Un Projet de Mariage royal/03
Les grands hommes ne sont pas exempts des petites passions : elles apparaissent trop souvent, dans leur âme et dans leur vie, actives et influentes, quoique se cachant et comme honteuses d’elles-mêmes; mais les petites passions n’étouffent point dans ces héros de l’histoire les grandes pensées, les desseins d’intérêt général, les résolutions hardies, les volontés fortes. Leur âme s’élève ou s’abaisse, se déploie ou se déguise tour à tour, et l’on assiste, en les suivant, au spectacle tantôt des gloires, tantôt des petitesses, et quelquefois des hontes humaines. L’âme et la vie des personnages médiocres et subalternes dans des situations hautes n’offrent point d’alternatives semblables; les petites passions, les desseins étroits et purement personnels y dominent seuls. Le pouvoir est déplacé en de telles mains, et la grandeur des intérêts dont elles disposent est dans un contraste choquant avec la bassesse des idées et des sentimens qui les font agir.
Cette inégalité native des personnages historiques et ses conséquences ne sont peut-être nulle part plus frappantes que dans l’épisode du mariage royal que je retrace[1]. La scène s’est ouverte par Henri IV et Sully s’efforçant de conserver au drame politique son élévation et son grand dénoûment. Henri IV meurt et Sully se retire : le drame n’est plus qu’une série d’intrigues sans plan, sans but public, sans dignité comme sans prévoyance, ourdies et conduites par des courtisans légers, étourdis ou pusillanimes, uniquement préoccupés de maintenir leur faveur ou de satisfaire leur vanité, aussi incertains que remuans, changeant sans cesse de disposition et de manœuvre, impuissans à amener un résultat définitif, quoique prêts à poursuivre presque indifféremment les résultats les plus divers. Deux figures, le pape à Rome et le parlement à Londres, apparaissent seules dans cette négociation avec quelque grandeur. Le pape et le parlement avaient seuls une conviction sérieuse et un ferme dessein : catholique et protestans sincères, ils ne voulaient point, l’un du mariage protestant, l’autre du mariage catholique, et tant qu’ils n’eurent affaire qu’à des esprits et à des caractères d’un ordre inférieur, tels que Jacques Ieret Buckingham, Philippe IV et Olivarez, ils empêchèrent, par adresse ou par énergie, le dénoûment dont ils ne voulaient pas.
C’est un curieux spectacle que celui des perplexités où tombaient alternativement les cours de Madrid et de Paris chaque fois que l’une des deux croyait la cour rivale près de conclure ou de manquer, avec la cour de Londres, la négociation dont elles étaient toutes trois incessamment préoccupées. Ni à Paris, ni à Madrid, il n’y avait une politique assez arrêtée et une volonté assez forte pour que l’un ou l’autre gouvernement poursuivît résolument et efficacement le mariage de Londres ; les mêmes hésitations, les mêmes petitesses d’esprit et de cœur aboutissaient partout à la même impuissance. Mais l’impuissance aggrave le trouble : dès qu’à Paris ou à Madrid le succès qu’on redoutait semblait prochain, ou bien dès qu’on entrevoyait quelques chances d’une rupture qui pût faire place à d’autres combinaisons, on s’agitait en tous sens, soit pour profiter de ces chances, soit pour faire du moins échouer son rival si l’on ne pouvait soi-même réussir. Les correspondances des ambassadeurs espagnols en France et français en Espagne sont pleines de ces petites agitations sans cesse renouvelées et toujours vaines, quelque activité ou finesse d’esprit qu’on y dépensât. J’ai sous les yeux des dépêches où j’en pourrais puiser de nombreux exemples, si ces misères de l’histoire valaient la peine d’être longuement citées.
En 1620, la cour de Paris, qui avait jusque-là reçu assez froidement les avances matrimoniales de la cour de Londres, lui en fit à son tour de très empressées. En France aussi, un favori dirigeait alors les affaires de l’état. Le duc de Luynes n’avait point les vices ni les passions emportées et les fantaisies capricieuses du duc de Buckingham : c’était un esprit sensé et un caractère modéré, dépourvu de l’éclat et de l’empire qui n’appartiennent qu’aux grandes natures, mais judicieux, adroit, prudent, patient, et mêlant au soin continu de sa propre fortune un honnête souci des intérêts de son maître et de son pays. Parvenu au pouvoir par la chute violente du maréchal d’Ancre et l’éloignement de Marie de Médicis, le favori du jeune roi était naturellement porté vers une politique contraire à celle de la reine-mère et de son favori. Son bon sens le conduisit dans la même route où le poussait sa situation ; il reprit peu à peu et sans bruit les vues et les conseillers de Henri IV, soutenant au dehors les protestans contre la maison d’Autriche en même temps qu’il les réprimait au dedans sans attenter à leur liberté religieuse, plus soigneux de l’amitié anglaise que de l’espagnole, cherchant en un mot les garanties de la sûreté et de la grandeur de la France dans l’indépendance des états et dans l’équilibre européen, et rentrant ainsi modestement dans les voies que Henri IV avait ouvertes et où le cardinal de Richelieu devait triompher[2].
Il fit d’abord, pour préparer la négociation matrimoniale qu’il avait en vue, une tentative détournée. Au mois d’août 1620, il envoya en Angleterre, sous prétexte d’acheter des chevaux pour le prince de Condé, un sieur du Buisson, de Caen, « homme de nulle qualité et de fort peu d’esprit, dit le comte de Tillières, alors ambassadeur de France à Londres, mais qui avait acquis en France quelque considération pour s’être introduit, par le moyen de M. de Luynes, dans les petits plaisirs du roi. » Le prince de Condé entra vivement dans ce dessein. Luynes, vers la fin de l’année précédente, l’avait fait sortir du château de Vincennes, où Marie de Médicis l’avait jeté, et il avait reçu de lui, pour prix de sa liberté, les plus fortes promesses d’amitié et d’appui. Condé d’ailleurs, tout en travaillant, dès qu’il fut libre, à se dégager de ses amis protestans, était bien aise de leur donner encore des marques indirectes de bon vouloir, et il se montrait, dans cette vue, partisan décidé de l’alliance anglaise. Il recommanda lui-même M. du Buisson au comte de Tillières, mais en parlant uniquement des chevaux qu’il désirait, et sans rien dire du but politique de la mission. Le secrétaire d’état, M. de Puisieux, en fit autant de la part du roi, en gardant le même silence. Du Buisson arriva donc à Londres, puissamment recommandé et de très haut, sans qu’on sût pourquoi ; mais le comte de Tillières, Normand sensé et méfiant, « avait éventé, dit-il lui-même, quelque chose des desseins du sieur de Luynes, qu’il connaissait assez adroit dans les affaires de France et qui concernaient ses intérêts, mais fort ignorant dans les affaires étrangères. » Il reçut bien M. du Buisson, et le présenta au roi et à la cour d’Angleterre, tout en prenant soin de ne pas se compromettre avec lui. « Grâce à mes recommandations, dit-il, les seigneurs traitèrent le sieur du Buisson fort courtoisement, et le roi d’Angleterre lui fit caresse. Cela l’obligea peut-être à avancer plus hardiment sa proposition, et avec un style un peu trop franc et des paroles plus explicites que l’état de l’affaire ne le permettait. Il surprit le roi d’Angleterre, qui ne s’attendait pas à recevoir une telle proposition par la bouche d’un tel homme, dans un temps où il avait des ambassadeurs en Espagne pour traiter avec les Espagnols du mariage de leur infante, et où les Espagnols avaient aussi les leurs en Angleterre pour le même sujet. Il répondit néanmoins fort courtoisement et témoigna que le roi son frère lui faisait honneur en lui offrant son alliance; que, s’il était en état de la recevoir, il lui témoignerait avec quel contentement il l’accepterait, mais qu’il était engagé avec l’Espagne dans une pareille affaire, et qu’il fallait, avant de songer à d’autres, voir quelle fin prendrait celle-ci.
« Le roi Jacques publia tous ces discours pour donner de la jalousie aux Espagnols, et par là les obliger à avancer le mariage de leur infante, qu’ils faisaient marcher trop lentement à son gré, et il s’en moqua en même temps pour leur donner quelque satisfaction.
« Le comte de Tillières fut averti de tout ce beau procédé par les amis qu’il avait à la cour d’Angleterre. Il n’en témoigna rien au sieur du Buisson, qui s’en retourna peu après en France, ayant retiré peu de satisfaction de sa négociation, et la France beaucoup de honte. A la première rencontre que fit le comte de Tillières du roi d’Angleterre, qui fut à West-End, à une chasse au cerf, le roi lui raconta toute cette affaire, et lui témoigna qu’il en était marri à cause de l’affection qu’il portait au roi et à la France, dont on ternissait l’honneur par l’envoi de ces gens et par des offres si hors de saison. Le comte de Tillières, après l’avoir remercié des bons sentimens qu’il témoignait avoir pour sa majesté et pour la France, l’assura que ce qu’on lui avait proposé ne venait ni de l’un ni de l’autre; que l’on n’avait point coutume d’aller chercher des maris pour les filles de France; que si quelque prince prétendait les épouser, c’était à lui de les demander et de dépêcher sur les lieux pour faire connaître son intention; que c’était une chaleur de foie d’un homme qui eût bien désiré se faire de geste, d’une personne de peu de condition qui ignorait de quel poids était sa proposition; qu’il croyait que ledit sieur ne se serait pas vanté en France de ses impertinens discours; que, pour lui, il en avertirait sa majesté, et qu’il était sûr d’avoir bientôt commission de les désavouer. »
Quant au désaveu de l’agent maladroit, M. de Tillières avait raison : le duc de Luynes ne s’en fit faute; mais il ne renonça point au but de la mission et à ses espérances de mariage anglais. Il avait, à cette époque, un autre pressant motif pour rechercher le bon vouloir du roi d’Angleterre : il méditait la campagne qu’il accomplit en effet l’année suivante (en 1621) contre le parti protestant et ses chefs, les ducs de Bouillon, de Rohan et de Soubise; pour réussir dans ce dessein, il avait besoin que le gouvernement anglais, convaincu que la fidèle observation de l’édit de Nantes ôtait aux protestans tout droit de se plaindre quant à leur liberté religieuse, ne prêtât à leurs vues et à leurs ambitions politiques aucun appui. Luynes résolut donc, pour traiter avec le roi Jacques et de la question protestante et du mariage du prince de Galles, de faire envoyer à Londres, non plus un agent obscur, mais une ambassade extraordinaire, sérieuse et solennelle, si solennelle qu’il fut, dit-on, sur le point de s’en charger lui-même; mais il savait les périls de l’absence pour un favori, et ce fut à son frère, le maréchal de Cadenet, qu’il fit donner cette mission. Louis XIII voyageait alors en Picardie et s’était avancé jusqu’à Calais; on prit le prétexte de ce voisinage momentané des deux rois pour attribuer à l’ambassade projetée un motif de pure courtoisie, et vers la fin de décembre 1620 un courrier annonça au comte de Tillières que le roi son maître envoyait au roi d’Angleterre le maréchal de Cadenet comme ambassadeur extraordinaire, et chargeait son ambassadeur ordinaire de faire en sorte « que le maréchal fût reçu avec tout l’honneur qu’il méritait, tant par sa qualité et par les mérites de sa personne que pour être l’envoyé d’un grand roi comme il était. »
Quoique cette ambassade par-dessus la sienne lui fût peu agréable, le comte de Tillières s’acquitta loyalement de sa commission, et prévint d’abord le maître des cérémonies d’Angleterre, puis le duc de Lennox, qu’il savait ami de la France, et le marquis de Buckingham, de la prochaine arrivée du maréchal de Cadenet, en leur exprimant le désir de son roi qu’il fût reçu avec toute sorte d’honneurs. Ils se montrèrent pleins, à cet égard, d’un bienveillant empressement, et « le roi de la Grande-Bretagne, qui est un fin matois, dit M. de Tillières, s’y rendit facile pour plusieurs raisons : l’une, afin de contenter la vanité du maréchal et de sa maison, et l’obliger ainsi à s’ouvrir à lui, afin d’en tirer avantage pour ses affaires, et l’autre, qu’ayant dessein de contenter l’Espagne en choses solides, il voulait satisfaire notre légèreté avec des apparences sans fruits. » Il fut décidé que le maître des cérémonies irait, selon l’usage, recevoir à Douvres l’ambassadeur extraordinaire, que dans sa route le maréchal serait logé et défrayé au nom du roi, et qu’à son approche de Londres le comte d’Arundel irait le chercher, avec des barques pavoisées, pour le conduire, par la Tamise, à Somerset-House, où un beau logement lui serait préparé.
M. de Tillières s’empressa de mander à sa cour les courtoises assurances qu’il venait de recevoir. Son courrier trouva Louis XIII encore à Boulogne. « M. de Puisieux, dit-il lui-même dans ses Mémoires, lui fit savoir le plaisir qu’avait reçu sa majesté en apprenant l’honneur que l’on préparait à son ambassadeur, lequel n’allait, dit-il, que pour un simple compliment, bien que, par discours et comme de lui-même, il pourrait faire connaître au roi de la Grande-Bretagne l’état de nos huguenots. » M. de Puisieux avait chargé le maréchal de communiquer au comte de Tillières ses instructions et de ne rien faire sans son avis. « C’est la vérité, dit le comte, que ses instructions ne parlaient pas d’autre chose ; mais MM. de Luynes en avaient communiqué secrètement d’autres qui étaient le nœud de l’affaire, et qui consistaient principalement à unir le marquis de Buckingham à leur maison. M. de Puisieux en avait bien quelques soupçons, mais il n’en savait pas toute la vérité, non plus que ce qui touchait la proposition de mariage,-qui devait marcher ensuite. »
Luynes se flattait en effet qu’en faisant appel aux souvenirs français de Buckingham, à la similitude de leur situation auprès de leurs rois, à l’appui mutuel qu’ils pouvaient se prêter et à l’antipathie générale de l’Angleterre pour l’Espagne, il parviendrait à détacher le ministre anglais de l’alliance espagnole et à unir étroitement les fortunes des deux favoris comme les politiques des deux royaumes. Un autre motif, personnel aussi, le poussait à envoyer son frère à Londres. L’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Herbert de Cherbury, était venu un jour, de la part du roi Jacques, lui parler en faveur de la pacification avec les protestans. « En quoi nos actions regardent-elles le roi votre maître ? lui dit Luynes ; pourquoi se mêle-t-il de nos affaires ? — Je n’ai point de compte à demander au roi mon maître, répondit Herbert, et je ne fais que lui obéir. Si on me demandait plus civilement ses raisons, je serais prêt à les donner. — Bien, » se contenta de dire Luynes. Lord Herbert insista, rappelant les engagemens du roi Jacques avec Henri IV et les motifs qu’avait Louis XIII de rechercher la bonne entente avec l’Angleterre. « Nous ne prendrons point vos avis, reprit Luynes. — Puisque vous le prenez ainsi, dit Herbert, nous savons ce que nous aurons à faire. — Nous ne vous craignons pas, répliqua Luynes en colère, et par Dieu ! si vous n’étiez pas monsieur l’ambassadeur, je vous traiterais d’autre sorte. — Si je suis un ambassadeur, je suis aussi un gentilhomme, dit Herbert, et portant la main sur la garde de son épée : — Voici ce qui vous répondra. » Et à ces mots il se leva. Luynes en fit autant et parut vouloir le reconduire jusqu’à la porte. « Après un tel entretien, ce cérémonial n’est pas de saison, » dit Herbert, qui sortit aussitôt et s’éloigna de Paris quelques jours après, parlant très haut et disant à ceux de ses amis qui s’inquiétaient pour sa sûreté : « Je suis en sûreté partout où j’ai mon épée à mon côté. » Le maréchal de Cadenet, en partant pour Londres, reçut de son frère, parmi ses instructions diverses, l’ordre de porter plainte au roi Jacques contre son ambassadeur et de demander son rappel.
