Un Romancier galicien - Leopold von Sacher-Masoch, sa vie et ses œuvres

Un Romancier galicien - Leopold von Sacher-Masoch, sa vie et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 816-837).
UN
ROMANCIER GALICIEN

M. SACHER-MASOCH

I. Die Ideale unserer Zeit, 4 vol., Leipzig 1875. — II. Le Legs de Caïn, Paris 1874.

Le feu sacré s’est éteint chez toi, Allemagne, et le plus triste, c’est que tu l’as éteint toi-même. Longtemps il avait brillé comme une étoile qui montre le chemin ; mais tu n’as plus d’étoile, tu n’as plus d’idéal. Tu as versé du sang, tu as amassé de l’or, tu peux t’enorgueillir de tes conquêtes et de tes milliards. Que t’importe la haine des peuples ? que t’importent tes vertus, tes grandeurs passées ? — La vérité ? C’est le bouclier du malheur, mais ta prospérité se couronne de mensonges. — Le beau ? Tu as préféré la gloire sanglante de Rome à la gloire immortelle d’Athènes, tu n’auras désormais ni Homère ni Phidias. — La liberté ? Qu’en ferais-tu ? Comme les cohortes et la plèbe antiques, tu ne reconnais plus d’autres dieux que César ! » C’est par cette apostrophe que se termine une fougueuse satire contre les tendances allemandes depuis la guerre, publiée sous forme de roman par un écrivain autrichien dont le nom est déjà familier aux lecteurs de la Revue. Les Contes galiciens ont assuré à M. Sacher-Masoch une place brillante auprès de l’écrivain russe Tourguénef, dont il est l’émule. De même que l’auteur des Récits d’un chasseur, il a mis en lumière avec un rare talent des mœurs primitives ignorées jusque-là dans le reste de l’Europe, des caractères d’une originalité saisissante. A peine sort-il du cercle De Kolomea, un district de la Galicie. Ce théâtre étroit suffit au déploiement de toutes les passions humaines, rajeunies pour ainsi dire par le prestige de la couleur locale. Telle meunière porte sous sa tunique de peau de mouton l’âme de la grande Catherine, tel bandit a toutes les aspirations d’un conquérant, tel cabaretier juif résume en lui seul l’histoire entière de sa race persécutée, rampante, avide, haineuse, et si forte encore malgré l’abjection où l’ont jetée les insultes et les coups de fouet ; tous ces paysans petits-rus-siens sont beaux dans leur humilité mélancolique à l’égal de leurs pères les haydamaks, dont les Polonais n’ont pas oublié l’indomptable bravoure ; ce sont les mêmes traditions pastorales et guerrières conservées pieusement d’âge en âge. Le tableau qu’en traça Sacher-Masoch dans une série de récits marqués au coin d’un génie sauvage fut vivement goûté par le public français aussitôt qu’une traduction lui permit de l’apprécier. Il n’en avait pas été de même en Allemagne. Mille détracteurs s’étaient levés dès l’apparition du Legs de Caïn, qu’un critique autorisé, Gottschall, avait cependant proclamé tout d’abord une théodicée romanesque, une Divine Comédie en prose. La foule cria anathème au nom des principes du christianisme, tandis que le parti des libres penseurs compromettait le poète en le couronnant de lauriers au nom de Schopenhauer et de Darwin. C’était des deux côtés une guerre de pédans bien vaine. Mieux eût valu s’en tenir à estimer dans ces contes, dont le pessimisme ne nous parait pas plus odieux en somme que celui du Don Juan de lord Byron ou des écrits renommés de Hawthorne, la beauté incomparable des descriptions, l’étude puissante et fine à la fois des caractères, le sentiment profond de la nature, surtout une saveur franche et toute nouvelle, une sincérité d’impressions, qui nous fait croire volontiers ce que l’auteur affirme, qu’ils sont tracés avec le sang même de son cœur. Du reste il est probable que M. Sacher-Masoch lui-même se trompe sur ce qui fait sa propre valeur. Il croit relever de l’idéalisme parce qu’il prend toujours pour point de départ de ses œuvres une idée abstraite que ses personnages ont mission de développer ; mais ce qui nous captive, ce ne sont pas les théories philosophiques et sociales qu’il met dans leur bouche, théories souvent suspectes, ce sont les personnages eux-mêmes, les nuances subtiles de leurs sentimens et de leurs passions. On ne se rappelle pas comme des êtres de fiction, comme des héros ou des héroïnes de roman ordinaires, le don Juan de Kolomea racontant entre le rire et les larmes, dans une auberge de village, l’histoire de ses changeantes amours, ni Catherine, la paysanne devenue grande dame, passant dans son traîneau magnifique auprès du feu de bivac de la garde rurale, où le capitulant qu’elle a fait enrôler de force tient un instant son sort entre ses mains, ni cette implacable et superbe Théodosie ordonnant l’exécution de son amant le voleur avec l’autorité d’une tsarine qui signe l’arrêt de mort d’un favori devenu dangereux, ni aucune des figures, fussent-elles fugitives, qu’a évoquées Sacher-Masoch. Non, chacun croit les avoir réellement rencontrées, on les entend, on les voit, elles respirent, elles agissent, elles vivent. « J’aime mieux, a dit une fois leur hardi créateur, la plus laide vérité que le plus séduisant mensonge. » Sacher-Masoch est, à n’en pas douter, l’un des chefs de l’école, réaliste moderne ; mais, tant que son réalisme aura pour effet de soulever en nous l’enthousiasme, de nous donner l’émotion divine du beau, nous ne nous révolterons pas contre les procédés qu’il emploie ; libre aux pharisiens de lui jeter la pierre. Son mépris est grands du reste pour la critique allemande, autrefois si éclairée, si judicieuse, si utile au développement de l’art durant la période qui commence avec Lessing et finit avec Goethe et Tieck, si spirituelle ensuite, bien que négative quant aux résultats, avec le railleur Börne. Sacher-Masoch en a montré, dans une véhémente brochure, l’abaissement presque complet, fruit de l’ignorance, de la vénalité, de la soumission abjecte au pouvoir. « Un critique parisien, dit-il ailleurs encore, est un critique européen, tandis que les critiques allemands ne sont jamais que des critiques de Berlin ou de Vienne, en admettant même qu’à Berlin ou à Vienne leur opinion ait grande valeur. »

La reconnaissance que Sacher-Masoch a depuis longtemps vouée à la France, où il compte tant d’admirateurs, les injures que lui a values cette prédilection, hautement exprimée, les sympathies qu’il nous témoigne dans son dernier ouvrage, inférieur sans doute aux précéderas sous le rapport de l’art, mais curieux par son sujet, toutes ces raisons nous engagent, à tracer aujourd’hui une esquisse de la vie et de l’œuvre en général du romancier galicien. Dans sa propre histoire, étrange et pittoresque comme un de ses livres, il sera facile de trouver la source de ses plus belles qualités d’imagination en même temps que celle de certains défauts que nous sommes loin de vouloir dissimuler. On doit à un écrivain de ce mérite non-seulement l’éloge, mais d’abord et avant tout la vérité.


