ils tromper ?
  3. Self-crowned Democrat (The human Tragedy, st. CLXXVI).
  4. Nous avons résumé, sans oser la traduire littéralement, cette curieuse apostrophe, dont il fallait adoucir quelques nuances :
    Go, girls ! to church ! believing ail you hear,
    Think that their lack of virtue makes them dear,
    Unheeding me who say that ban and bar
    Make you the stupid stunted things you are…
  5. « Flog these whelping garret hounds… Uncloak these knaves… Turn on these whelps… Ye, varlets, do ye hear ?… » Tout ceci en trois pages (10, 11, 12). Encore une addition aux Amenities of Literature du vieux Disraeli.