Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 368-395).
UN
ROMAN VIRGINIEN

The Quick or the Dead, par miss Amélie Rives.

Il est remarquable que ce soit une femme, une jeune fille du meilleur monde, qui ait introduit dans un magazine[1] américain les audaces de cette école moderne qu’à l’étranger on désigne sous le nom de « française. » Hâtons-nous de dire que miss Rives n’a pas d’origines puritaines ; elle est du Sud, d’où sortit Edgar Poë, où a surgi Cable, du Sud qui garde encore, on le sait, l’empreinte des anciennes mœurs créoles. Le grand-père de miss Rives fut ministre plénipotentiaire en France ; son père, le colonel Landon Rives, naquit à Paris et y fit ses études d’ingénieur à l’École polytechnique ; bien des traditions françaises ont dû entourer l’enfance de l’authoress, qui s’écoula dans une terre de famille, en Virginie, au milieu des légendes et des sites les mieux faits pour développer chez elle l’inspiration.

Elle écrivit en prose et en vers avec succès, avant de publier son premier roman, the Quick or the Dead, le Mort ou le Vif, qui, lorsqu’il parut récemment, excita des enthousiasmes et des protestations également démesurés. Le sujet en est original, il faut le reconnaître, et mené avec une verve fougueuse qui demanderait parfois à être tempérée par le bon goût.


I.

Cette nuit-là, une pluie battante tombait et, bien qu’aucun vent ne se levât, elle cessait, recommençait, gémissait ou s’apaisait sans relâche, comme sous l’effet d’une capricieuse rafale. Le trajet, effectué depuis la station dans l’obscurité, avait été une rude épreuve pour les nerfs de Barbara, tandis que la voiture descendait à fond de train cette route en pente, rompue par d’innombrables ornières, entre la noire étendue des champs et la profondeur pierreuse des ravins, que la jeune femme reconnaissait aux lueurs intermittentes de l’orage.

Oui, elle se rappelait tout, les arbres paraissant se poursuivre sur le ciel automnal qui les faisait valoir comme un papier bleui fait valoir des esquisses sombres, et la grande herbe sèche d’un brun blanchâtre qui s’enroulait aux pieds des chevaux, pressés de regagner l’écurie. Ces braves bêtes dévalaient les chemins étroits en passant par-dessus de grosses pierres, comme elles eussent fait sur des feuilles mortes. Le cocher nègre, qui excitait leur allure en sifflant et en levant les coudes, formait une silhouette si grotesque, sur le fond rouge et brillant des éclairs, que Barbara ne put s’empêcher de sourire, malgré sa peur ; mais elle redevint sérieuse lorsque la voiture faillit accrocher l’angle d’un mur en ruines, et ses craintes ne furent pas calmées par le souvenir qu’à moins de vingt mètres il y avait un pont périlleux formé de planches disjointes, avec une pierre posée çà et là. Ce pont s’abaissait au milieu jusque dans les eaux tourbillonnantes d’un ténébreux torrent connu dans le pays d’alentour sous le nom de Machunk-Creek.

Plusieurs légendes expliquent l’origine de ce nom. L’une d’elles, accréditée parmi les nègres, voulait qu’un homme l’eût jadis traversé une torche de résine à la main ; quand, au milieu de l’unique planche qui servait alors de passerelle, il laissa choir son flambeau, le pauvre diable s’écria désespéré : — Oh ! my chunk ! Oh! ma torche! — Jamais Barbara n’avait douté de l’authenticité de cette histoire; aujourd’hui encore, elle pouvait se représenter la noire figure épouvantée du bouillonnement des eaux, elle croyait presque entendre ses cris. Un instant elle pensa descendre de voiture pour suivre son exemple en traversant à pied; certain grondement sourd, certain balancement de mauvais augure l’avaient avertie que le danger commençait; elle ferma les yeux, bien que l’obscurité fût complète. Une secousse, un effort des chevaux qui s’éclaboussaient, puis, une fois de plus, ce bruit particulier, unique, qui sortait des grosses lèvres d’oncle Joshua, le cocher, et ils repartirent plus vite que jamais dans les ténèbres croissantes, jusqu’à ce que le sable de l’allée des voitures à Rosemary grinçât sous les roues, jusqu’à ce que les bras familiers des grands buis eussent égratigné au passage les flancs de la voiture. Des taches de lumière orangée apparurent entre les rideaux, une clarté semi-circulaire se dessina au-dessus de la porte, du vestibule, et la tante Fridis s’élança pour embrasser sa nièce, laissant sur chacune de ses joues élastiques une molle humidité, avec un peu de l’effilé poivre et sel d’un petit châle gris aux boutons de sa jaquette. Aussitôt qu’elle le put, la voyageuse s’échappa, en disant qu’elle prendrait une tasse de thé dans sa chambre, et que sa tante serait la bienvenue ensuite à lui dire bonsoir.

Maintenant Barbara reposait dans un vieux fauteuil recouvert de toile perse, devant un bon feu de châtaignier. Avec quelle vivacité il lui rappelait les jours d’autrefois, ce vieux fauteuil ! Autour d’elle s’agitait la femme de chambre qui l’avait servie jeune fille, une mulâtresse surnommée Ramsès, à cause de son profil égyptien, et portant sur sa tête bizarre des douzaines de petites tresses de laine noire liées par autant de petits cordons blancs. Cette créature allait et venait d’un pas muet et précautionneux, comme celui d’un chat dans l’herbe mouillée; derrière sa maîtresse, en pleine lumière, elle examinait les vêtemens dont venait de se dépouiller la jeune femme, caressant les moelleuses fourrures avec une volupté de connaisseuse, tantôt rapprochant la zibeline de son menton pour regarder dans une psyché à l’ancienne mode l’effet que produirait cette harmonie des couleurs, tantôt y enfonçant son visage bronzé, le dos en l’air, toute frissonnante de plaisir ; et pendant ce temps Barbara songeait, les yeux grands ouverts sur la danse incertaine des flammes, en battant la paume ouverte de sa main du bout frisé de ses cheveux épars. Bientôt, Ramsès se rapprocha d’elle et se mit à chauffer l’intérieur d’une paire de mules à talons rouges, en les présentant au feu, contre lequel en même temps elle se protégeait le visage.

Ce geste alla droit au cœur de Barbara comme un coup de couteau. Valentin, son mari, ne manquait jamais d’en rire quand autrefois la mulâtresse chauffait de même ses pantoufles à lui. Les larmes s’amoncelèrent sous ses grands cils, et sa respiration haletante la secoua des pieds à la tête plus profondément que ne l’eussent fait des sanglots. Ah ! elle avait été folle sans doute de revenir ici, où il était à prévoir que de pareilles coïncidences se présenteraient vingt fois par jour !

Et pourtant il y avait dans ce supplice une amère douceur. Elle promena autour de la chambre un long regard de détresse. C’était une grande chambre aérée comme on les aime dans le Sud. Un délicat mélange de gris et de rose qui faisait penser à l’aurore distinguait la décoration et l’ameublement. Le large lit d’acajou sculpté avait des rideaux roses et blancs, des peaux de chèvres blanches jonchaient le tapis; des sièges bas et commodes invitaient à la paresse ; le nombre des miroirs révélait une certaine vanité de la part de ceux qui occupaient ce nid coquet, où d’ailleurs le goût ne faisait pas défaut : il y avait aux murs de fort belles aquarelles françaises, et les cuivres massifs d’une table à écrire ancienne scintillaient aux lueurs intermittentes du feu.

Barbara se leva soudain et, rejetant en arrière sa lourde chevelure, se mit à errer de long en large sur ses pieds déchaussés.

— Attendez donc, miss Barbara, mon cœur, supplia Ramsès, en se traînant sur ses genoux, la pantoufle à la main. Vous allez user vos jolis bas.

Barbara continua la même promenade silencieuse.

— Tu peux t’en aller, dit-elle, je t’appellerai tout à l’heure.

Quand Ramsès fut sortie, elle ferma la porte à clé, puis marcha vers une des fenêtres et tira les rideaux. Le ciel était semé de petits nuages flottans à travers lesquels une lune encore humide apparaissait vaporeuse ; les tulipiers, presque dépouillés du feuillage d’or dont ils se parent en octobre, tendaient leurs calices vides tout droits ou renversés, comme autant de gobelets fantastiques que devait remplir le brouillard. Le vent soufflait par bouffées, — on eût dit l’haleine d’un être endormi, — Et la pluie avait cessé. Dans la pâle clarté, les cheveux de Barbara brillaient d’un éclat adouci et, à travers l’ondulation des ombres, les baies du houx, déjà teintées d’écarlate, semblaient la regarder. Elle pouvait voir la lumière que projetait sa fenêtre effleurer l’herbe flétrie de la pelouse. Un cheval hennit impatiemment au-dessous d’elle, et d’une prairie lointaine d’autres hennissemens répondirent à celui-là. Avec un soupir, elle laissa le rideau reprendre ses plis accoutumés et, les deux mains posées sur la table, se remit à explorer sa chambre d’un regard absorbant.