Mais le moment était mal choisi pour une telle exigence, et le connétable avait mal apprécié l’aptitude de son frère à la mission compliquée et délicate qu’il lui donnait. Le début n’en fut pas heureux. Le maréchal de Cadenet s’embarqua à Calais le 1er janvier 1621 avec un nombreux et brillant cortège, cinquante ou soixante gentilshommes de marque, dit-on, et trois cents serviteurs; mais il s’embarqua avec une précipitation étourdie et sans s’être assuré que tout serait prêt sur l’autre rive pour les honneurs auxquels il tenait tant. En débarquant à Douvres, il n’y trouva pas le maître des cérémonies qui devait venir l’y recevoir. Il fut obligé de l’attendre quatre jours et repartit pour Londres plein d’humeur. Il en avait aussi contre le comte de Tillières, qui aurait dû, pensait-il, venir au-devant de lui jusqu’à Douvres, ce que le comte n’avait pas fait, « attendu, dit-il, que les ambassadeurs résidant sur les lieux n’avaient pas accoutumé d’aller plus avant que d’une journée pour rencontrer les extraordinaires, encore qu’ils fussent prévenus. » M. de Tillières ne crut devoir aller au-devant du maréchal que jusqu’à Rochester, et il n’alla pas même jusque-là, car le maréchal en était déjà parti; ils se rencontrèrent sur la route entre Rochester et Londres, et, descendant tous deux de voiture, ils se complimentèrent froidement. Arrivés à Gravesend, où ils devaient coucher, le comte dit au maréchal « qu’entre autres honneurs que le roi de la Grande-Bretagne lui faisait, il lui enverrait dans la journée le comte d’Arundel, le premier comte d’Angleterre, avec ses barges, pour le mener le lendemain par eau au palais royal de Somerset, et il le pria de traiter ledit comte comme un homme de sa qualité et comme l’envoyé d’un grand roi. Le maréchal lui ayant demandé quel honneur il lui devait faire, le comte de Tillières lui répondit qu’il devait aller au-devant de lui jusque sur le degré, et même, si la foule ne l’en empêchait, en descendre un ou deux, lui donner la main droite à l’entrée de la porte et le reconduire au moins jusqu’au bas du degré... Le maréchal ne tint compte du conseil, car il n’alla que jusqu’à la porte de sa chambre au-devant du comte d’Arundel, et il ne l’eût conduit que sur le perron sans le comte de Tillières, qui, poussé d’impatience et perdant tout respect, le prit par son manteau et lui fit descendre à toute peine deux degrés de plus; mais il ne lui fut possible de le faire passer outre. Le comte d’Arundel demeura très mécontent de ce procédé, et le lendemain, pour se revancher du tort qu’on lui avait fait, étant venu pour trouver le maréchal afin de le mener en sa barge, il ne voulut pas monter en haut et se contenta d’envoyer le maître des cérémonies l’avertir qu’il l’attendait en bas, ce qui le fit aussitôt descendre et monter en barge. Le maréchal se mit en haut du siège, le comte de Tillières à la main droite et le comte d’Arundel à la gauche. En cet état, ils arrivèrent à Somerset-House, où le comte d’Arundel usa d’une autre revanche, car il laissa le maréchal au pied de l’escalier sans le mener jusqu’à sa chambre, ainsi qu’il y était obligé, et il s’en alla de ce pas se plaindre au roi du procédé de M. le maréchal en son endroit. »
Ce fut pendant toute la durée, d’ailleurs fort courte, de l’ambassade, et pour les compagnons du maréchal de Cadenet comme pour lui-même, une série de mésaventures et de déplaisirs semblables. Dès sa première audience, ses manières un peu avantageuses et légères déplurent au roi Jacques. « Que pensez-vous de ce nouvel ambassadeur français? demanda le roi au chancelier Bacon. — C’est un grand et bel homme, répondit le chancelier. — Oui, reprit le roi, mais que pensez-vous de sa tête et de son air? — Sire, dit Bacon, les hommes de grande taille sont souvent comme les maisons hautes de quatre ou cinq étages, où l’étage le plus élevé est d’ordinaire le plus mal meublé. » Le comte de Tillières, dans ses mémoires, ne manque pas de faire ressortir les fautes et le peu de succès du maréchal. S’il était seul à les raconter, il y aurait lieu de s’en méfier, car il avait lui-même beaucoup d’humeur, mais les récits des spectateurs anglais sont d’accord avec les siens; le roi Jacques avait alors parmi ses courtisans un homme d’esprit que j’ai déjà eu occasion de nommer, sir John Finett, Italien d’origine, grand faiseur de chansons dont le roi s’amusait, et très versé dans les questions de formes et de cérémonies diplomatiques, où il était souvent employé. On a de lui un ouvrage intitulé : Le Philoxène de Finette choix d’observations sur la réception, la préséance, le traitement et les audiences, les contestations et les pointilleries des ambassadeurs étrangers en Angleterre. Il y raconte en ces termes le dîner et le bal que donna le roi Jacques au maréchal de Cadenet et à son ambassade : » Le mercredi 3 (13) janvier, l’ambassadeur fut invité à dîner avec le roi à Westminster; le roi, venu par eau, l’attendit plus d’une heure avec beaucoup d’impatience, et pour cause ; le premier service était déjà sur la table. Arrivé enfin, l’ambassadeur entra avec toute sa suite dans la chambre haute du parlement où l’en dînait, et ils remplirent tellement la salle, déjà encombrée d’une multitude d’intrus, qu’aucun officier ne put faire librement son service jusqu’à ce que le roi se fût assis pour dîner. L’ambassadeur extraordinaire était à une distance convenable de lui, à sa gauche, et l’ordinaire au bout de la table, le prince de Galles n’étant pas là. Les Français de haute qualité furent conduits par le duc de Lennox, et les autres par moi-même, à la salle de la cour des requêtes; la plupart prirent leurs places à table pêle-mêle, et le duc les quitta (un peu brusquement peut-être), avant même d’avoir vu les cinq ou six principaux assis au haut bout; sur quoi ils commencèrent à murmurer entre eux, se plaignant d’être ainsi négligés et laissés seuls, sans quelques personnes de qualité pour les accompagner et les inviter à s’asseoir. Je m’en aperçus et tâchais de leur persuader de se mettre à dîner, lorsque mylord le chancelier Bacon, le lord trésorier Montagne et le lord garde du sceau privé, le comte de Worcester, entrèrent dans la salle et allèrent prendre leurs places au côté droit de la table, sans donner aux Français aucune autre marque d’égards que d’ôter leur chapeau et sans les inviter à s’asseoir avec eux. Sur quoi les Français prirent leurs manteaux, et en témoignant leur mécontentement sortirent de la salle et allèrent rejoindre leurs voitures. Nous les suivîmes, moi et deux gentilshommes écossais, et nous fîmes de notre mieux pour les engager à revenir; mais, n’y réussissant pas, nous les laissâmes aller. Une demi-heure après, et conformément à une invitation que je lui avais remise la veille, je me rendis chez l’ambassadeur ordinaire de France, pour conduire sa femme à un bal que le roi donnait ce soir-là à Whitehall. Pressée, avec une impatience féminine, de se rendre à cette fête, elle était déjà partie, et je trouvai chez elle, à table et dînant, les gentilshommes que je venais de voir partir de Westminster. Ils avaient donné pour excuse de leur départ qu’ils avaient déjà dîné. Je leur dis en riant que j’étais fâché de leur voir manger deux dîners en un jour, et pas un dans le palais du roi. — Nous prenons soin, me dit l’un d’entre eux, de l’honneur du roi notre maître et de notre propre dignité; nous vous en faisons juge vous-même : quand le duc de Lennox nous a laissés seuls, sans personne pour nous accompagner au moment de nous mettre à table, et quand trois messieurs de robe longue (ils désignaient ainsi, avec un air de mépris, les trois grands officiers qui étaient venus en robe) sont entrés et se sont assis au haut de la table, sans daigner seulement nous saluer, n’avons-nous pas eu raison de quitter, comme nous l’avons fait, la compagnie? — Je me bornai à leur dire que je n’étais ni juge ni homme de robe longue, et que ceux qu’ils désignaient ainsi n’étaient pas d’un rang inférieur aux plus grands seigneurs du royaume. »
L’ambassade n’était pas plus populaire dans la nation anglaise qu’à la cour : elle venait demander au roi Jacques de ne prêter aux protestans de France aucun appui, et elle trouvait à Londres des envoyés du parti protestant qui réclamaient assistance pour le soutien de la religion commune, « car, dit sir Simonds d’Ewes, ce n’était pas alors une question que nous et eux, malgré nos différences en fait de discipline et de cérémonies, nous formions avec tous les autres protestans du monde une vraie église universelle. » Ce même sir Simonds d’Ewes, homme d’esprit et membre considéré de la chambre des communes, alla le 11 (21) janvier 1621 à Somerset-House, curieux de voir l’ambassadeur de France naguère arrivé. « Par inadvertance, dit-il, je me laissai aller avec d’autres au dangereux péché d’être présent pendant que le prêtre disait la messe ; mais j’ai la confiance que nous sortîmes tous de là détestant plus que jamais cette idolâtrie, et nous nous abstînmes de nous incliner et de nous mettre à genoux. Bien plus, pendant cette action, qu’ils regardent comme divine, la plupart des Français assistans parlaient, riaient et s’amusaient d’une façon aussi profane et athéistique qu’auraient pu le faire une bande de petits garçons montés, pendant le sermon, dans le clocher de quelqu’une de nos églises. Quand l’ambassadeur français sortit, je le vis à mon aise, et après une ou deux révérences l’un des prêtres de sa maison vint à moi et me parla en latin; nous nous entretînmes quelque temps, et je maintins, dans cet entretien, que la religion protestante était la vérité, le pape l’antechrist, et autres thèses semblables. Après quoi je le quittai, plus affermi qu’auparavant dans la vraie foi. »
Au milieu de ces froideurs de la cour et de ces antipathies du pays, l’ambassade du maréchal de Cadenet devait être peu agréable et ne pouvait guère être efficace.
Elle le fut cependant sur un point, grâce aux dispositions du roi Jacques lui-même. Il avait peu de goût à se mêler des affaires de ses voisins, et encore moins à soutenir des sujets en rébellion ou seulement en résistance contre leur prince. Quoiqu’il prît grand soin de se montrer en toute occasion protestant décidé, et qu’il le fût en effet, plutôt par esprit de controverse que par vraie foi, il portait aux protestans de France peu d’intérêt, et ne demandait pas mieux que de rester étranger à leurs luttes avec l’autorité royale. Le maréchal de Cadenet eut donc peu de peine à obtenir de lui à cet égard une inaction qui démentait pleinement les paroles et les apparences de bon vouloir qu’obtenaient de leur côté les protestans. Mais quand le maréchal essaya de parler du mariage du prince de Galles avec la princesse Henriette-Marie, le roi Jacques fut très froid, allégua la négociation entamée avec l’Espagne, et repoussa la conversation. Buckingham s’y prêta plus complaisamment, mais point sérieusement; il était alors, ainsi que son maître, engagé dans la combinaison espagnole. L’un des secrétaires d’état, sir Robert Naunton, se permit seul d’être, avec le maréchal de Cadenet, plus expansif et plus favorable à l’alliance française; l’ambassadeur d’Espagne, le comte de Gondomar, alors dans la fleur de son influence à la cour de Londres, lui en fit des reproches; sir Robert Naunton répliqua vivement; Gondomar s’en plaignit au roi, qui ordonna à sir Robert de rester enfermé chez lui et le suspendit de ses fonctions. L’ambassadeur d’Angleterre en France, lord Herbert de Cherbury, qui, sur la plainte du duc de Luynes à propos de leurs vivacités mutuelles, avait été mandé à Londres, et même remplacé provisoirement à Paris par sir Edouard Sackville, soutint fermement, devant le roi et le duc de Buckingham, ce qu’il avait dit et fait, se déclara prêt à le soutenir en champ clos, et demanda la permission d’envoyer un trompette à M. de Luynes pour lui offrir le combat. Le roi Jacques n’autorisa point ce bouillant procédé; mais il renvoya lord Herbert à son ambassade, ne tenant ainsi en définitive nul compte des plaintes du connétable portées à Londres par le maréchal, son frère. On dit même que, dans ses plus retirés appartemens et avec ses plus familiers courtisans, le roi se livrait envers l’ambassadeur extraordinaire de France à des moqueries grossières. Quoi qu’il en soit, après quinze jours seulement passés à Londres, le maréchal de Cadenet eut à Whitehall son audience de congé, dans laquelle, selon le dire de M. de Tillières, qui y assistait, « le roi se répandit en propos qui ne furent que généraux et ne témoignèrent point que l’on en pût espérer de particuliers. » Le maréchal y répondit généralement aussi et en peu de paroles, et quitta Londres le lendemain 14 (24) janvier 1621 avec toute sa suite. Pendant son séjour, le roi l’avait fait convenablement défrayer, au taux de 200 livres sterling par jour pour son logement, sa table et son écurie; mais au moment de son départ il ne lui envoya, par le maître des cérémonies, qu’un vieux joyau de la couronne, mesquin présent de la valeur de 300 livres sterling. L’ambassade ne fut ainsi qu’une série de susceptibilités et d’humeurs, de pompes et de froideurs alternatives ; elle n’était point nécessaire pour obtenir l’inertie du roi Jacques dans la cause des protestans en France, et quant à son principal objet, le mariage anglo-français, elle échoua complètement.
Pendant trois ans, de 1621 à 1623, les choses en restèrent à ce point. La mort du connétable de Luynes n’amena dans les relations des cours de Paris et de Londres aucun changement, On observait de Paris avec soin et déplaisir les progrès de la négociation suivie pour le mariage anglo-espagnol, on ne laissait échapper aucune occasion d’y susciter quelque embarras; mais on ne faisait point de tentative contraire ; on attendait l’issue, en espérant toujours un peu qu’elle ne serait pas favorable. Le voyage imprévu du prince Charles à Madrid confirma plutôt qu’il ne détruisit cette espérance. Quoique goûtée et célébrée par une grande portion du public européen, cette romanesque expédition fut regardée par les esprits sérieux et prévoyans comme une source de difficultés et de mécomptes entre les cours de Londres et de Madrid bien plutôt que comme un gage de bonne entente et de succès. Quand, à la fin de septembre 1623, Charles et Buckingham quittèrent l’Espagne sans avoir rien conclu, les causes de leur départ et leurs nouvelles dispositions furent bientôt partout connues. On sut bientôt aussi avec quelle ardeur l’opinion publique se prononçait en Angleterre contre le mariage espagîiol. De nouvelles chances s’ouvraient ainsi devant la politique française; ses agens les démêlèrent et les saisirent avec empressement. Le 6 décembre 1623, le comte du Fargis, ministre de France à Madrid, écrivit au commandeur de Sillery, qui, de concert avec son frère le chancelier et son neveu le marquis de Puisieux, dirigeait alors les affaires étrangères : «Je viens d’apprendre que le mariage d’Angleterre retourne à s’embarrasser. Cet avis m’a été apporté par un official d’état, le même qui m’a donné, il y a trois heures ou environ, la copie des papiers que je vous envoie. Il fait mine de m’être confident; mais il joue les deux, à mon avis. Il dit que c’est du côté de l’Angleterre que vient l’orage. J’en saurai la vérité demain au soir au plus tard. » M. du Fargis rend compte ensuite des bonnes dispositions du nonce du pape à Madrid pour la France, et il demande « des bienfaits pour lui. C’est trop peu, monsieur, dit-il, de ne vous donner que moi seul; je voudrais, s’il m’était possible, vous acquérir tout le monde. » Quelques jours plus tard, le 15 décembre, il expose et explique toute la nouvelle situation. « Je crois, dit-il, qu’ayant reçu mes précédentes, vous y aurez vu comme je vous informais en gros que je pensais voir, en la conjoncture présente, une grande disposition à ce que le roi fut arbitre universel de toute la chrétienté, et que la rupture qui paraissait devoir être au traité du mariage entre Espagne et Angleterre acheminât grandement les choses à cette fin. Maintenant, monsieur, je vous dirai par le menu l’état où le tout est réduit de deçà... Les Espagnols sont sensiblement offensés de l’Angleterre, tant pour la forme dont les procurations laissées par le prince de Galles, en partant de cette cour, ont été révoquées que pour quelques incidens qu’ils dissimulent autant qu’ils peuvent, ne voulant pas rompre avec l’Anglais sans se voir assurés d’ailleurs, ce qu’ils ne peuvent faire qu’au moyen de sa majesté. Ainsi M. le nonce résidant par-deçà, lequel, vous savez, a eu grande part jusqu’ici dans leurs conseils, m’est venu trouver, et sur l’occurrence de toutes ces choses m’a proposé un office à faire de deçà, de la part du roi, en la forme que je vous déduirai ci-après, vous ayant premièrement informé qu’il commença par me dire que lui et le comte d’Olivarez s’étaient étonnés que, sur cette occurrence, et ledit comte d’Olivarez s’étant ouvert à moi, comme il fit en quelque façon, je n’eusse entré en nulle offre ni compliment du roi vers eux; s’agissant d’une cause commune et du mépris de l’infante Marie, laquelle paraissant excellemment conjointe de sang à l’une et à l’autre couronne, il semblait indigne de l’amitié de ces deux grands rois qu’en une offense pareille sa majesté s’abstînt de faire une offre de cavalier, quand, pour raison d’état, il se penserait obligé à se conduire d’autre sorte. Une telle offre était le sceau de tous les bons termes où les choses étaient depuis quelque temps entre ces deux couronnes; mais si la France attendait qu’elle lui fut demandée, la nation d’Espagne, qui s’humilie mal volontiers, prendrait plutôt le chemin de fléchir vers l’Angleterre, ce qu’elle pouvait faire secrètement, que vers nous, semblant requérir le roi en leur besoin. Ainsi il lui paraissait très à propos que je procurasse de recevoir ordre du roi de m’enquérir de l’état de cette affaire, et d’offrir au roi catholique ressentiment du mépris personnel que, par le bruit commun, il avait appris qui paraissait en la conduite de l’Anglais. Ledit sieur nonce me promettait, en la vérité et sincérité dont je suis témoin qu’il a toujours traité avec moi, que les Espagnols s’ouvriraient avec le roi, et, lui faisant voir la procédure entière de l’Anglais, montreraient des choses particulières concernant le service de sa majesté. De là ledit nonce descendit à plusieurs discours et démonstrations sur le particulier fruit que pourrait tirer la chrétienté de l’union de leurs majestés très chrétienne et catholique, où je le laissai s’étendre tant qu’il voulut, pour considérer, comme je fis, que ce qu’il me disait, étant accompagné de cette promesse, ne pouvait être par hasard, ni comme un simple discours, mais une chose concertée avec M. le comte d’Olivarez. Ce qui fit que je lui répondis que ces messieurs de deçà, tournant, comme ils font, toutes choses à leur profit, se pourraient prévaloir d’un tel office pour nous brouiller avec le roi d’Angleterre, et puis après traiter plus commodément leur affaire, et à nos dépens. A quoi il me fit une nouvelle offre qui est que le conseil d’Espagne me donnera par écrit, en cas que je fasse l’office au nom du roi, qu’ils ne feront ni traiteront, même à l’avenir, aucune chose avec l’Angleterre, non-seulement sans en donner part à sa majesté, mais sans que le roi en ordonne, et soit lui-même le ministre et le mouvement de ce qui se résoudra pour ce regard. En quoi le roi manifestement devient arbitre entre eux et les Anglais, et par conséquent de la restitution du Palatinat et autres différends subsistans à présent en Allemagne. Mondit sieur le nonce descendit sur le particulier du mariage de Madame, et me proposa plusieurs partis pour l’accommodement, en conformité de ces deux grandes maisons de France et d’Espagne ; à quoi je répondis que ses ouvertures pour le particulier se devaient réserver à un autre temps, et que c’était assez de mettre le tablier pour cette heure, ce qui se pouvait faire en vous donnant compte de ce qui s’était passé entre nous, sans m’engager néanmoins à lui en donner réponse, de peur que, si sa majesté ne me commandait pas de parler de deçà selon le désir des Espagnols, cela ne produisît un mauvais effet et ne leur fît prendre une prompte résolution de conclure cette affaire, à quelque prix que ce soit, avec l’Angleterre, au lieu que, sans que nous nous en mêlions, en bien ni en mal, elle se détruira infailliblement, à mon avis, par le temps. Ce sera maintenant à vous, monsieur, de faire réflexion sur la chose ; on pourrait faire par-deçà l’office en telle forme que les Espagnols s’engagent, sans que nous le soyons plus que d’un simple compliment. Quoique je ne voie pas de si loin, j’ai quelque conjecture que les Anglais sont irrésolus, et en différentes factions et pensées pour ce regard. La quantité de courriers qu’ils envoient, et le peu de conformité que nous pénétrons être en leurs dépêches, m’en fait juger ainsi. Un indice certain que le plus fort[3] n’est plus si bien dans la chose est que le comte de Bristol a été redemandé en grande hâte, qui a jusqu’ici été l’Achille de cette négociation, et quoique la passion particulière du duc de Buckingham contre lui puisse agir principalement en cela, ce ne sera assurément pas sans dommage de l’affaire publique… Il est très important pour le service du roi qu’il vous plaise me faire savoir en toute diligence l’intention de sa majesté sur tout ceci; autrement ces gens ici feront peut-être leur compte sans nous, ce que je vous supplie très humblement de mettre en considération. »
Les instances de M. du Fargis n’étaient pas nécessaires pour que la cour de Paris s’empressât de rentrer dans l’action et de mettre à profit la situation nouvelle qu’il lui décrivait. A peine Charles et Buckingham avaient quitté l’Espagne qu’un moine anglais de l’ordre des cordeliers en partit aussi, et, passant par Paris pour retourner en Angleterre, alla trouver la gouvernante des princesses de France, Mme de Malissy, qui avait la confiance de la reine-mère, lui raconta ce qui se passait à Madrid, les hésitations des Espagnols, les arrogances des Anglais, leur déplaisance mutuelle, la rupture probable du mariage projeté, et la pressa de mettre Marie de Médicis au courant de cette situation, affirmant que le moment était très propice pour le mariage de la princesse Henriette-Marie avec le prince de Galles, et s’offrant lui-même pour engager sans bruit la négociation par le duc de Buckingham, avec qui il était, dit-il, en familière relation. Le moine avait goût sans doute à jouer un rôle dans cette grande affaire, mais il n’était d’ailleurs, dans son empressement, que le représentant naturel des catholiques anglais, encore plus ardens que le roi Jacques à désirer que le prince de Galles épousât une princesse catholique, Espagnole ou Française, et à s’assurer ainsi en Angleterre une protection efficace. Le rapport et l’offre du moine plurent à Marie de Médicis et encore plus à son conseiller intime Richelieu, tout récemment cardinal, tout-puissant auprès d’elle, prompt à démêler les moyens de le devenir dans l’état, et habile à se servir, pour grandir, de tous les instrumens qui se rencontraient sous sa main. Le moine partit pour Londres encouragé, pourvu d’argent, et avec ordre, dès qu’il aurait quelque nouvelle à donner, de la faire parvenir à la reine-mère en adressant ses lettres à Mme de Malissy.
