Un Projet de Mariage royal
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 553-604).
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UN PROJET
DE MARIAGE ROYAL

ETUDE HISTORIQUE

DEUXIEME PARTIE


VI

Trois jours après leur arrivée à Madrid[1], le prince et Buckingham, écrivant ensemble, selon leur étrange coutume, et signant tous deux leur lettre, rendirent ainsi compte au roi Jacques de leur début à la cour d’Espagne :

« Cher père et compère,

« Nous sommes arrivés ici vendredi dernier, à cinq heures du soir, en parfaite santé. Nous ne vous en avons pas informé plus tôt, sachant que vous seriez bien aise de savoir comment nous avions été reçus, aussi bien que notre arrivée. Nous nous sommes décidés à démasquer sur-le-champ l’amoureux, car, les ports ayant été promptement ouverts, les courriers faisaient derrière nous une telle hâte que tout aurait été découvert ici au bout de douze heures, et il valait mieux qu’on nous en sût gré à nous qu’à un postillon. Le lendemain matin nous avons fait appeler Gondomar, qui s’est rendu aussitôt chez le comte d’Olivarez, et m’a sans délai obtenu, à moi votre chien Steenie, une audience particulière du roi. Quand je suis revenu à mon logis, le comte d’Olivarez seul m’y a accompagné pour saluer le prince au nom du roi. Nous avons eu le lendemain une visite particulière du roi, de la reine, de l’infante, de don Carlos et du cardinal, au vu et su de tout le monde, et je puis bien dire que cette visite particulière n’a été ignorée de personne, car là se trouvaient le nonce du pape, l’ambassadeur de l’empereur, l’ambassadeur de France, et les rues étaient remplies de gardes et de peuple ; devant le carrosse du roi marchaient les principaux de la noblesse, et après venaient les dames de la cour. Nous étions dans un carrosse invisible, car il n’était permis à personne de le remarquer, quoique tout le monde le vît. Ce cortège passa et repassa trois fois auprès de nous ; mais, avant que nous nous retirassions, le comte d’Olivarez vint dans notre carrosse et nous ramena chez nous, disant que le roi mourait d’envie de voir notre amoureux. Il me prit alors dans son propre carrosse pour me conduire au roi ; nous le trouvâmes se promenant dans les rues, l’épée au côté et le visage caché sous son manteau. Le roi monta dans le carrosse et se rendit à un lieu déterminé où il trouva l’amoureux, et tout se passa entre eux avec beaucoup de complimens et de courtoisie. Vous voyez par ceci combien ce roi est touché du voyage de votre fils, et certes, à en juger par les démonstrations extérieures et les discours généraux, nous avons droit de reprocher à nos ambassadeurs de ne vous en avoir pas dit assez plutôt que de vous en avoir trop dit. Pour conclure, nous trouvons le comte d’Olivarez si ravi de notre voyage, et il est d’une telle courtoisie, que nous prions votre majesté de lui écrire la plus aimable lettre de remercîmens. Il nous a dit, pas plus tard que ce matin, que si le pape ne voulait pas accorder une dispense pour que l’infante devînt la femme de ton fils, on la lui donnerait comme sa maîtresse, et il a écrit aujourd’hui même au cardinal Ludovisi, neveu du pape, que le roi d’Angleterre, en envoyant ici son fils, avait imposé au roi d’Espagne de telles obligations qu’il suppliait le pape d’accorder en hâte la dispense, ledit roi n’ayant rien dans son royaume qu’il vous put refuser. Nous devons vous dire encore que le nonce du pape travaille contre nous aussi malicieusement et aussi activement qu’il peut ; mais il reçoit des réponses si rudes que nous espérons qu’il en sera bientôt las. En résumé, nous croyons que le pape répugnera beaucoup à accorder la dispense, et s’il ne veut pas l’accorder, nous voudrions fort savoir de vous jusqu’à quel point nous pourrions vous engager quant à la reconnaissance du pouvoir spécial du pape, car nous penchons à croire que, si vous vouliez le reconnaître comme chef principal sous Christ, alors le mariage se ferait sans lui. En vous demandant votre bénédiction, nous restons

« De votre majesté l’humble et obéissant fils et serviteur,

« CHARLES.

« Et votre humble esclave et chien,

« STEENIE

« Madrid, le 10 (20) mars 1623.

« Au meilleur des pères et des maîtres. »

À côté de cette lettre, modèle de fatuité familière et étourdie, je place la relation espagnole du même incident, telle qu’elle fut écrite à la même époque, et qu’elle se trouve dans les archives de Simancas :

« Sans qu’on eût connaissance de la venue du prince de Galles, il arriva soudainement à cette cour le 17 mars 1623, à dix heures du soir, accompagné seulement du marquis de Buckingham, chevalier de la Jarretière, conseiller d’état et grand-écuyer du roi de la Grande-Bretagne, grand-amiral d’Angleterre, et qui a le gouvernement des affaires de ce royaume. Il descendit à la maison du comte de Bristol, ambassadeur extraordinaire dudit roi auprès de cette cour ; et fut bientôt rejoint par les autres personnes de sa suite, qui étaient sept en tout. Le premier qui apprit ce soir-là l’arrivée du prince fut le comte de Gondomar, qui en informa aussitôt le seigneur comte d’Olivarez ; et quoiqu’on s’efforçât de tenir le fait caché jusqu’à ce que l’on comprît bien l’intention et le désir du prince, cela ne se put, et la nouvelle fut divulguée par l’arrivée d’un courrier qu’avait expédié de Londres don Carlos Coloma, ambassadeur extraordinaire de notre roi en Angleterre, et qui arriva le 18 mars, porteur de lettres pour sa majesté.