Comme ce regard revenait vers l’écritoire qui lui servait d’appui, elle poussa un cri étrange et recula jusqu’à la fenêtre. Combien les réalités de la vie peuvent s’introduire d’une façon poignante dans le pathétique, même pour le dépasser ! La vipère devant laquelle reculait ainsi cette pauvre femme n’était qu’un cigare à demi fumé qui gisait sur un élégant cendrier, à l’endroit même où une main négligente l’avait jeté trois années auparavant. Et soudain elle tomba sur ses deux genoux auprès de la table ; saisissant ce morceau de tabac, elle le baisa, elle le baisa encore.

Barbara possédait à un degré gênant le sens du ridicule ; bientôt elle se mit à rire, non pas d’un rire nerveux, mais tranquillement, en personne qui apprécie l’absurdité des choses ; elle se rendait compte de ce que penserait d’un pareil acte quelque témoin indifférent. Et, de nouveau, elle embrassa le bout de cigare, puis cacha son visage entre ses mains, frissonnante, avec de terribles sanglots silencieux et sans larmes. Comment s’en étonner? Dans cette même chambre, parmi ces mêmes objets, Barbara Pomfret avait passé jadis les trois premiers mois de la plus heureuse union. Deux années auparavant, son mari était mort, et elle revenait seule aux lieux qui lui rappelaient un si cher passé. Chaque meuble, chaque livre, chaque bibelot était associé de quelque manière à l’image du bien-aimé disparu ; le moindre objet évoquait pour elle quelque réminiscence poignante, et pourtant c’était sa volonté qui la ramenait. Elle ne voulait pas oublier, et où donc se serait-elle souvenue mieux qu’ici? Seulement elle n’avait pas, en prenant une résolution téméraire, calculé toute la force du chagrin qui allait la ressaisir. A mesure que des scènes évanouies se renouvelaient devant son moi intérieur, certaines paroles, certains accens, lui revenaient avec un sentiment de réalité presque intolérable; ses bras, les bras de Valentin, la retenaient, son souffle se mêlait au sien, sa voix lui vibrait à l’oreille. Elle bondit sur ses pieds, qui se prirent dans la lourde étoffe de sa robe; ses yeux fascinés, effarés, interrogèrent l’obscurité derrière elle, enfin elle se précipita vers la porte. Cette chambre était vraiment trop pleine de sa voix, de ses soupirs, de son rire... Haletante, elle essaya de tourner la clé, qui, ne servant plus depuis longtemps, refusa de tourner dans la serrure. Encore, encore, son rire autour d’elle, au-dessus d’elle et des lèvres caressantes qui l’effleuraient;.. elle entendait les mots, des mots tendres, passionnés, qui n’étaient pas faits pour la bouche immatérielle d’un fantôme.

— Barbara,.. ton haleine est un vin qui me grise... Barbara...

A deux mains, elle saisit la clé, folle de peur; le fer un peu rouillé ne cédait toujours pas; elle enroula autour un pan de sa robe... Maintenant elle sentait tout de bon la chaleur des baisers; ils lui prenaient sa vie.

— O Dieu, secourez-moi ! Que cette porte s’ouvre, qu’elle s’ouvre !

Miss Fridis, courbée sur son tricot à l’étage inférieur, entendit le bruit d’une lourde chute et se précipita sur l’escalier pour y rencontrer Ramsès, les yeux hors de la tête. Toutes les deux se heurtèrent au corps de Barbara, qui gisait à moitié dans sa chambre, à moitié dans le corridor. Ramsès releva sa maîtresse, la porta sur son lit. On fit toutes les choses désagréables et inutiles que commande l’usage en cas d’évanouissement. Quand le temps fut venu pour Barbara de reprendre connaissance, elle souleva ses paupières et, respirant à grand peine : — Je sais, dit-elle, je sais...

— Vous savez quoi? demanda miss Fridis, câline.

— Je sais, répéta Barbara, je sais oh je suis. Il me faut une serrure neuve... demain, entendez-vous! Ramsès, tu coucheras ici ce soir. Quelle heure est-il?

— Plus de minuit, répondit Ramsès, qui tenait les pieds nus de sa jeune maîtresse dans ses deux mains. Allez vous coucher, miss Fridis. Et dormez, vous aussi, miss Barbara.

— Oui, chère, il le faut,.. je vous en prie,.. pour l’amour de moi, supplia la tante.

— Pas encore, pas encore...

Elle essaya de se redresser et retomba parmi les oreillers. Un frisson soudain parcourut ses membres; elle fit un nouvel effort et, le bras autour du cou de Ramsès : — Aide-moi, murmura-t-elle, aide-moi à sortir de ce lit, vite... Le canapé, là-bas...

Quand on l’eut transportée sur le canapé, elle ferma les yeux et resta si tranquille qu’on put croire qu’elle s’était évanouie de nouveau; mais comme Ramsès allait se lever pour chercher quelque drogue, elle appuya une main blanche sur sa tête laineuse, lui indiquant de ne pas bouger.

— Allez vous coucher, miss Fridis, répéta Ramsès. Il ne sert à rien de rester debout toutes les deux.

Et quoique la vieille demoiselle persistât à humecter de ses lèvres flasques la main inerte de Barbara, Ramsès réussit à l’emporter de gré ou de force vers sa chambre virginale. Quand de nouveau Barbara ouvrit les yeux, elle vit que la mulâtresse, revenue auprès du feu, le ranimait d’une façon toute biblique, en soufflant avec sa bouche. Hélas! combien de fois, blottie sur ce même sofa, s’était-elle amusée des efforts de Val, s’évertuant à imiter la méthode nègre de souffler jusqu’à ce que ses joues gonflées l’eussent fait ressembler au dieu des vents en personne. Les moindres choses la blessaient au cœur...

Quand la flamme bleuâtre commença de s’enrouler en guirlandes autour des fagots, elle appela sa fidèle servante: — As-tu trop envie de dormir? lui demanda-t-elle avec un délicieux sourire que celle-ci connaissait bien, car il était associé à d’innombrables cadeaux et semblait respirer l’été, une saison chère entre toutes à la sensitive créature.

— Seigneur, vous voilà redevenue vous-même ! s’écria-t-elle sans répondre à la question de Barbara. J’ai cru, quand je vous ai revue d’abord ce soir, que vous ne souriiez plus.

Barbara sourit de nouveau, et Ramsès déclara qu’elle n’avait nulle envie de dormir auprès d’elle.

— Les autres domestiques sont-ils couchés?

— Sans doute, dit Ramsès, en passant un bras souple autour de sa maîtresse pour la mettre debout.

Barbara resta un instant immobile, très grande, pareille à un rayon de lune dans l’obscurité, avec sa robe de chambre en soie blanche. Bientôt elle fit deux ou trois pas. Ramsès l’accompagnait, courbée sous le bras nu qui reposait lourdement sur ses épaules. Puis, la maîtresse s’arrêtant, elle tourna vers elle un regard d’attente.

— J’allais dire que, si tu peux retrouver le petit lit où je couchais enfant, je t’aiderai à le traîner jusqu’ici.

— Non, vous n’aiderez à rien du tout,.. J’irai seule...

Mais Barbara s’entêta, et toutes les deux suivirent un étroit corridor qui décrivait plusieurs brusques détours, Ramsès marchant devant, une bougie allumée à la main. La petite flamme bleuissait, baissait, vacillait parmi les nombreux courans d’air. Suivant toujours cette espèce de feu follet, Barbara se trouva enfin dans la nursery où s’était écoulée son enfance. Elle regarda en l’air et se rappela jusqu’aux lézardes du plafond, celle entre autres qui rappelait, au gré de son imagination, l’effigie de Washington sur les timbres-poste. Au-dessous était le petit lit à barreaux de cuivre, un peu terni sous les nœuds de ruban d’un bleu passe qui ornaient son ciel. Combien y avait-il d’années qu’elle n’avait dormi dans cette étroite couchette! Rien ne cause une impression plus bizarre que la vue de quelque objet familier à notre enfance surgissant tout à coup au milieu des tristesses d’un âge plus avancé ; nous doutons de notre propre identité, il nous semble être une autre personne, si étrangère à ce passé lointain ! A genoux près de son lit d’enfant, les mains sur ses yeux, oubliant de prier, Barbara se perdit dans un effort désespéré pour revenir aux jours d’innocence où elle demandait à Dieu de faire repousser la queue de son poney broutée par le veau, son voisin dans l’étable, et de permettre qu’au ciel sa bonne, Mammy, lût blanche, et de pardonner à Satan, après bien, bien da temps, et de la rendre elle-même une petite fille très sage. Mais peu à peu des flots de regret passionné, de rébellion, de désir, se soulevèrent en elle, grondant, écumant, chaque vague nouvelle de cet océan de douleur l’emportant plus loin que la précédente, plus loin de Dieu, qu’elle s’imaginait impitoyablement railleur, tandis que les anges, prenant des formes hideuses et rampantes, tournaient autour de son trône comme les sorcières de Macbeth autour du chaudron magique. Tout lui semblait devenir horrible et mauvais ; son amant, son mari n’était plus qu’un amas de corruption sans nom, gisant dans la terre limoneuse; ou bien il lui apparaissait comme un squelette correctement vêtu à la mode. Il s’habillait si bien. Val !.. Et maintenant le nom de son tailleur devait briller en lettres d’or à travers les nœuds de son épine dorsale... Ah! ah! ah! ah!