Peu de temps après, un messager de tout autre sorte, nullement chargé de parler de mariage, et qui n’avait d’autre mission que de plaire au roi Jacques en se servant d’un de ses goûts favoris, un gentilhomme fauconnier se rendit aussi à Londres, amenant au roi d’Angleterre, de la part du roi de France, quinze ou seize couples de faucons, dix ou douze chevaux et autant de chiens d’arrêt. « Il fit à Londres uns entrée magnifique avec tout son cortège en bon ordre et à la lueur d’une multitude de torches, ce qui donna beaucoup d’éclat à cette démonstration, et fit briller l’homme lui-même, dont la mine était élégante et vaillante. On admira beaucoup ses faucons, qui se lançaient ardemment à la poursuite de toute sorte de gibier. » L’art des petits soins et des flatteries lointaines n’est point dédaigné des grands ambitieux et pour les grands desseins. Le roi Jacques reçut avec joie ces indirectes et subalternes ouvertures : non qu’il ne regrettât encore le mariage espagnol et qu’il y eût absolument renoncé, mais il n’y comptait plus; il prévoyait quels seraient le vœu et le résultat du parlement près de se rassembler; il se plaisait d’ailleurs aux intrigues doubles, et, mobile autant que rusé, s’il réussissait dans le mariage de Paris, il se consolait sans peine de son échec dans celui de Madrid. Vers la fin de janvier 1624, il réunit ses principaux conseillers et leur demanda sur la question leur dernier avis. Cinq tinrent bon pour l’alliance espagnole; quatre se dirent indécis et neutres; trois, entre lesquels le duc de Buckingham, se prononcèrent contre Madrid. On sut bientôt que le prince de Galles était vivement de ces derniers, ce qui décida quelques-uns des neutres à s’y ranger, et quelques jours après ce conseil le roi Jacques, sans se déclarer ouvertement, fit partir pour Paris lord Kensington, le chargeant d’aller sonder les dispositions du roi de France, de la reine-mère, de leurs conseillers, et de leur faire entrevoir les siennes.
L’envoyé convenait à sa mission. Lord Kensington était un courtisan élégant, gentilhomme de la chambre du prince de Galles, l’un des cliens assidus du duc de Buckingham, beau d’une beauté gracieuse et presque féminine, aimable et spirituel avec douceur et souplesse, cherchant surtout sa fortune dans la faveur des princes et des femmes, et doué de tous les dons qui valent de tels succès. Il avait déjà séjourné en France, et, quoiqu’il en sût assez mal la langue, il en connaissait bien la cour. Arrivé à Paris vers le milieu de février, il apprit que Louis XIII partait le lendemain pour aller passer quelques jours à Chantilly, mais qu’il devait, le soir même, assister à un ballet dansé chez la reine. Pressé de se montrer au roi, lord Kensington se rendit sur-le-champ au Louvre, dans l’appartement du duc de Chevreuse, avec qui sans doute il était déjà en relation. « Je les trouvai, dit-il dans sa première lettre à Buckingham, lui et la duchesse sa femme, se préparant pour le ballet et parés de tant et de si riches bijoux que je n’en verrai jamais de pareils portés par des sujets. J’étais là depuis une heure à peine, quand la reine et Madame[4] y vinrent et restèrent longtemps. On remarqua que Madame avait rarement paru aussi gaie que ce soir-là, et quelques personnes me dirent que j’en devais bien deviner la cause. Mylord, j’en jure devant Dieu, c’est une jeune, douce et aimable créature. Elle n’est pas encore bien grande, mais sa taille est parfaite, et ils affirment tous que sa sœur la princesse de Piémont, qui est maintenant une grande et imposante dame, n’était pas plus grande qu’elle à son âge. Je pensais que la reine aurait avec moi une certaine réserve, comme une personne mécontente des embarras et de la rupture du traité espagnol; mais je la trouvai tout autre. Elle est si vraiment Française, dit-on, qu’elle désire ce mariage-ci plutôt que celui de sa propre sœur. Le roi, qui doit partir de grand matin, fit un somme pendant que les dames se préparaient; mais, dès qu’il s’éveilla, il m’envoya chercher, se proposant de me recevoir comme un ambassadeur. Je priai le duc de Chevreuse de lui faire entendre que je venais en humble et reconnaissant serviteur, uniquement pour baiser la main de sa majesté et me mettre à son service. Il me reçut alors librement et gaîment, et me demanda si le roi avait été satisfait du présent qu’il lui avait envoyé par M. de Bonevan[5], et quand je lui dis combien notre roi y avait pris de plaisir et y mettait de prix, il se montra charmé. »
Quelques jours après, et sans que Louis XIII ni ses ministres y fussent encore intervenus, l’affaire avait fait un pas ; lord Kensington avait vu Marie de Médicis. « Pendant l’absence du roi, » écrivit-il au duc de Buckingham. «je suis allé souvent au Louvre, où j’ai eu l’honneur d’entretenir la reine-mère. Je trouve que c’est elle seule qui gouverne dans cet état, et j’en suis fort aise, car elle promet et déclare qu’elle emploiera tous ses bons offices pour accroître l’amitié qui existe entre nos deux royaumes et pour secourir les Provinces-Unies, ce qu’on se prépare ici à faire largement et vaillamment. La reine-mère voit clair maintenant dans les prétentions du roi d’Espagne à la monarchie de la chrétienté. Elle a voulu savoir où en était notre alliance espagnole. Je lui ai dit que les lenteurs des Espagnols et leurs procédés dilatoires avaient été si ennuyeux, si décourageans pour le roi et si fatigans pour le prince que, dans ma pensée, ce traité prendrait bientôt fin. Elle m’a parlé alors sur-le-champ du mariage comme près de se conclure. J’ai répondu que je croyais le contraire, et j’ai tenu d’autant plus à le dire que, depuis ma venue, l’ambassadeur espagnol soutient que l’alliance est conclue, et que mon voyage n’a d’autre but que de faire marcher son maître plus vite ; ce qu’il ne répand que pour inspirer sur mon compte quelque méfiance, car il craint qu’on ne soit ici trop disposé à désirer et à accomplir une alliance avec nous. Et vraiment ses propos et ses agens ont réussi à inquiéter les hommes en pouvoir dans cet état, surtout depuis qu’ils voient que je ne leur dis rien de direct et de positif. Je sais cependant de plusieurs d’entre eux, notamment de M. de La Vieuville, qui est ici le principal meneur des affaires, que jamais état n’a été plus enclin que celui-ci à accepter toutes nos offres d’amitié et d’alliance, si nous les faisons clairement et comme des gens libres d’engagement; mais il dit, en sage ministre, que, jusqu’à ce que nous ayons complètement et décidément abandonné le traité avec l’Espagne, ils ne peuvent courir le risque de perdre l’amitié tout acquise d’un beau-frère, pour en rechercher une autre qui pourrait leur manquer. Quand ils verront réellement, par un acte public, toutes nos négociations avec l’Espagne rompues, alors, disent-ils, nous verrons, à notre tour, que rien ne leur pourrait causer plus de joie. La reine-mère m’a dit que les sentimens qui lui avaient jadis fait désirer que sa fille put être donnée à notre prince n’avaient point changé, et elle m’a parlé dans les meilleurs termes du roi et de la personne du prince, ajoutant qu’elle n’en pouvait dire davantage, car c’était la femme qui devait être demandée et recherchée. Il est certain que l’Espagne a fait sous main tout ce qu’elle a pu pour décider cette cour à accueillir pour Madame quelque autre mariage ; mais ces gens-ci sont maintenant si bien avertis qu’ils ne mordront pas à cet hameçon. Je sais cela d’un homme grave et honnête, l’ambassadeur de Savoie, qui ne voudrait pas être appelé à le soutenir tout haut et qu’il ne faut donc pas nommer, mais qui me l’affirme. Jamais on n’a exprimé un désir plus général qu’il ne s’en manifeste ici pour une alliance avec nous, et si le roi et le prince, outre le goût qui les y porte, ont autant de raisons d’état pour persister dans ce dessein, qu’ils le poursuivent rondement et clairement, et j’ose promettre un accueil aussi satisfaisant qu’on peut l’imaginer ou le désirer. »
Lord Kensington ne se borna pas à rendre compte au duc de Buckingham de ses premiers pas dans sa mission et des dispositions qu’il rencontrait; il écrivit au prince Charles lui-même du ton et avec les détails qui pouvaient le plus toucher ce cœur facile aux impressions gravement tendres et romanesques. « Je trouve ici, lui dit-il, tant d’estime pour votre personne et votre mérite que toute personne, moi-même le moindre de tous, qui sera regardée comme venant et parlant de votre part recevra des honneurs infinis... Et vraiment, monseigneur, si vos intentions personnelles sont d’accord avec tant de raisons d’état qui conseillent de presser la conclusion de cette affaire, vous trouverez ici une dame aussi digne, par ses charmes et sa douceur, de votre affection que peut l’être aucune créature sous le ciel. D’après ses manières depuis que je suis ici et tout ce que j’entends dire aux dames de la cour, ses infinis mérites et son respect pour vous me sont évidens. Je ne dis pas cela, monseigneur, pour entraîner votre opinion, mais d’après des observations certaines et une exacte connaissance des faits. J’admire d’autant plus la personne de Madame que l’impression qui m’était restée d’elle était assez ordinaire et que j’ai été très étonné en la trouvant, j’en jure devant Dieu, la plus charmante créature de France. Sa taille est petite, au-dessous de son âge; mais son esprit est infiniment au-dessus. Je l’ai entendue parler à sa mère et aux dames autour d’elle avec une finesse et une vivacité singulières. Elle danse, et cela je l’ai vu, comme je n’ai jamais vu danser personne. On dit qu’elle chante aussi agréablement... Votre réputation a inspiré à cette charmante princesse un tel penchant pour vous qu’elle n’a pu taire son désir passionné de voir votre portrait ; mais elle ne savait comment y parvenir. Je le porte à mon cou, et la reine et les autres princesses l’avaient ouvert et regardé, toujours avec admiration; mais cette pauvre jeune princesse ne l’avait entrevu que de loin, elle dont le cœur était bien plus près de vous que celui des autres dames qui le voyaient librement. A la fin, cédant à son impatience, elle a prié la dame chez qui je loge, et qui a été à son service, de m’emprunter ce portrait aussi secrètement que possible, et de le lui apporter, disant qu’elle pouvait bien, comme d’autres, se passer cette curiosité envers une personne d’une telle renommée. Dès qu’elle a vu entrer la dame qui le lui apportait, elle s’est retirée seule avec elle dans son cabinet, et, ouvrant avec précipitation le portrait, elle a laissé paraître sa passion, car elle a rougi tout à coup, comme se sentant coupable. Elle l’a gardé une heure, et quand elle l’a rendu, elle a pris plaisir à louer votre personne. Je confie ceci, monseigneur, à votre plus soigneuse discrétion; le roi votre père, mylord-duc de Buckingham et mylord de Carlisle doivent seuls le tenir de vous. J’aimerais mieux mille fois mourir que de savoir ceci répandu dans le public, et de trahir la confiance de cette jeune dame qui, pour la beauté et la bonté, est vraiment un ange. »
Pendant que lord Kensington faisait ainsi à Paris son office de galant et prévoyant courtisan, l’ambassadeur de France à Londres, le comte de Tillières, entrait dans la négociation avec quelque humeur, à la suite d’un incident désagréable pour lui. Le moine qui, le premier, avait remis Marie de Médicis et le cardinal de Richelieu en mouvement pour ce mariage vint un jour trouver M. de Tillières, lui apportant un assez gros paquet adressé à Mme de Malissy, et le priant de l’envoyer à la cour de France par une voie sûre, « parce qu’il y avait dedans des affaires de conséquence. » M. de Tillières, qui n’était instruit de rien, répondit qu’il n’avait pas coutume d’envoyer des paquets avec les siens sans savoir ce qu’ils contenaient. Le moine, charmé de se faire valoir, raconta à l’ambassadeur ce qui s’était passé entre la reine-mère, le cardinal de Richelieu, Mme de Malissy et lui. M. de Tillières, d’un caractère digne et susceptible, fut surpris et blessé; il dit au moine qu’il n’enverrait point son paquet avec le sien, et il écrivit sur-le-champ au roi lui-même, lui représentant « combien c’était rabaisser l’honneur de la France et une affaire de cette importance que d’en remettre la conduite à un chétif moine, » et se plaignant de l’ignorance où on l’avait laissé. Louis XIII, touché de sa plainte, en parla à sa mère, et bientôt n’y pensa plus; mais Marie de Médicis, piquée à son tour et prompte à se défendre par une dénégation formelle, écrivit au comte de Tillières : « Je ne puis que je ne vous dire que je m’étonne infiniment de votre crédulité. Je n’ai donné aucune charge au religieux que vous me nommez, ni à aucuns autres, de traiter du mariage de ma fille en Angleterre. Je n’en ai eu ni le pouvoir du roi, monsieur mon fils, ni l’intention... Le religieux me fit des recommandations du sieur marquis de Buckingham, et me témoigna qu’il désirait grandement que son maître prît l’alliance de France. Je sais répondre comme il faut à ceux qui me parlent. Vous le connaîtrez si, en louant le zèle avec lequel vous me serviez, je vous prie de faire, à l’avenir, de ma conduite le jugement qu’elle mérite... Je me persuade que vous marcherez une autre fois plus retenu en telles affaires, et veux croire que, suivant les assurances que vous me donnez par vos dernières, qui m’ont encore été confirmées ici par vos proches, vous n’avez pas péché en cette rencontre par mauvaise intention. Aussi devez-vous attendre de moi tout témoignage de ma bonne volonté. »
Je présume que le comte de Tillières ne se confia pas pleinement dans cette assurance; les rancunes royales et féminines persistent sous les paroles gracieuses qui les couvrent. A part même cet incident, la situation de M. de Tillières comme ambassadeur était déjà fort ébranlée ; il était le client et l’ami du vieux chancelier de Sillery et de son fils le marquis de Puisieux, tous deux près d’être écartés des conseils de Louis XIII, et qui le furent en effet en février 1624 par l’influence du surintendant des finances, le marquis de La Vieuville, destiné à disparaître bientôt lui-même devant le cardinal de Richelieu, que le 26 avril 1624 il avait fait rentrer dans le conseil du roi, s’en promettant un appui auprès de Marie de Médicis, et qui l’en fit brusquement congédier le 12 août suivant, n’y voulant pas plus de voisin incommode qu’il n’y avait de rival sérieux. A la retraite du marquis de Puisieux, Antoine de Loménie, seigneur de La Ville aux Clercs, déjà son collègue comme secrétaire d’état, eut les affaires d’Angleterre dans son département, et le comte de Tillières, mécontent et affaibli, resta pourtant encore ambassadeur à Londres, chargé de suivre, sous les ordres de ministres qui n’étaient pas ses amis, la négociation matrimoniale qu’il n’avait pas été le premier à entamer.
Il avait reçu de Paris, avant même que lord Kensington y fut arrivé, des instructions qui, dans leur ferme brièveté, avaient dû lui faire pressentir, sinon dans les conseils publics, du moins à côté de Louis XIII, l’action d’un homme capable de concevoir et de poursuivre une résolution politique sans hésiter au gré des fluctuations de la pensée et des embarras de chaque jour. Dès le 17 février 1624, le secrétaire d’état nouvellement chargé des affaires d’Angleterre, M. de La Ville aux Clercs, écrivit au comte de Tillières : « Vous continuerez à embarquer le prince (de Galles) à désirer rompre avec l’Espagne, et vous le fortifierez par le duc de Buckingham, que ses intérêts y doivent porter, sans néanmoins faire rien qui puisse laisser aucun indice de vos conseils; ceux-là se peuvent donner sans vous engager à trop avec les Anglais, et sans les dégoûter par une retenue affectée. Votre prudence vous fera bien ménager, ainsi que vous avez commencé, ce que sa majesté désire, montrant au prince les avantages qu’il peut espérer de la France et de l’amitié des princes catholiques, et faisant sentir à ceux qui vous parlent que de deçà la raison seule gouverne, et que par elle, sans précipitation, tous les conseils seront pris avec dignité et gloire pour sa majesté et avantage pour ses alliés. »
Le cardinal de Richelieu n’était pas encore officiellement rentré à cette époque dans le conseil du roi; mais, par la nouvelle composition de ce conseil et par la reine-mère, son influence y prévalait déjà et en inspirait le langage comme la conduite.
Les rivaux de la France, les Espagnols, ne tardèrent pas à sentir tout le péril, et ils redoublèrent d’efforts et de concessions pour ramener vers Madrid le gouvernement anglais. « On parle ici beaucoup de la venue du père Maestro, » écrivait le 20 (30) mars 1624 à sir Dudley Carleton, ministre d’Angleterre en Hollande, son ami John Chamberlain; « il a passé par Paris la semaine dernière, et il vient de Rome, où le pape trouve, dit-on, que la cour d’Espagne a fait une grande faute en ne menant pas mieux son affaire pendant que le prince était à Madrid. Le pape voudrait à tout prix renouer le mariage; pour y réussir, il dispenserait les Espagnols de sa dispense, en en retranchant les clauses qui exigeaient que les catholiques romains eussent une église publique à Londres, et partout où habiterait l’infante. On parle encore d’autres offres, si larges, dit-on, qu’il n’y aurait pas moyen de les refuser. » Le parlement anglais était déjà réuni alors, et il avait déjà pris, contre l’alliance espagnole, quelques-unes des résolutions qui devaient entraîner celles du roi Jacques; mais la cour de Madrid était si mal informée de l’état des faits ou elle jugeait si mal de l’état des esprits qu’elle s’obstinait à tenter de ressaisir la chance qu’elle avait si maladroitement laissé échapper. « Le parlement peut demander au roi d’Angleterre tout ce qu’il voudra, » disait le roi Philippe IV, « le prince de Galles s’est engagé envers moi à épouser ma sœur; il ne manquera pas à sa parole. »
Quand les résolutions du parlement et du roi Jacques furent devenues publiques et décisives, le comte de Tillières écrivit à sa cour : « Il semble que, depuis la déclaration du roi de la Grande-Bretagne touchant la rupture des deux traités avec l’Espagne, les choses s’acheminent au grand galop à la guerre. Ce n’est pas que ceux qui pénètrent un peu avant les affaires et qui connaissent l’humeur de ce roi, autant qu’elle se laisse connaître, ne jugent bien que ce chemin ne lui plaît pas et qu’il souhaiterait de tout son cœur de sortir de ce détroit; mais, considérant ce qu’il a déjà fait, comme il est environné du prince de Galles, de son favori et du parlement, et le peu de personnes qui l’assistent en cette occasion, ils croient bien qu’à la fin et insensiblement il se laissera porter à tout ce que le prince de Galles et le marquis de Buckingham désirent, qui est la guerre. Ils ne chantent autre chose, peut-être par raison, ou peut-être par passion et pour ne savoir pas combien vaut l’aune. Il faut attendre le temps, qui est un grand maître, et qui fait voir clair dans les affaires les plus douteuses et incertaines, pour connaître s’ils font bien ou mal, et ce fais-je; mais pendant cela je ne laissai, il y a quelques jours, d’aller voir le duc de Buckingham pour me réjouir de la favorable réponse que le roi avait faite à son parlement et lui témoigner qu’encore qu’elle eût été prononcée par une autre bouche que la sienne, néanmoins je la connaissais bien être un effet de sa conduite, de sa prudence et de ses bons conseils. De quoi il me remercia grandement, pour le gratter où il lui démangeait. Après il me dit qu’il avait dépêché vers M. de Kensington pour lui donner part de ladite déclaration, et lui ordonner qu’il essayât maintenant de pénétrer un peu plus avant dans l’intention de sa majesté et dans les conditions que demanderait la France pour le mariage de Madame Henriette et de M. le prince de Galles, disant qu’après on enverrait quelque cavalier, habile homme, pour assister M. Rich (lord Kensington) en cette affaire. Ce discours ne m’ayant nullement agréé, je lui répliquai qu’il ne pensait pas que sa majesté ni son conseil eussent si peu de conduite que de vouloir entrer au fond de cette affaire sans voir une bonne et ample commission avec toutes les formes requises et nécessaires. »
Le même jour 9 avril 1624, le comte de Tillières ajouta en post-scriptum : « Depuis ma grande dépêche fermée, M. le comte de Carlisle m’est venu voir, lequel m’a fait entendre qu’il a commandement de se tenir prêt pour s’acheminer en France. Il ira en poste dans dix ou douze jours, et fera suivre son train. Il porte deux commissions, l’une pour une ligue avec la France, et l’autre pour le mariage, auquel il est nommé, et M. Rich (lord Kensington) aussi, comme ambassadeur extraordinaire. Je suis fort aise de cet envoi, parce que ledit comte de Carlisle est homme de qualité et de mérite, et outre fort affectionné à cette affaire. Outre que cela me lève plusieurs doutes, tant de la part du roi d’Angleterre que du marquis de Buckingham.»