« Le même jour, samedi, à six heures du soir, le marquis de Buckingham, dans un carrosse du roi notre seigneur, alla trouver le comte d’Olivarez, qui lui donna la bienvenue en termes très amicaux et courtois, et, après avoir conversé quelque temps, le comte monta en voiture avec le marquis, et alla visiter le prince au nom du roi son maître. Le comte s’acquitta de cette commission avec la prudence qu’on devait attendre d’un homme qui sert sa majesté avec tant d’intelligence, de zèle et d’amour.

« Le roi notre seigneur, en témoignage de la joie que lui causait justement la venue d’un tel hôte, sortit en public le dimanche suivant, 19 mars, ayant dans son carrosse la reine notre souveraine et nos seigneurs l’infante Marie et les infans Carlos et Fernand. Le cortège fut grand ce jour-là, tant des dames de la reine et de son altesse l’infante que de la noblesse et des principaux de la ville et des gens de la maison du roi. Leurs majestés se rendirent aux Recoletos Agustinos en passant par la Calle Major. À la porte de Guadalajara se tenaient, enfoncés dans leur carrosse, le prince de Galles et le marquis de Buckingham, les ambassadeurs extraordinaire et ordinaire d’Angleterre, et le comte de Gondomar, qui était resté auprès du prince depuis son arrivée. Au moment où le carrosse de leurs majestés rencontra celui du prince, le roi notre seigneur salua les ambassadeurs de son chapeau, dans la forme accoutumée, et sans autre démonstration, et il continua sa promenade. Le prince, traversant plusieurs rues, s’arrêta près de San-Geronimo, et leurs majestés, prenant par le haut, allèrent aux Recoletos, où elles firent leurs prières. Le prince, prenant place près de là, attendit le retour des carrosses, qui arrivèrent, la nuit étant survenue, avec un grand nombre de torches allumées, ce qui était un brillant spectacle. Le concours des gens à cheval, à pied et en voiture fut, ce jour-là, des plus grands qu’on eût vus dans cette cour, et la satisfaction de tous répondait à la démarche du prince. Leurs majestés rentrèrent assez tard au palais, et le prince dans sa demeure, où se rendit aussitôt le seigneur comte d’Olivarez, pour régler l’entrevue secrète de sa majesté avec le prince. Elle eut lieu au Prado, le même soir, à minuit. Avec le roi notre seigneur étaient le marquis de Buckingham et le seigneur comte d’Olivarez, et avec le prince l’ambassadeur extraordinaire d’Angleterre et le comte de Gondomar. À la rencontre des carrosses, sa majesté et le prince descendirent tous deux en même temps. Le roi notre seigneur reçut le prince avec de grandes démonstrations de bon vouloir et de courtoisie, et le prince se montra très content de voir sa majesté et d’avoir passé une si agréable journée. Il y eut entre eux lutte de politesses, surtout lorsqu’ils eurent à monter dans le carrosse de sa majesté, où le prince resta comme en visite. Le prince ne voulait pas monter le premier, et le roi insistait, disant qu’il devait le traiter comme son hôte. À la fin, le prince monta le premier, assurant sa majesté qu’en cela il n’obéissait pas au roi son père. Sa majesté lui donna la droite dans le carrosse, ce à quoi le prince consentit, non sans résistance. Ils s’entretinrent longtemps, se traitant de majesté et d’altesse, et il y eut entre eux de grands complimens pour reprendre chacun au même moment son carrosse, car sa majesté ne permit pas qu’il en fût autrement.

« Le roi notre seigneur, de l’avis du seigneur comte d’Olivarez, qui s’est conduit dans toute cette affaire avec une notable prudence et convenance, ordonna qu’on préparât la réception publique et l’hospitalité dues à un si grand prince, qui venait à sa cour sans vouloir y paraître le fils d’un roi pour qui sa majesté professé une sincère amitié. Pendant qu’on faisait ces préparatifs, sa majesté et le prince eurent plusieurs entrevues, et des deux parts on s’envoya plusieurs messages de grande courtoisie. Sa majesté trouva convenable que le prince fît son entrée publique par San-Geronimo, et pour que rien ne manquât aux égards solennels dus à un si haut personnage, elle suspendit, pour le temps qu’il passerait à sa cour, certaines lois qu’elle avait rendues, peu de jours auparavant, en matière somptuaire. Elle ordonna en outre que les détenus pour fautes légères, soit dans sa capitale, soit dans son royaume, fussent mis en liberté. »