I

Léopold de Sacher-Masoch est né le 27 janvier 1836 à Lemberg, capitale de l’ancien royaume de Galicie. Sa famille paternelle était d’origine espagnole. Don Mathias Sacher combattit les protestans d’Allemagne à Muhlberg sous l’empereur Charles-Quint, fut retenu en Bohême par une blessure, y épousa une marquise Jementi et fit sa patrie de celle de sa femme. Les Sacher vinrent en Galicie avec Jean-Népomucène, grand-père du romancier, à l’époque où le démembrement de la Pologne rendait cette contrée autrichienne. Comme conseiller gubernial et administrateur, le chevalier Sacher sut gagner la-confiance du peuple autant que l’estime de la noblesse. Son fils Léopold fut chef de la police et conseiller de cour. Il déploya de véritables talens d’homme d’état dans ce double poste pendant les révolutions polonaises de 1837, 1846 et 1848. Son mariage avec la dernière descendante d’une ancienne maison slave lui permit de joindre au nom de ses ancêtres celui de Masoch. L’enfance du fils qui naquit de cette union se passa presque tout entière dans l’hôtel de police de Lemberg, triste séjour en ces temps de troubles. Il est permis de croire que les premières impressions du jeune Léopold eurent quelque influence sur son futur talent. De même que Charles Dickens, enfant, condamné par la pauvreté à vivre dans les bas quartiers de Londres, trouva devant les hospices, les prisons, les dépôts de mendicité, où des scènes de misère et de souffrance frappaient sans cesse ses regards, le germe des inspirations qui plus tard le rendirent célèbre, de même Sacher-Masoch ne devait jamais oublier les factionnaires à la mine farouche, les espions aux allures ténébreuses, les figures de criminels et de vagabonds amenés chaque jour par les soldats, la bastonnade, les fenêtres grillées à travers lesquelles les jeunes filles jetaient en passant un regard aux pâles et mélancoliques conspirateurs polonais. » Tout cela revit dans ses romans, qui ne sont que l’écho des émotions et des souvenirs de sa vie. D’autre part, le goût du merveilleux, la connaissance des mœurs et des légendes du peuple, où il a depuis choisi ses héros les plus intéressans, lui étaient donnés par sa nourrice, une paysanne de la Petite-Russie, belle, dit-il, comme la Vierge à la chaise de Raphaël, et qui le berçait de légendes qu’il a transcrites par la suite : l’histoire de Dobosch le brigand, celle de l’infortunée Barbara Radziwill, de la belle Esterka, cette Pompadour juive de la Pologne, du Cosaque Bogdan Khmielniçki, ce terrible exterminateur de la noblesse polonaise, du voïvode Potoçki, dont la mémoire est conservée dans les chants populaires. Ces chants où règnent, jointes à une si pénétrante tristesse, tant de sensibilité, de vaillance et d’humour, la nourrice savait les dire avec l’élan superbe de poésie héroïque particulier aux paysans petits-russiens, et ils restèrent pour Sacher-Masoch ce que les doches de Londres furent toujours pour Dickens. Combien de fois aussi a-t-il parlé des kalendi (noëls) entonnés autour de la grande crèche où l’enfant Jésus recevait les présens des bergers, tandis qu’accouraient les trois rois conduits par l’étoile en papier d’or qui brillait au plafond ! Celui qu’on a nommé depuis l’élève de Schopenhauer trouve toujours un accent attendri pour décrire les cérémonies naïves proposées à la foi de son enfance.

La première langue qu’il apprit après sa langue slave maternelle fut le français : Barbe-Bleue et le Chat botté l’enchantèrent à l’égal de Twardovski et de la Roussalka. Il eut de bonne heure l’idée de mettre en scène ces contes bleus : la passion du théâtre se révéla ainsi chez lui.

L’été, sa famille quittait Lemberg pour une des seigneuries qu’il nous a fait si bien connaître, où les soucis et les joies d’une immense exploitation agricole se mêlent aux plaisirs de la chasse, aux longues courses à cheval dans la plaine, sans bornes comme la mer, aux festins homériques, aux intimes causeries autour du samovar. Le factotum juif vient déballer ses marchandises, les moissonneurs envahissent la cour pour déposer la couronne d’épis aux pieds de leur bienfaitrice ; ce sont là de grands événemens. Du reste on ne voit guère, outre le mandataire, le forestier et le curé, que quelques voisins, grands buveurs pour la plupart, qui portent des toasts dans les souliers des dames, coquettes et imposantes à la fois sous leurs kasabaïkas de fourrure. À cette vie quelque peu sauvage, Sacher-Masoch dut sans doute l’amour passionné de la nature que reflètent toutes ses œuvres. Déjà il entreprenait l’escalade des montagnes d’où ton embrasse du regard les plaines de Podolie ; il s’enthousiasmait pour la liberté cosaque et la vie des brigands dans les Carpathes, dont lui parlaient les paysans galiciens, ses amis préférés ; en parcourant les bois, les champs, les marécages, son petit fusil sur l’épaule, il s’imaginait, lui aussi, être de la race des haydamaks. Son père l’emmenait, tout jeune qu’il fût, chasser le loup, un sergent venait lui enseigner l’exercice militaire. Après des journées remplies par les plus rudes fatigues physiques, il écrivait, pour amuser ses petites sœurs, les histoires qu’il avait recueillies.

Les scènes affreuses de l’insurrection de 1846 le frappèrent vivement. Tandis que les troupes autrichiennes repoussaient les Polonais révoltés, le peuple des campagnes s’insurgeait à son tour pour venir en aide à l’Autriche et surtout pour assouvir sa vieille haine contre le parti noble. Les seigneuries furent attaquées, de grandes cruautés commises. Une image horrible resta dans la mémoire du jeune Sacher-Masoch, alors âgé de dix ans : le retour à Lemberg des insurgés morts ou blessés dans de petites charrettes ; le sang coulait à travers la paille, et les chiens léchaient ce sang. Le chef de la police s’attira la reconnaissance des Polonais en les protégeant contre les fureurs des paysans. Ses fonctions le conduisirent à Prague (1848). En Bohême, la passion du jeune Sacher-Masoch pour les exercices du corps et pour les sciences naturelles continua de se développer. L’escrime, la chasse et la gymnastique ne lui faisaient pas cependant négliger les études sérieuses. Il avait seize ans à peine quand un de ses professeurs devina en lui l’étoffe d’un écrivain. Cependant il avoue lui-même que les classiques grecs et latins ne contribuèrent pas à former son talent, et en effet il lui manque parfois ce qu’il eût pu leur emprunter, le goût, qui ne marche pas toujours de front avec le génie.

Les succès de Sacher-Masoch sur un théâtre d’amateurs, où il jouait indifféremment Shakspeare, Schiller, Goethe, Scribe et Kotzebue, lui inspirèrent le désir de devenir comédien : d’abord il avait rêvé d’être soldat, ensuite il s’éprit des mathématiques, qu’il abandonna pour la chimie. Après quelques années orageuses à l’université, « pendant lesquelles, dit-il, je bus beaucoup de bière et j’eus beaucoup de duels, » il se trouva vers l’âge de vingt ans docteur, travaillant aux archives de Vienne. Nommé professeur d’histoire à l’université de Grætz, il était bien loin de pressentir sa vocation véritable, lorsqu’une vieille femme d’esprit chez laquelle il passait volontiers ses soirées lui dit, après l’avoir entendu raconter l’insurrection de 1846 : « Écrivez cela, ce sera un roman magnifique. » D’après ce conseil, il se mit à l’œuvre et produisit très vite le Comte Donski, peinture vive et forte de la double levée d’armes polonaise et galicienne ; d’une part ces brillantes réunions de nobles conspirateurs qui ressemblent à des fêtes, ces parties de chasse qui se transforment en attaques guerrières, ce mélange d’intrigues politiques et d’intrigues galantes dont la petite république de Cracovie est le théâtre, de l’autre les rassemblemens de paysans sourds aux ordres du mandataire qui les arme pour la délivrance de la Pologne de fléaux, de faux et de piques qu’ils sont intimement résolus à tourner contre le Polonais abhorré : rien de curieux comme ce contraste. L’amour de la patrie est tout-puissant dans les deux camps ; ces beaux gentilshommes altiers, entreprenans, exaltés, chevaleresques, s’arrachent aux bras de leurs fiancées, à l’ivresse d’un premier rendez-vous, pour suivre le drapeau de la révolte auprès duquel un moine fanatique brandit le crucifix ; les grandes dames font servir leurs grâces ensorcelantes au succès de la sainte cause et se montrent intrépides au besoin, comme l’amazone Wanda leur patronne ; mais tous ces champions de l’indépendance aux vertus romanesques et aux éblouissans panaches ont trop compté sur la soumission aveugle du peuple, qui se dresse à l’improviste pour les anéantir au son des vieux chants ruthènes, et qui répond au cri de : vive la Pologne ! par le cri obstiné de : vive l’empereur ! — signal des massacres et des incendies.