Quoique favori émérite et courtisan épicurien plus que politique, le comte de Carlisle avait, auprès de son roi et dans son pays, plus de poids que lord Kensington; il ne manquait ni de dignité et d’indépendance à la cour, ni de ménagement et même de sympathie pour le parti puritain et populaire. Après son voyage à Madrid pendant le séjour du prince de Galles, il avait paru un moment partisan de l’alliance espagnole, « tout Castillan » (todo Castillano), disait de lui le roi Jacques; mais il était bientôt rentré dans le sentiment national de l’Angleterre, et il avait vivement opiné, dans le conseil du roi, pour la rupture du mariage espagnol. Comme je l’ai dit, il avait déjà été chargé huit ans auparavant, en 1616, de rechercher l’alliance française et la main de la seconde fille de Henri IV; quand on le vit partir, comme ambassadeur extraordinaire, pour aller traiter du mariage du prince de Galles avec la troisième, on regarda la négociation comme sérieuse, et on en augura le succès.
Il la trouva, à Paris, entre les mains d’un homme bien plus sérieux et bien plus décidé que lui. Le cardinal de Richelieu était rentré dans le conseil de Louis XIII, modestement et comme contre son propre gré. Il était de ceux en qui l’ambition fait taire au besoin la grandeur de l’esprit et du caractère, et qui ne dédaignent ni les plus grossiers artifices, ni les plus petits moyens. Il avait voulu, en se montrant peu empressé vers le pouvoir, rassurer le roi, qui redoutait ses prétentions, ne point faire ombrage à ses collègues dans le conseil, et inspirer à la reine-mère, alors sa patronne, une entière confiance en ayant l’air de ne céder qu’à ses instances et de lui devoir toute sa fortune; mais, dès qu’il eut remis la main sur le gouvernail, il s’en saisit avec son empire naturel, et ne s’occupa plus que d’assurer et d’accroître sa propre grandeur en la mettant au service de la grandeur de la royauté et de la France. Le mariage de la fille de Henri IV avec le prince de Galles était à ses yeux l’un des actes essentiels de la politique nécessaire au succès de toutes ces grandeurs; il entra dans la négociation en s’appliquant à obtenir les meilleures conditions possibles pour les intérêts divers qui s’y trouvaient engagés, mais sans hésitation, sans complaisance pour tel ou tel de ces intérêts, habile à ménager les paroles et les apparences, mais décidé à atteindre son but.
Le comte de Carlisle arriva à Paris vers la fin d’avril 1614, et dès qu’il eut, avec lord Kensington, officiellement déclaré le but de leur mission commune, le roi nomma, pour traiter avec eux, quatre commissaires, le cardinal de Richelieu, le garde des sceaux d’Aligre, le surintendant des finances La Vieuville et le secrétaire d’état La Ville aux Clercs. Quand on apprit à Londres que le premier commissaire était un cardinal, on s’inquiéta d’abord, on douta du succès. Si les ministres de Jacques Ier avaient assisté à la première délibération du conseil de Louis XIII sur la convenance du mariage, ils se seraient promptement rassurés. Le cardinal de Richelieu traita la question longuement, mais résolument, ferme dans sa pensée malgré la diffusion de ses paroles, étalant avec soin ses précautions pour la foi de la princesse et l’intérêt général de l’église catholique, mais concluant qu’on obtiendrait ce dont la religion avait besoin et qu’il fallait faire ce que commandait la politique. « Que nous puissions à juste titre, dit-il, demander la liberté de conscience, c’est chose claire ; puisque en France nous la donnons à une secte nouvelle, on la peut bien donner, en Angleterre, à un corps ancien comme le nôtre, duquel ils sont contraints de confesser être sortis. Au moins est-il bien raisonnable qu’au lieu que la France donne liberté aux calvinistes, l’Angleterre donne assurance de ne point persécuter les prêtres et les catholiques... Si on assurait tellement la religion de Madame qu’elle ne pût courir aucun hasard en sa personne, si elle avait auprès d’elle des dames saintes et de grande vertu, s’il lui était permis d’avoir un évêque en qualité de grand-aumônier et plusieurs autres personnes doctes et de sainte vie, qu’elle eût une église où le service de Dieu fût fait avec liberté, on pourrait, sinon conseiller, au moins ne déconseiller pas ce mariage, attendu qu’il semble que ce serait donner lieu aux catholiques anglais d’avoir consolation par espérance en leurs peines. » Il termina en disant « qu’il était d’avis de recevoir l’offre qui nous était faite de ladite alliance, pourvu qu’on la pût obtenir aux conditions susdites, et que tant s’en faut qu’il la fallut rejeter, qu’au contraire il la fallait poursuivre avec soin, car, si nous nous allions avec le roi d’Angleterre, nous en recevrons un double avantage : l’Espagnol perd l’assistance de ce royaume-là, et nous nous en fortifions contre lui. »
Le cardinal, en tenant ce langage, ne se compromettait point avec imprudence; le sentiment général en France, à la cour et dans le public, était d’accord avec sa politique; on le louait de l’indépendance de sa pensée, on l’appelait avec approbation « le cardinal d’état. » A ceux qui témoignaient quelque inquiétude sur la situation de la princesse au milieu d’un peuple protestant, on répondait en souriant « qu’une femme ne devait point avoir d’autre volonté que celle de son mari, » et quand la négociation fut terminée, le secrétaire de la chambre du roi Jacques, James Howell, put écrire avec vérité : « En moins de neuf lunes, cette grande affaire a été proposée, poursuivie et accomplie, tandis que le soleil aurait pu, pendant autant d’années, suivre sa course d’un bout du zodiaque à l’autre avant que la cour d’Espagne fût arrivée à quelque résolution et résultat. Cela fait bien voir la différence entre les deux nations, le pas de plomb de l’une et les mouvemens de vif-argent de l’autre. Cela montre aussi que le Français est plus généreux dans ses procédés que l’Espagnol, moins plein de scrupules, de réserves et de méfiances, et qu’il agit plus galamment. »
La négociation ne se poursuivit cependant pas sans fluctuations et sans difficultés. Un embarras se présenta dès l’abord, de peu de valeur en soi, mais désagréable et délicat, comme toutes les questions de rang et d’amour-propre personnel. Les conférences entre les quatre commissaires désignés s’ouvrirent le 3 juin 1624 à Compiègne, où était alors la cour. Elles devaient se tenir chez le cardinal de Richelieu. Les deux commissaires anglais prétendirent que, lorsqu’ils s’y rendraient, le cardinal devait leur donner la main. Il s’y refusa en disant que, n’accordant pas cette distinction aux ambassadeurs de l’empereur et du roi d’Espagne, il ne pouvait la conférer aux ministres d’Angleterre. « Cependant, dit le père Griffet, il souhaitait extrêmement de conférer avec eux et de ne pas abandonner une négociation si importante aux trois autres commissaires. M. de La Ville aux Clercs, qui ne doutait pas que le cardinal ne devînt incessamment plus puissant auprès du roi que tous les autres ministres, imagina un expédient pour le tirer d’embarras. Il lui proposa de feindre une indisposition et de se mettre au lit quand il faudrait recevoir chez lui les ambassadeurs d’Angleterre. Il engagea ceux-ci à écrire à leur maître pour lui persuader que les affaires dont il les avait chargés ne pouvaient réussir s’il ne leur laissait la faculté de suivre ce qui s’était toujours pratiqué par le nonce du pape et par les ambassadeurs de l’empereur et du roi d’Espagne. La réponse du roi d’Angleterre fut conforme à leurs désirs et encore plus à ceux du cardinal, qui parut fort content quand M. de La Ville aux Clercs vint l’avertir qu’il pouvait traiter chez lui avec les deux ambassadeurs d’Angleterre. »
Quand les négociateurs entrèrent effectivement en pourparlers, le cardinal se garda bien de dire, comme on l’avait fait à Madrid, que l’issue en était soumise à la décision du pape sur la dispense requise pour le mariage; il maintint au contraire avec soin, dans toute la négociation, l’indépendance de la couronne de France, et ne fit intervenir le nom du pape, dans ses conférences avec les ambassadeurs d’Angleterre, que pour déterminer le délai dans lequel la dispense devrait être obtenue. Le 19 juin 1624, Louis XIII écrivit lui-même au comte de Tillières : « Les ambassadeurs du roi de la Grande-Bretagne, mon frère, ayant désiré, au premier article, qu’il fût pris un délai pour obtenir de notre saint-père le pape la dispense qui est nécessaire, j’ai consenti à leur désir, et pris, pour tout délai et préfixion, le terme de trois mois, pendant lequel j’espère d’obtenir ce qui est si avantageux pour la religion catholique. » Richelieu ôtait ainsi aux Anglais toute inquiétude des lenteurs indéfinies qu’ils avaient eu à subir en Espagne, et se montrait résolu à marcher vivement vers leur but commun; mais en même temps, pour éviter tout reproche d’indifférence aux intérêts de la religion catholique, il demanda d’une façon générale qu’à cet égard le roi d’Angleterre accordât, pour obtenir la sœur du roi de France, tout ce qu’il avait promis pour obtenir celle du roi d’Espagne. Ainsi l’exigeait, dit-il, l’égalité des deux couronnes.
Quand on en vint à déterminer avec précision les concessions ainsi vaguement demandées, de graves difficultés s’élevèrent : les négociateurs anglais posèrent en principe que leur roi ne pouvait rien faire qui fût directement contraire aux lois de son royaume, et qui le mît en lutte avec le parlement dont les intentions venaient d’être si fortement manifestées. « Quant à la liberté publique pour la religion catholique, dit Richelieu, ils n’en voulurent pas seulement entendre parler, témoignant que c’était avoir dessein, sous ombre d’alliance, de détruire leur état que de leur faire une telle demande. Quant à la secrète, ils avaient encore grand’peine à l’accorder. » La cour de Rome, de son côté, fit des efforts répétés, quoique timides, contre le mariage projeté; l’archevêque de Lyon, M. de Marquemont, écrivit le 3 juin de Rome à M. d’Herbault, secrétaire d’état pour les affaires d’Italie : « Le pape m’a dit, mais que je l’écrive comme l’ayant appris de bon lieu et non pas de lui, qu’on est en appréhension que les Anglais, par le mariage, ne s’efforcent d’engager en quelque résolution, touchant l’électorat et le Palatinat, qui porte préjudice au duc de Bavière, et qu’il serait peu honorable au roi et à la France d’acheter l’alliance d’Angleterre à condition de reconquérir un état pour le gendre du roi de la Grande-Bretagne et en déchasser un prince grand catholique... Il est à désirer que sa majesté ne s’engage point à de nouvelles confédérations avec ceux du parti contraire, mais que plutôt elle ménage ses intérêts avec les catholiques. » Le nonce du pape à Paris, Mgr Spada, apporta à Louis XIII et à Marie de Médicis deux brefs d’Urbain VIII pleins de représentations à ce sujet; il alla même jusqu’à dire que, si le roi de France voulait renoncer au mariage anglais, le roi d’Espagne demanderait volontiers la main de Madame Henriette pour l’infant don Carlos, son frère, à qui il assurerait, en faveur de cette union, la souveraineté des Pays-Bas catholiques après la mort de l’infante Isabelle. Marie de Médicis ne se laissa point prendre à ces offres, et Louis XIII se contenta de répondre : « Mon zèle pour la religion catholique n’est pas moindre que celui du roi d’Espagne. C’est la seule chose qui retarde le mariage de ma sœur. »
Richelieu était de ceux que les obstacles excitent au lieu de les intimider, et qui, dès qu’ils les ont reconnus, se mettent à l’œuvre pour les surmonter. Il voulait surtout avoir, en toute occasion, des agens sûrs et efficaces. L’ambassadeur de France à Londres, le comte de Tillières, avait été et restait, en galant homme, l’ami des ministres déchus, le chancelier de Sillery et le marquis de Puisieux. Richelieu le trouvait d’ailleurs peu actif, susceptible, et plus disposé à critiquer ses chefs qu’à les seconder. On le croyait même, en Angleterre, peu favorable au mariage anglo-français, et trop attaché aux jésuites pour servir avec zèle un ministre qui recherchait les alliances protestantes. Le comte de Tillières fut rappelé et remplacé par le marquis d’Effiat, que protégeait le surintendant des finances La Vieuville, mais dont Richelieu savait bien qu’il aurait à son tour le dévouement. La Vieuville lui-même, qui commençait à redouter et à combattre l’ascendant croissant de Richelieu, fut écarté avec disgrâce au moment où il s’y attendait le moins, et remplacé, comme surintendant des finances, par M. de Marillac. Richelieu fit rentrer en même temps au conseil le comte de Schomberg, habile et vaillant guerrier, jadis l’ami des adversaires du cardinal, mais que le cardinal se promettait d’acquérir, et qu’il acquit en effet, en lui faisant donner le bâton de maréchal. Le commandeur de Sillery, frère du chancelier, occupait encore le poste d’ambassadeur à Rome; Richelieu y fit envoyer à sa place le comte de Béthune, docile et fidèle. Enfin, bien résolu de faire sentir sa volonté et son pouvoir à Rome comme à Londres et à Paris, le cardinal écrivit à M. d’Herbault, secrétaire d’état pour les allaires d’Italie : « Le roi trouve bien étrange qu’il vienne de Rome quelque bruit que le pape ne donnera point la dispense du mariage d’Angleterre à moindres conditions qu’il n’a accordé celle d’Espagne. Pour l’obtenir, il suffit que le roi soit assuré de toutes les conditions qui sont nécessaires pour le salut de Madame et de toute sa famille, et qu’il y ait lieu d’espérer beaucoup pour le bien général des catholiques d’Angleterre. L’affaire est non-seulement en cet état, mais en termes plus avantageux, comme vous saurez par M. de Bérulle. Le roi rendant à sa sainteté tout ce qu’elle saurait attendre d’un prince chrétien, et si pieux qu’il est, il n’y aurait point d’apparence qu’il n’en reçût le traitement qu’il en doit justement attendre. Il ne faut point considérer les conditions d’Espagne, mais bien si celles de France sont légitimes et suffisantes. Étant telles, quel déplaisir serait-ce au roi de recevoir un refus qui l’engagerait à plus que je ne veux penser! »
Toutes ces mutations furent opportunes et efficaces. Richelieu n’eut plus dans le conseil du roi que des collègues dociles, et au dehors que des agens dévoués. Le marquis d’Effiat débuta bien à Londres. Le prince de Galles assistait à la première audience que lui donna le roi Jacques[6]. Après les saints d’usage, le roi ayant engagé l’ambassadeur à se couvrir, d’Effîat s’en excusa, ne pouvant, dit-il, se le permettre tant que le prince serait là, découvert en présence de son père. Sa courtoise réserve plut. Après quelques momens, le prince se retira, l’ambassadeur se couvrit, et le roi le traita dès lors avec une bienveillance familière. Pendant tout l’été, d’Effiat l’accompagna dans ses diverses excursions, partout logé et défrayé par ses ordres, et admis souvent à des entretiens particuliers dans lesquels le roi Jacques se livrait sans gêne à sa gaîté spirituelle et peu délicate. « Je ferai, lui dit-il un jour, la guerre à Madame Henriette. Elle n’a pas voulu recevoir les deux lettres qui lui ont été envoyées d’ici, l’une de moi, l’autre de mon fils, elle les a remises d’abord à sa mère; mais je crois que je ferai aisément la paix avec elle, car j’ai appris que depuis elle avait mis la seconde lettre dans son sein et la première dans son portefeuille, d’où je conclus qu’elle entend réserver mon fils pour l’affection, et moi pour le conseil. »
À Paris, le plus courtisan des deux négociateurs anglais, lord Kensington, était traité par les deux reines avec la même faveur. Il avait conquis le cœur de la duchesse de Chevreuse, et par elle les bonnes grâces d’Anne d’Autriche, et il portait dans ses relations avec Marie de Médicis ce mélange de politique et de galanterie qui ne manque guère son effet auprès d’une femme qui n’est plus jeune et qui gouverne. Vers la fin de juin 1624, il fit un voyage à Londres, probablement de concert avec Richelieu, pour aller rendre au roi Jacques un compte exact de l’état de la négociation, et lui faire bien connaître quelles concessions le cardinal était disposé à faire, et lesquelles il avait absolument besoin d’obtenir. Il revint à Paris dans les premiers jours d’août avec la promesse de son roi qu’il serait fait bientôt comte de Holland, ce qui eut lieu en effet le 24 septembre suivant, et rapportant au cardinal les concessions possibles et les exigences indispensables du roi Jacques. Il eut peu après[7] avec Marie de Médicis, à Ruel, où elle résidait alors, un entretien dont le lendemain il rendit compte en ces termes au duc de Buckingham :