Le contraste était grand entre les cours et les personnes mises ainsi brusquement en présence : deux souverains, l’un indolent et incapable, l’autre indécis et pusillanime, essayant, non-seulement de faire vivre en paix, mais de marier, dans la personne de leurs enfans, deux politiques contraires ; deux favoris, l’un arrogant, l’autre fourbe, tous deux vaniteux, chargés, l’un de poursuivre effectivement ce mariage, l’autre de l’éluder en ayant l’air de le désirer : d’un côté une réserve solennelle, de l’autre une hardiesse présomptueuse. À coup sûr il y avait là de quoi susciter et alimenter, dans une telle négociation, des complications, des obscurités, des alternatives et des lenteurs infinies. Ce fut en effet le spectacle qu’offrit la cour de Madrid tant que Charles et Buckingham y prolongèrent leur aventureux séjour.

Au début, le contraste ne parut guère, et ce ne fut d’abord à Madrid que joie et fêtes ; cette résolution inattendue du prince anglais, ce voyage secret et rapide à travers la France, la figure et les manières élégantes et dignes de Charles, la personne et l’aventure également chevaleresques, avaient saisi et charmé l’imagination des Espagnols : « Je n’ai jamais vu la gravité espagnole plus complètement mise de côté, écrivit lord Bristol, ni aucun homme plus ravi que ne fut le roi quand il apprit que le prince était là… Le comte d’Olivarez tomba à genoux, s’écriant : — Nous n’avons plus qu’à jeter l’infante dans ses bras, — et se tournant vers Buckingham : — Maintenant nos maîtres peuvent se partager le monde. » L’émotion publique répondait à la satisfaction royale, et des circonstances fortuites vinrent encore la rendre plus générale et plus vive : depuis sept mois avant l’arrivée de Charles, l’Espagne souffrait de la sécheresse ; une pluie abondante arriva en même temps que lui, et donna à la nature le plus fécond aspect et aux hommes les plus belles espérances. Jusque dans les rues de Madrid, la superstition populaire vit des augures favorables ; quand Charles fut logé au palais du roi, un pigeon vint se percher habituellement auprès des fenêtres de son appartement sans qu’on sût ce qui l’y attirait. Aussi quand, le 27 mars, Charles traversa solennellement la ville pour aller prendre auprès du roi sa demeure, toutes les classes de la population l’accueillirent avec la même faveur ; les plus riches tentures, les plus beaux tableaux ornaient la façade des maisons ; des gradins partout dressés étaient couverts de spectateurs ; on récitait sur le passage du cortège des discours et des vers à l’honneur du prince ; Lope de Véga le célébra dans une chanson dont le refrain retentissait partout :

Carlos Estuardo soy,
Que, siendo amor mi guia,
Al cielo d’España voy
Por ver my estrella Maria.

« Je suis Charles Stuart qui, prenant l’amour pour guide, viens sous le ciel d’Espagne pour voir Marie, mon astre. »

Arrivé au palais, le prince y fut logé splendidement ; le roi lui remit une clé d’or qui ouvrait ses appartemens particuliers ; la reine, cette princesse Elisabeth de France dont Henri IV aurait voulu lui donner la main, lui envoya des présens choisis avec une délicatesse féminine et une magnificence royale ; la ville fut illuminée pendant trois jours ; les promenades, les hommages publics, les combats de taureaux, les fêtes de tout genre se succédèrent sans relâche ; à la cour et dans le pays, tous avaient à cœur de témoigner au prince leur confiance et leur espérance.

La surprise est un plaisir puissant sur les peuples, mais c’est un plaisir qui s’use vite et qui se tourne aisément en exigence ou en ennui. Les affaires d’ailleurs reparaissent bientôt au-dessus des plaisirs avec leurs difficultés et leurs lenteurs. Au milieu des caresses qu’on lui prodiguait, Charles écrivait au roi son père : « Pour notre grande affaire, nous les trouvons, à en juger par les apparences, aussi désireux que nous-mêmes de la conclure ; cependant ils soupirent encore après notre conversion, car, disent-ils, il n’y a point de ferme amitié sans union dans la religion ; mais ils mettent toujours la main de l’infante hors de question, et de notre côté nous en faisons autant pour la religion, disant que ni notre conscience ni le temps actuel ne se prêtent à leur désir. Nous vous assurons du reste que, ni dans les choses spirituelles, ni dans les choses temporelles, on ne nous demande rien que ce qui est déjà convenu… Pour conclure, nous n’avons jamais vu l’affaire en meilleure voie qu’elle n’est maintenant ; nous vous conjurons donc humblement de ne point perdre de temps pour nous envoyer les vaisseaux, afin que nous puissions vous demander bientôt en personne ce que nous vous demandons par lettre, votre bénédiction. »