Tout en écrivant cette émouvante histoire, Sacher-Masoch sentit se développer en lui un mal dont il souffrait depuis longtemps, le mal du pays. — Il dédia le Comte Donski à ses compatriotes et en particulier à une jeune fille aux yeux bleus qui avait été la compagne de son enfance, puis il se mit en route pour retourner vers eux. Ses larmes coulèrent lorsque lui apparut le premier village galicien ; il passa deux mois au milieu des paysans, et, lorsqu’il revint, écrivit l’Émissaire, inspiré cette fois par l’insurrection de 1848. Comme le Comte Donski, l’Émissaire obtint le plus favorable accueil. Malheureusement Sacher-Masoch devait verser ensuite dans le roman historique proprement dit, genre faux auquel Walter Scott seul sut prêter à la fois du charme et de la noblesse, et qui a fait son temps partout ailleurs qu’en Allemagne. Le reflet fidèle des mœurs hongroises, ce qu’on a nommé le parfum de la steppe, peut cependant servir d’excuse aux longueurs du Dernier Roi des Magyars, et dans les Histoires de cour russes, dans le Sultan femelle surtout, commence à s’ébaucher ce type magnifique de despote féminin qui sera complet quand l’auteur lui donnera enfin le cadre des campagnes galiciennes ; mais nous n’en reprocherons pas moins à Sacher-Masoch de s’être attardé près des impératrices et des Jagellons. Sa place n’était pas là, elle n’était point non plus à la cour de France, où il s’avisa de suivre Kaunitz. Bien que M. Gottschall s’émerveille devant « ce feu d’artifice d’esprit, » et qu’il vante les pastels rococo de Louis XV et de Mme de Pompadour, de la princesse Woronzof et de Voltaire, les deux volumes de Kaunitz pourraient être passés sous silence sans l’incident très significatif auquel donna lieu la représentation en Prusse d’une comédie historique que l’auteur avait tirée de son roman. Sous le titre : les Vers du grand Frédéric, cette œuvre avait déjà fait du bruit dans plusieurs villes d’Allemagne, lorsqu’elle fut jouée le 22 janvier 1866 à Berlin, qui redoutait au moment même une alliance franco-autrichienne. On écouta sans trop de murmures le premier acte, mais une scène entre Louis XV et le diplomate autrichien parut inacceptable, et quand Kaunitz eut prononcé ces mots : « l’Autriche et la France sont aujourd’hui divisées, mais, réunies, elles gouverneront l’Europe, » le public, même aux places les plus élégantes, se mit à siffler, à trépigner, à hurler. Cette bruyante démonstration était, bien entendu, dirigée beaucoup moins contre la pièce que contre l’Autriche elle-même et l’alliance redoutée. Jamais pareil scandale ne se produisit au théâtre. Une partie des spectateurs protestait par ses applaudissemens, mais la tempête fut la plus forte. Chose curieuse, cette satire de l’avidité prussienne qui fut jetée ainsi à la face de Berlin tout entier n’avait pas été représentée à Vienne par égard pour la puissance redoutable qu’elle attaquait ! Sacher-Masoch ne s’en tint pas du reste à combattre la Prusse plume en main, il prit du service l’un des premiers dans la guerre qui éclata sur ces entrefaites. Une seconde fois Sacher-Masoch essaya de la comédie historique. L’Homme sans préjugés réussit comme un tableau très exact de la lutte des lumières, favorisées par Marie-Thérèse, contre les abus, les superstitions, les mœurs féodales et la domination jésuitique qu’avait laissés grandir le règne de Charles VI. On admira la verve et la netteté avec lesquelles ce moment de transition était rendu. Depuis, le thème scabreux de l’émancipation de la femme fut repris par Sacher-Masoch dans une comédie sociale, Nos Esclaves, où l’on sent l’imitation des auteurs dramatiques français contemporains.

Le théâtre ne lui faisait pas négliger la littérature romanesque ; peut-être même produisait-il trop, si c’est à cette fécondité excessive qu’il faut attribuer l’inégalité de ses œuvres. Certes la diatribe contre les jésuites, intitulée Pour la gloire de Dieu, les recueils d’aventures d’amour et de théâtre, les esquisses fugitives telles que la Fausse Hermine, Bonnes gens et leur histoire, etc., n’ajouteront rien à la réputation de l’écrivain ni à celle du penseur. Il y a cependant beaucoup d’esprit gaspillé au hasard dans ces bluettes ; on a pu en juger ici même par certaine étude piquante de fourberies juives, le Mariage de Valérien Kochanski[1] . Nous glisserons légèrement sur le roman plus ambitieux de la Femme séparée, qui fit fortune jusqu’en Amérique et fut trouvé moral, au même titre probablement que Madame Bovary, par le réalisme impitoyable de la peinture du vice. Celle des œuvres de Sacher-Masoch qui subsistera pour sa gloire devant l’Europe et la postérité, c’est le Legs de Cain.

L’auteur du Comte Donski était professeur à l’université de Grætz quand son ami, M. Kürnberger, auteur d’un ouvrage très remarqué en Allemagne, America-Muden, lui donna l’excellent conseil de renoncer une fois pour toutes à représenter la vie allemande, devenue terne, incolore et sans intérêt, pour suivre la voie de Gogol, de Tourguénef et de Petœfi, en se proclamant le poète de la Petites-Russie. Quinze jours après, il achevait le Don Juan de Kalomea, inspiré par le souvenir de sa patrie autant que par sa folle passion pour la personne étrange qui est aussi l’héroïne de la Femme séparée. Tourguénef, son modèle, était égalé du premier coup, sinon dépassé ; jamais l’écrivain grand-russien n’avait mieux exprimé la majesté mélancolique de la plaine infinie, jamais surtout il n’avait trouvé de type aussi profondément original que celui de ce séducteur qui, en aimant et en trompant toutes les femmes, ne peut réussir à oublier la sienne, pour lequel le bonheur conjugal est resté le paradis, un paradis à tout jamais fermé, mais regretté toujours, et dont les hâbleries de libertin sont touchantes comme des larmes[2]. Don Juan de Kolomea peut passer pour le chef-d’œuvre de Sacher-Masoch.

La guerre de 1866 détourna quelque temps celui-ci de ses travaux littéraires. Après le désastre de Sadowa, il eut l’occasion de jouer un rôle politique en fondant certain journal d’opposition contre la Prusse et en acceptant le rôle du défenseur du parti petit-russien, qui s’était mis solennellement sous sa protection ; en même temps il continuait d’exploiter le filon d’or qu’il avait découvert. Der Capitulant (Frinko Balaban) et Mondnacht (la Barina Olga), qui ont paru depuis dans la Revue[3], furent publiés à peu d’intervalle l’un de l’autre. Le dernier plut, par un ton de sentimentalité attendrie et une mise en scène fantastique, au goût allemand qu’avait révolté la vigueur quelque peu brutale du Don Juan) « vrai comme la vie elle-même. » Dans le Capitulant se montrait pour la première fois une figure de femme qui devait souvent depuis revenir sous la plume de Sacher-Masoch, celle de la paysanne digne d’un trône par l’ambition, l’intelligence et la beauté, dont les désirs égoïstes s’élèvent du foulard rouge à la pelisse de zibeline, et qui de maîtresse d’un pauvre diable devient comtesse ; cette figure, qu’elle porte le nom de Catherine, de Dzwinka ou de Théodosie, est la plus frappante que le grand artiste galicien ait formée de la terre même de son pays natal.