« La reine a amené le discours sur le prince de Galles et sur son voyage en Espagne. — La critique générale en Italie a été, me dit-elle, que deux rois avaient commis alors deux grandes fautes : l’un, de risquer un gage si précieux dans une entreprise si hasardeuse; l’autre, de traiter si mal un si glorieux hôte. — La première faute a pour excuse, madame, lui dis-je, le bien général de la chrétienté, qui, étant alors dans une situation désespérée, avait besoin d’un remède désespéré. Il faudrait pour la seconde faute un meilleur avocat que moi. Son altesse, mon prince, remarqua lui-même alors qu’après l’avoir traité si mal, c’était, de la part des Espagnols, une grande faiblesse et folie que de le laisser partir. Ce furent là ses premières paroles en montant sur son vaisseau. — A-t-il vraiment dit cela? demanda la reine. — Je puis vous l’attester, madame, sur la foi de mes propres oreilles. — Il est vrai qu’il avait été mal traité. — Certainement, lui répondis-je, non pas dans la façon dont on l’accueillit, et qui fut aussi brillante que pouvait le permettre ce pays-là, mais par leurs ridicules lenteurs et par les déraisonnables conditions sur lesquelles ils insistèrent, prenant avantage de ce qu’ils avaient sa personne entre leurs mains. Et pourtant, ajoutai-je en souriant, ici, madame, vous le traitez encore plus mal. — Comment donc? me dit-elle vivement. — Vous exigez, madame, de ce digne et noble prince, qui a tant de zèle pour le service de vos majestés et tant de passion pour Madame, les mêmes conditions, que dis-je? des conditions plus déraisonnables que celles des Espagnols. Vous voulez conclure le mariage, et vous entrez dans les mêmes voies qu’ils ont suivies pour le rompre ; ce qui fait naître des doutes et des méfiances dont le comte d’Olivarez a pris grand soin d’aggraver l’effet en tenant à l’ambassadeur du roi mon maître en Espagne ce langage de bravade que, si le pape accordait une dispense pour le mariage avec la France, le roi d’Espagne irait à Rome avec une armée, et la mettrait à sac. — Nous l’en empêcherons bien, me répondit à l’instant la reine-mère, car nous lui taillerons assez de besogne ailleurs. Mais qu’est-ce qui vous presse le plus? — J’insistai alors sur l’inconvenance du septième des articles proposés et sur l’impossibilité du dernier, qui impose au roi un serment en faveur de la liberté des catholiques, et je la conjurai d’employer son crédit auprès du roi son fils et son autorité sur les ministres pour faire réformer ces deux articles spécialement, et pour que l’affaire soit promptement et amicalement terminée. — Si nous en sommes réduits, ajoutai-je, à cette extrémité que l’article relatif au serment ne puisse pas être modifié plus qu’il ne l’a déjà été, qu’au moins votre majesté obtienne qu’on admette la protestation du roi mon maître que, par ce serment, il ne s’oblige qu’autant que cela pourra se concilier avec la sûreté, la paix, la tranquillité et le bien de son royaume. — La reine a trouvé cela raisonnable, et m’a promis d’en parler au roi et au cardinal. — Si vous en parlez comme vous le pouvez, madame, je suis sûr que ce que vous direz sera, fait. Seulement je ne sais pas si, même cela fait, le roi mon maître pourra porter aussi loin la condescendance. Mais je ne veux pas fatiguer plus longtemps votre majesté; je la prie de trouver bon que j’aille, comme elle a bien voulu me le permettre, m’acquitter auprès de Madame des ordres que le prince m’a donnés pour elle. — Que voulez-vous lui dire? me demanda la reine. — Est-ce que votre majesté veut m’imposer la même loi qu’en Espagne on avait imposée à son altesse? — Le cas est différent : en Espagne, le prince était en personne; ici, il n’y a que son député. — Le député, repris-je, représente la personne. — Enfin qu’est-ce que vous direz? — Rien qui ne soit digne des oreilles d’une si vertueuse princesse. — Mais qu’est-ce donc? — Eh bien! madame, puisque vous voulez absolument le savoir, je dirai à son altesse que votre majesté m’ayant permis de lui parler un peu plus librement que je ne l’ai encore fait, j’obéis aux ordres du prince en le mettant complètement à son service, non plus par voie de compliment, mais avec toute l’affection et la passion que lui ont inspirée les beautés de sa personne et de son âme, et qu’il fera tout ce qui sera en son pouvoir pour faire réussir cette alliance, et encore quelques autres paroles d’amoureux langage. — Allez, allez, me dit en souriant la reine; il n’y a point de danger dans tout cela; je me fie à vous, je me fie à vous. — Je n’ai pas abusé de sa confiance; c’est bien là ce que j’ai dit à Madame en l’amplifiant un peu, et Madame a goûté avec joie le miel de ces paroles, me témoignant avec une profonde révérence sa reconnaissance pour le prince, et combien elle serait heureuse de mériter la place qu’elle avait dans ses bonnes grâces. Je me suis tourné alors vers les vieilles dames qui l’accompagnaient, et je leur ai dit que, puisque la reine m’avait permis la liberté que je venais de prendre, j’espérais que de leur côté elles voudraient bien tenir un langage en accord avec le mien. J’ai ajouté que le prince avait dans son cabinet le portrait de Madame, et se repaissait de cette vue, ne pouvant avoir encore le bonheur de contempler sa personne. Et pendant que je tenais ce discours et autres semblables, la princesse était là, recueillant avec charme mes paroles, et n’en laissant pas tomber une seule à terre. »
Au milieu de ses galanteries de courtisan, lord Kensington posait bien la question : pendant tout le cours de la négociation, toute la difficulté porta sur la forme encore plus que sur la mesure de l’engagement que prendrait le roi Jacques en faveur des catholiques d’Angleterre. Il offrait une promesse verbale de ne pas faire exécuter les lois rendues contre eux, et de tolérer dans leurs maisons le libre exercice de leur religion. Les négociateurs français demandaient un serment écrit et officiel. « Cet écrit, disaient-ils aux commissaires anglais, ne donnerait pas au roi leur maître plus d’empêchement, de la part de ses peuples, pour l’exécuter, que la promesse verbale qu’ils offraient, pour ce que toujours les protestans se douteraient bien qu’il l’aurait promis, et le soupçon en matière de religion est si violent qu’il ferait le même effet que s’ils en avaient une preuve certaine. Ce serait d’ailleurs pour Madame un si grand déshonneur en toute la chrétienté d’entrer en Angleterre sans apporter aucun soulagement à ceux de sa religion, qu’elle ne voudrait pas acheter à ce prix la bienveillance d’une partie du peuple d’Angleterre, et que ce lui était assez d’avoir les bonnes grâces du roi son mari. Le roi très chrétien y avait lui-même un très grand intérêt pour ce qu’il ne pouvait autrement assurer le pape que ce que l’on promettait serait exécuté, qu’en lui témoignant qu’on ne s’était pas contenté d’une simple obligation de parole, mais qu’on l’avait voulu stipuler par un écrit qui pût être exposé à la vue de tout le monde. » A cela les commissaires anglais répondaient que, par cette voie, on allait précisément contre le dessein qu’on se proposait. « C’était vouloir mettre mal le roi d’Angleterre avec son peuple, qui était protestant, que de faire paraître au public qu’il eût promis aucune chose pour les catholiques, au préjudice des lois du royaume ; c’était même lui ôter le pouvoir de bien traiter les catholiques que de faire connaître publiquement qu’il eût ce dessein et s’y fût obligé, parce que chacun prendrait garde à ce qu’il ferait pour eux, et que la moindre grâce qu’il leur départirait serait considérée, pesée et enviée, au lieu que, si ses peuples n’avaient point de soupçon, il aurait plus de liberté de les favoriser, ni ne lui ferait-on pas tant d’instances d’observer les rigueurs des lois contre eux. »
Pendant trois mois, on s’obstina de part et d’autre dans cette discussion, où les raisons que s’opposaient les deux parties étaient, pour chacune d’elles, bonnes et puissantes. Le roi Jacques et ses conseillers avaient fait, par la négociation espagnole, l’expérience de l’irritation que soulèverait en Angleterre tout acte officiel en faveur des catholiques et de leur liberté. Louis XIII et le cardinal ne pouvaient se contenter d’une promesse verbale à laquelle ni le pape ni le public européen n’ajouteraient aucune foi. Le roi Jacques fut le premier à céder; quand l’arrivée et les instructions du marquis d’Effiat l’eurent convaincu qu’à Paris on ne conclurait rien sans l’engagement écrit qu’on lui demandait, il ordonna à ses négociateurs d’y consentir, et, à peine informé de ce succès, Richelieu se promit d’en retirer non-seulement plus de facilité pour obtenir à Rome la dispense nécessaire au mariage, mais un avantage permanent pour la situation générale de la France en Europe et son influence en Angleterre. « J’apprends, écrivit Louis XIII au marquis d’Effiat[8], que les onze articles sont accordés, ce qui me satisfait beaucoup... L’amitié des catholiques anglais est le fruit que je prétends de cette alliance. Je désire donc qu’ayant l’effet de ce qui nous a été accordé, vous tâchiez à obtenir d’eux une lettre à moi pour me remercier, afin que je la puisse envoyer à Rome, ce qui faciliterait la dispense et les attacherait à mon service. Et lesdits catholiques vous accordant ce que vous leur aurez demandé, vous aurez à le tenir très secret, pour ne les perdre, car telle chose serait connue qui procurerait entièrement leur ruine par les appréhensions vaines que cela donnerait, et dont le premier je ressentirais le mal. »
Mais quand la question de l’engagement écrit au lieu de la promesse verbale fut vidée, il s’en éleva aussitôt une autre : l’engagement écrit serait-il public ou secret? Les négociateurs français demandèrent qu’il fût textuellement inséré dans le contrat de mariage de la princesse; les Anglais s’y refusèrent absolument; le contrat, dirent-ils, devait être soumis au parlement ; il serait impossible à leur roi d’y faire passer un tel article, et l’ardente résistance des deux chambres éclaterait aussitôt. A l’appui de leur refus, le roi Jacques et ses conseillers, sans en avouer le dessein, laissèrent pendant quelques semaines aux lois contre les catholiques leur libre cours, présumant bien que les catholiques prendraient l’alarme, et qu’à Paris comme en Angleterre on sentirait le prix de la tolérance silencieuse qui leur était offerte. Leur conjecture était fondée ; Richelieu et ses collègues réclamèrent vivement contre ces rigueurs continues ou même ranimées. « Pressé par nos raisons, écrivit Louis XIII au marquis d’Effiat[9], le comte de Carlisle s’y est rangé, ne les pouvant combattre ; ce que j’apprends de lui et de quelques-uns de sa suite, c’est que cette persécution n’a été commencée que pour faire voir que ce n’est pas l’Espagne qui procure aux catholiques du relâche, et pour m’en gratifier et faire valoir cela au compte de ma sœur. De quoi certes j’aurais peine à me payer si je pouvais faire davantage que les prier, et si je croyais qu’il y eût autre voie que celle-là, et plus prompte... Pressez donc le prince et le duc de Buckingham de me donner contentement en cette occasion. »
Ils n’eurent garde de s’y refuser; les rigueurs anglaises s’arrêtèrent, et le 1er septembre suivant Louis XIII put écrire au marquis d’Effiat : « Votre dépêche arrivée hier m’a assuré que ce qui vous avait été promis en faveur des catholiques a été exécuté ; à quoi je vous prie de veiller, et sans vous fier aux réponses des principaux officiers de justice, informez-vous de ce qui se passe pour, en cas de contravention, requérir l’exécution de ce qui vous a été accordé. Quant à ce qui regarde l’inquiétude où se trouve le roi de la Grande-Bretagne pour ne savoir mes intentions sur le fait du mariage, vous pouvez lui dire que je n’ai point changé. »
Louis XIII et son ministre avaient fait plus que ne pas changer : touché des raisons qu’alléguaient les Anglais contre la publicité de l’engagement écrit de leur roi en faveur des catholiques, « raisons très fortes, dit Richelieu lui-même, et capables de convaincre tout homme non préoccupé de passion, le cardinal conseilla au roi de condescendre à un article particulier (non inséré dans le contrat de mariage), jugeant que la religion en recevrait un solide avantage, et que disputer plus opiniâtrement ce point ne serait que rechercher une vaine réputation de promouvoir l’utilité de l’église sans effet, vu que mains il y aurait d’opposition, de la part des protestans, à ce qui serait promis, plus le roi de la Grande-Bretagne aurait de facilité à le faire observer. »
Les deux gouvernemens une fois d’accord sur ce point, l’article particulier fut rédigé et convenu à Paris, le 7 septembre 1624, par les commissaires français et anglais, en ces termes :
« Le roi de la Grande-Bretagne donnera au roi un écrit particulier signé de lui, du sérénissime prince son fils et d’un secrétaire d’état, par lequel il promettra, en foi et parole de roi, qu’en contemplation du mariage de son très cher fils et de Madame, sœur du roi très chrétien, il permettra à tous ses sujets catholiques romains de jouir de plus de liberté et franchise, en tout ce qui regarde leur religion, qu’ils n’eussent fait en vertu d’articles quelconques accordés par le traité de mariage fait avec l’Espagne, ne voulant, pour cet effet, que sesdits sujets catholiques puissent être inquiétés en leurs personnes et biens pour faire profession de ladite religion et vivre en catholiques, pourvu toutefois qu’ils en usent modestement et rendent l’obéissance que de bons et vrais sujets doivent à leur roi, qui, par sa bonté, ne les astreindra à aucun serment contraire à leur religion. »
Quelques difficultés s’élevèrent encore à Londres sur cette rédaction ample et vague, qui promettait beaucoup aux catholiques anglais et qui en même temps les astreignait, envers leur roi protestant, à une obéissance dont la limite restait aussi vague que celle des promesses royales. Les conseillers du roi Jacques demandèrent quelques changemens de termes dont Buckingham, pour en obtenir à Paris l’adoption, allégua l’insignifiance; on les accepta à Paris en en demandant à son tour quelques autres sur lesquels on n’insista point. On était, de part et d’autre, pressé d’arriver au terme. Le roi Jacques avait satisfait son orgueil royal; Richelieu avait assuré, avec son propre ascendant, la politique de la France; quant à la religion, on avait, par des paroles au fond peu efficaces, sauvé les apparences et couvert les responsabilités mutuelles ; des deux parts, on manifesta sa satisfaction. « Le roi me fit monter dans son carrosse, écrivit le marquis d’Effiat à Louis XIII[10], où je reçus de lui toutes les faveurs et honneurs qu’il se peut imaginer en la considération de votre majesté ; il me fit dîner avec lui dans sa chambre du lit, où il ne mange que lorsqu’il se veut réjouir avec familiarité. Il n’y avait que le prince et le duc, qui ne s’épargnaient pas à pleiger, ledit roi m’ayant fait l’honneur de m’attaquer deux ou trois fois, buvant à votre santé. La conclusion de cette fête me fit espérer que nous pourrions ajouter à l’article secret les deux clauses que votre majesté demande; mais il ne me fut possible de les pouvoir obtenir, ledit roi disant qu’il ne croyait point qu’il y ait rien au-dessus de sa parole royale, qui est solennellement couchée dans l’article qu’il me confirma parlant à moi-même, et que c’est lui faire trop d’injure que de croire qu’il y voulût manquer, comme il semble que les serment que l’on demande sur les Évangiles donnent lieu de douter... Toutes ces raisons, selon mon opinion, ne sont pas celles qui l’ont empêché. Je crois que le refus qu’en ont fait ceux de son conseil en est la seule cause, entre autres le marquis de Hamilton et le comte de Pembroke qui n’ont jamais voulu opiner dessus, comme le roi m’a dit lui-même; mais il ne désire pas que cela soit su, pour le déplaisir que, je crois, il a de leur refus; il témoigne en être fort offensé, voyant que c’est un paquet que l’on veut faire porter à son favori, dont il le garantira bien. »
Louis XIII répondit sur-le-champ au marquis d’Effiat[11] : « Je reçus hier, avec la vôtre du 26 passé, la joie que vous pouvez imaginer, ayant obtenu ce que je désirais et qui facilite, voire m’assure de ce que j’ai demandé à Rome, et en cet état je vous en ai voulu faire part, afin que vous, qui avez contribué à mon contentement, y preniez part. Je ne vous dis plus que je veux les deux clauses marquées en mes précédentes; puisqu’on ne les a voulu accorder, je n’estime pas qu’on les doive presser, car, cela ne se pouvant que par le moyen du duc de Buckingham, il le faut conserver pour quelque chose de meilleur, et le décharger de l’envie qu’une telle nouveauté lui pourrait acquérir. Et même il faut remettre au temps que ces articles auront été signés pour désirer quelque chose qui assure que les catholiques seront exempts de persécution pour refuser le serment de fidélité qu’on leur présente. De cela vous en auriez parlé en son lieu ; cependant il ne les faut plus presser. »
Le mariage ainsi décidé, et la question fondamentale dont on l’avait fait dépendre une fois vidée entre les deux cours, « il ne restait plus, dit Richelieu dans ses mémoires, que d’envoyer à Rome pour obtenir la dispense. »
Le cardinal avait dans le clergé de France un homme merveilleusement propre à cette mission. Le fondateur de la congrégation de l’Oratoire, le patron des carmélites françaises, le père de Bérulle était en possession d’un renom de piété et de vertu justement acquis par le désintéressement de sa vie comme par l’importance et le succès de ses œuvres. Il s’était voué dès sa jeunesse, et malgré les résistances de sa famille, au service de l’église, en se refusant pour lui-même à toutes les grandeurs du monde. Aumônier de Henri IV à l’âge de vingt-quatre ans, il n’avait pas voulu être précepteur du dauphin, et avait repoussé toute fonction, toute dignité qui l’eût détourné de son travail sur les âmes et de ses fondations pieuses. Il était l’ami de saint François de Sales, qui disait de lui : « Il est tel que je désirerais d’être moi-même; je n’ai guère vu d’esprit qui me revienne comme celui-là. » Il y avait en effet entre ces deux hommes une grande sympathie de nature : le père de Bérulle était dans l’église catholique, comme l’évêque de Genève, une de ces âmes à la fois ardentes et douces, strictement dogmatiques, par soumission autant que par conviction, mais un peu mystiques, clémentes et tendres envers les personnes, et portant au sein même de la controverse et de la lutte le besoin et le don de plaire. « Si c’est pour convaincre les hérétiques, disait le cardinal du Perron, amenez-les-moi; si c’est pour les convertir, présentez-les à M. de Genève ; mais si vous voulez les convaincre et les convertir tout ensemble, adressez-vous à M. de Bérulle. » Il avait eu, dans sa première ferveur, envie de se faire jésuite; mais son directeur d’alors, jésuite lui-même, après l’avoir bien étudié, lui avait dit avec une honorable sincérité : « Je ne sais, monsieur, quel peut être sur vous le dessein de Dieu ; ce que je sais seulement, c’est qu’il ne vous appelle pas à la compagnie. » Non-seulement M. de Bérulle ne devint pas jésuite, mais, par le tour de son caractère autant qu’à cause de sa fondation de la congrégation de l’Oratoire, il fut bientôt, avec la société de Jésus, dans une hostilité habituelle et quelquefois déclarée. Il n’en conserva pas moins à Rome et auprès du pape beaucoup de considération et de crédit; la cour de Rome excellait encore alors à bien vivre avec les esprits les plus divers, les modérés comme les ardens, les doux comme les rigides, et à s’en servir tour à tour selon la convenance des affaires et des temps. Le père de Bérulle avait dans le monde une situation analogue à celle qu’il s’était faite dans l’église. Prudent et habile avec droiture, il savait ménager les intérêts humains, comprendre les nécessités politiques, et rendre dans l’occasion au gouvernement de son pays d’importans services sans perdre son indépendance et sa dignité. Au milieu des discordes de la cour de France, il resta toujours attaché à Marie de Médicis, et en 1619, par son crédit auprès du duc de Luynes, il contribua puissamment à faire revenir auprès d’elle Richelieu, alors simple évêque de Luçon et exilé à Avignon : non que le père de Bérulle approuvât dès lors l’ambition personnelle et plus tard toute la politique du cardinal, il était opposé au système général des alliances protestantes, trouvait la conduite du cardinal trop mondaine, et manifesta souvent sa dissidence, quelquefois peu clairvoyante ; mais il était essentiellement modéré en même temps que zélé pour le service du roi comme pour celui de l’église, et « il croyait, dit Richelieu lui-même, que le cardinal n’avait d’autre sentiment que celui du bien de l’état. »