Jacques répondit[2] à son fils et à Buckingham : « Mes chers enfans, Dieu vous bénisse pour les bonnes nouvelles que j’ai reçues de vous hier, qui était le jour de mon couronnement. J’ai écrit au comte d’Olivarez une lettre pleine de remercîmens et de douceurs, comme vous le désiriez ; mais vous avez mis à la fin de la vôtre une phrase très refroidissante, savoir que le nonce est opposé à notre affaire, d’où vous concluez que le pape l’est également. Souvenez-vous bien qu’en Espagne ils n’ont jamais mis en doute que la dispense serait accordée ; ils en ont réglé eux-mêmes les conditions spirituelles ; je les ai acceptées ; ils les ont envoyées à Rome, et leur consulte de théologiens a déclaré qu’à ces conditions le pape pouvait, bien plus, que, pour le bien de la chrétienté, il devait accorder la dispense. Remettez-leur ces faits sous les yeux. Je ne sais ce que vous voulez dire quand vous me parlez de reconnaître la suprématie spirituelle du pape. Je suis sûr que, pour rien au monde, vous ne voudriez que je renonçasse à ma religion ; tout ce que je puis deviner de votre avis, c’est que vous faites allusion à un passage de mon livre contre le cardinal Bellarmin, dans lequel, si le pape veut renoncer à sa divinité et à son usurpation sur les rois, j’offre de le reconnaître comme l’évêque-chef auquel tous les appels ecclésiastiques doivent être soumis en dernier ressort. Ce sont mes propres paroles que je vous répète, et c’est le dernier terme auquel ma conscience me permette d’aller, car je ne suis pas un monsieur qui change de religion comme on change de chemise quand on vient du jeu de paume.

« Quant à la souveraineté temporelle du pape sur l’état de Rome, je n’y fais non plus aucune objection ; qu’il soit, au nom de Dieu, le premier entre les évêques et le prince des évêques, mais comme saint Pierre était le prince des apôtres. »

La confiance de Charles et de Buckingham dans leur prochain succès ne tarda pas à être ébranlée. Les principales conditions du mariage déjà convenues entre les deux souverains étaient que l’infante et sa maison auraient en Angleterre le libre et plein exercice de la religion catholique, que l’éducation des enfans issus de ce mariage resterait entre les mains de leur mère jusqu’à l’âge de sept ans, et qu’ils ne perdraient point, fussent-ils catholiques, leur droit de succession au trône ; qu’aucun prêtre catholique ne serait mis à mort pour avoir exercé son ministère spirituel ; enfin que les lois de rigueur qui existaient en Angleterre contre les catholiques en général ne seraient pas effectivement exécutées. C’était sur ces bases que la dispense papale avait été demandée. Dans la négociation suivie à Rome à ce sujet par l’agent du roi Jacques comme par l’ambassadeur d’Espagne, le pape Grégoire XV avait ajouté à ces conditions diverses demandes nouvelles : Jacques avait accordé les unes, contesté les autres, et quoiqu’au départ du prince de Galles pour l’Espagne, rien n’eût encore été définitivement réglé, on se croyait, on voulait du moins se croire d’accord. Cependant Charles et Buckingham[3] écrivirent au roi Jacques : « Nous sommes bien fâchés de ne pouvoir vous annoncer l’arrivée de la dispense. Elle est certainement accordée, certainement aussi elle est en route pour venir ici ; mais elle est chargée de quelques nouvelles conditions qu’il sera facile, nous l’espérons, de faire écarter. Ils demandent deux ans de plus pour l’éducation des enfans, qu’il ne soit exigé de tous vos sujets catholiques romains aucun autre serment que celui qui sera prêté par les serviteurs de l’infante, et qu’ils puissent tous aller librement à son église. Quant au second point, notre réponse sera que le serment a été réglé par acte du parlement, et que vous ne pouvez l’abroger sans le consentement de votre peuple. Nous espérons aussi leur faire comprendre qu’outre les inconvéniens et l’ennui que cela causerait à l’infante elle-même, il n’y aurait aucun avantage pour les catholiques, et qu’il leur vaut mieux avoir le libre exercice de leur culte dans leurs propres maisons qu’aller publiquement à son église, car, s’ils se réunissent tous dans un centre, leur nombre paraîtra bien plus grand, le public sera bien plus méfiant, et leur sécurité bien moindre. Ceci n’est rien moins d’ailleurs que demander à mots couverts la liberté de conscience, qu’il n’est ni dans votre intention ni dans votre pouvoir d’accorder. »