Elle fut réveillée de ce cauchemar par son propre rire, étouffé d’abord, puis qui retentit à travers la maison silencieuse, glaçant les veines de Ramsès. Celle-ci n’eut pas l’idée d’aller à elle, mais resta au contraire sur le lit de camp qu’elle s’était improvisé pour la nuit, les bras serrés autour de son propre corps et murmurant dans son jargon nègre, entre ses dents qui claquaient : « Miss Barbara est devenue folle! folle! Que faire d’elle, mon Dieu?.. que faire d’elle?..

Tout à coup il parut à Barbara que quelque présence resplendissante l’enveloppait, lui soulevant le cœur à deux mains pour ainsi dire. Elle plongea des regards ardens au plus profond de l’obscurité, elle tendit les bras à ces ténèbres qui semblaient l’étreindre.

Les petits bruits de chaque jour vinrent distraire son attention, le crépitement du feu qui s’écroulait, le soupir d’une brise qui s’était levée dans les branches des tulipiers, le frôlement de quelque objet menu qu’une souris traînait sur le parquet. Elle se redressa sur son séant, les bras tendus de nouveau, et sentit comme une chose actuelle et certaine le poids d’une tête bouclée sur son sein : — Oh! Val, dit-elle tout bas, ô mon Val à moi, mon adoré, cher mien, reste; sois avec moi dans cette obscurité, ici où tu m’aimais. Je n’aurai pas peur,.. non, pas la moindre peur... Ah! Dieu ! il ne m’entend pas, il ne peut plus m’entendre, il ne m’aime plus.

Et, se jetant à demi hors de son lit d’enfant, elle embrassa le lit nuptial, le grand lit d’acajou placé tout près, les lèvres collées au couvre-pied de soie.


II.

Rosemary, avec ses portraits de famille et l’épinette dont miss Fridis tire des sous fantastiques durant les après-midi du dimanche, est un vieil endroit exquis pour y mourir, mais non pas pour y vivre. Or Barbara Pomfret est vivante et très vivante, en dépit du deuil dont elle se débarrasse d’ailleurs quelquefois. Elle étoufferait à Rosemary dans la société paisible de sa tante Fridis, si elle ne s’échappait de temps à autre pour de longues courses en forêt dont elle revient avec un appétit tel qu’elle dévore à elle seule pour son souper deux perdrix accompagnées de biscuits sans nombre et arrosées de trois tasses de thé. Les forêts virginiennes, en octobre, sont aussi belles que pouvaient l’être les forêts de l’Éden, plus belles même, car la verdure éternelle du Paradis terrestre ne devait jamais former en tombant ces montagnes de feuilles rousses dans lesquelles le promeneur enfonce jusqu’au genou. C’est peut-être la difficulté de traîner ses robes de crêpe dans ce tapis trop moelleux qui décide Barbara à reprendre un costume de sa première jeunesse. Elle dénoue les tresses sévères de ses cheveux de cuivre et leur permet de flotter librement autour de la claire pâleur de son beau visage; elle retrouve dans une vieille armoire une chemise de flanelle gros bleu, une jupe courte, des bottes lacées, des guêtres de chasse, une ceinture de cuir, et, ainsi accoutrée, elle redevient une belle fille de seize ans, ressemblant autant que possible à quelque jeune frère. Sous cet aspect séduisant, elle renoue connaissance avec les arbres gigantesques dont elle se sent comme la dryade protectrice, et elle fait commerce d’amitié avec un petit nègre vagabond de la laideur la plus comique, Beauregard Walsingham, qui ne sait pas son propre nom, parce que sa mère ne l’appelle jamais que mon cœur quand elle est contente, et Satan quand il n’est pas sage. Ce jeune singe contribue à mettre la note humoristique d’usage dans un récit où nous ne la trouvons pas indispensable. Il est assez mal pourvu de culottes, son habit déguenillé traîne en revanche sur le sol derrière lui ; il est petit avec des pieds étroits d’un bleu noir sur lesquels il se tient mollement, ses grands orteils doublés de jaune dressés vers le ciel. Ses paupières huileuses découvrent des yeux imperceptibles, le teint est couleur de bitume foncé, la lèvre inférieure, qui pend aux minutes d’étonnement, a les teintes rose pâle d’un champignon sur lequel il a plu. De ce gracieux personnage, rencontré par hasard, Barbara fait son domestique : il porte sa boîte à couleurs quand elle va dessiner d’après nature, il s’asseoit derrière son chariot de pêche canadien, il trotte sur ses talons pendant de longues courses à pied, il couche sur une peau d’ours devant sa porte. Les voisins ne se doutent pas de la double vie que mène Barbara; ils voient le dimanche une femme en grand deuil, triste et silencieuse ; personne ne connaît l’espèce d’androgyne charmant qui fait toute la semaine l’école buissonnière avec un compagnon invisible, dont le petit nègre attaché à ses pas ne soupçonne guère la présence : Valentin Pomfret, le jeune mari disparu, gai, charmant, comme aux jours de leur lune de miel. Elle croit sentir, tout en marchant, jusqu’à la chaleur de son corps. Tant que la neige ne sera pas venue mettre fin à ce bonheur d’automne, elle le goûtera dans son adorable plénitude ; plus d’images effrayantes, plus de souvenirs horribles, elle a maté ses nerfs en désarroi, elle est redevenue maîtresse de ses pensées, elle les domine, elle ne laisse que les plus douces prendre possession d’elle :

« Un soir, elle revenait au crépuscule, en fredonnant une chanson que son mari avait particulièrement aimée :


Bravo! bravo! Pulcinella
Bravo, Pulcinella!

En remontant la longue pelouse ombragée d’acacias, elle vit la

lueur d’un grand feu dans le salon. Combien de fois avaient-ils salué, elle et Valentin, cette flamme bondissante et ondoyante quand ils rentraient après des promenades semblables ? Elle cessa brusquement de chanter et tomba à genoux dans l’herbe, tandis que ses deux lévriers s’élançaient gauchement sur elle, n’ayant pas l’instinct qui avertit quand les femmes s’agenouillent pour prier ou bien par manière de jeu. Le sentiment s’était emparé d’elle qu’il était là tout près, avec les autres essences impalpables de cette soirée sereine d’un gris doré. Bientôt la lumière baissa, parut s’éteindre, puis rejaillit plus haut que jamais. Quelqu’un avait jeté du bois dans la cheminée. Cette immobilité à genoux, sur la pelouse battue par le vent, l’avait glacée ; elle se leva et rentra dans la maison. Mais, la main sur la porte du salon, elle fit halte… Il semblait qu’une force quelconque la poussait à s’éloigner. Elle se détourna, et, d’un rapide mouvement d’oiseau, regarda par-dessus chacune de ses épaules successivement. Personne. Ouvrant la porte avec impétuosité, elle s’élança en courant jusqu’au milieu de la chambre. Alors elle regretta cette impulsion, car un homme se tenait devant le feu, courbé légèrement et se chauffant les mains, un geste très ordinaire, mais qui la blessa. On peut être individuel, même dans sa manière de se chauffer, et ce geste était celui de son mari. Durant la minute où elle en eut conscience, l’homme vint à elle. Alors Barbara commença de croire qu’elle traversait un rêve : la tournure, la démarche, la pose étaient si parfaitement identiques à la pose, à la démarche, à la tournure de son mari ! Mais le plus grand choc qu’elle reçut fut lorsqu’il parla.

— Vous devez être Barbara, dit-il, et la voix était celle de Valentin.

Tout tourna autour d’elle. Elle laissa tomber les feuillages rougis qu’elle rapportait. Celui qui venait de parler avec la voix de son mari la soutint jusqu’à une chaise ; c’était le même mouvement de bras qui avait été le sien ! Elle ferma les yeux et avança les deux mains comme pour repousser un spectre, tandis qu’il mettait un tabouret sous ses pieds, puis un coussin entre sa tête et le dossier de la chaise. Durant ces diverses opérations, il prononçait des phrases décousues :

— Désolé… J’aurais dû m’attendre… J’aurais dû demander de la lumière. C’est la clarté du feu qui vous aura trompée. Je suis John Dering, je suis Jock,.. le cousin du pauvre Valentin, vous savez ?.. Il m’a tant parlé,.. C’est-à-dire j’ai tant entendu parler de vous, qu’il me semble vous connaître. Cela va mieux ?.. Regardez-moi ; oui, la ressemblance est grande, tout le monde le dit. — Je préfère me reposer un peu, merci, dit Barbara.

Il avait inconsciemment prononcé le mot qu’elle redoutait le plus : si la ressemblance des traits était aussi marquée que toutes les autres analogies, elle sentait qu’il lui serait impossible de la supporter. Lentement, elle regarda la main qui reposait sur le bras du fauteuil ; cette main aurait pu sortir de la tombe. Avec un cri, elle bondit sur ses pieds, balbutia quelques mots inintelligibles, gagna la porte et disparut.

Les sensations de John Dering n’étaient pas de celles que l’on peut envier. Fort alarmé d’abord, il haussa les épaules et recommença de se chauffer.

— Je me flatte de connaître les hommes, dit-il avec humeur, mais du diable si je comprends rien aux femmes.

Puis il se blottit dans le fauteuil que venait de quitter Barbara et attendit la suite de son aventure.

Rien n’arriva, sauf que Barbara reparut une demi-heure après. A peine la reconnut-il, dans ses longs crêpes noirs, sous un diadème de nattes luisantes correctement remis en ordre. Tandis qu’il prenait la main qu’elle lui tendait cette fois, avec le décorum d’usage, il se demanda si elle se déciderait jamais à lever ses paupières.