Richelieu de son côté, politique avant tout, ne s’inquiétait guère des dissentimens qu’il pouvait avoir eus ou qu’il pourrait avoir un jour avec les hommes que, pour le moment, il jugeait propres à le servir. Il avait confiance, pour l’affaire de la dispense romaine, dans la situation, le savoir-faire et l’influence du père de Bérulle; il le fit partir pour Rome[12], sans caractère officiel et sans bruit, mais porteur d’une lettre de Louis XIII qui disait au pape : « Le respect et l’obéissance qu’à l’imitation des rois nos prédécesseurs nous désirons rendre au saint-siège et à votre béatitude en une affaire si importante que le mariage de notre très chère sœur Henriette-Marie avec le prince de Wales, fils du roi de la Grande-Bretagne, fait que nous n’avons pas voulu y résoudre aucune chose sans au préalable avoir eu non-seulement sa dispense, mais aussi ses avis. Pour cet effet, nous envoyons vers elle le bon père Bérulle, comme personne que nous savons bien lui devoir être agréable pour les singulières qualités qui sont en lui. Il l’informera particulièrement de ce qui s’est passé jusqu’ici sur ce sujet. » Mais en donnant à un saint prêtre cette mission particulière Richelieu lui recommanda formellement de ne rien faire que de concert avec l’ambassadeur ordinaire du roi à Rome, le comte de Béthune; les instructions de Bérulle portaient : « Vous laisserez toujours avancer au sieur de Béthune ce qui pourrait intimider le pape, tandis que vous aurez soin de votre côté, selon que votre profession le requiert, d’adoucir ensuite ses craintes, de le prendre par la douceur et de lui faire sentir ce que l’équité et le bien de la religion demandent de lui dans cette occasion. » Richelieu savait qu’à côté du langage caressant dont il chargeait le père de Bérulle, il aurait à en faire aussi tenir un autre. « Il faut parler fermement, lui écrirait de Rome un de ses plus affidés, l’archevêque de Lyon, Denis de Marquemont, et comme de chose qu’on attend absolument, et bientôt, et en laquelle, s’étant dès la première fois fouillé jusqu’au fond, ce serait temps perdu de demander d’autres conditions. »
Le père de Bérulle entra loyalement et discrètement dans l’esprit de sa mission; il fit son voyage avec modestie et lenteur, s’arrêta à Turin, à Bologne, fit ses dévotions à Notre-Dame de Lorette, ne parla à personne de ce qu’il allait faire à Rome, et voulait, en y arrivant, aller loger, comme un simple prêtre, à l’hospice de Saint-Louis; mais le comte de Béthune exigea qu’il prît l’ambassade de France pour demeure. « Personne, écrivit-il au cardinal de Richelieu[13], ne pouvait être choisi par sa majesté pour être employé en l’affaire pour laquelle le révérend père Bérulle a été envoyé ici, qui s’en acquittât mieux qu’il ne fera, ni duquel la conversation et communication me fut plus chère que n’est et ne sera la sienne... Ce qui retardera l’accomplissement plus qu’il n’est nécessaire et que je ne le désirerais, c’est que l’on s’attache ici autant aux formes qu’à la substance des choses, et que l’expédition des affaires de tout temps y est longue. »
Dans la première audience que lui donna Urbain VIII, le père de Bérulle lui adressa en latin un long discours, à la fois confidentiel et solennel, et propre à frapper l’esprit du pape par des idées et des raisons que probablement personne ne lui avait encore présentées. « Toute l’Europe savait, lui dit-il, que l’Espagne avait longtemps recherché cette alliance de l’Angleterre, qui d’abord, on ne pouvait l’ignorer, avait été offerte à la France. La France n’avait nullement troublé l’Espagne dans ses prétentions, et elle n’avait influé en rien dans la rupture éclatante qui était survenue depuis, lorsqu’on avait moins lieu de s’y attendre. Au surplus, la religion avait peu souffert en Angleterre de cette rupture; la différence du génie des Anglais avec celui des Espagnols aurait rendu ceux-ci peu utiles aux premiers; l’Espagne pouvait posséder quelques théologiens habiles dans la scolastique, mais elle n’en offrait point qui fussent versés dans la controverse. D’ailleurs la manière d’agir des Espagnols était plus propre à dompter les hommes par la force qu’à les gagner par l’amour, et à les abattre par l’autorité qu’à les attirer avec l’adresse dont la charité sait si bien user. Les Espagnols manquaient par conséquent de deux qualités qui semblaient nécessaires en Angleterre, où le parti de l’hérésie était plus puissant et plus savant que dans les autres parties du monde. Loin que ces inconvéniens fussent à craindre dans l’alliance française, il y avait tout lieu d’espérer que le sang de saint Louis, employé si généreusement à planter la foi chez les barbares, fructifierait encore davantage chez une nation polie et qui avait si longtemps marché sous les étendards de la même foi. Ne perdez pas, très saint-père, dit Bérulle en finissant, cette gloire que Dieu présente à votre siècle et à votre pontificat : c’est de l’Angleterre et pour l’Angleterre que je parle; ses douleurs et ses gémissemens me contraignent de hausser la voix; sa situation m’oblige à supplier votre sainteté de me pardonner si j’entreprends de vous représenter ce que la compassion que j’ai de ses malheurs me force d’ajouter. L’inclémence du siècle passé l’a jetée dans cet état; que la clémence de celui-ci l’en retire; que cette bonté, cette douceur, cette urbanité que vous portez gravées dans votre cœur, dans vos actions et jusque dans votre nom, apportent le remède à un mal qui n’a que trop duré. Permettez que je m’explique sans détour : c’est la précipitation d’un pape qui a blessé la nation pour qui je parle; qu’elle soit guérie par l’attention et la diligence d’un autre pape. C’est ce qui est attendu du roi très chrétien, espéré de tous et digne de la piété et de la gloire de votre sainteté. »
Le pape se montra touché : il déclara qu’il trouvait bon que le roi de France traitât avec le roi d’Angleterre, et qu’il était disposé à le seconder dans cette alliance; mais il ne pouvait se dispenser de faire examiner la question dans une congrégation de cardinaux; il aurait soin de les choisir agréables à la France, et le père de Bérulle serait admis à leur donner tous les éclaircissemens dont ils auraient besoin, ou qu’il croirait lui-même utiles à sa mission. Il fallait aussi, ajouta le pape, qu’il lui arrivât à cette occasion une supplique du clergé catholique d’Angleterre, afin que, lorsqu’il en viendrait à accorder la dispense, il eût de quoi fermer la bouche aux gens qui seraient tentés de l’en blâmer.
La supplique anglaise ne se fit pas attendre. Le père de Bérulle eut avec le pape un second entretien dans lequel il le trouva toujours favorable; mais quand la congrégation, formée de sept cardinaux, se réunit, les intrigues espagnoles reprirent leur cours, les objections et les exigences s’élevèrent, la majorité des cardinaux parut contraire à la dispense. Urbain VIII se montra ébranlé. « La France, dit-il au père de Bérulle, aurait pu proposer et obtenir de l’Angleterre des articles plus avantageux pour l’église catholique que ceux auxquels elle avait accédé. Pourquoi n’avait-elle pas demandé ceux que l’Angleterre avait accordés à l’Espagne? Ceux-là étaient bien préférables. » Le père de Bérulle n’eut pas de peine à répondre : « L’Espagne, dit-il, n’avait exigé ces conditions que lorsqu’elle avait vu la négociation près de se rompre, et l’Angleterre ne les avait accordées que pour retirer de Madrid le prince de Galles. » Et comme le pape insistait, vantant toujours la foi espagnole : « Si nous voulons faire comme l’Espagne, reprit vivement Bérulle, comme elle nous perdrons tout. »
L’ambassadeur de France vint en aide au prêtre français. « Le roi mon maître, dit tout haut le comte de Béthune[14], a obtenu de l’Angleterre tout ce qu’il pouvait; il ne se faut attendre à de plus grandes conditions, ni les mesurer à l’aune d’Espagne; j’ai défense de dépêcher aucun courrier que pour donner avis de la concession de la dis- pense, car autrement on irait demandant après une chose une autre. »
Ce ferme langage ne manqua point son effet : il fut puissamment confirmé par la résolution prise à Paris, — et aussitôt accomplie par les négociateurs, — de signer, sans attendre la dispense, les articles préliminaires déjà convenus et acceptés des deux cours. Cette signature eut lieu le 20 novembre 1624. Quand la nouvelle en arriva à Rome, la congrégation des cardinaux se réunit aussitôt pour la troisième fois[15], et il y fut résolu que la dispense serait accordée.
« Cette cour, écrivit Bérulle qui avait assisté aux trois séances, a sa conduite et ses principes bien différens de ce qu’on en jugerait avant de l’avoir éprouvé soi-même; pour moi, je confesse en avoir plus appris en peu d’heures, depuis que je suis sur les lieux, que ce que j’en savais par tous les discours qui m’avaient été faits. Le cadran qu’on regarde continuellement dans ce pays-ci, c’est la proportion entre la France, l’Italie et l’Espagne; la réputation dans le maniement des affaires, l’usage et l’accroissement de l’autorité sont les seuls points qui conduisent les Romains dans leurs conseils, et qui me semblent y avoir plus de poids que les raisons de théologie... Le propre de cette cour est de s’étendre fort en paroles et de ne pas traiter les affaires sommairement, celles surtout qui regardent les hérétiques, à l’égard desquels ils sont toujours dans la défiance et trop souvent excessifs dans leurs précautions. »
Le père de Bérulle ne se trompait pas. Quand il s’agit de rédiger et d’expédier la dispense qu’elle avait résolu d’accorder, la cour de Rome essaya d’élever des exigences et de susciter des lenteurs nouvelles; le pape, en envoyant la dispense à son nonce à Paris, « lui donna ordre, dit Richelieu, de ne la point délivrer que les articles, que sa sainteté avait dressés en langue latine, ne fussent signés de la main des deux rois. »
Le roi Jacques se récria contre le latin. « On ne lui demandait cela, dit-il, qu’en dessein de le faire intervenir dans un acte qui parlât en catholique, ce qu’il ne voulait pas, sa majesté très chrétienne ne l’y pouvait raisonnablement obliger, et il suffisait que les articles latins fussent signés par elle, qui seule traitait avec le pape, et non pas lui. »
Ce ne fut pas seulement du latin que se plaignirent les Anglais ; ils trouvèrent, dans les articles ainsi dressés par la cour de Rome, des phrases qui, soit directement, soit par leur tendance, dépassaient, en faveur des catholiques d’Angleterre, ce qui avait été stipulé dans l’article secret convenu entre les deux rois. Saisi d’un accès de méfiance anglaise et protestante, le principal des deux commissaires du roi Jacques, le comte de Carlisle, vit là non-seulement une prétention du pape, mais un concert entre le cardinal de Richelieu et le pape pour entraîner le gouvernement anglais et lui extorquer plus qu’il n’avait promis. « Ces gens-ci, écrivit-il au duc de Buckingham, sont devenus si déraisonnablement et indiscrètement présomptueux, qu’après un traité conclu, signé et juré par sa majesté, ils veulent nous imposer une tolérance directe et publique, non par voie de connivence, promesse ou écrit secret, mais par une notification publique à tous les catholiques des royaumes de sa majesté, laquelle devrait être confirmée, sous serment, par sa majesté et le prince son fils, et attestée par un acte public, dont copie serait délivrée au pape ou à son-ministre, et qui lierait à jamais sa majesté et les successeurs du prince... Ce sont là des altérations et des additions nouvelles, extravagantes en elles-mêmes et incompatibles avec l’honneur de sa majesté et la paix de son royaume. » Le comte de Carlisle ne se contenta pas de s’élever contre ces additions; il alla jusqu’à dire que « dans l’écrit secret qui avait été admis après une longue délibération des deux gouvernemens, le mot infâme de liberté, appliqué aux catholiques romains, avait été subrepticement introduit par les suggestions et l’artifice de M. de La Ville aux Clercs, » et il conjura le duc de Buckingham de lui faire donner l’ordre d’en demander la suppression, faisant ainsi lui-même ce qu’il reprochait au pape, car il prétendait retirer ce qui avait été convenu et signé six mois auparavant, comme le pape prétendait l’amplifier.
Les méfiances du comte de Carlisle envers le gouvernement français n’étaient point fondées; il n’y avait nul concert entre les cours de Paris et de Rome pour ces exigences nouvelles, et Richelieu était aussi impatient que le roi Jacques de voir le mariage conclu aux conditions déjà acceptées des deux parts. Pressé et tiraillé par des passions et des prétentions contraires, il les traita, les anglaises comme les romaines, en politique à la fois résolu et prudent, qui ne s’emporte ni ne s’intimide, et qui marche à son but en ménageant ceux qu’il y veut conduire, mais sans leur céder. Il avait à tenir compte des sentimens du pape et des catholiques aussi bien que le roi Jacques des sentimens du parlement et des protestans. Il envoya à Londres le fils du secrétaire d’état La Ville aux Clercs, Henri de Loménie, comte de Brienne, avec la mission de tâcher d’obtenir ce que désirait la cour de Rome, c’est-à-dire « un acte scellé du grand sceau d’Angleterre qui assurât la condition des catholiques anglais, et que les enfans qui naîtraient du futur mariage, lors même que le prince Charles parviendrait à la couronne, seraient élevés dans la religion catholique et romaine jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge de treize ans, » et en même temps il donna au comte de Béthune l’ordre de déclarer à la cour de Rome que, « bien décidé à ne pas rompre avec l’Angleterre, et ne lui restant aucun autre moyen d’empêcher cette rupture, il avait pensé devoir promettre, dans un mois, l’accomplissement du mariage dont il avait déjà plu à sa sainteté accorder la dispense, se réservant ce temps pour obtenir de sa sainteté ordre exprès à son nonce de la délivrer sans autre condition que les pièces qui lui seraient délivrées par son ambassadeur, et celles qu’il devait mettre ès-mains du nonce, selon les formes prescrites par sa sainteté, hors ces articles latins, signées par le roi de la Grande-Bretagne. »
Mise ainsi au pied du mur et aussi décidée à ne point rompre avec Richelieu que Richelieu à ne pas rompre avec l’Angleterre, la cour de Rome renonça à ses additions latines, et le 6 janvier 1625 le père de Bérulle écrivit au cardinal : « Monseigneur, il y a un mois que je suis sur mon partement; mais il nous a fallu autant de soins et autant de congrégations sur les écritures et expéditions comme sur le fond et la substance de l’affaire... C’est ici la condition des esprits qui sont exacts et respectueux les uns envers les autres, même aux plus petites choses, et ne veulent rien répondre qu’ensemblement. M. l’ambassadeur écrit si amplement, et j’espère être sitôt en France que j’estime à propos de remettre à vous entretenir de vive voix sur cette affaire. Seulement je nous dirai que la dispense est pure et simple. »
Pendant que l’affaire prenait ainsi fin à Rome, le comte de Brienne était traité à Londres avec un grand étalage de bienveillance, mais sans qu’il obtînt pour les catholiques les conditions nouvelles qu’il avait mission de solliciter. Ni le roi Jacques, ni le prince Charles, ni le duc de Buckingham ne voulaient rentrer en lutte avec le parlement, et ils voyaient bien que la cour de France avait à cœur, autant qu’eux-mêmes, la conclusion du mariage. Le comte de Brienne passait son temps en visites et en fêtes, quand la nouvelle arriva à Londres que le pape avait accordé ce qu’on lui demandait. « Cela fit tant de plaisir au roi d’Angleterre, dit Brienne, qu’il me pressa de partir; à quoi je n’eus pas de peine à me résoudre, d’autant que l’on avait inséré, dans la ratification qui me fut remise, la qualité de roi de France et de Navarre, contre l’ancien usage de l’Angleterre qui prétendait ne donner à sa majesté très chrétienne que celle de roi des Français. Sa majesté britannique ordonna aussi qu’on mît en liberté les prêtres qui étaient en prison à cause de la religion; mais les officiers anglais y avaient tant de répugnance qu’ils cherchaient toute sorte de moyens pour tirer la chose en longueur, persuadés qu’ils étaient que je m’impatienterais, et que je partirais avant que l’ordre eut été expédié; mais, s’apercevant que leur retardement était inutile et ne servait qu’à me faire presser davantage, ils eurent recours à un artifice dont je ne fus pas dupe : ce fut de me faire dire que ces prisonniers n’étaient retenus que pour la dépense qu’ils avaient faite dans les prisons. J’en demandai l’état et j’offris de les acquitter, dont ils eurent tant de honte que, dès ce jour même, les prêtres et les autres ecclésiastiques catholiques furent élargis. »
En même temps le roi Jacques fit écrire au comte de Carlisle : « Quant au mot liberté (inséré dans l’écrit particulier à propos des catholiques), sa majesté laisse cela à votre discrétion. Vous lui rendrez un bon service, si vous pouvez obtenir qu’il soit effacé; mais elle ne voudrait, à aucun prix, qu’on y insistât de façon à causer quelque mauvaise humeur entre les deux cours. Ce serait détruire une partie de son dessein, qui est d’amener entre elles non-seulement un mariage, mais de l’amitié. Pour que cela soit, il faut terminer amicalement l’affaire, et adoucir ce qu’il peut y avoir eu de rudesse dans la négociation. »
Lord Carlisle n’insista point, et ce mot de liberté, qu’il avait appelé infâme resta dans l’article particulier en faveur des catholiques que le roi Jacques et le prince Charles signèrent le 12 (22) décembre 1624 à Cambridge, en même temps qu’ils ratifièrent le traité de mariage.