L’idée complète du Legs de Caïn, dont font partie les trois récits que nous avons cités, vint à Sacher-Masoch pendant les voyages qu’il fit à travers l’Europe après avoir renoncé au professorat. Par un phénomène assez singulier, il était, tout en parcourant l’Italie, ramené malgré lui aux Carpathes, au Lac-Noir, aux paysages galiciens. Les croyances des paysans de la Petite-Russie, leur sagesse passive, qui consiste à renoncer, à souffrir et à se taire, toutes leurs traditions d’origine orientale, auxquelles il avait été lui-même initié de bonne heure, s’étaient depuis longtemps confondues dans son esprit avec la philosophie de Schopenhauer, qui n’est que l’expression d’une sorte de bouddhisme, dont reste profondément pénétrée la race slave. Les doctrines scientifiques de Darwin l’aidèrent aussi à poser les bases du procès gigantesque qu’il intentait à l’humanité ou plutôt à l’héritage funeste qui pèse sur elle et qui comprend l’amour, « cette guerre entre les sexes, » la propriété, née de la violence et de la ruse, et mère de la discorde, la guerre, « ce meurtre effroyable sous couleur de patriotisme et de raison d’état. » Le travail, l’effort se trouve être notre seule part de bonheur, la mort notre unique bien, puisqu’elle nous apporte la liberté et la paix. Le plan de cette vaste composition fut tracé dans une sorte de prologue de la plus sombre éloquence, intitulé l’Errant, où la critique allemande voulut voir une profession d’athéisme, un sacrilège. Elle accusa Sacher-Masoch de mettre partout la nature à la place de Dieu et de nier la morale, puisque, de par Darwin, Schopenhauer et le fatalisme oriental dont il se faisait l’écho, l’homme, cruel ou pacifique, n’était pas d’une autre essence que le loup qui dévore ou l’agneau qui se laisse égorger. Elle l’accusa d’avoir représenté le mal avec une liberté scandaleuse, comme si Goethe n’avait pas reconnu au poète le droit de toucher d’une main pure à tout, ce qui est de l’homme et indiqué au roman son but, qui est de refléter comme un miroir tout ce qui se passe dans le monde. Il eût mieux fait de n’écrire pour toute réponse que Marcella, ce « conte bleu du bonheur[4], » où l’amour permis et la félicité domestique reposant sur une estime parfaite et sur l’accord des âmes sont revêtus de couleurs qui ne se trouveraient point sur la palette d’un matérialiste ; mais son humeur militante l’emporta ; il eut le tort de descendre à la polémique et entreprit de prouver que les sciences naturelles et l’histoire sont les bases de la morale. Le tolle redoubla, excité par l’opposition qui lui était faite tant en Allemagne qu’à l’étranger. Alors Sacher-Masoch, laissant combattre pour lui ses nombreux partisans, se rappela un peu tard certaine maxime de Goethe depuis longtemps méconnue en Allemagne, et que pour sa part il avait maintes fois citée : « créez, artiste, ne pérorez pas. » Il entama la seconde partie de son Legs de Caïn, d’où sont tirés la Justice des paysans, le Haydamak et la Hasara-Raba[5], ces énergiques épisodes de la lutte éternelle entre celui qui n’a rien et celui qui possède.

Là malédiction attachée à l’amour continue d’y figurer à côté de celle qu’entraîne avec elle la propriété. Nous retrouvons toujours mêlée à des scènes de violence, de carnage, de représailles terribles, la même Dalila impérieuse et triomphante, ce vampire aux cheveux d’or qui suce le sang des cœurs et qui pose le pied sur un homme désarmé par la magie de son baiser. Cette suprématie continuellement accusée de la femme, dont ils font si volontiers une vassale en extase devant son maître, doit sembler aux Allemands particulièrement choquante. Peut-être est-ce le reproche de monotonie dans les situations et dans les caractères qui a détourné Sacher-Masoch des vigoureuses études de mœurs locales où il excellait, pour essayer de suivre en tâtonnant les traces de Balzac ; peut-être aussi a-t-il cédé au désir d’inaugurer un genre inconnu en Allemagne, où depuis Goethe les romanciers ne sont guère sortis du domaine de la fantaisie. Il est possible encore que, sans réflexion, il ait satisfait des rancunes longtemps contenues, qu’il se soit jeté sur l’hypocrisie et le pharisaïsme allemands, comme l’héroïque boyard du plus beau de ses contes attaque sans armes l’ours qui grogne contre lui. Quoi qu’il en soit, que l’auteur du Legs de Caïn se rappelle que la plaie du talent de Balzac fut son ambition d’être à la fois historien, moraliste, poète, critique, dramaturge, publiciste ; on ne saurait faire bien tant de métiers. Sacher-Masoch peut emprunter à Balzac son ironie souvent lourde, son scepticisme, sa composition diffuse, son style emphatique, mais il ne dépend pas de lui d’être l’analyste clairvoyant et minutieux des vices d’une société vieillie ; les fleurs qu’il sait cueillir sur les hauteurs vierges ne croissent pas dans cette corruption. Sa tâche est celle d’un peintre de la nature sauvage et de l’homme primitif, celle d’un pionnier comme Bret Harte, dont il admire si passionnément le talent, cependant inférieur au sien. Ceci posé, nous analyserons sans commentaire la volumineuse dénonciation des mœurs politiques, littéraires et morales de Berlin et de Vienne qui a paru tout récemment sous un titre difficile à traduire : Die Ideale unserer Zeit (les Aspirations de notre temps).


II

La scène est dans une résidence royale à laquelle le lecteur est libre de donner le nom qui lui conviendra. Trois jeunes gens sont réunis au café. L’un d’eux, Andor, docteur en philosophie et professeur agrégé d’histoire à l’université, nous est présenté comme un honnête garçon plus simple et de meilleure humeur qu’il n’est permis de l’être à un homme de science en Allemagne. Son ami Plant, assis à la même table, est le type du railleur envieux, dévoré d’ambition et mécontent de son sort, comme peut l’être, avec l’idée fixe de l’élégance et de la mode, un clerc de notaire sans fortune. Le troisième compagnon, un statuaire du nom de Wolfgang, compte parmi ces malencontreux patriotes qui trouvent tout parfait dans leur pays, et sont encore plus épris de ses défauts que de ses vertus ; deux phrases lui reviennent sans cesse à la bouche : je suis artiste, — et — je suis Allemand. En qualité d’artiste, il porte les longs cheveux flottans aussi chers à ses compatriotes que la bière et la musique. La science allemande, l’art allemand, la guerre, le transportent à l’envi. La Germania de Tacite est son évangile ; il va jusqu’à mépriser le savon sous prétexte que les aïeux ne se lavaient guère. Wolfgang fait des phrases à tout propos d’une voix qui ressemble aux sons de l’orgue, tant elle est basse et profonde. Il raisonne bruyamment sur la politique, les plans de campagne, les associations chorales, les réformes, la chimie, le théâtre, l’amour et mille autres choses qui n’ont rien de commun avec la sculpture ; en revanche, son atelier ne renferme que des œuvres inachevées, des projets. Quel motif peut réunir trois êtres aussi dissemblables, entre lesquels il n’y a pas d’entente possible ? C’est que, de cette table où à jour fixe ils viennent prendre place, on voit passer dans la rue, puis entrer dans une maison voisine, trois jeunes filles dont l’une, la petite Juive Micheline Rosenzweig, est riche, ce qui tente Plant, l’autre, Mlle Teschenberg, intelligente et gracieuse, ce qui séduit Andor, tandis que la baronne Julie a le type allemand le plus pur, ce qui suffit à enthousiasmer Wolfgang. Les jeunes gens attendent l’heure accoutumée au milieu du bruit du billard et des conversations, lorsque survient un homme étrange sur lequel l’attention de tous est aussitôt concentrée.