— Elle est belle, pensait-il en lui-même, mais elle est trop blonde et trop forte. La taille est trop développée,.. non, ce sont les épaules, non, elle est trop forte en tout,.. elle est d’un blond trop roux,.. non, elle a trop de cheveux,.. non, c’est sa manière de se coiffer.

Barbara ne démêla pas ses pensées en cette circonstance. Elle pensa qu’il remarquait sa pâleur et ses yeux rouges, qu’il se demandait si elle avait été vraiment assez amoureuse de son cousin, pour qu’une pareille quantité de crêpe fût justifiée. Pourquoi les beautés les mieux établies ne peuvent-elles pénétrer les pensées de la plupart des hommes quand ils leur sont présentés? Il n’y aurait pas tant de vanité dans le monde. Barbara, qui était une beauté reconnue, ne fit vibrer aucune corde particulièrement admirative chez Dering, jusqu’à ce qu’elle se fût tournée vers lui de profil en arrangeant les plis de sa robe.

— Un beau front, pensa-t-il, le nez, la ligne des lèvres tout à fait classiques, un menton superbe, vigoureux sans lourdeur,.. signe de volonté...

Barbara, toujours sans le regarder, tenait un écran entre la flamme et son visage, de sorte qu’il ne pouvait pas la voir non plus ; tout en causant de choses indifférentes, elle se demandait si elle pourrait souffrir longtemps encore qu’un étranger lui parlât avec la voix de son mari. Soudain, une bûche à demi brûlée s’écroula dans l’âtre. Comme Dering se baissait pour rassembler les tisons, Barbara leva les yeux vers lui involontairement et, presque aussitôt, il sentit avec stupeur contre son corps le contact doux et pesant d’un corps inanimé.


III.

La ressemblance entre John Dering et son cousin défunt Valentin Pomtret était aussi frappante que celle qui peut exister entre deux jumeaux. Autrefois, la différence d’âge empêchait qu’on la remarquât autant, mais les quelques années qui s’étaient écoulées depuis la mort de Valentin avaient amené John au point précis où se trouvait le mari de Barbara en quittant ce monde. La jeune veuve retrouvait donc en lui l’exacte reproduction physique de celui qu’elle aimait, les mêmes manières brusques, franches, originales, où perçait un grain d’égoïsme. Tantôt ce prodige lui inspirait une sorte d’horreur; tantôt c’était au contraire du ravissement; elle était heureuse au-delà de toute expression de revoir la figure de Val, elle était exaspérée en même temps qu’une créature humaine osât ainsi ressembler à l’objet unique de sa tendresse.

Chose inouïe, la miniature qu’elle porte contre son sein, dans un médaillon d’or, rappelle Valentin beaucoup moins que ne le fait le visage étranger de John Dering. Ce portrait qu’elle aimait naguère à contempler ne la console plus. Quand elle est seule dans sa chambre, « elle pleure, elle gémit, elle se parle à elle-même en lambeaux de phrases entrecoupées, tandis qu’elle erre de-ci de-là, en s’appuyant aux meubles, en écartant des deux mains ses cheveux de son visage; parfois, couchée à plat, elle tremble, les yeux fermés, ou bien elle s’élance d’un mur à l’autre avec toute la violence haletante et contenue d’une panthère prisonnière. »

Ceci nous donnerait peut-être suffisamment l’idée du caractère principalement physique des émotions de Barbara, sans le paragraphe suivant qui achève de nous éclairer :

« Comme elle se jetait épuisée dans un fauteuil près du feu, la large manche de son peignoir se releva, laissant voir la chair satinée du bras où courait le bleu des veines. Elle se courba et, poussant un cri aigu, se mit à caresser ce bras lentement contre sa joue. Elle se rappelait combien il avait aimé à baiser le dedans de son bras, quand elle portait cette même robe, et, tandis qu’une réminiscence chérie la faisait sourire, des révoltes se soulevèrent en elle avec la pensée qu’il était maintenant au-dessus de tels plaisirs charnels, qu’il ne se soucierait plus d’aucune des choses terrestres et délicieuses auxquelles il avait tenu jadis si passionnément. Elle joignit les mains au-dessus de sa tête, les tordant avec angoisse. La certitude qu’il était désormais un esprit, une essence purifiée, une âme sans corps, lui était odieuse; elle éclata en sanglots, tantôt demandant la mort, tantôt priant Dieu de la rompre à sa volonté souveraine. »

Il est aisé de voir, par ce genre de douleur, que Dering a des chances presque assurées. D’abord il ne se doute guère de l’effet qu’il produit, il revient prendre des nouvelles de Barbara, qui s’arrange pour ne pas le recevoir ; mais un hasard les remet en présence dans les bois où, assise entre les branches fourchues d’un vieux chêne, elle joue avec ses lévriers ; et, cette fois, dès les premières paroles échangées, une aimable familiarité s’établit. Dering lui avoue très librement l’admiration qu’il a pour sa beauté opulente et sensuelle, la crainte qui lui est venue devant la froideur de son premier accueil qu’elle ne l’eût pris en grippe; puis, rassuré, il abuse du slang dont il a l’habitude, et qu’il emploierait malgré lui, prétend-il, avec le Dieu tout-puissant. Barbara n’en paraît nullement scandalisée; elle a peur seulement qu’il ne remarque l’ivresse qui l’a saisie, lui faisant croire qu’elle est réellement en présence de son mari. Au fond, elle sait que ce n’est qu’une illusion, « le ciel reflété dans une flaque d’eau, » mais cela suffit pour qu’elle frémisse et se sente de nouveau près de s’évanouir (l’évanouissement joue un grand rôle dans ce récit), quand Dering l’aide à descendre de son arbre. Ce sont les robustes épaules de Val qui sont sous ses mains, c’est la manière qu’avait Val de la soutenir, de veiller sur elle tendrement avec ces précautions minutieuses qui ravissent les femmes, « qui leur suggèrent la comparaison d’un marteau à vapeur employé à casser délicatement des amandes, en leur montrant sous sa forme protectrice le pouvoir qui si facilement les écraserait. »

Miss Amélie Rives se complaît à rendre la séduction de la force masculine, et parfois dans des termes d’une extrême énergie. Cette qualité des muscles ne lui semble pas à dédaigner non plus chez la femme, car, dès leur première promenade en tête-à-tête, Barbara fait tâter son biceps au sosie de Valentin, pour lui prouver qu’elle est capable de nager contre le courant. Ils marchent très près l’un de l’autre à travers un terrible ouragan, et cet ouragan qui fait tout craquer autour d’eux, arrachant les branches, menaçant de déraciner les arbres eux-mêmes, Barbara l’aime : — Cela me secoue, dit-elle, cela m’éveille. On ne peut penser beaucoup dans ce désordre, en dehors des impressions électriques pour ainsi dire que lui-même provoque. — Dering, lui aussi, aime l’ouragan, qui semble lui verser un breuvage magique, et, sous son influence, ces deux êtres faits pour s’entendre échangent des aveux assez bizarres sur leurs diverses sensations. Celles de Barbara ne peuvent se révéler tout entières ; il lui semble causer avec son mari inopinément sorti du tombeau, et assis auprès d’elle au bord de sa fosse où elle lui rend visite à la manière des goules. Ceci excuse un peu sans doute les inconscientes libertés qu’elle permet à Dering, qui comprend vaguement ce qui se passe en elle. Peut-être cette divination, si confuse qu’elle soit, empêcherait-elle un être délicat et fier de revenir tous les jours à Rosemary, mais le genre de délicatesse et de fierté qui gâterait leur plaisir est assez rare chez les hommes. Dering devient donc le compagnon assidu de Barbara, et ils jouissent sans contrainte du tête-à-tête, la maîtresse du logis, tante Fridis, étant toujours invisible, en vertu d’une loi tacite qui règne en Angleterre et qui s’accentue en Amérique : jamais les grands-parens ne gênent la jeunesse ; ils sont comme n’existant pas. Tante Fridis se relègue d’elle-même dans la bibliothèque, et Barbara reçoit Dering dans le salon, légèrement vêtue parfois, prodiguant à ses yeux éblouis des trésors qui n’ont rien d’immatériel sous la transparence de négligés pittoresques. Tandis qu’ils lisent au hasard Browning, leurs deux têtes rapprochées au-dessus du même livre, les cheveux bruns de Dering semblent s’élancer vers les boucles dorées de Barbara comme s’ils possédaient une vie qui leur fût propre. En vérité, le magnétisme ne saurait aller plus loin. Un jour, ils tirent un horoscope, tout en déchiffrant les lignes de leurs mains, et nous apprenons que la main de Barbara est longue, mince et ferme, avec des ongles parfaitement bien tenus, mouchetés çà et là de petites taches blanches, « une main qui vous effleure plus doucement que les lèvres de bien d’autres, et dont le duvet même semble respirer. » L’entretien avec une personne pourvue de mains semblables ne peut être purement spirituel. Barbara dit à John Dering sa joie de n’avoir pas d’enfant dans son veuvage, et il la comprend beaucoup mieux que nous ne la comprenons nous-mêmes ; elle s’habille de blanc pour lui plaire, et quoique sous ce blanc elle fasse un peu l’effet d’une statue colossale, Dering s’étonne de l’avoir trouvée autrefois trop forte et trop grande. Il compare à la Vénus de Milo cette superbe créature naïve et gaie, en dépit de son grand chagrin, qui d’ailleurs est favorable à l’intimité,

« Jeune homme, si tu veux avoir une jeune femme pour amie, choisis-en une qui ait éprouvé quelque grande douleur. » Le conseil n’est pas mauvais : il y a les heures d’épanchement, les confidences, les pleurs essuyés, après quoi le beau temps succède à l’orage. Barbara sait faire du thé excellent, elle est musicienne, elle parle argot presque aussi bien que Dering lui-même, tout en le querellant sur cette mauvaise habitude ; elle est, avec les caprices de sa nature nerveuse, vingt femmes séduisantes en une seule. Dering le lui dit et elle l’écoute sans colère.