Tout était convenu pour l’exécution de ce traité ; le mariage devait être célébré en France « selon l’ordre et la forme qui avaient été observés dans celui du feu roi Henri IV et de la feue reine Marguerite de Valois; » le duc de Chevreuse avait la procuration du prince de Galles pour le représenter dans la cérémonie religieuse comme pour la signature du contrat. Il ne restait plus qu’à fixer le jour de la célébration, quand le roi Jacques fut atteint d’une indisposition qui devint promptement une maladie dont il mourut au bout de quinze jours, le 6 avril 1625. La mort ne dérange pas le cours des relations royales; trois jours après, Charles Ier ratifia de nouveau, comme roi, le traité qu’il avait accepté déjà comme prince de Galles, et des ordres furent aussitôt envoyés à Paris pour que les dispositions prescrites par le roi son père reçussent leur accomplissement. Le contrat fut signé au Louvre le jeudi 8 mai, et le dimanche suivant 11 le cardinal de La Rochefoucauld, qui, dans le conseil du roi, avait pris part à la négociation, célébra solennellement le mariage. « L’église Notre-Dame et la salle de l’archevêché, raconte le Mercure français[16], furent tendues des plus riches tapisseries royales d’or, d’argent et de soie qui se puissent voir; dans le chœur étaient celles des actes des apôtres, et dans la nef les triomphes et les victoires de Scipion sur les Carthaginois. De l’archevêché sortait une galerie à huit pieds haut de terre, soutenue de plusieurs piliers, laquelle conduisait à un théâtre dressé devant le grand portail de l’église et où devaient se faire les épousailles. Cette galerie était couverte par le haut de satin violet tout parsemé de fleurs de lis d’or, et par le bas d’une belle toile de lin cirée. Depuis le théâtre, tout le long et au milieu de la nef, était une autre galerie en pente jusqu’au premier pas de l’entrée du chœur, et au milieu du chœur était un grand parterre relevé de trois degrés, et le dais royal au-dessus, semé de fleurs de lis d’or... MM. le président du parlement et les conseillers avec leurs robes d’écarlate s’acheminèrent en l’église Notre-Dame pour assister à cette cérémonie, comme aussi les autres cours souveraines, M. le prévôt des marchands et les échevins, lesquels prirent tous leurs places selon qu’il se pratique en de telles cérémonies... Puis fut conduit à la salle de l’archevêché, sur le théâtre dressé pour le mariage, M. le duc de Chevreuse, vêtu d’un habit de drap noir tout coupé et doublé de toile d’or, avec une toque aussi de velours noir orné d’une enseigne de diamans, une écharpe toute couverte de roses de diamans, un capot tout brodé d’or et orné de pierreries. Et MM. les comtes de Carlisle et de Holland, ambassadeurs extraordinaires, tous deux couverts de toile d’argent battu, avec la toque, marchaient aux deux côtés dudit sieur duc de Chevreuse. Un quart d’heure après, le roi s’y achemina en cet ordre. » Le journal énumère et décrit avec détail le cortège du roi, « lequel, avec un habit en broderie d’or et d’argent, tenait à sa main droite Madame sa sœur, reine de la Grande-Bretagne, et Monsieur, frère du roi, la tenait de sa main gauche, aussi superbement vêtu. Ladite reine de la Grande-Bretagne avait sa couronne sur sa tête... Cette troupe royale étant arrivée sur le théâtre préparé pour faire le mariage, le roi et Monsieur son frère mirent la reine de la Grande-Bretagne, leur sœur, entre les mains de M. le duc de Chevreuse, et alors le cardinal de La Rochefoucauld les épousa selon les cérémonies ordinaires de l’église, lesquelles parachevées, on entra en même ordre que dessus dans l’église Notre-Dame, excepté que M. le duc de Chevreuse et MM. les deux ambassadeurs du roi de la Grande-Bretagne marchaient devant le roi. Étant tous arrivés à la porte du chœur, lesdits sieurs duc de Chevreuse et ambassadeurs firent de grandes révérences au roi et aux reines, puis s’en allèrent à l’archevêché durant que l’on dirait la messe, » à laquelle le représentant d’un roi protestant et ses ambassadeurs ne devaient pas assister. « La messe parachevée, lesdits sieurs duc de Chevreuse et ambassadeurs extraordinaires se rendirent à la porte du chœur pour reprendre leur rang au retour que feraient leurs majestés de l’église à l’archevêché,... en la salle duquel se fit le festin royal en aussi grande magnificence qu’il se peut dire, cependant que les feux de joie se faisaient par tout Paris en signe de la réjouissance de ce mariage, et que les coups de canon et de boîtes faisaient un tel bruit qu’il semblait que la terre et le ciel se voulaient joindre ensemble. »
La cérémonie et les premières fêtes terminées, le duc de Buckingham partit de Londres pour venir chercher à Paris la nouvelle reine d’Angleterre, et l’emmener à son mari et dans son royaume. Cette mission était pour lui un grand triomphe. Il avait, deux ans auparavant, traversé Paris en secret, allant, avec son prince, poursuivre à Madrid une autre alliance : la galanterie royale n’avait pas réussi, et la fortune du favori en avait paru gravement compromise ; mais il s’était avec hardiesse et souplesse dégagé de ce péril. En poussant à la rupture du mariage espagnol, il était devenu populaire parmi les puritains eux-mêmes; le roi Jacques, quoique mécontent, n’avait pas voulu ou n’avait pas osé lui retirer sa faveur; il la conservait plus complète encore sous le nouveau roi, naguère son compagnon d’aventure; il allait recevoir pour lui une jeune reine, gage d’une alliance qui réparait avec éclat leur premier et commun échec. Tout à Paris lui promettait le plus brillant accueil. « M. de Buckingham, disait Richelieu au marquis d’Effiat, trouvera en moi l’amitié qu’il saurait attendre d’un vrai frère, qui lui rendra tous les services qu’il saurait désirer de qui que ce soit au monde[17], » et Louis XIII lui-même lui écrivait[18] : « Je vous assure que vous ne passerez point ici pour étranger, mais pour vrai Français, puisque vous l’êtes du cœur, et que vous avez témoigné en cette rencontre du mariage votre affection si égale au bien et au service des deux couronnes que j’en fais, pour ce qui me regarde, le même état que le roi votre maître. Vous serez ici le très bienvenu et me connaîtrez en toutes occasions. » Il y avait là de quoi enivrer outre mesure l’orgueil bouillant et frivole du favori.
Il arriva à Paris le 24 mai 1625, étalant sur sa personne et dans son cortège une magnificence qui dépassait toutes celles que jusque-là il avait lui-même déployées. Il apportait dans sa garde-robe vingt-sept costumes divers, dont l’un était, dit-on, couvert de diamans valant 80,000 livres sterling. Huit grands seigneurs et vingt-quatre chevaliers l’accompagnaient, suivis chacun de six ou sept pages et d’autant de valets. Vingt gentilshommes et douze pages, ayant chacun trois riches costumes, lui étaient spécialement attachés. Sa suite comprenait en tout six ou sept cents personnes. Il alla se loger chez le duc de Chevreuse, « l’hôtel le plus richement meublé qui soit à présent en France, » dit le Mercure français, et grâce à l’intimité de son confident, lord Holland, avec la duchesse de Chevreuse, Buckingham trouva là de bien autres séductions que celles du luxe et de la richesse.
Pendant les huit jours qu’il passa à Paris, le deuil imposé par la mort de Jacques Ier diminua le nombre et la splendeur des fêtes; on avait compté sur un grand ballet où les deux jeunes reines, Anne d’Autriche et Henriette-Marie, devaient danser; il fallut y renoncer. Le cardinal de Richelieu donna un festin dont la magnificence fut vantée. Les réunions de la cour étaient fréquentes et brillantes, mais un peu oisives et vides; Anne d’Autriche et Buckingham s’y voyaient dans tout leur éclat, et le loisir ne leur manquait pas pour s’entretenir. Ils étaient l’une dans la fleur, l’autre encore dans la force de la jeunesse; Anne avait vingt-trois ans et Buckingham trente-trois. La beauté de Buckingham et les succès qu’elle lui avait valus étaient célèbres en Europe; il avait dans sa personne, dans les aventures de sa vie, dans ses façons d’agir, les mérites et les agrémens extérieurs qui saisissent l’imagination des femmes. On parlait beaucoup de sa générosité et du laisser-aller magnifique qu’il y portait; quand il se promenait dans les salons du Louvre ou de l’hôtel de Chevreuse revêtu de tel ou tel de ses riches costumes, il ne faisait nulle attention aux diamans qui s’en détachaient, et comme un jour on lui en rapporta un d’une grande valeur : «La fortune, dit-il, m’est toujours fidèle, ici comme dans mon pays, et même par la main des pages.» Il plut bientôt à la reine, dont il se montrait préoccupé avec une indiscrétion élégante. Déjà, deux ans auparavant, quand il avait traversé Paris avec le prince Charles, c’était surtout Anne d’Autriche dont la beauté les avait frappés l’un et l’autre. Elle était coquette « au souverain degré, » dit le cardinal de Retz, et « ne comprenait pas, dit Mme de Motteville, que la belle conversation, qui s’appelle ordinairement l’honnête galanterie, où on ne prend aucun engagement particulier, pût jamais être blâmable. » Elle avait pour intime confidente la duchesse de Chevreuse, passionnément éprise de lord Holland, le client favori de Buckingham, et charmée de servir le patron de son amant en attirant la reine dans une pareille passion. Personne ne prend plaisir et n’excelle à séduire comme une femme séduite elle-même. « Par les conseils de la duchesse de Chevreuse, ajoute Mme de Motteville, la reine ne put éviter, malgré la pureté de son âme, de se plaire aux agrémens de cette passion, dont elle recevait en elle-même quelque légère complaisance qui flattait plus sa gloire qu’elle ne choquait sa vertu. »
Le 2 juin, la nouvelle reine Henriette-Marie quitta Paris et s’achemina vers l’Angleterre. Le duc de Buckingham, les comtes de Carlisle et de Holland, le duc et la duchesse de Chevreuse étaient chargés de la conduire et de la remettre au roi son mari. Marie de Médicis, Anne d’Autriche et une grande partie de la cour l’accompagnèrent jusqu’à Amiens. Louis XIII, indisposé, s’arrêta à Compiègne. Le voyage se fit lentement. Le 7 juin, à trois quarts de lieue d’Amiens, on aperçut sur la route les échevins et tous les officiers municipaux qui venaient en pompe à la rencontre du cortège; le duc de Chaulnes, gouverneur de la province, descendit de cheval, les présenta à la jeune reine, et le premier échevin, François de Louvencourt, lui adressa, un genou en terre, cette harangue : « Madame, quand nous portons notre pensée sur le sujet qui vous amène et que c’est pour être l’épouse d’un des plus grands et plus parfaits rois, et par ce moyen allier les deux plus illustres et plus puissantes couronnes du monde, nous pouvons dire que jamais nous n’avons eu plus d’honneur, de bonheur et de joie que de vous voir, pour une occasion si souhaitable, arriver en cette ville; mais nous n’en avons point seuls les parfaits ressentimens : toute la France y participe, et les alliés d’icelle, le ciel, la terre et tous les élémens. S’il s’y rencontre quelque tristesse, ce ne peut être que de voir éloigner de nous une reine tant aimable et tant accomplie. Et en ce cas, si vos navires n’avaient de l’eau suffisamment pour vous conduire, nos larmes leur en fourniraient en abondance; mais toutes choses buttent infiniment au contraire, car les zéphirs et les halcyons, petits oiseaux d’heureux augure, se préparent pour rendre serein votre passage. Déjà les tempêtes se calment, la fureur des flots se modère, les vents plus contraires se renferment, et les dieux plus aimables de la mer vous attendent pour vous faire escorte avec toute sorte de respects et de bienveillance. Béni soit donc, madame, votre heureux acheminement; béni encore à jamais votre heureux mariage, et que le ciel le veuille combler des plus chères et plus précieuses faveurs qu’il ait jamais eues en réserve ! Ce sont les vœux de tous les habitans de cette ville. » Henriette-Marie écouta et répondit de bonne grâce; elle avait, dans sa petite taille, cette tournure élégante et ces manières noblement aisées et vives qui charment au premier abord. On entra dans la ville; il n’y avait point de maison où les trois reines se pussent établir ensemble; elles-furent logées séparément, et pendant huit jours qu’elles passèrent à Amiens, les réunions, les promenades, les fêtes municipales, les hommages de la noblesse des environs se succédèrent sans relâche. La reine-mère n’y put prendre part; elle restait confinée chez elle par un rhume violent. La maison qu’occupait Anne d’Autriche avait un grand jardin bien planté le long de la Somme; un soir que sa petite cour était réunie auprès d’elle, elle eut assez tard envie de s’y promener; la promenade se prolongea; Buckingham conduisait la reine; lord Holland et Mme de Chevreuse les suivaient; l’écuyer de la reine, M. de Putange, se tenait à quelque distance. Les deux groupes se livraient à une tendre conversation; dans une allée tournante et sombre, Anne d’Autriche et Buckingham se trouvèrent seuls; ses succès, faciles ou contestés, avaient inspiré à Buckingham cette fatuité qui croit tout possible, et peut, dans sa présomption, se porter à de grossières entreprises. Tout à coup la reine cria, Putange accourut, Buckingham s’évada, et la reine et sa suite rentrèrent silencieusement dans la maison.
Deux ou trois jours après, le 16 juin, Henriette-Marie et sa suite partirent d’Amiens pour aller s’embarquer à Boulogne. Marie de Médicis et Anne d’Autriche accompagnèrent la reine d’Angleterre jusque hors des portes de la ville. Au moment de la séparation, Buckingham vint à la portière du carrosse prendre congé de la reine de France, qui avait auprès d’elle la princesse de Conti, « Il se cacha du rideau, dit Mme de Motteville, comme pour lui dire quelques mots, et beaucoup plus pour essuyer les larmes qui lui tombèrent des yeux dans cet instant. La princesse de Conti, qui raillait de bonne grâce, dit sur ce sujet, en parlant de la reine, qu’elle pouvait répondre au roi de sa vertu, mais qu’elle n’en ferait pas autant de sa cruauté, et qu’elle soupçonnait ses yeux d’avoir regardé cet amant avec quelque pitié, »
Buckingham ne voulut pas en rester à cet adieu en plein air : les vents contraires retinrent plusieurs jours Henriette-Marie et sa suite à Boulogne; l’indisposition de Marie de Médicis la fit rester pendant ce temps à Amiens, et Anne d’Autriche avec elle. L’un des serviteurs de la reine Anne, Pierre de Laporte, avait sa confiance. « Comme la reine, dit-il, avait beaucoup d’amitié pour Mme de Chevreuse, elle avait bien de l’impatience d’avoir de ses nouvelles et surtout du sujet de leur retardement; la reine, tant pour cela que pour mander à Mme de Chevreuse ce qui se passait à Amiens et ce que l’on disait de l’aventure du jardin, m’envoya en poste à Boulogne, où j’allai, et revins continuellement tant que la reine d’Angleterre y séjourna. Je portais des lettres à Mme de Chevreuse et j’en rapportais des réponses qui paraissaient être de grande conséquence, parce que la reine avait commandé à M. le duc de Chaulnes de faire tenir les portes de la ville ouvertes à toutes les heures de la nuit, afin que rien ne me retardât. » Il est bien probable que l’impatience de la reine avait les nouvelles de Buckingham pour objet. Pour lui, il ne se contenta point de ce que Mme de Chevreuse pouvait écrire de lui et en son nom ; sous le prétexte d’informations importantes qui lui arrivaient d’Angleterre et qu’il devait transmettre à la cour de France, il partit de Boulogne avec son confident, lord Holland, et retourna à Amiens, fort inattendu d’Anne d’Autriche, selon Laporte, qui raconte qu’en apprenant son arrivée « elle fut surprise et dit à M. de Nogent-Bautrie, qui était dans sa chambre : — Encore revenus, Nogent! Je pensais que nous en étions délivrés. » Le récit de Mme de Motteville, plus vraisemblable en soi et qu’elle tenait d’Anne d’Autriche elle-même, est tout autre que celui de Laporte. « La reine, dit-elle, savait par des lettres de la duchesse de Chevreuse, qui accompagnait la reine d’Angleterre, que le duc de Buckingham était arrivé. Elle en parla devant Nogent en riant et ne s’étonna point quand elle le vit; mais elle fut surprise de ce que tout librement il vint se mettre à genoux devant son lit (où elle se tenait en ce moment, s’étant fait saigner ce jour-là), baisant son drap avec des transports si extraordinaires qu’il était aisé de voir que sa passion était violente et de celles qui ne laissent aucun usage de raison à ceux qui en sont touchés. La reine m’a fait l’honneur de me dire qu’elle en fut embarrassée, et cet embarras, mêlé de quelque dépit, fut cause qu’elle demeura longtemps sans lui parler. La comtesse de Lannoy, alors sa dame d’honneur, sage, vertueuse et âgée, qui était au chevet de son lit, ne voulant point souffrir que ce duc demeurât en cet état, lui dit avec beaucoup de sévérité que ce n’était point la coutume en France, et voulut le faire lever; mais lui, sans s’étonner, combattit contre la vieille dame, disant qu’il n’était pas Français et qu’il n’était pas obligé d’observer toutes les lois de l’état. Puis s’adressant à la reine, il lui dit tout haut les choses du monde les plus tendres; mais elle ne lui répondit que par des plaintes de sa hardiesse, et, sans peut-être être trop en colère, elle lui ordonna sévèrement de se lever et de sortir. Il le fit, et, après l’avoir vue encore le lendemain en présence de toute la cour, il partit, bien résolu de revenir en France le plus tôt qu’il lui serait possible. »
Il n’y revint jamais. La scène dans le jardin à Amiens, son retour inopiné dans cette ville et l’explosion de sa passion auprès du lit de la reine, tant de démarches et de paroles téméraires firent grand bruit à la cour; Louis XIII en conçut une jalouse colère; la reine-mère lui écrivit : « Votre femme fait galanterie avec M. de Montmorency, avec le duc de Buckingham, avec celui-ci, avec celui-là. » Le cardinal de Richelieu accueillit ou partagea la colère du roi; il avait lui-même, à en croire quelques témoignages, tenté de plaire à Anne d’Autriche, et fut jaloux de Buckingham pour son propre compte. Il avait en ce genre de grandes faiblesses, mais elles tenaient en lui peu de place à côté de sa politique, et si, après le mariage d’Henriette-Marie, Buckingham lui eût encore paru un allié important et capable, il l’eût, à coup sûr, ménagé; mais, depuis qu’il l’avait vu de près, il n’en faisait nul cas et le jugeait bien plus dangereux qu’il ne pouvait être utile. « Il arrive, dit-il dans ses mémoires, que le flatteur, qui, par ses feintes et ses artifices, a dérobé la bonne grâce de son maître, devient ensuite son conseiller, et c’est la plus ordinaire cause des ruines des états, parce qu’il ne se rencontre jamais qu’un flatteur ait la prud’homie et la fidélité requises pour un bon conseiller... Buckingham était de cet ordre-là de conseillers et de favoris. C’était un homme de peu de noblesse de race, mais de moindre noblesse encore d’esprit, sans vertu et sans étude, mal né et plus mal nourri. Son père avait eu l’esprit égaré; son frère aîné était si fou qu’il le fallait lier. Quant à lui, il était entre le bon sens et la folie, plein d’extravagances, furieux et sans bornes en ses passions. » Buckingham fit de vains efforts pour surmonter la jalousie du roi et la répulsion du cardinal. Possédé du désir de revoir la reine Anne, il essaya de mettre à profit, pour retourner à Paris, tantôt les discordes civiles entre la royauté et les protestans français, tantôt les troubles domestiques entre Charles Ier et Henriette-Marie. En 1626, il se fit nommer ambassadeur de France, promettant d’arranger entre les deux couronnes les difficultés qu’il avait lui-même fomentées. Louis XIII et Richelieu repoussèrent obstinément ses offres comme ses menaces, « si bien que Buckingham, se voyant frustré de son espoir, se porte à ce que le dépit lui persuade, et, ne pouvant voir l’objet de sa passion, il veut lui faire voir sa puissance en préparant toutes choses à la guerre, ce qu’il fit depuis ce temps-là avec autant de soin et de diligence qu’auparavant il y avait été négligent. Voilà comme quoi de petites sottises de cour sont souvent causes de grands mouvemens dans les royaumes, et les maux qui y arrivent proviennent presque tous des intérêts des favoris, lesquels foulent aux pieds la justice, renversent tout bon ordre, changent toutes bonnes maximes, bref, se jouent de leurs maîtres et de leurs états pour se maintenir, ou s’accroître, ou se venger. » Ainsi pensait et parle de Buckingham le duc Henri de Rohan, l’illustre chef des protestans, que pourtant, en provoquant la guerre contre la France à propos du siège de La Rochelle, Buckingham venait secourir.