Ce vieillard déguenillé est bien connu dans la résidence, qu’il amuse de ses manies. On le nomme le comte de Riva ; il habite, dans une rue écartée, un palais délabré ; souvent, de ces vieux murs hermétiquement clos, sort une musique merveilleuse où semblent se mêler les sanglots, les prières et une paix céleste succédant à de formidables orages. Le comte est fabuleusement riche, mais il vit comme un hibou dans son nid inaccessible aux curieux, On le croit fou, mais ce n’est au fond qu’une sorte de Diogène prêcheur dont l’unique rôle dans ce livre est de signaler sans cesse la décadence de l’Allemagne. Ayant demandé une tasse de café, il s’assied devant la table la plus proche des trois amis et se met à jouer contre lui-même une partie d’échecs tout en regardant les passans à travers la vitre. — Tout à coup quatre chevaux conduits par une femme élégante se montrent et disparaissent avec la rapidité de l’éclair, et le nom de la princesse Paula court dans un murmure d’admiration. C’est la fiancée du prince héritier : sa beauté altière, qui révèle une rare énergie de volonté, inspire à Plant lui-même, le plus positif des hommes, des dithyrambes sans fin sur les femmes qui naissent reines non pas seulement par le hasard du rang, mais du droit de leur séduction irrésistible. On parle mal de la princesse Paula ; sottise ! est-ce que ces créatures d’élite peuvent être tenues aux vertus bourgeoises de la foule ? — Tandis que le jeune homme s’échauffe, un éclat de rire retentit à ses côtés : — Elle est faite, dit le comte de Riva, pour asservir, en l’enchantant, une génération comme celle-ci ! Le sang d’une Catherine II coule dans ses veines ; mais, faute de mieux, elle eût été Lola Montés ; ces femmes-là sont dans le vrai. La vertu est si ennuyeuse ! Une compagne qui nous aime, qui s’attache à rendre notre foyer agréable, qui élève nos enfans, qui ait un cœur et une âme, quoi de plus fade ? Mais, s’il s’agit d’une belle dame qui dévore notre patrimoine, c’est autre chose, elle mérite toutes les adorations, tous les sacrifices, et si elle nous trahit, tant mieux ; si elle nous foule aux pieds, mieux encore, pourvu que la pantoufle soit de velours et le pied mignon. Quant à la fin de tout cela, les petits hommes d’aujourd’hui n’y pensent pas, ils sont trop pratiques. Être pratiques, telle est la prétention générale. Ils ont leur idéal pourtant, ces petits messieurs, et tout aussi tyrannique que l’était le nôtre. Celui-là avait nom vérité, beauté, liberté, amour ; sans doute, on n’en étreignait que l’ombre, mais c’était du moins l’ombre de choses nobles et grandes. L’idéal de notre temps est accessible, lui. Il se tient parmi nous comme un colosse d’or aux pieds d’argile ; le luxe, l’autorité, l’argent, les jouissances de toute sorte en font partie… — Dans les paroles de ce fou, il y a beaucoup de sagesse, dit Andor. — Ses compagnes haussent les épaules, et le comte ne paraît pas plus se soucier du mépris des uns que de l’approbation des autres, il pense tout haut, mais ne parle à personne. Cependant, son café bu, sa partie jouée, il se lève, les mains dans ses poches, et interpelle en passant ses voisins : — Mes jeunes messieurs, vous prenez ce vieillard pour un insensé, il ne faudrait pas vous fier aux apparences ; je suis un penseur, un philosophe ; mes guenilles en font foi, car, sachez-le bien, tous nos maux, toutes nos douleurs, toutes nos hontes viennent du besoin d’éclat que nous avons. Je l’ai supprimé, ce besoin-là, et, tandis que vous courez après les titres, les places, les richesses, je suis, dans ma pauvreté volontaire, heureux, entendez-vous, comme vous ne sauriez l’être, même dans la possession de votre idéal.

Andor et ses amis n’ont pas le temps de méditer la leçon du prétendu fou, car l’heure vient de sonner à laquelle apparaissent toujours Mlles Rosenzweig, Teschenberg et la baronne Julie. Ce sont d’aimables filles dans leur genre essentiellement moderne. La nouvelle éducation allemande n’en a fait ni des ménagères ni des savantes, elles ont été dirigées dans le sens pratique avec lequel le travail n’a rien à faire. On leur a exclusivement enseigné ce qui peut les rendre attrayantes, agir sur les nerfs, émouvoir les sens. Chacune d’elles porte avec désinvolture les modes de Paris : celle-ci joue du piano dans les salons, celle-là envoie des études de nature morte aux expositions de peinture ; Hanna préfère aux arts d’agrément la littérature, elle a pêle-mêle dans sa bibliothèque virginale Goethe, Paul de Kock, Schiller, Heine, Shakspeare et la Vie de Jésus. Jadis une personne de son tempérament eût écrit des vers : Hanna fait des romans, de la critique.

Il n’y a pas longtemps encore, les Allemandes du meilleur monde s’occupaient du ménage avec une simplicité que l’on citait partout comme un exemple et comme la base même des vertus domestiques. Aujourd’hui ces habitudes n’existent plus guère que dans quelques trous de province ; cependant le travail à l’aiguille n’est pas encore proscrit, bien qu’il ait changé de but. Il ne sert plus qu’à satisfaire le goût immodéré de la toilette ; on apprend à faire des robes, et c’est afin de se perfectionner dans cet art éminemment à la mode que les trois amies fréquentent la maison située en face du.café où les guettent leurs adorateurs inconnus. L’atelier de la couturière en vogue réunit des filles de grands seigneurs, de financiers, voire de ministres ; on est fière de faire partie d’un cercle aussi choisi, sorte de club féminin où toutes les nouvelles du jour sont commentées, où l’on se raconte ses conquêtes. Un billet doux est apporté pour Hanna Teschenberg. Toutes ces demoiselles, l’ayant lu, se livrent à mille suppositions.

Dans la soirée de ce même jour, Wolfgang, le sculpteur athlétique à tous crins, est remarqué au buffet de l’opéra (on mange beaucoup et sans cesse dans ce roman) par une femme de la plus haute naissance. La comtesse Barnburg n’est plus jeune, mais elle n’est pas vieille non plus ; elle n’est pas très jolie, mais son regard, son sourire, ont un attrait voluptueux qui trouble. S’adressant au bel officier qui l’accompagne, un dieu grec en uniforme, elle lui dit, après avoir longuement lorgné Wolfgang : — Demain, il faudra que je sache ce qu’est cet homme-là, ce qu’il fait, où il demeure. — Et, comme le jeune baron de Knith a l’enfantillage de se montrer jaloux, elle le fait taire en riant : — Votre mère m’a chargée de votre éducation, j’entends vous élever à ma guise. — Knith se défendra encore, mais, le dépit dans l’âme, il finira par remplir la singulière mission dont on le charge. Cet Antinoüs est un officier comme on n’en connaît pas dans notre France réputée si frivole. Ivre de vanité, il portait toujours sur lui dans la dernière guerre un miroir de poche pour s’assurer à l’occasion qu’il avait aussi bonne mine au feu que dans les boudoirs.