Le prince et les négociateurs anglais s’efforcèrent en vain d’écarter les nouvelles demandes du pape et de s’entendre avec les Espagnols à des termes précis. Le 29 avril (9 mai), Charles écrivit au roi son père : « Je m’aperçois que, si je n’ai pas à montrer une pièce signée de votre majesté et où vous vous engagiez à faire tout ce que je promettrai en votre nom, l’affaire traînera encore bien longtemps. Je supplie donc humblement votre majesté de m’envoyer un acte portant : « Nous promettons, sur notre parole de roi, d’accomplir ponctuellement tout ce que notre fils promettra en notre nom. » Je reconnais, sire, que je vous demande là une ample confiance, et si la nécessité ne m’y contraignait pas, je ne l’oserais jamais ; mais j’espère que votre majesté n’aura pas à s’en repentir. » Et à cette lettre de Charles, Buckingham, écrivant cette fois à part et pour son compte, ajouta : « C’est à cause de son extrême désir de vous revoir bientôt que votre fils vous écrit ainsi ; il croit que, si vous lui envoyez cette pièce signée de vous, les Espagnols, quand même (ce qu’il n’aperçoit pas encore) ils voudraient susciter de nouveaux délais, seraient fort embarrassés. Vous ne pouvez douter de la discrétion de votre enfant, et quant à ma fidélité, je mourrais plutôt que d’y porter la moindre atteinte. »

Jacques leur répondit[4] à tous deux ensemble : « Mes chers enfans, j’ai reçu hier soir, par deux courriers différens, vos deux paquets. Je vous avais écrit la veille mon opinion sur les trois conditions ajoutées à la dispense. Je vous envoie aujourd’hui, mon enfant, le pouvoir que vous désirez. Je ne refuserai pas de mettre, dans mon seul fils et dans mon meilleur serviteur, une confiance même étrange. Je sais que, tels que vous êtes tous deux, vous ne promettrez jamais en mon nom rien qui ne soit d’accord avec ma conscience, mon honneur et ma sûreté. Je les remets pleinement entre les mains de l’un ou de l’autre de vous. Ma précédente lettre vous montrera ma pensée, et maintenant je vous remets ce plein pouvoir, priant Dieu qu’il vous bénisse, et qu’après un bon succès là-bas il vous ramène promptement et heureusement ici, dans les bras de votre cher père. »

Plus la négociation se prolongeait, plus la fausse situation mutuelle des trois souverains qui y étaient engagés devenait évidente : ils se demandaient réciproquement un acte de respect pour la liberté religieuse qu’au fond et en principe aucun d’eux ne reconnaissait et n’entendait accorder. Le roi d’Angleterre voulait que son fils épousât une princesse catholique tout en restant exclusivement protestans, lui, son fils et son peuple. Le roi d’Espagne voulait que sa fille et tous les serviteurs personnels de sa fille restassent hautement catholiques tout en vivant dans une famille et chez un peuple protestans, et tout en excluant absolument lui-même les protestans de ses états. Le pape réclamait, pour les catholiques d’Angleterre, la pleine liberté de conscience, tout en l’interdisant péremptoirement partout où il dominait, et en sommant le roi d’Angleterre de rentrer, lui et son peuple, sous le joug de l’église unique et souveraine. « Telle est, dit Adam Smith, l’insolence naturelle du cœur de l’homme qu’il ne se résigne à accepter les bons moyens qu’après avoir épuisé les mauvais. » À cette profonde remarque, j’ajoute que les hommes chérissent et maintiennent avec bien plus d’obstination le pouvoir qu’ils possèdent illégitimement que celui qui leur appartient à bon droit ; l’instinct de la vérité les poursuit au sein de l’erreur ; ils pressentent que, s’ils laissent échapper ce qu’ils n’ont pas droit de garder, ils ne le retrouveront jamais. D’ailleurs ce que les hommes possèdent au-delà de leur droit satisfait seul l’orgueil humain, toujours mécontent quand il n’obtient que ce qui lui est dû. Ces passions ou plutôt ces infirmités morales jetaient à chaque pas, dans la négociation que je retrace, toute sorte d’entraves, et dans ce travail diplomatique la situation du roi Jacques était la plus mauvaise, car c’était lui qui désirait le plus vivement le succès et qui avait le plus d’incohérences à accepter et de sacrifices à faire pour l’obtenir.

Le peuple espagnol, de son côté, ne conservait déjà plus, six semaines après l’arrivée du prince Charles, l’enthousiasme qu’elle lui avait d’abord inspiré : on avait vu dans cette éclatante démarche et dans le mariage qu’elle annonçait un triomphe de la foi comme de la politique espagnole ; » le prince de Galles, disait-on partout, va se faire catholique. » Charles dissipa promptement cette confiance ; en même temps qu’il témoignait pour l’église romaine un grand respect, il ne laissait, sur sa fidélité à l’église anglicane, ouverture à aucun doute. « Je suis venu, disait-il, chercher en Espagne une femme, non une religion. » Il tenait ce langage avec cette dignité un peu sèche et hautaine qui lui était naturelle, et à mesure qu’il se montrait plus fermement Anglais, la faveur espagnole se retirait de lui.