A mesure que le froid de l’automne contrarie leurs promenades, ils se livrent dans le grand vestibule à des jeux d’enfans, et c’est ainsi qu’à la suite d’une partie de grâces, tout en se disputant pour une bagatelle, ils courent au-devant du dernier péril. Dering poursuit Barbara, l’attrape, la saisit, et l’étreinte, qui a été d’abord des plus innocentes, finit par un baiser décisif, à la suite duquel nous retrouvons ces deux êtres véhémens formant un groupe étrange devant la grande cheminée où ils sont venus, sans que ni l’un ni l’autre sache comment, Dering renversé dans un fauteuil, Barbara assise par terre contre son genou, le visage caché entre ses mains. La scène est très vive et du plus franc réalisme ; elle se termine cependant par ce cri de Barbara : — Vous n’êtes qu’un homme, vous ne savez pas quels sentimens complexes déchirent une âme de femme... Vous ne savez pas ce que c’est que de pécher contre les morts... Les morts, répète-t-elle en jetant un coup d’œil égaré autour d’elle; puis elle s’enfuit, s’arrachant aux bras qui veulent la retenir : — Non, non !.. Il y a une tombe entre nous!.. Il y a entre nous une tombe ouverte!..

Bientôt après, tandis que Dering cherche en vain le sommeil, poursuivi par le souvenir enivrant et cruel de cet abandon qui s’est terminé par un refus, Barbara se regarde au miroir, tout en dénouant ses cheveux, et elle dit à ce reflet d’elle-même : — Je sais ton nom, celui que te donnerait ton mari... Ton nom est Infidèle...

Et il lui semble qu’une autre bouche que la sienne l’ait prononcé, ce nom, et elle tombe à genoux, elle implore le pardon de Valentin, elle lui demande d’effacer ce baiser funeste, elle veut mourir de remords, de honte; elle va chercher dans une armoire sa robe de noces, son voile de mariée, elle passe la nuit à prier et à expier devant ces reliques sacrées, frissonnante sous sa chemise de nuit de batiste légère, tandis que les branches gelées s’entre-choquent au dehors et que se lamente le vent d’hiver.

Puisera-t-elle de la force dans une semblable pénitence? Elle peut s’en flatter pendant une semaine, mais Dering trouve moyen de se rapprocher d’elle. L’écrasant sur sa poitrine, il lui dit : — Je veux toute la vérité ici, cœur contre cœur. Avouez-le... Je devine la pensée morbide qui vous hante. Eh bien ! repoussez-la cette pensée,.. entendez-vous, entends-tu? Je te l’ordonne. Je suis ton amant, et je te commande de chasser ces pensées de vampire... Inutile de lutter... Chère,.. si chère, savez-vous ce que j’ai trouvé dans mon livre de prière, un livre que m’a laissée celle de mes sœurs que j’aimais tant,.. la petite Hortense qui est morte?.. Je pensais à elle, et comme elle s’entendait bien à me consoler, quand mes yeux sont tombés sur ces mots : « Les vivans te loueront, Seigneur. — Chérie, voilà toute la vérité... Les vivans... Ne voyez-vous pas?.. Ce fut un message de Dieu même... Les vivans, Barbara, les vivans...

Elle ne veut pas l’entendre, elle lui redit qu’elle ne pourra jamais oublier, bref, elle le renvoie désespéré, mais, par une bizarre inconséquence, elle le reconduit à la station où il doit prendre le train qui l’emportera loin d’elle, et naturellement il profite de l’étroit voisinage que permet la voiture, de l’ignorance d’oncle Joshua, derrière le dos duquel on peut dire impunément : Je t’aime, en français. Un fâcheux, assez comique, qu’ils se trouvent obligés de prendre en route pour remédier au désastre d’une charrette versée, arrête, il est vrai, les entreprises de Dering; une dernière fois, il s’agenouille sous un prétexte pour baiser rapidement la robe de Barbara, la semelle de sa bottine ; mais nous n’avons pas l’impression, quand se termine ce voyage semi-sentimental, semi-humoristique, de Rosemary à Charlottesvil!e, voyage un peu long d’ailleurs, que ces tendres adieux soient le prélude d’une rupture. Sans doute, elle se sent elle-même bien faible et bien irrésolue, car, rentrée chez elle dans la nuit, elle nous fait assister à une nouvelle scène de désespoir hystérique, dont ses mulâtresses Ramsès et Sarah ont grand’peine à la tirer en la berçant, en la plongeant dans un bain chaud parfumé d’essence de roses, en massant ses bras inertes. Ce qui la calme à la fin, c’est ce verset des psaumes : « Dans la mort, aucun homme ne se souvient de toi,.. » qui lui saute aux yeux lorsque, selon sa coutume enfantine, elle ouvre le livre au hasard.

— Je serai peut-être heureuse encore, dit-elle en s’endormant. Et elle essaie en effet d’être heureuse ; elle se persuade que l’impatience avec laquelle elle attend la lettre promise par Dering est de l’amour.


IV.

Barbara Pomfret a le tort de ne pas se borner à lire les lettres de Dering; elle lit aussi la Bible, par une habitude qui est devenue chez elle comme une seconde nature (il y a chez cette exaltée de singuliers contrastes), et elle tombe sur des versets qui la font de nouveau réfléchir : « Et je ne leur donnerai qu’un cœur et qu’une voie, afin qu’ils puissent me craindre à jamais pour leur bien et pour celui de leurs enfans après eux. » Ou encore : « Une fin est venue, la fin est venue; elle t’attend, regarde ; elle est venue. »

Tout à coup il lui semble (la malheureuse ne procède que par hallucinations), il lui semble qu’elle sort d’elle-même, qu’elle se surveille de quelque lieu élevé ; ses souvenirs, les souvenirs qu’elle est venue chercher à Rosemary, dans ce lieu hanté, comme elle le nomme, et qu’elle aimait pour cela, reprennent possession d’elle. Personne pour la conseiller, pour la secourir; elle se tourne vers Dieu, en la personne de son ministre, le jeune recteur Tréhune, qui est resté veuf avec quatre petits enfans. La conférence est d’une nature délicate et embarrasse beaucoup M. Tréhune, qui, s’il ne connaissait pas Barbara, se croirait en face d’une folle :

— On me dit, commence-t-elle, que vous comptez retrouver votre femme au ciel. Croyez-vous qu’elle vous reconnaîtra? Croyez-vous que dès à présent elle s’intéresse à vous, qu’elle vous voit?.. Croyez-vous qu’elle se soucierait que vous fussiez amoureux d’une autre femme?

Et très pâle, souffrant comme si on lui plongeait un couteau dans le cœur, Tréhune répond : — Je le crois, je crois que je la retrouverai, que je reconnaîtrai ma femme, que dès à présent elle est près de moi très souvent.

— Et vous croyez que quelqu’une de vos actions pourrait la blesser?

— Je n’en sais rien, mais je tâche de ne rien faire qui lui eût déplu vivante.

— Et vous croyez que vous vous aimerez là-haut comme vous vous aimiez en ce monde?

— Davantage...

— Je dis comme vous vous aimiez en ce monde...

— Non, mais davantage.

— Davantage, davantage?.. N’était-ce pas assez? Que demanderiez-vous de plus?

— Rien, répond presque avec violence le pauvre veuf qu’elle torture.

— Est-il plus coupable pour une femme que pour un homme de se remarier? reprend Barbara.

— Cela dépend de tant de choses, madame! Il n’y a de péché dans aucun des deux cas.

— Mais ceux que nous avons aimés, ceux qui sont au ciel nous mépriseront? — Ceci ne me semble pas naturel ; je ne puis croire que ces âmes à qui Dieu a donné le repos puissent avoir du mépris pour les exilés de la terre qui les ont aimées.

— Dieu ne permet donc peut-être pas que nos actions affligent les morts ?

— C’est fort probable.

— Enfin, vous êtes persuadé que si nous les oublions, si nous leur préférons d’autres êtres, ils ne nous mépriseront pas ?

— Nous pourrions, en ce cas, répond lentement le recteur, nous mépriser nous-mêmes.

— Alors on a tort de se remarier?

— j’aurais tort. Je ne dis pas qu’il en serait de même pour vous.

— Pourquoi auriez-vous tort?

— Parce que je serais un lâche d’épouser une femme quand mon cœur est dans le tombeau d’une autre femme qui m’a donné tout le bonheur que peut donner la terre.

— Vous pensez qu’il vous serait impossible d’aimer de nouveau?