Sa beauté androgyne se prête aux déguisemens équivoques. En habit de femme, il serait capable d’enflammer tous les hommes, de même que sous son dolman de hussard il fait tourner la tête à toutes les femmes. Pour le moment, il est attaché au char de la comtesse Bärnburg, une excentrique selon le goût du jour. Le temps des femmes philosophes et esprits-forts est passé en Allemagne ; la libre pensée est qualifiée de mauvais genre ; seule, l’excentricité se fait volontiers accepter. Donc Mme de Bärnburg invente et lance des modes nouvelles, chante des chansonnettes et danse des pas risqués, quête pour le pape, correspond avec la comtesse Hahn-Hahn et l’abbé Liszt ; pendant la guerre, elle était sœur de charité ; les rôles les plus divers conviennent à son génie. Ce qui la distingue des extravagantes d’un autre pays, c’est l’enthousiasme ! Cette fois son enthousiasme, toujours sincère, s’est fixé sur les larges épaules de Wolfgang. Elle fait irruption dans l’atelier du jeune homme et s’y met à l’aise en fumant des cigarettes. — Je vous ferai de la réclame, dit-elle. — Puis elle ajoute en riant : — Le meilleur moyen de m’y aider est de vous montrer amoureux de moi… sérieusement, entendez-vous ! — Wolfgang, ébloui, dépose sa crinière léonine à ses pieds. Des mains du coiffeur, il passe à celles d’un tailleur, et, transformé en dandy, est présenté à la petite cour de la comtesse. Quinze jours ne se sont pas écoulés que l’atelier du sculpteur reçoit une seconde visite, celle du roi. Il vient voir un buste commencé par Wolfgang d’après une de ses photographies et dont on lui a parlé. Le roi est un de ces vieux soldats à tête de Jupiter, un de ces souverains paternels dont la race tend à disparaître. Le buste ébauché lui plaît, Wolfgang deviendra son favori, le sculpteur de la cour ; il voyagera en Italie aux frais du roi, il exécutera les commandes du roi, il enflera d’orgueil dans cette servitude dorée jusqu’au moment où une vengeance de la princesse Paula lui fera perdre la fortune qu’une autre intrigue de femme lui avait value, et où nous verrons l’artiste tomber au rang misérable des courtisans disgraciés ; mais quant à présent, il est en plein triomphe, son ami Plant l’envie et par conséquent le raille ; bientôt cependant Plant interrompt les épigrammes et les sarcasmes dont il a l’habitude pour laisser entendre à son tour qu’il est, lui aussi, le héros d’une charmante aventure.

On jouait au théâtre de la cour la Pucelle d’Orléans. Plant eût préféré un ballet. Les Allemands, bien qu’ils aient encore des phrases toutes faites pour louer leurs grands poètes dramatiques, n’aiment plus en réalité que la Belle Hélène ou les lourdes bouffonneries berlinoises. Chacun des actes qui se succèdent trouve les spectateurs plus distraits. A ceux qui se plaignent qu’il n’y ait plus d’auteur dramatique en Allemagne, on pourrait répondre que c’est un public surtout qui fait défaut. Enfin la foule, délivrée de son supplice classique, se disperse. Plant attend à la porte une belle inconnue dont les yeux noirs l’ont empêché de s’ennuyer trop pendant le spectacle et qu’il croit appartenir au demi-monde, à moins que ce ne soit quelque étrangère échappée des cours de Zurich. Elle sort seule en toilette tapageuse ; Plant sollicite la faveur de la reconduire jusque chez elle. Sans trop de façons elle y consent, et ce n’est là qu’un prélude à de plus longues promenades : on se retrouve dans le Thiergarten. L’inconnue y vient voilée, entourée de tous les mystères qui accompagnent une intrigue de bal masqué. Elle ne se résigne pas sans peine à laisser deviner sa condition véritable : Marie Peneke est la fille d’une fripière ; triste découverte pour l’orgueilleux Plant ; mais elle est si belle qu’il en prend son parti. D’ailleurs, grâce aux défroques élégantes et au bric-à-brac dont elle peut disposer, Marie sort à son bras, vêtue comme une duchesse, et transforme en boudoir délicieux l’échoppe où le clerc de notaire va désormais chaque dimanche oublier ses maussades travaux de la semaine.

De son côté, Andor ne se trouve pas à plaindre. Le jeune professeur d’histoire est appelé à donner des leçons, dans la famille Teschenberg, aux trois inséparables : Micheline, Julie et Hanna. Ici l’auteur, laissant de côté la critique des mœurs publiques, monotone dans sa violence même, revient aux scènes intimes, aux sentimens vrais, et cette partie de son livre s’élève par intervalles à la hauteur de ses anciennes inspirations. La timidité du jeune pédagogue devant les trois belles écolières qui tantôt se mettent en frais de coquetterie, et tantôt se moquent de lui, l’effort qu’il est obligé de faire pour les ramener au respect, en déclarant qu’il est venu leur apprendre l’histoire et non pas les faire rire, l’empire que son calme prend peu à peu sur ces écervelées, le trouble de Mlle Steschenberg lorsqu’elle reconnaît l’écriture de la déclaration amoureuse qu’elle a reçue dans la première ligne que trace le maître, le périlleux sujet de composition : un jour de printemps, qui provoque les aveux échangés entre Andor et Haussa, tout cela est plein de grâce. Il y a aussi une scène de patinage sur le bassin du Thiergarten, une leçon donnée au jeune savant, inexpérimenté en ces matières, par ses folâtres élèves, qui pourrait servir de pendant au tableau de Kaulbach : Goethe poursuivi sur la glace par les agaceries et les boules de neige des folies femmes de Francfort. En déployant une agilité de willis, sous son piquant costume polonais, Micheline Rosenzweig trouve un mari. Le lion de la résidence, de baron d’Oldershausen, tombe éperdument amoureux d’elle, au point de courir sans retard s’informer de la fortune du vieux Juif Rosenzweig, du nombre de ses enfans, bref de ce que vaut Micheline. Fi du clair de lune et des sérénades ! Cette chose sacrée, ce lien tout-puissant, qui faisait que deux âmes ne pouvaient plus exister l’une sans l’autre, le coup de foudre qui fit tomber Dorothée sur le cœur d’Hermann, Werther aux pieds de Charlotte, cet amour allemand, trop sublime pour qu’en l’appelle passion, et grand comme le devoir lui-même, est passé à l’état de niaise légende. L’amoureux pense à la dot autant qu’ailleurs. Si, rassuré sur ce point, il ose se montrer sentimental, c’est la jeune fille qui souvent l’arrête au début de ses effusions inutiles ; témoin le petit discours de Micheline à Oldershausen : — Vous me plaisez ; vous aimerai-je ? Nous le saurons plus tard. L’amour dans le mariage me paraît superflu, mais je tiens à l’estime. Comptez-vous me faire baronne, oui ou non ? Les fiançailles sont abrégées, la lune de miel se passe dans une auberge où, comme en Amérique, des chambres nuptiales sont réservées aux couples voyageurs. Voilà ce qu’est devenu l’amour allemand. N’importe, on s’aime encore ! La longue et tendre liaison de Plant et de Marie Peneke suffit à le prouver. Ils ne peuvent songer au mariage, étant trop pauvres, mais Wolfgang procure à son ancien camarade une place de secrétaire-intendant chez ses nobles protecteurs, les Bärnburg. L’obstacle est levé, ou plutôt il le serait sans un fâcheux accident qui vient compromettre Marie aux yeux de toute la ville. Sa mère ne se borne pas à vendre de la friperie, elle loue des chambres meublées, et l’hôte d’une de ces chambres est le beau Knith, qui fuit ses créanciers. Forcé de se cacher, il s’ennuie en son gîte et fait naturellement la cour, pour passer le temps, à la jeune fille, qui lui résiste de son mieux ; mais, au milieu d’une orgie, excité par les hussards ses camarades, il tente de ravir par la violence ce qu’il n’a pu obtenir autrement. Le fripier Peneke vient au secours de sa fille et reçoit un coup d’épée mortel. Grand scandale, cela va sans dire ; mais la police disperse les rassemblemens, les journaux indiscrets sont confisqués, et le dernier écho de ce drame va s’éteindre dans les tavernes. Il est vrai que Knith a été mis aux arrêts. Cet Adonis en sera quitte pour trois mois de forteresse ; la vie d’un bourgeois ne vaut pas davantage. On l’engage cependant à donner sa démission, et voilà le bel officier sans emploi, réduit aux expédiens pour vivre. Le jeu lui viendra en aide, puis un mariage ; il épousera plus tard la baronne Julie, dont son ancienne maîtresse, Mme de Bärnburg, est tutrice, et, ayant ruiné sa femme, il voudra la vendre à la fin. Trop faible pour résister au torrent qui l’entraîne, trop fière encore pour y céder, la malheureuse cherchera un refuge dans le suicide contre son indigne mari et contre elle-même. — Ce sont là des tableaux de débauche, peints avec une crudité choquante ; l’auteur le sent lui-même, puisque, arrivé à ce point de son œuvre, il évoque pour s’excuser l’exemple de M. Alexandre Dumas fils et les prétendus droits du roman, la seule forme de littérature qui permette de tout dire et à laquelle, pour cette raison, tous les talens sacrifient de nos jours. « Bret Harte et Tourguénef, assure-t-il, auraient, il y a cinquante ans, écrit des poèmes épiques ; Homère et Dante publieraient aujourd’hui des romans. » Ce paradoxe est hardi jusqu’à l’extravagance. On peut supposer en tout cas que l’idéal n’eût point manqué aux romans du Dante, et qu’il aurait su dans la peinture de la vérité ne jamais descendre jusqu’aux vulgarités de la photographie. Toute notre estime pour l’auteur du Don Juan de Kolomea ne nous empêchera pas de reconnaître qu’il ait imité cette fois, non pas les grands romanciers de France et d’Angleterre, auxquels il rend un juste hommage, mais la foule des écrivains « à sensation, » dans laquelle il ne peut se ranger sans déchoir. Pourquoi, lorsqu’on est capable de tracer des figures aussi originales dans leur perversité que Pennina ou Théodosie, se faire l’historien après tant d’autres des aventures galantes d’une demi-mondaine vulgaire telle que Marie Peneke, cette sœur dégénérée de la Madelon de M. About ?