Quoi que les courtisans contemporains prissent plaisir à en dire et qu’en aient répété depuis les historiens, la relation du prince avec l’infante elle-même n’était pas en meilleur progrès. « Nous avons omis dans notre dernière lettre ce qu’il y a de plus essentiel, écrivait Buckingham au roi Jacques dix jours après son arrivée à Madrid et avec sa familiarité hardie : nous ne vous avons pas dit combien votre fille, sa femme et ma souveraine maîtresse, nous plaît ; sans flatterie, je crois qu’il n’y a pas au monde une plus charmante créature. Baby Charles lui-même en est touché au cœur, déclare que tout ce qu’il a vu n’est rien auprès d’elle, et jure que, si on ne la lui donne pas, il y aura des coups. » Buckingham en disait plus que son prince et lui-même n’en pensaient. L’infante Marie-Anne avait alors dix-sept ans ; petite, assez grasse, elle avait les cheveux blonds, le teint plutôt flamand qu’espagnol, et les lèvres un peu fortes, selon le type de la maison d’Autriche. Rien ne donne lieu de croire qu’elle fût d’un esprit très animé et développé ; comme on devait s’y attendre, elle était avec le prince à la fois curieuse et embarrassée. Il n’eut d’abord avec elle que des rapports rares et courts ; même quand, logé au palais, il la vit de plus près et plus souvent, l’étiquette de la cour et les mœurs espagnoles ne permettaient pas entre eux ces communications fréquentes et franches où les jeunes cœurs se révèlent et s’éprennent. Charles faisait à l’infante une cour assidue ; il l’attendait pour la voir à l’entrée et à la sortie des églises ; au théâtre de la cour, il arrêtait complaisamment sur elle ses regards ; il se plaisait à courir et à emporter la bague devant elle. Informé un jour qu’elle devait aller à la Casa di campo pour cueillir des fleurs, il se leva de grand matin, et, suivi d’un seul confident, Endymion Porter, il pénétra dans la maison et le jardin. Ne trouvant pas la dame de ses pensées, dit le chroniqueur, il arriva à un enclos particulier dont un mur et une grosse porte fermaient l’entrée. Charles escalada le mur et sauta dans l’enceinte ; l’infante poussa un cri et s’enfuit ; le vieux serviteur qui l’accompagnait tomba à genoux, conjurant le prince de ne pas compromettre l’honneur et la sûreté de ses cheveux blancs. Charles était respectueux et réservé : pendant tout son séjour à Madrid, il continua d’être avec l’infante galant et empressé ; mais ni ses actes, ni ses lettres, ni les documens contemporains ne témoignent que son cœur ait été sérieusement engagé, et dans cette négociation l’amour ne vint point en aide à la politique.

Un fâcheux et grave embarras, provenant des personnes, s’ajouta pour Charles aux difficultés politiques de la situation. Par ses prétentions, sa présomption, son arrogance, l’étalage de son luxe, le sans-gêne de ses manières et la licence de ses mœurs, Buckingham déplut souverainement aux Espagnols. « Il restait quelquefois couvert quand son prince était tête nue, et assis quand son prince était debout ; tout à coup et n’importe devant qui, il faisait des pas de danse ou marmottait entre ses dents des fins de sonnet. » Ennemi de lord Bristol, à qui la cour d’Espagne portait estime et confiance, il fut bientôt en aussi mauvais termes avec le comte d’Olivarez. Comme ils discutaient un jour entre eux la possibilité que le prince de Galles se fît catholique, Olivarez dit que Buckingham lui en avait donné l’espérance : « C’est faux ! s’écria Buckingham, et je suis prêt à le soutenir de la façon qui vous conviendra ! » Soit prudence, soit respect pour le prince qui était présent, Olivarez se contint ; mais il voua de ce jour à Buckingham une haine profonde. Il en eut, selon quelques récits du temps, un motif encore plus personnel et plus intime. Buckingham fit, dit-on, à la comtesse d’Olivarez une cour téméraire, et en obtint un rendez-vous ; mais, quand vinrent le jour et l’heure de la rencontre, la comtesse, saisissant cette occasion de venger son mari, fit trouver à sa place une fille de profession honteuse, et Buckingham, qui se fût peut-être vanté de sa bonne fortune, n’eut qu’à bien cacher sa mésaventure. Invraisemblable en soi, car la comtesse d’Olivarez, bossue et laide, au dire des contemporains, était déjà à cette époque d’un âge assez avancé, l’anecdote est démentie par les témoignages les plus authentiques. Quoi qu’il en soit, Buckingham devint à la cour et dans Madrid l’objet d’une antipathie de plus en plus prononcée : le roi Philippe IV le traitait avec une extrême froideur ; le conseil d’état espagnol trouva irréguliers ses titres pour prendre part à la négociation, et lui en contesta le droit ; on allait jusqu’à dire « qu’on aimerait mieux jeter l’infante dans un puits que la mettre entre ses mains. » Les Anglais de sa suite étaient encore plus impertinens que lui : ils se moquaient de l’orgueil espagnol dans la pauvreté espagnole ; ils passaient leur temps à jouer aux cartes, ne trouvant, disaient-ils, à Madrid rien de plus agréable à faire ; ils affichaient pour les croyances et les cérémonies religieuses de l’Espagne un mépris ironique, et unissaient ainsi dans une même aversion pour eux le clergé, la cour et le peuple.