— J’en suis sûr.

— J’en ai été sûre, moi aussi. Pourtant, si vous rencontriez une autre femme qui lui ressemblât en tout, jusqu’à la voix, jusqu’au sourire, et qui fût plus belle qu’elle ne l’a jamais été, l’aimeriez-vous ?

— Ce que vous supposez est impossible.

— Ne dites pas qu’une chose soit impossible, vous qui croyez à la réunion des époux dans le ciel. Encore un mot. Vous préférez mener une vie d’isolement absolu plutôt que de voler une seule pensée à celle qui vous a quitté ?

— Oui, déclare fermement Tréhune.

— Eh bien ! dit-elle d’une voix fatiguée, je vous crois, mais c’est merveilleux,.. C’est merveilleux...

Ce merveilleux, cependant, la fait rentrer en elle-même ; car, en revenant du presbytère, elle écrit à Dering pour le supplier de « sortir de sa vie, » en lui expliquant qu’elle ne peut supporter la pensée du mépris que tôt ou tard il aurait d’elle si elle consentait à devenir sa femme. Ne se demanderait-il pas sans cesse malgré lui : — Si je meurs à mon tour, qui cette femme épousera-t-elle? — Ne regarderait-il pas autour de lui tous ses amis en se disant : — Celui-ci peut-être, ou celui-là? — Et comment penser à la réunion éternelle autrement que dans un enfer où ils se rencontreraient avec l’autre? Non, non, il faut qu’il l’oublie...

Le pauvre Dering reçoit cette injonction cruelle au moment même où il se dispose à partir pour un dîner de garçons. Il croit tenir une lettre d’amour et glisse l’enveloppe fermée dans son sein, pour avoir la jouissance de la sentir toute la soirée contre sa chair avant de s’accorder la jouissance plus grande encore de la lire. Quelle déception ! Ayant lu, le malheureux reste atterré; il ne faut rien de moins qu’un vigoureux plongeon dans un bain froid pour le faire sortir de sa stupeur.

Le surlendemain, les journaux annoncent un horrible accident Arrivé à M. Dering. Il ne s’agit que d’un cousin de Jock; mais, avant d’être édifiée là-dessus, Barbara, éperdue, a télégraphié, le lien s’est renoué dans l’angoisse du moment; elle veut le revoir, le rejoindre ; bref, elle le rappelle, et, cette fois, elle fait démeubler sa chambre, reléguer au loin tout vestige du passé, elle-même brûle sa robe de mariée, les lettres de son mari, jusqu’à la miniature qu’elle portait à son cou.

— Adieu, dit-elle à toutes ces choses condamnées.

Maintenant, le charme est rompu ; rien ne l’empêchera sans doute d’être au nouvel époux qu’elle aime et qu’elle a choisi.

La voici vêtue d’une ample robe flottante de soie de l’Inde couleur fleur de pêcher dont les plis souples s’adaptent aux moindres mouvemens de son corps admirable ; elle tord sa magnifique chevelure en un nœud négligé ; en agitant ses mains au-dessus de sa tête pour les rendre plus blanches, renversée comme une sultane sur des coussins de pourpre, elle attend Dering. La scène qui suit est du plus beau naturalisme : on nous fait remarquer la dilatation des yeux flamboyans et des narines nerveuses de Dering, l’attitude des amans réconciliés, en face l’un de l’autre, comme deux tigres prêts à s’élancer... Il lui demande si elle l’aime tout de bon, et les protestations de s’ensuivre, entremêlées aux rugissemens, aux baisers. — Je t’aime, dit Barbara, plus que qui que ce soit, plus que je ne croyais pouvoir jamais aimer, plus que n’importe quoi sur la terre ou au ciel, vivant ou mort,.. ou mort,.. tu entends?..

Et, en somme, il lui faut donner beaucoup de preuves, car assez naturellement Dering doute et se méfie.


V.

Il était tard, dans l’après-midi de la semaine suivante, quand la plus violente averse les surprit pendant une promenade à cheval. Comme ils se trouvaient près de la jolie église gothique qui servait de paroisse à tout le voisinage, ils s’y réfugièrent, après avoir attaché leurs chevaux. Au bout de vingt minutes, Dering, voyant que la pluie ne cessait pas, insista pour remonter à cheval et retourner à Rosemary, d’où il ramènerait un véhicule quelconque. Barbara consentit donc à passer, en l’attendant, une heure d’assez triste solitude. Fatiguée du poste qu’elle avait d’abord choisi sur un vieux banc de chêne près de la porte ouverte, elle se mit à errer dans l’église et gravit jusqu’à la tribune de l’orgue, toute grise de toiles d’araignées. En redescendant l’escalier poudreux, elle fut surprise de le trouver plus sombre qu’il ne l’était cinq minutes auparavant ; quelqu’un avait fermé les portes de l’église. Son cœur bondit, puis se mit à battre lourdement; elle essaya de tirer les verrous; peine inutile : la clé avait été tournée du dehors. Barbara, qui, depuis son enfance, détestait par-dessus tout être enfermée même en plein jour, dans la chambre la plus gaie, sentit une terreur, aussi invincible qu’elle était déraisonnable, se glisser dans ses veines... La pluie tombait plus fort que jamais, et la lueur bleuâtre projetée par des éclairs mettait en relief les hautes fenêtres avec leurs vitraux enchâssés dans du plomb, lui permettant parfois de déchiffrer les grandes lettres noires gravées sur les trois tablettes de marbre blanc au-dessus de l’autel, mais sans pénétrer sous les voûtes chargées d’ombre.

— Je resterai tranquille, parfaitement tranquille, se dit-elle à elle-même. J’entrerai dans mon banc et je m’y assoirai. Peut-être m’endormirai-je, et quand Jock reviendra, il se moquera de moi, et nous aurons un retour si joyeux ensemble!..

D’autres pensées, il est vrai, se pressaient, menaçantes et pénibles, dans son esprit, mais elle refusait de s’y arrêter, répétant toujours : — Je serai calme. Je prendrai ce livre de prières, je m’agenouillerai, je compterai jusqu’à cent, et dans l’intervalle Jock sera revenu.

Elle prononça ces mots à voix haute, s’agenouilla, et, comme elle le disait, appuya son front sur le grand livre d’heures à l’ancienne mode. La pluie ruisselait du toit en pente rapide ; les éclairs augmentaient, se précipitaient ; ils étaient maintenant suivis de coups de tonnerre sourds. Tout à coup un bruit la frappa, un singulier tapage aux portes de l’église. Elle se redressa et courut le long de la nef, entraînant avec elle un petit banc de bois dans sa précipitation, mais sans prendre garde à l’écho qu’il soulevait en battant les dalles.

— C’est moi, c’est Barbara. Jock ! ouvrez vite...

Un nouveau grattage à la porte fut la seule réponse qu’elle reçut; puis un gémissement plaintif suivit; c’était le chien qui, resté dehors, demandait à entrer; mais elle fut si troublée par cet incident inattendu qu’elle ne put réprimer un cri et recula jusque dans le fond de l’église, les mains collées à ses oreilles. Un hurlement de supplication et de désespoir, terminé par un coup de tonnerre formidable, l’accompagna dans sa fuite. Il lui sembla que le sol tremblait sous ses pieds, puis l’averse se remit à tomber, et à l’extérieur un vent lugubre souleva l’épais tapis des feuilles mortes. Maintenant on ne discernait plus rien dans l’église que la silhouette générale des pupitres et des grandes tablettes, sauf quand l’incendie d’un éclair venait projeter son éclat pâle et fantastique sur tel ou tel objet. De nouveau le chien hurla, de nouveau ses lugubres aboiemens se perdirent dans le bruit du tonnerre.

— Il doit être tout près, se disait Barbara, retournée dans son banc de famille, il doit traverser Machunk-Creek. A. présent il gravit la colline, il tourne le sentier, il entre dans le cimetière, il...

Elle fut alarmée derechef par le chien qui bondit contre la fenêtre auprès de laquelle elle était assise et se laissa retomber sur le sol en hurlant. La vue de cette tête noire et de ces pattes crispées la terrifia au-delà de toute expression; elle courut se prosterner tremblante sur les marches de l’autel. L’éclair qui suivit, balayant toute l’église pour ainsi dire, fixa sous ses paupières demi-closes le reflet des grandes lettres noires de l’inscription en face d’elle, et lui imposa en même temps un souvenir contre lequel, depuis qu’elle s’était trouvée enfermée, elle luttait désespérément. Il lui sembla que ses veines s’injectaient d’eau glacée. La dernière fois qu’elle avait contemplé ces sombres caractères, elle était debout devant cet autel, dans sa parure de mariée. Elle revoyait toute la scène aussi distinctement que si elle y eût joué un rôle au moment même; elle revoyait la face bienveillante et sérieuse du ministre officiant, même la verrue sur une de ses narines et l’habitude qu’il avait de plisser à grands plis son ample menton ; elle revoyait le visage de son père, animé d’une expression anxieuse, tandis que la lumière du matin brillait blanche dans ses cheveux gris frisés, d’un si heureux contraste avec son teint frais, rougi par la bise; — elle revoyait la main de son mari qui tenait la sienne ; elle n’avait pas levé les yeux sur lui pendant toute la cérémonie ; — Elle revoyait l’imperceptible déchirure d’un de ses volans de dentelle qui s’était pris dans la portière de la voiture; elle entendait la voix de l’homme qui avait été son mari, une voix très particulière, sonore et profonde, prononcer la formule : — Moi, Valentin, je te prends, toi, Barbara, pour ma femme, et je te garderai à partir de ce jour dans le bonheur et dans le malheur, dans la richesse et dans la pauvreté, dans la maladie et dans la santé, t’aimant, te chérissant, jusqu’à ce que la mort nous sépare. — Elle entendit même quelque chose de plus ; elle sentit, quand ils furent en voiture, loin de l’observation des autres, qu’il se penchait vers elle et que son haleine effleurait sa joue avec ces paroles : — La mort ne nous séparera point, Barbara. Nous la défierons, ma femme, ma vaillante bien-aimée ! Qu’est-ce que la mort devant l’amour? Ce ne sera qu’une courte attente solitaire pour celui de nous deux qui s’en ira le premier. Elle ne peut pas nous séparer, chérie. — Oui, elle entendit cette voix, tout près de son oreille : — La mort ne peut nous séparer, Barbara.