Quant à Anne d’Autriche, on a savamment discuté la question de savoir si elle avait partagé la passion de Buckingham et à quel point elle s’y était laissé entraîner. On eût mieux fait peut-être de s’en tenir sur ce point à la remarque de Chamfort : « En pareille affaire, la moitié de ce qu’on dit n’est pas vrai, et on ne sait pas la moitié de ce qui est vrai. » Mais puisque cette aventure galante est devenue un petit problème historique, j’en dirai aussi mon avis. Anne d’Autriche eut certainement du goût, et un goût très vif, pour Buckingham. « Elle avouait elle-même, dit Mme de Motteville, que, si une honnête femme avait pu aimer un autre que son mari, celui-là aurait été le seul qui aurait pu lui plaire. » Et Mme de Chevreuse, qui avait pénétré si avant dans ses confidences d’action et de conversation, disait d’une part « qu’elle avait eu toutes les peines du monde à faire prendre à la reine quelque goût à la gloire d’être aimée, » et de l’autre que « Buckingham était le seul homme que la reine eût aimé avec passion. » Cette passion devint, même à la cour d’Anne d’Autriche, et bien longtemps après ses premiers mouvemens, un sujet de souvenir avoué et presque de plaisanterie familière. Quand le cardinal de Richelieu présenta pour la première fois Mazarin à la reine : « Vous l’aimerez, madame, lui dit-il; il a de l’air de Buckingham. » Et encore bien des années plus tard, après la mort de Louis XIII et de Richelieu, quand Anne d’Autriche régente habitait Ruel, « elle vit un jour, dans une allée du jardin. Voiture, qui rêvait en se promenant. Elle lui demanda à quoi il pensait. Voiture, sans beaucoup songer, fit, pour répondre à la reine, ces vers plaisans et hardis :
Je pensais que la destinée,
Après tant d’injustes malheurs,
Vous a justement couronnée
De gloire, d’éclat et d’honneurs,
Mais que vous étiez plus heureuse
Lorsque vous étiez autrefois,
Je ne veux pas dire amoureuse ;
La rime le veut toutefois.
……….
Je pensais (car nous autres poètes
Nous pensons extravagamment)
Ce que, dans l’humeur où vous êtes,
Vous feriez si, dans ce moment,
Vous avisiez en cette place
Venir le duc de Buckingham,
Et lequel serait en disgrâce
De lui ou du père Vincent.
Le père Vincent était le confesseur de la reine. « Elle ne s’offensa point de cette raillerie, ajoute Mme de Motteville. Elle a trouvé les vers si jolis qu’elle les a tenus longtemps dans son cabinet. Elle m’a fait l’honneur de me les donner depuis, et, par les choses que j’ai déjà dites de sa vie, il est aisé de les entendre. »
Un souvenir si long, rappelé et accueilli avec tant de liberté, prouve à la fois que le sentiment d’Anne d’Autriche pour Buckingham avait été très vif, et qu’il n’avait laissé, dans l’esprit de la reine et de ses entours, point de fâcheux embarras.
À ces témoignages français j’ajoute un témoignage anglais, non moins formel et clair. Quand Buckingham fut rentré en Angleterre, amenant Henriette-Marie à Charles Ier, lord Holland, qui l’avait aussi accompagné, retourna à Paris, où l’attirait la passion de Mme de Chevreuse, et où il continua d’être l’agent confidentiel de son patron. Parmi les lettres qu’il lui adressa se trouve celle-ci, non datée, mais qui appartient évidemment à la fin de l’année 1625 ou au commencement de 1626 :
« Toute la joie que j’ai ici est tellement gâtée par votre absence, que, je vous l’assure devant Dieu, je n’en jouis pas comme je devrais. J’y trouve tout ce que la beauté et l’amour peuvent donner de parfait bonheur, et pourtant je m’ennuie et m’irrite de rencontrer tant d’obstacles à nos desseins et aux services que je voudrais vous rendre. D’abord, quant aux affaires d’état, je trouve qu’il n’y a, auprès du roi de ce pays-ci, point de place pour notre médiation. Nous ne pouvons qu’user de notre influence auprès de ceux de la religion pour les amener à des conditions raisonnables. Cela fait, on aura, si je ne me trompe, grande envie que nous nous en allions, car on ne veut pas que nous soyons si importans dans ce royaume, ni que les protestans imaginent que nous y disposons de la paix. Quant à notre alliance, que vous avez traitée à La Haye, ils en parlent ici comme gens qui veulent bien y faire quelque chose, mais non pas aussi effectivement et amicalement que nous pourrions le souhaiter. Du reste, pour ces affaires-là, je m’en réfère, comme vous me le permettez, je pense, à la dépêche générale, et j’en viens à nos questions personnelles. J’ai été ici l’espion le plus attentif à observer les intentions et les sentimens en ce qui vous touche. Je trouve beaucoup à craindre pour vous, et point de certitude d’un accueil sincère et sûr. Le (roi) persiste dans ses soupçons, en parle très souvent, et se laisse dire par les vilains que (la reine Anne d’Autriche) a des tendresses infinies, vous imaginez vers qui. C’est, dit-on, un propos courant parmi les jeunes et étourdis bravaches de la cour, qu’en présence de tous les bruits répandus, celui-là ne serait pas un bon Français qui souffrirait que (le grand-amiral Buckingham) revînt en France. Depuis mon arrivée, j’ai, dans la conversation, suggéré à la reine-mère l’occasion de parler de votre retour ici. Elle se plaignait à moi hier soir qu’en toutes choses on agît mal en Angleterre envers la France; j’ai répondu que c’était d’ici que venaient les plus mauvais et durs procédés, au point de vous interdire de revenir à Paris, chose si étrange et si injuste que le roi notre maître avait droit d’en être et en était très blessé. La reine-mère m’a parlé alors de vous, témoignant un grand désir que vous ayez pour sa fille, notre reine, du respect et de l’affection. Elle a ajouté qu’elle avait toujours prescrit et qu’elle prescrirait toujours à sa fille d’avoir pour vous plus de considération que pour personne, et de suivre toujours vos conseils, excepté en matière de religion. A cela, elle a joint beaucoup de protestations d’estime pour vous; mais elle n’a rien dit pour excuser le procédé dont je m’étais plaint, ni pour vous inviter à venir. Je ne puis donc, ni pour les affaires, ni pour votre sûreté personnelle, vous engager à venir; sachez pourtant que vous êtes à la fois le plus heureux et le plus malheureux homme du monde, car (la reine Anne d’Autriche) est pour vous au-delà de toute imagination, et ferait des choses qui la perdraient plutôt que de ne pas satisfaire son désir. Je n’ose parler comme je voudrais, et je crains d’en avoir trop dit, tant je sais quelles sont les mauvaises pratiques de ces gens-ci. Je tremble que cette lettre ne vous parvienne pas sûrement. Faites comme il vous plaira. Je n’ose vous donner un conseil : venir est dangereux, ne pas venir est bien malheureux. Ainsi que j’ai toujours vécu avec vous, et que j’y ai mis tout mon bonheur, de même je mourrai avec vous, et je vous rendrai, j’en jure devant Dieu, tous les services possibles.
« Post-scriptum. N’ayez aucun doute sur la personne qui m’a accompagné; elle est à vous de toute son âme, et dans l’état des choses elle n’ose vous conseiller de venir. » C’était, je présume, à la duchesse de Chevreuse que lord Holland faisait allusion dans ce post-scriptum.
Teh sont les faits et les témoignages. Si on veut absolument en tirer une conclusion positive, la plus vraisemblable se trouve, à mon avis, dans le jugement que porte sur toute cette histoire l’ancien ambassadeur de Louis XIII à Londres, le comte de Tillières, qui la résume ainsi : « Buckingham fut vu de la reine régnante avec une grande joie, qui n’était pas sur le visage seulement, mais qui pénétrait jusqu’au cœur. Dès le premier jour, la liberté entre eux fut aussi grande que s’ils se fussent connus depuis un long temps. L’humeur audacieuse de la part du duc de Buckingham en fut cause, et de la part de la reine régnante la bonne impression qu’on lui avait donnée de lui, qui avait pénétré bien avant dans son esprit et la faisait agir plutôt par sa passion que par la raison, ce qui augmenta par la conversation, et jusqu’à tel point que la bienséance en fut bannie. Certainement dans les effets tout y était honnête, mais les apparences n’en valaient rien, et ladite dame reine se conduisait en cette rencontre comme font beaucoup d’autres femmes, sur la croyance qu’elles ont, et qu’elle croyait avoir elle-même ou qu’elle prenait par les conseils d’autrui, qu’il n’importait pas de donner de bonnes apparences, pourvu que le fond fut bon et innocent, et que, le conservant tel, elle satisfaisait à Dieu et au monde : ce que je ne crois pas, mais au contraire qu’elle péchait contre les lois de l’un et de l’autre, parce qu’elle donnait de mauvais exemples et du scandale, qui et en soi un péché, et qui en attire beaucoup d’autres après soi, d’autant plus que la personne qui le donne est relevée en dignité, elle s’en doit davantage garder, parce qu’il est plus dangereux et tire après soi de plus mauvaises conséquences. »
Après sa soudaine apparition à Amiens, Buckingham n’avait plus aucun prétexte pour retarder le départ d’Henriette-Marie pour l’Angleterre; les vents s’étaient calmés, la flotte anglaise arrivait à Boulogne pour escorter sa nouvelle reine. L’embarquement avait dû d’abord avoir lieu à Calais; mais la peste, ou je ne sais quelle maladie contagieuse qu’on appelait de ce nom, y avait paru. Le duc de Chevreuse et le comte de Brienne remirent officiellement la fille de Henri IV au duc de Buckingham et aux comtes de Carlisle et de Holland: elle s’embarqua le dimanche 22 juin 1625 avec tout son cortège, et arriva à Douvres le même jour après une traversée de sept heures, qui fut regardée comme courte et douce. Le roi Charles Ier y était venu quelques jours auparavant pour la recevoir ; mais, sur la nouvelle que le départ de France était retardé, il retourna à Cantorbéry et ne revint pas à Douvres pour le moment du débarquement, voulant laisser à la reins le temps de se reposer. Il y arriva le lendemain 23 juin, à dix heures du matin, sans l’avoir prévenue et pendant qu’elle était à déjeuner. Elle se leva précipitamment, et, allant à sa rencontre, elle fit un mouvement pour se jeter à genoux et lui baiser la main. Charles l’arrêta et la prit dans ses bras. « Sire, lui dit-elle d’une voix troublée, je suis venue dans ce pays de votre majesté pour y être à ses ordres, » et en achevant sa phrase elle fondit en larmes. Charles, touché, essuya tendrement ses larmes en l’embrassant et lui disant : « Je continuerai ainsi jusqu’à ce que vous ayez cessé de pleurer. » Elle se remit un peu de son trouble : « Vous n’êtes pas tombée, lui dit Charles, entre les mains d’étrangers et d’ennemis: Dieu, dans sa sagesse, a voulu que vous quittassiez vos parens pour vous attacher à votre mari; je ne serai pas plus votre maître que je ne l’étais naguère quand je vous recherchais comme votre serviteur. » Henriette-Marie, rassurée, le regarda en souriant, et entra bientôt avec lui en conversation familière. Elle avait une vivacité gracieuse, de grands yeux noirs tour à tour brillans et doux, de beaux cheveux noirs, un beau teint, de belles dents, le front, le nez et la bouche un peu grands, mais de forme élégante, l’air noble, spirituel et attrayant quand elle ne se livrait pas à ses mouvemens d’humeur hautaine et capricieuse. De tous les enfans de Henri IV, c’était elle qui lui ressemblait le plus. Elle plut à Charles, non sans l’étonner un peu; il la regardait avec une curiosité affectueuse; il la trouvait plus grande qu’on ne lui avait dit ; il porta les yeux vers ses pieds pour voir si elle n’était pas élevée sur des talons; elle le comprit, et lui montrant vivement ses souliers : « Non, sire, lui dit-elle, je ne suis que sur mes pieds; point d’artifice; c’est là ma taille, ni plus grande, ni plus petite. » Charles l’embrassa de nouveau. Ils quittèrent Douvres ce même jour, non sans quelques embarras déplaisans pour l’arrangement du cortège et la désignation des personnes qui devaient monter dans le carrosse royal; Charles était grave, susceptible et peu propre à mettre par sa décision une fin prompte aux prétentions et aux incertitudes. Parmi les dames françaises attachées à la reine, quelques-unes déplurent de ce moment au roi, entre autres Mme de Saint-George, qui avait été d’abord la gouvernante d’Henriette-Marie, ensuite sa dame d’honneur, et à qui l’on ne savait comment trouver, dans la cour d’Angleterre, le titre et le rang qu’elle réclamait. Charles pressentit que son intérieur ne serait ni aussi docile, ni aussi facile qu’il s’en était flatté. Le couple royal arriva à Cantorbéry, où il devait s’arrêter et passer la nuit. Le mariage y fut solennellement fêté. Le soir, à table, Charles servit lui-même la jeune reine; il coupa pour elle et lui offrit de la venaison et du faisan; c’était un jour maigre, la veille de la fête de saint Jean-Baptiste ; le confesseur de la reine, le père Sancy, qui se tenait près d’elle, le lui rappela; elle n’en tint compte et mangea en souriant le gibier du roi, qui l’en remercia du regard. Quand ils entrèrent dans leur chambre, Charles s’empressa de congédier tout le monde et ferma avec soin, de sa main, toutes les portes. Il était digne et réservé dans la vie intime comme sur le trône. Ils passèrent deux jours à Cantorbéry, et firent le 26 juin leur entrée à Londres par la Tamise. Charles avait voulu que la reine vît d’abord sa capitale à travers la forêt de ses vaisseaux, non dans les rues étroites et tortueuses de la Cité. Il faisait très chaud, l’air était lourd ; un orage éclata, le tonnerre et l’artillerie des vaisseaux grondaient ensemble. La barque royale, escortée de plusieurs centaines de barques brillamment pavoisées, s’arrêta devant Somerset-House, palais que le roi Jacques avait assigné pour le domaine de sa femme Anne de Danemark, et qui l’était maintenant pour celui d’Henriette-Marie. On débarqua en présence d’innombrables spectateurs, toutes les cloches de toutes les églises étaient en branle, des feux s’allumèrent le soir dans les rues, la foule essayait de se réjouir ; mais l’aspect de Londres était sombre et le séjour périlleux : la peste y régnait avec violence, deux cent trente-neuf personnes en étaient mortes dans le cours de la semaine ; trente-deux paroisses étaient infectées. Le surlendemain même de son arrivée, le 28 juin, Charles se hâta d’ouvrir la session du parlement, convoqué depuis près de trois mois, et dont les affaires de son mariage avaient retardé la réunion. La jeune reine assista à cette cérémonie, assise sur le trône, à côté du roi ; mais peu de jours après ils quittèrent Londres pour aller s’établir, d’abord à Hamptoncourt, puis à Windsor. Dans ces premiers momens, les impressions d’Henriette-Marie sur l’Angleterre et de l’Angleterre sur elle étaient fort mêlées et incertaines ; cependant la satisfaction y prévalait. Quelqu’un, dont on ne dit pas le nom, demanda un jour à la reine, avec une familiarité indiscrète, si elle s’arrangeait bien d’un huguenot pour mari : « Pourquoi pas ? répondit-elle vivement ; mon père n’en était-il pas un ? »
Par cette parole, Henriette-Marie exprimait, à coup sûr sans en comprendre toute la grandeur, la pensée qui avait inspiré son mariage et présidé en France à toute la négociation. C’était la politique de Henri IV que la fille de Henri IV faisait triompher. Henri IV avait voulu pacifier la France en assurant aux protestans français la liberté religieuse, et affranchir l’Europe de la domination espagnole en formant l’alliance des états protestans autour d’un roi catholique, patron de la paix religieuse. Au sortir des guerres et des massacres de religion, il tenta d’établir la liberté religieuse dans l’ordre civil au sein de chaque état, et la paix religieuse dans l’ordre politique européen au sein des rapports entre les états. De ces deux tentatives, aussi sensées que généreuses, la première était destinée à échouer par l’aveuglement du petit-fils de Henri IV : en révoquant l’édit de Nantes, Louis XIV abolit, en principe comme en fait, la liberté religieuse, qui ne devait reparaître que deux siècles après Henri IV, par une révolution qui faisait monter sur l’échafaud le plus vertueux de ses descendans. La seconde tentative du chef de la maison de Bourbon fut plus heureuse; Richelieu en reprit l’exécution un moment suspendue et la fit définitivement réussir. Le mariage d’Henriette-Marie avec Charles Ier, négocié et conclu par un cardinal, fut la déclaration éclatante qu’au sein de l’Europe chrétienne la qualité de catholique ou de protestant n’était pas la loi suprême de la politique des états, et que les intérêts des nations ne demeuraient pas asservis à la foi religieuse des personnes régnantes ou gouvernantes. Toute la politique extérieure de Richelieu pendant ses dix-huit années d’empire fut le développement et la confirmation de ce premier grand acte de son pouvoir. Cet acte devait coûter cher à la famille royale au sein de laquelle il s’accomplissait : le mariage mixte de Charles Ier et d’Henriette-Marie ranima et envenima en Angleterre, entre le protestantisme et le catholicisme, cette lutte acharnée que Charles Ier paya de sa tête, et son fils Jacques II de son trône. Qu’eût dit Richelieu si, au moment où il s’applaudissait de cette alliance, l’avenir se fût dévoilé à ses yeux, s’il eût vu la guerre civile en Angleterre, la république remplaçant la royauté, Charles Ier sur l’échafaud, Henriette-Marie errante sur les mers, puis, après un retour de victoire royale, Jacques II expulsé, et le dernier de sa race mourant à Rome, sans autre asile que l’hospitalité du pape et sans autre fortune que le chapeau de cardinal? Il est difficile de dire ce qu’eût produit dans l’âme et la conduite des hommes la vue anticipée des conséquences lointaines de leurs actes, ce profond mystère des siècles. Pourtant j’incline à croire que, même devant ce spectacle, Richelieu n’eût pas changé de pensée ni de dessein. C’était un grand esprit et un grand caractère, dur et personnel sans scrupules. Le mariage d’Henriette-Marie avec le roi d’Angleterre et la ligue des états protestans sous le patronage du roi de France étaient nécessaires à la grandeur de la France et à sa propre grandeur. Quelles que dussent être les épreuves de l’avenir, il eût persisté, je pense, dans une œuvre grande en soi et que le patriotisme et l’égoïsme lui conseillaient également.
GUIZOT.
Val-Richer, septembre 1862.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er août.
- ↑ Dans une série d’articles qu’a publiés le Journal des Savans (voyez les numéros de mai, juin, juillet, septembre, octobre, novembre 1861, et de mai, juin et août 1862), M. Cousin a retracé la vie et la politique du connétable de Luynes, recueillant et rapprochant des faits jusque-là épars et mal observés, les éclairant par des documens nouveaux, et démêlant avec la plus ferme et fine sagacité la tendance des intentions, l’effet des actes, le sens des événemens, le jeu caché des intrigues de parti et de cœur. Il a ainsi rendu, à ce favori plus sérieux qu’il n’en avait l’air, la place qui lui appartient dans l’histoire de son temps.
- ↑ Le roi Jacques.
- ↑ La princesse Henriette-Marie.
- ↑ Sans doute les faucons, les chevaux et les chiens de chasse.
- ↑ Le 4 (14) juillet 1624.
- ↑ Le 30 août 1624.
- ↑ Le 7 août 1624.
- ↑ Le 1er août 1624.
- ↑ Le 20 septembre 1624.
- ↑ Le 1er octobre 1624.
- ↑ Le 13 août 1624.
- ↑ Le 27 septembre 1624.
- ↑ Dépêche du comte de Béthune au cardinal de Richelieu, du 22 octobre 1624. (Archives des affaires étrangères de France.)
- ↑ Le 1er décembre 1624.
- ↑ Tome XI, p. 353-365.
- ↑ En décembre 1624.
- ↑ En avril 1625.