Abandonnée par Plant, Marie, après avoir enseveli son père adoptif, se met à la fenêtre et contemple le ciel nocturne. Quels sentimens remplissent son cœur ? Le chagrin, le repentir ? Non, elle sourit en comptant les étoiles et se dit que ce sont autant de diamans qui vont bientôt briller sur ses épaules nues. Le travail, la médiocrité, lui font horreur, elle quitte sa ville natale et s’en va chercher fortune. Les planches d’un théâtre lui serviront de piédestal elle se soumet aux conditions du premier directeur qui lui dit : — Avec votre beauté, vous n’avez pas besoin de talent, mais je ne souffre pas que mes pensionnaires soient mal vêtues ; la toilette, c’est le succès. Je vous paierai donc cher tant que vous n’aurez pas trouvé un protecteur.

Le protecteur est trouvé dès le soir des débuts. Marie, qu’on nomme sur l’affiche Valéria Belmont, devient du jour au lendemain à la mode ; elle étudie ses rôles entre deux soupers, joue mieux qu’il n’est nécessaire pour établir sa réputation et voit tous les journaux épuiser l’hyperbole en son honneur, car une actrice jolie et riche a plusieurs moyens, paraît-il, à Berlin comme à Vienne, de se rendre la presse favorable. Presque tous les premiers romans de Sacher-Masoch montraient, nous l’avons dit, l’asservissement d’un homme faible et passionné par une magicienne aux philtres de laquelle il ne pouvait résister, dût-il être conduit à la honte, à la mort. Cette puissance que la femme exerçait ainsi sur un seul, la fille va l’exercer sur tous ; le nombre des esclaves de Valéria sera légion, elle régnera sur les ruines de ce monde gangrené où rien de pur ne reste debout pour que nos regards fatigués de tant de turpitudes s’y reposent, fût-ce une seconde. Les amours d’Andor et de Hanna pourtant ? .. — Ils commençaient bien en effet ; nous allons voir le dénoûment.

La famille Teschenberg, très nombreuse et pauvre, est dévorée par la vanité ; elle mène assez grand train en apparence, quitte à se nourrir, les portes fermées, de harengs et de pommes de terre. Le monde appelle cette façon de cacher sa misère sous des oripeaux dorés du tact et du savoir-faire, mais un jour vient où la vérité se révèle, et Hanna doit accepter, pour aider sa famille, une place d’institutrice au loin. Les parens, dans leur prudence, jugent que cet éloignement mettra fin à une idylle qui leur déplaît, car leur fille, avec les traditions de savoir-faire qu’elle leur doit, peut trouver un mari moins gueux que le docteur Andor. Avec des larmes et des sermens de constance éternelle, les deux amans se séparent. Hanna promet d’écrire tous les jours, et en effet chaque soir elle écrit une lettre ardente, passionnée, trempée de pleurs, ce qui ne l’empêche pas chaque matin de travailler consciencieusement à la conquête du père de son élève, certain général veuf, grondeur et terrible, mais qu’elle sait rendre doux comme un agneau par des manèges renouvelés de Meta Holdenis, l’héroïne si vivante de M. Cherbuliez. En apprenant au pauvre professeur qu’elle ne peut être à lui, Hanna prétend, infidèle ainsi à deux personnes, l’adorer autant que jamais. Ces jeunes Allemandes de la nouvelle école sont des créatures très compliquées. — Je ne sais ce que vous éprouviez pour moi, répond Andor, mais à coup sûr ce n’était pas de l’amour. — Le mépris l’aide à guérir ; il trouve aussi les consolations de l’amitié chez le comte de Riva. Ce millionnaire déguenillé n’est pas un misanthrope comme le ferait croire son genre de vie ; après avoir beaucoup souffert, il est arrivé à la résignation par l’oubli absolu de soi. Toutes ses richesses sont distribuées aux pauvres, il a des trésors d’intelligente et délicate charité au service des affligés. Pensant avec raison qu’un travail absorbant et un but élevé peuvent seuls distraire de ses chagrins personnels un homme de cœur, il met Andor en relations avec un certain Wiepert, le modèle des rédacteurs de journaux intègres et désintéressés, qui fait une guerre à mort aux vices de son époque dans une feuille prisée par les honnêtes gens, la Réforme. — Andor s’attache à cette croisade de l’idéalisme, et devient journaliste comme on devient missionnaire. Les sujets de juste censure et de sainte colère manquent moins que jamais tant à la cour qu’à la ville. Le vieux roi est mort, son fils lui a succédé, la princesse Paula, devenue reine, cache ses désordres sous le masque de la dévotion. Partout les mauvaises mœurs comme les statues s’affublent de cette hypocrite feuille de figuier qu’a frondée Henri Heine. D’autre part la fièvre de la spéculation est arrivée à son apogée : les concessions de terres et de chemins de fer sont le prétexte des plus honteux marchés, les gros banquiers, les grands seigneurs, les officiers supérieurs eux-mêmes, s’exposent sans scrupule à la vindicte des tribunaux ; la simonie et la concussion s’étalent chaque jour de plus en plus effrontément, l’exemple vient d’en haut ; tout est à vendre.

L’actrice-courtisane, Valéria, est amenée par un de ses nombreux protecteurs, le vieux Juif Rosenzweig, dans ce centre corrompu où elle s’épanouit comme dans son élément naturel ; c’est bien en effet le fumier qui convient à cette fleur vénéneuse. L’enthousiasme qu’elle inspire dès sa première apparition ressemble à du délire. Il pleut lorsqu’elle sort dm théâtre, et un large trottoir humide la sépare de sa voiture ; aussitôt l’acte de chevaleresque galanterie de sir Walter Raleigh se renouvelle, mais ce sont les manteaux de tout le Jockey-Club qui viennent tomber aux pieds de cette souveraine des cœurs pour lui servir de tapis ; un ingénieux commerçant fait fortune en offrant un de ses vieux gants aux baisers dm peuple ; elle ruine d’abord Plant, son premier amant, qui s’était enrichi à la Bourse en faisant valoir les fonds des Barnburg, elle inflige les plus sanglantes humiliations à ce misérable, retombé sous le joug, le chasse lorsqu’il n’a plus rien, et va jusqu’à atteler ensemble, dans un jour de folie, pour les conduire à coups de fouet, le vieux Rosenzweig, son gendre Oldershausen et deux brillans officiers.