— Maintenant, il passe la double barrière, se dit-elle tout haut, maintenant il gravit la montée de l’église...

Le chien poussa sous la fenêtre un gémissement plus sinistre que tous les autres, et la voix à son oreille reprit, comme pour la réconforter : — La mort ne peut nous séparer, Barbara.

Elle se retint des deux mains à la balustrade de l’autel et, toujours à genoux, faisant un héroïque effort, elle pria.

— Cher bon Dieu, dit-elle de la voix enfantine qu’elle reprenait toujours aux instans de souffrance, ayez pitié de moi, je n’ai fait de mal à personne. Je vous en prie, protégez-moi... Val ne tient plus à m’avoir pour femme; faites qu’il m’oublie, ne souffrez pas que ces pensées me reviennent; ramenez Jock vite, bien vite... Que je n’attende plus trop longtemps. De grâce, soyez miséricordieux envers moi et enseignez-moi le chemin que je dois suivre.

Aussitôt qu’elle s’arrêta pour reprendre haleine, elle entendit plus distinctement que jamais ces mots : — La mort ne peut nous séparer, Barbara.

— Oh! de grâce, Val! de grâce, Val! murmura-t-elle piteusement. Oh! Dieu, qu’il ne soit pas irrité contre moi. Oh! Val, j’étais si seule! — si seule ! Vous ne savez pas combien tout me manquait;., ces longues nuits sombres pendant lesquelles je pensais à vous, je pensais à vous jusqu’à ce que mon cœur fût près d’éclater... Tu ne sais pas. Val, combien j’aspirais à te revoir! Je te conjurais de revenir... Tu devais m’entendre cependant ; pourquoi n’es-tu jamais venu, jusqu’à ce moment où ta présence est terrible? Je t’en supplie, demande à Dieu de me faire mourir. — Surtout, ne va pas me haïr... Il te ressemblait tant !.. Non, cette excuse n’est pas honnête, parce qu’ensuite je... N’en dis pas davantage, n’en dis pas davantage. Val... Je sais, j’obéirai, si tu veux me reprendre. Oh ! Val, je suis à toi... Je ne peux pas être à un autre... Je ne suis pas la misérable que tu penses... Je ne ferai pas cela... Je n’ai pas pu m’empêcher de le désirer, mais quant à le faire, non, je te le promets ! Si tu voulais seulement venir quelquefois! j’étais si seule, si seule,.. et j’ai peur de la nuit... Tu me manques tout le temps... Je ne l’épouserai pas, Val, je te le jure, si tu veux me pardonner et me reprendre, non, si tu veux seulement me pardonner. Je te le promets, je te le promets! Je t’en prie, Val, ne crois pas que j’y aie jamais été résolue vraiment. Je croyais l’être, mais je ne l’étais pas au fond de mon cœur. Oh ! je n’ai jamais seulement commis le crime d’y songer tout de bon. Rappelle-toi ce que j’ai éprouvé d’abord... Je me haïssais, je luttais,.. je luttais si fort. D’abord, ce fut parce qu’il te ressemblait... Il te ressemblait tant que je l’ai pris pour toi... J’ai cru que tu étais revenu. Oh! femme indigne! femme indigne que je suis ! Mais je m’arrêterai, je réparerai. De grâce, Val, de grâce... Mon Dieu, qu’il ne se moque pas de moi!.. Oh! Val, ne vous moquez pas de moi, ne riez pas, ne riez pas...

Quand Dering la rejoignit, il crut d’abord, la retrouvant inanimée, la face contre les marches de l’autel, qu’elle était morte...

………………

Barbara fut inconsciente pendant quelques heures ; quand elle eut enfin repris ses sens, le premier désir qu’elle exprima fut de voir Dering. Quoiqu’il fût alors minuit, elle voulut qu’on la portât dans la chambre où elle l’avait reçu le soir de son arrivée ; ses magnifiques cheveux, épars sur son peignoir de soie blanche, se glissaient çà et là dans la fourrure d’un gris bleuâtre dont il était garni, comme des veines de leu parmi les cendres. Dans son visage mortellement pâle, les yeux restaient grands ouverts et assombris sous les paupières immobiles. Dering vint s’agenouiller auprès d’elle en silence, essayant de soulever les mains inertes qui gisaient sur ses genoux ; elle les retira lentement.

— Je vous fatigue peut-être? dit-il, effrayé de l’impassibilité de son attitude et de son expression. Si nous ne causions pas ce soir?

— Il faut que nous causions, répliqua-t-elle d’un ton morne.

— Demain il sera temps. Laissez-moi vous aider à remonter chez vous.

— Il n’y aura pas de demain, répondit Barbara. — Toujours la même voix sans inflexions.

Dering essaya de nouveau de s’emparer de ses mains.

— Ma pauvre chérie ! Quel coup vous devez avoir reçu !

— Oui, un coup terrible.

— Mon amour,.. je le sais trop. Laissez-moi vos mains, je ne veux que les tenir et les réchauffer. Vous semblez avoir si froid.

— C’est cela,.. J’ai froid,.. bien froid... Oui, vous pouvez garder une de mes mains, la main gauche;., seulement attendez une minute, attendez je vous dis, que j’aie trouvé quelque chose.

Ses doigts tremblans cherchaient ce quelque chose dans son sein. — Ah! voilà, reprit-elle à la fin, et elle lui tendit une main ouverte sur laquelle reposait un anneau d’or tout uni.

— Qu’est-ce? Qu’est-ce? Que dois-je faire?., demanda Dering, anxieux. Quelle est cette bague ?

— Je veux la remettre. C’est mon anneau de mariage.

— Barbara! Bon Dieu!.. Qu’avez-vous, ma chérie?.. Laissez moi appeler...

Elle le retint : — n’appelez personne... Je ne suis pas malade... Je sais ce que je fais. Ceci est mon anneau de mariage, je l’ai ôté, il faut me le remettre, il le faut, dit-elle d’une voix redevenue vibrante.

Dering était blanc comme un linge, les dents serrées, le sang bourdonnait dans ses oreilles.

— Vous n’êtes pas vous-même, répliqua-t-il enfin, se contenant avec effort; je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Mais moi, je le sais, s’écria-t-elle, en se soulevant à demi. Dieu m’a parlé, il m’a parlé durant ces heures terribles dans l’église, quand vous n’êtes pas venu,.. quand vous n’êtes pas venu...

— Je suis venu aussitôt que je l’ai pu. La nuit était noire et les routes ruisselaient comme des rivières... Barbara, vous me brisez le cœur.

Elle le regarda et reprit peu à peu son calme stupide.

— Les cœurs ne se brisent pas.

Ici, dansée moment d’émotion culminante, l’auteur a cru devoir introduire un peu d’argot qui frappe Dering lui-même, — Et nous lui en savons gré, — comme « grossier » en pareille circonstance.

— Vraiment? répond Barbara. Vous vous rappelez que je vous ai dit autrefois que j’étais grossière...

Et cette étrange veuve poursuit :

— Je crois avoir été honnête pourtant... Je vous ai dit ce que j’éprouvais pour Val, que je ne parvenais pas à l’oublier... Je vous ai dit qu’il me hantait, je vous ai dit que jamais nous ne pourrions être heureux. Les femmes n’oublient pas, même quand elles le désireraient,.. du moins les femmes telles que moi... Ce doit être affreux,.. ce n’est pas naturel... J’ai tout vu ce soir dans l’église. Ah! que j’ai eu peur! Je sais ce que je dois faire. Je conçois combien j’ai été coupable... J’ai été grossière,.. il n’est pas permis à une femme d’être grossière. Je ne comprends pas que vous ayez voulu de moi. J’étais à lui,.. J’étais à lui, d’abord, j’ai été sa femme. Comment serais-je devenue la vôtre? Je ne pouvais oublier; j’ai brûlé ma robe de mariée, j’ai brûlé son portrait, mais quelque chose m’a fait garder l’anneau. Vous allez me haïr,.. je le sens,.. vous me regardez d’une façon qui me le prouve... Cependant je n’ai pas peur... Je n’aurai plus jamais peur de rien... Je ne serai jamais...

Dering la saisit par les poignets et la força de se lever toute droite. L’anneau d’or tomba entre eux sur le parquet ciré.