Cependant la négociation pour la dispense papale suivait à Rome son cours : les 20 avril et 19 mai 1623, Grégoire XV écrivit au prince Charles et à Buckingham des lettres caressantes, n’entrant avec eux dans aucune discussion sur les conditions de la dispense qu’on lui demandait, mais se félicitant qu’ils ne cherchassent le mariage espagnol que comme une preuve qu’ils étaient disposés à rentrer dans le sein de l’église catholique, et les pressant d’aller jusqu’au bout de la voie où ils marchaient. Le 20 juin, Charles répondit au pape, sans prendre aucun engagement précis, mais en termes respectueux et doux : « Que votre sainteté soit bien persuadée que nous nous abstiendrons de tout acte qui témoignerait d’un sentiment de haine pour la religion catholique romaine ; nous saisirons bien plutôt toutes les occasions de dissiper, par des procédés loyaux et bienveillans, les dispositions et les méfiances sinistres, afin que, de même que nous confessons tous une seule et même Trinité et un seul et même Christ crucifié, nous puissions nous unir tous dans une seule et même foi. » En même temps que s’échangeait cette correspondance, le projet d’articles à l’adoption desquels le pape attachait la concession de la dispense arriva à Madrid.

Ce projet était loin de se borner aux conditions d’abord indiquées et que le roi Jacques s’était montré prêt à consentir ; il allait même au-delà des premières demandes qu’avait exprimées la cour de Madrid. Non-seulement l’infante et tous ses serviteurs devaient avoir dans le palais le libre et plein exercice de leur culte, mais à Londres et partout où elle ferait sa résidence une église spacieuse et publique devait être ouverte, où seraient célébrés tous les offices de la religion catholique. L’éducation des enfans royaux devait rester jusqu’à l’âge, non plus de sept, mais de dix ans, entre les mains de leur mère. Les personnes attachées au service de l’infante ne devaient être sujettes à aucune des lois rendues en Angleterre contre les catholiques ; les ecclésiastiques de sa maison ne devaient être justiciables que de leur supérieur ecclésiastique, et si quelque juge séculier anglais faisait arrêter un de ces ecclésiastiques pour un délit quelconque, il devait le remettre au supérieur ecclésiastique, qui procéderait contre lui selon le droit canon. Un traité en vingt-cinq articles, conclu entre les deux souverains, réglait les détails et l’exécution de ces conditions diverses. Indépendamment de ce traité, et par quatre articles secrets, le roi Jacques devait s’engager : 1° à ne plus faire exécuter à l’avenir, sous quelque cause ou prétexte que ce pût être, directement ni indirectement, les lois rendues en Angleterre contre les catholiques ; 2° à faire tout ce qui serait en son pouvoir pour faire révoquer par le parlement lesdites lois ; 3° à ne plus sanctionner désormais aucune loi pareille, et à assurer dans les maisons particulières, tant en Écosse et en Irlande qu’en Angleterre, une perpétuelle tolérance de la religion catholique ; 4° à ne jamais tenter, directement ni indirectement, de détourner l’infante de sa foi, et à ne jamais traiter ni permettre qu’on traitât devant elle aucune question contraire aux préceptes de l’église catholique. Outre ces stipulations royales, le prince Charles devait s’engager personnellement à faire en sorte que les lois d’Angleterre contre les catholiques fussent abrogées dans trois ans, à obtenir du roi son père que l’éducation de ses enfans restât jusqu’à l’âge de douze ans entre les mains de leur mère, et à écouter lui-même, toutes les fois que l’infante le désirerait, les théologiens catholiques qui l’entretiendraient de leur religion. Enfin, et sans que ceci fut exprimé dans aucun article public ou secret, le gouvernement espagnol annonça l’intention de ne conclure définitivement le mariage que lorsque le roi d’Angleterre aurait accepté sous serment tout ce qu’on lui demandait, et de ne laisser partir l’infante pour l’Angleterre qu’au printemps de l’année suivante, lorsque les dispositions du traité en faveur des catholiques seraient d’une façon incontestable en voie d’accomplissement.

La plupart de ces dispositions n’avaient rien que de juste en soi et de conforme au droit moral et au bon sens ; mais elles étaient en contradiction flagrante avec les lois, les idées et les passions anglaises, et elles exigeaient de la protestante Angleterre ce que les nations catholiques, l’Espagne en tête, n’accordaient point aux protestans. Aussi, quand les articles de ce traité commencèrent à être connus ou seulement soupçonnés en Angleterre, l’émotion publique fut extrême : de toutes parts on réclamait, on déplorait, on refusait de croire que le roi et le prince pussent jamais consentir à de telles conditions. L’archevêque de Cantorbéry, George Abbott, prélat populaire, de convictions sincères et de mœurs douces, crut de son devoir d’adresser au roi une remontrance pleine de prédictions sinistres. À Madrid, Charles et Buckingham firent un effort pour faire atténuer ce que les nouvelles exigences du pape avaient de plus difficile à faire accepter ou plutôt subir par le parlement et le peuple anglais ; mais ils y réussirent si peu et ils sentaient si bien eux-mêmes le péril d’un tel traité, qu’en le transmettant au roi Jacques[5], ils lui dirent : « Si vous vous effarouchez de la clause secrète par laquelle vous promettez que, dans trois ans, le parlement révoquera les lois pénales contre les papistes, nous vous ferons observer que, dans notre opinion, lorsque vous aurez fait de votre mieux pour obtenir ce résultat, si vos efforts ne sont pas efficaces, vous n’aurez pas manqué à votre parole, car ce que vous promettez, c’est que vous ferez pour réussir tout ce qui sera en votre pouvoir[6]. »