Tout ceci la fait remarquer par le roi, dont elle devient la maîtresse ; l’incorruptible Andor lui-même n’échappe pas à son diabolique empire. Il a osé critiquer dans un article sévère l’étoile du théâtre royal. Valéria compte, pour le faire taire, sur quelques billets de banque, qu’il lui renvoie sans daigner même exprimer son dégoût ; mais le premier obstacle qu’elle ait rencontré éveille chez la courtisane un sentiment de curiosité. Elle veut combattre en personne, va droit à l’ennemi, l’enlace de séductions qui doivent l’enivrer, quelque cuirassé qu’il soit de stoïcisme, et obtient enfin ce qu’elle veut, le rôle principal d’une tragédie que vient d’achever Andor, Messaline. Ce rôle, elle le joue d’une façon sublime, parce qu’elle est Messaline même et parce qu’elle aime Andor, comme peut aimer une pareille créature. Il va sans dire que le sage Ulysse, après une héroïque défense, finit par grossir le nombre des pourceaux de Circé.

Cependant Andor ne perd pas toute vertu dans cet esclavage ; on le voit bien lorsque pour la seconde fois une femme entreprend de l’acheter, et cette fois il ne s’agit pas d’une comédienne éhontée, ce n’est rien moins que la reine, représentée par son envoyé Plant, à qui l’agiotage a fourni de nouvelles ressources, et qui fonde une banque avec les pleins pouvoirs, secrets, bien entendu, de sa majesté, dont il a la confiance. On craint la plume intrépide du rédacteur de la Réforme ; on veut lui imposer silence à tout prix. Plant ayant échoué ignominieusement dans sa démarche, c’est la générale Mardefeld, Hanna elle-même, devenue l’amie, la confidente, la conseillère intime de la reine, qui essaie de reprendre son influence d’autrefois sur l’homme qu’elle a trahi ; elle lui offre des titres, des places, ce qu’il voudra. — Pourquoi ne vous offrez-vous pas vous-même ? lui répond froidement Andor.

Hanna ira bien loin dans son rôle de déléguée de la reine. Elle entreprendra, par ordre, de détacher le roi du char de Valéria. Tandis que, dans un bal masqué, sa beauté presque nue et des avances dignes de son infâme rivale lui assurent un honteux triomphe, le châtiment fond sur elle, terrible, écrasant. Son unique enfant est mort sans qu’elle ait pu l’embrasser. L’ambitieuse favorite disparaît dans ce désastre, il ne reste plus qu’une mère folle de douleur. Andor la reverra pressant de ses lèvres et inondant de ses larmes un marbre glacé dans le cimetière où lui-même cherche en vain sur la tombe de sa mère quelque inspiration fortifiante. Il a rompu par un effort suprême les chaînes qui l’avaient retenu captif trop longtemps, mais en y laissant les lambeaux de son cœur. Si la jeunesse, la beauté, l’énergie de Hanna se sont éteintes dans le remords et le désespoir, Andor n’a reconquis sa liberté qu’au prix de son bonheur ; il n’a plus ni foi ni espérance ; du moins a-t-il gardé l’honneur, l’amour de la vérité, une chaude sympathie pour l’humanité tout entière. C’est quelque chose au pays du mensonge et du faux patriotisme, où la simple probité est devenue en ces derniers temps une vertu rare.

Telle est l’esquisse de ce long roman. Pour ne le juger qu’au point de vue de l’art, il a de nombreux défauts, — l’absence d’unité dans le plan, la surabondance d’événemens qui n’ont entre eux aucun lien, la continuelle transformation de vérités triviales en caricatures parfois grossières, enfin l’incorrection du style, où l’abus du néologisme est particulièrement choquant. Dans plusieurs de ses premiers ouvrages, l’Amour platonique, la Vénus à la pelisse, la Messaline de Vienne, M. Sacher-Masoch avait oublié déjà les lois du tact, de l’ordre et de la mesure. La qualité portée à un si haut degré par Mérimée, qualité qui consiste à revêtir les passions les plus violentes d’une forme contenue, ne lui a pas toujours été donnée ; mais, à défaut de ce savoir-dire qui est le comble de l’art, il possédait sans contredit l’inspiration créatrice. Cette fois il ne l’a pas cherchée : les scènes incohérentes qui se rattachent à peine les unes aux autres, comme si l’auteur ne voulait nous présenter qu’une série de croquis crayonnés au hasard, n’ont pas de caractère vraiment original. L’action, diffuse et décousue, est entrecoupée encore par les tirades explicatives du comte de Riva, qui déclame comme le Tiberge de Manon Lescaut et le Desgenais de la Confession d’un enfant du siècle, avec la prolixité particulière à ce genre de discoureurs désintéressés. L’une de ses tirades ne remplit pas moins d’un chapitre entier qui porte le titre ironique : « tout bon Allemand est tenu de haïr les Français. » Cette haine, qu’on ne s’expliquerait que chez les vaincus, est en effet depuis la guerre le premier devoir et le fond des sentimens de nos vainqueurs. Après avoir pris à la France son or et ses milliards, ils rappellent, volontiers les réquisitions et les cruautés de Davoust ; par une tartuferie insigne, ils rendent responsables de leurs propres vices notre littérature, dont on ne parle chez eux que les yeux baissés, et notre théâtre, qu’ils ne connaissent guère que par les opérettes, de légères devenues ignobles, grâce à une lourde traduction et au jeu brutal de leurs acteurs. Du reste leurs opinions sont celles de moutons de Panurge, car, si l’Allemagne est le pays qui compte le plus de gens ayant appris à lire, il n’y en a pas où on lise moins. Tout cela est piquant, mais il eût mieux valu nous le montrer par des faits au lieu d’en faire un sujet de harangues. La muse de Sacher-Masoch ne manie pas très adroitement le fouet de Juvénal, et, disons-le à sa louange, elle est mal à l’aise dans la mauvaise compagnie où elle s’est un moment fourvoyée ; elle nous rappelle cette belle fille du soleil, la Graziella de Lamartine, qui, ayant emprisonné ses grâces robustes dans les atours d’une poupée à la mode, est défigurée par cette parure d’emprunt. Qu’elle retourne dans le milieu où elle est née, pour lequel elle est faite, et où elle a puisé déjà de si admirables inspirations. M. Sacher-Masoch, quelque bruit qu’ait déjà fait son nom, n’est encore qu’au début d’une carrière qui lui réserve certainement de nouveaux et nombreux succès. Les défauts que nous avons pu lui reprocher sont des défauts de jeunesse : excès de fougue, disposition généreuse en somme à s’éprendre de réformes, de découvertes, d’idées nouvelles. Le calme et la maturité du jugement, une physionomie morale pour ainsi dire plus nette et mieux accusée, lui viendront avec les années sans que l’on puisse craindre de voir diminuer le trop-plein de vigueur de son style et de ses conceptions. Depuis son mariage avec la baronne Wanda de Dounajew, qui est elle-même un écrivain distingué, M. Sacher-Masoch s’est définitivement fixé en Styrie, et y a trouvé, nous dit-il, la réalisation d’un de ses rêves les plus charmans, le Conte bleu du bonheur. Les vertes montagnes, les forêts profondes de ce pays, lui rappellent ses Carpathes natales, et le chant de l’alouette dans le sillon lui plaît mieux que la musique de Wagner. Il aime toujours aller à la découverte en compagnie de son fusil et de son chien, comme le seigneur curieux et débonnaire de la Justice des paysans. Nous ne doutons pas que le résultat de ces courses errantes ne soit une suite prochaine aux deux premières parties du Legs de Caïn ; elle sera digne du commencement, si l’auteur sait s’en tenir à l’observation pénétrante de la nature et de l’âme humaine, s’il se méfie du travail hâtif, et si, se dégageant de toute imitation, il met sa gloire, comme autrefois, à rester lui-même, je veux dire tel qu’il s’est révélé dans les récits qui ont fait sa réputation parmi nous.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1875.
  2. Voyez la Revue du 1er octobre 1872.
  3. Voyez la Revue du 15 novembre 1872 et du 15 août 1873.
  4. Voyez la Revue du 1er janvier 1873.
  5. Voyez la Revue du 15 août et du 1er octobre 1874, et du 15 septembre 1875.