— Si vous n’êtes pas folle, dit-il avec lenteur, vous êtes la plus cruelle des créature.

Mais ces paroles ne pouvaient impressionner Barbara.

Elle se tordit dans les tenailles humaines qui l’étreignaient, cherchant de droite à gauche la bague tombée.

— Il ne faut pas que je la perde, c’est tout ce que j’ai, répétait-elle. Ne me lâcherez-vous pas jusqu’à ce que je l’aie trouvée?

Il la repoussa rudement, avec un cri d’autant plus sauvage qu’il s’efforçait de le retenir. En ce moment, il sentait tout de bon qu’il la haïssait. La clarté du feu lui faisait horreur, comme quelque chose de funeste et d’odieux, tandis qu’elle s’attachait, mourante, aux longs cheveux roux de Barbara et aux lignes sinueuses de son corps qui rampait, cherchant toujours l’anneau.

— Je ne peux pas le trouver! dit-elle enfin en levant vers lui un regard découragé, à genoux, appuyée sur ses talons et les mains nerveusement enlacées. Disparu, lui aussi ! Il ne me reste plus rien. Dieu pourrait me laisser mourir...

— Peut-être pense-t-il que vous changeriez encore d’avis après la mort, dit durement Dering.

Sa seule réponse fut de reprendre ses recherches en murmurant par intervalles :

— Je ne peux pas le retrouver ! Je ne peux pas le retrouver! Et c’est tout ce que j’ai.

— Barbara, dit Dering après quelques instans de silencieuse attente, je tiens à vous bien comprendre... Vous voulez que je m’en aille? Vous voulez que tout soit fini entre nous?

— Je ne veux rien, répondit-elle en secouant la tête, je tâche seulement de faire ce qui est bien.

— Vous trouvez bien de ruiner la vie entière d’un homme pour quelque fantaisie morbide?

— Oh! vous ne savez pas ce que j’éprouve,.. vous ne pouvez le savoir... Il a dit que la mort ne nous séparerait pas, et elle ne peut nous séparer en effet. N’ai-je pas été sa femme, — sa femme !

— Croyez-vous que je ne comprenne pas? répliqua Dering avec rage. Combien de fois cette pensée ne m’est-elle pas venue ! Bon Dieu! les femmes sont-elles humaines? Je me le demande.

— Je veux faire mon devoir, reprit-elle défaillante, de grosses larmes jaillissant de ses yeux. Vous ne vous doutez pas de ce qu’il y a d’horrible à se rappeler qu’on a été la femme d’un homme au moment où l’on se propose de devenir celle d’un autre. Dieu a été cruel pour moi,.. bien cruel.

— Et pour moi?., que croyez-vous qu’il ait été? dit Dering avec un ricanement féroce. Puis, d’un vigoureux mouvement du bras, comme s’il eût rejeté quelque chose qui s’acharnait après lui : — Non, du diable si je mets tout cela sur le compte de la Providence! Que pensez-vous avoir été pour moi, vous?

— Une malédiction, dit-elle tout bas, avec un hochement de tête sagace qui lui fit peur. Oui, je sais que j’ai été pour vous une malédiction, mais je n’ai jamais été votre femme,.. et puis les hommes oublient... Vous êtes jeune ! Songez combien il eût été affreux que je vous eusse épousé et qu’ensuite vous eussiez découvert... ceci !

— Oui, c’eût été désagréable...

Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Dering, mais sa voix, son geste, étaient tranquilles.

— Vous voyez, tout pouvait être pire, reprit-elle. Quand les gens disaient cela autrefois, je n’y trouvais aucun sens ; c’est vrai pourtant. Si je vous avais épousé, c’eût été pire, mille fois.

Il éclata :

— Cependant vous prétendiez m’aimer !

— Et je vous aimais, je vous aimais... Vous n’allez pas croire le contraire? ajouta-t-elle en s’interrompant avec surprise dans sa phrase commencée. Assurément, je vous aimais.

— En vérité?.. fit rudement Dering.

— Dites, vous croyez que je vous ai aimé?.. Vous croyez cela?..

— Je l’ai cru.

— Croyez-le encore... Vraiment je ne suis pas aussi mauvaise que vous le supposez. Il fallait bien vous aimer pour agir comme j’ai agi. N’en avez-vous pas assez de preuves? Je ne puis m’empêcher d’être maintenant ce que je suis, incapable de me sentir triste, ou contente, ou effrayée, ni rien... Vous vous rappelez que je vous ai écrit une fois dans une lettre que je ne sentais plus?.. N’importe, je sais que je vous ai aimé.

— Moi, je crois que vous êtes folle, dit Dering d’une voix étranglée.

— Je voudrais pouvoir le croire, répondit-elle plaintive, mais je ne le suis pas. Cette épouvantable crise m’a laissée comme étourdie, voilà tout ; mon esprit est parfaitement clair. Je comprends que vous deviez me haïr d’abord,.. je ferais de même à votre place... Vous ne pouvez vous en empêcher; aussi je ne vous en veux pas. Vous souffrirez moins... J’aime mieux que vous me haïssiez que de vous voir souffrir.

— Il est assez difficile de croire certaines choses, dit Dering. Aurez-vous la bonté de me prêter une voiture pour regagner Charlotteville ?

— Ce soir?

— Ce soir. Peut-être comprendrez-vous que je ne puisse dormir une nuit de plus dans cette maison.

— Parce que j’y suis, dit-elle tristement. Je ne vous blâme pas... Je ne vous blâme pas le moins du monde.

— C’est beaucoup de bonté de votre part. Cette générosité ira-t-elle jusqu’à me faire reconduire?

— Vrai, vous voulez partir ce soir ?

— Si vous ne me refusez pas un cheval...

— Donnez vos ordres, répliqua-t-elle lentement.

— Merci. m’accorderez-vous maintenant une poignée de main?

Elle lui tendit la main en silence.

— Adieu, dit-il ; — puis, après une pause : — Adieu, Barbara.

— Adieu, répondit-elle, les yeux baissés sur leurs mains unies.

Il répéta encore : — Adieu ! — Et de nouveau elle prononça ce mot après lui, tandis que leurs mains se séparaient. Il marcha vers la porte et sortit, mais pour rentrer en trébuchant et la saisir, et l’étreindre et meurtrir son visage de baisers furieux.

— Je vous aime, balbutiait-il avec angoisse. Je vous aime, malgré tout. Oh ! Barbara, vous serez si malheureuse demain quand je serai loin, quand vous songerez que je suis parti pour toujours! Car je ne reviendrai plus,.. non, jamais, jamais... Barbara, pensez-y,.. pensez à ces heures exquises que nous avons passées ensemble,.. à mes baisers, aux tiens... Tu m’embrassais ainsi !..

Et il baisait ses cheveux, ses paupières, sa gorge, la blessant presque dans son ardeur désespérée. Hélas ! il eût aussi bien essayé de réveiller un cadavre ! Elle gisait dans ses bras, haletante, mais distraite ; les yeux qu’elle levait vers lui étaient pleins de supplications timides et le regardaient à travers des larmes.

— J’essaie d’avoir du chagrin, et je n’en ai que de ne pouvoir réellement m’affliger, dit-elle d’une voix basse ; je sais que vous partez, que je vous ai aimé, je tâche d’être désolée, et je ne puis que penser qu’il sera doux de dormir. Je suis si fatiguée ! Je crois bien que je ne pleurerai plus, sauf de ne pouvoir pleurer. Tout cela vous paraît absurde. Mais, je vous en prie, efforcez-vous de comprendre. — Adieu, dit-il, d’une voix rauque, en passant sur ses cheveux sa forte main tremblante. Vos lèvres... encore une fois.

Elle leva vers lui un visage docile, mais le baiser passionné de Dering laissa sa bouche entr’ouverte sans plus d’expression qu’auparavant.

— Je ne puis, je ne sens rien,.. J’ai beau faire.

Brusquement il s’agenouilla devant elle et lui prit les deux mains pour les poser sur sa tête inclinée.

— Dites: «Que Dieu soit avec vous, Jock! » murmura-t-il tout bas.

Elle répéta ces mots d’une voix douce et sérieuse, désirant lui complaire : — Que Dieu soit avec vous, Jock.

— Et qu’il soit avec vous ! ajouta-t-il dans un profond soupir. Un instant encore, il tint ses genoux étroitement embrassés, puis il s’en alla, en fermant la porte avec précaution derrière lui.

Alors elle se remit à chercher la bague perdue, la retrouva enfin sous le garde-feu et, soufflant les cendres qui la couvraient, la fit glisser à son doigt, tandis que s’éloignait la voiture qui emportait Dering.


Certes, le pauvre Jock Dering est frustré, mais il reste à savoir si feu Valentin Pomfret n’a pas lieu de se plaindre aussi. Le genre de fidélité qu’on lui garde ne serait pas pour satisfaire un jaloux. On a peut-être vu des veuves manquer à leurs premiers sermens avec moins d’impudeur que n’en met Barbara à tenir les siens, et nous nous étonnons qu’ayant l’habitude de « cette analyse morbide de soi-même qui est la malédiction de notre siècle, » la jeune femme n’ait pas démêlé qu’il importait peu de s’arrêter en si beau chemin.


TH. BENTZON.

  1. Lippincott’s monthly Magazine. Philadelphia.