Ce subterfuge ne rassura nullement le roi Jacques ; il attendait le retour prochain de son fils, amenant avec lui l’infante ; sa flotte, sous les ordres du comte de Rutland, était prête à mettre à la voile pour aller les chercher. Lorsqu’il apprit à quelles conditions le mariage était définitivement attaché, il écrivit à Charles et à Buckingham[7] : « Votre lettre, que m’a remise Cottington, m’a porté un coup mortel ; je crains bien que mes jours n’en soient abrégés ; je ne sais comment satisfaire ici à l’attente du peuple, ni que dire à notre conseil ; la flotte attend depuis quinze jours un bon vent ; il faut que je retienne Rutland et tous ceux qui sont à bord, quel motif en donnerai-je ? Vous me demandez mon avis et mes ordres en cas qu’ils ne veuillent rien changer à leur résolution ; mon avis est, en un seul mot, que vous reveniez promptement, si on vous permet de partir, et que vous laissiez là tout traité. Et je dis cela, quelque garantie qu’on vous offre, car je crains que vous ne revoyiez jamais votre vieux père, si vous ne le voyez pas avant l’hiver. Hélas ! je me repens bien maintenant de vous avoir laissé partir ; je ne me soucie ni du mariage, ni de rien, pourvu que je vous serre encore une fois dans mes bras. Dieu le fasse, Dieu le fasse, Dieu le fasse ! Amen, amen, amen. Je proteste que vous serez aussi bien venus que si vous aviez fait toutes les affaires pour lesquelles vous êtes partis. Que je vous presse encore une fois dans mes bras, et que Dieu vous bénisse tous deux, mon unique et cher fils, mon meilleur et cher serviteur ! Et que j’aie le plus tôt possible de vos nouvelles, si vous tenez à ma vie ! Et que Dieu vous donne un heureux et joyeux retour dans les bras de votre cher père ! »

Après s’être ainsi lamenté et avoir quelque temps hésité, plutôt peut-être pour bien constater devant le peuple anglais son déplaisir que par un doute sérieux, Jacques se décida néanmoins à signer, sous serment, les articles proposés, tant secrets que publics, et à faire signer les articles publics par les membres de son conseil, comme on le lui demandait. La cérémonie fut solennelle ; le roi, ses conseillers, les principaux officiers de sa cour et les deux ambassadeurs d’Espagne, don Carlos de Coloma et don Juan, marquis de Jnojosa, l’un ambassadeur ordinaire, l’autre extraordinaire, se réunirent le 20 (30) juillet dans la chapelle de Whitehall ; lecture fut faite des vingt-cinq articles du traité, le roi et les ambassadeurs assis et découverts ; le roi, à genoux, en jura la fidèle observation, et les ambassadeurs reçurent son serment au nom de leur maître. Vint ensuite un hymne d’actions de grâces, puis un banquet dans lequel le roi Jacques porta lui-même deux santés, l’une au roi d’Espagne, l’autre au succès de leurs affaires communes. Les membres du conseil prêtèrent à leur tour, dans la salle de leurs réunions, serment d’observer aussi les articles que le roi venait de jurer : « Serment conditionnel, déclara l’archevêque de Cantorbéry, George Abbott, et valable seulement pourvu que le prince épouse l’infante, et que « tous les engagemens pris à ce sujet par le roi d’Espagne soient exactement accomplis. » Le soir du même jour, dans son cabinet particulier et en présence des ambassadeurs espagnols, Jacques jura l’observation dès quatre articles secrets. « Et maintenant, dit-il, tous les diables d’enfer ne parviendraient pas à empêcher le mariage. »

En entendant cette parole, l’un des assistans, protestant zélé dans le cœur, dit tout bas à son voisin : « Il n’y a plus un diable en enfer, ils sont tous allés en Espagne pour faire ce mariage. »

Le lendemain[8], Jacques écrivit à son fils et à Buckingham : « Mes chers garçons, pendant que j’étais hier soir ; avec les ambassadeurs, occupé de prêter mon serment particulier après avoir prêté le matin mon serment public avec grande solennité, Audover a paru à ma porte comme un fantôme et m’a remis vos lettres. Puisque la chose ne peut pas se passer autrement, il faut bien que je m’en contente ; mais ce procédé est un déshonneur pour moi, et il m’impose une double charge, puisqu’il faudra que j’envoie deux flottes. S’ils ne veulent pas envoyer ici l’infante avant le mois de mars, qu’ils l’envoient, au nom de Dieu ! par leur propre flotte. Leurs ambassadeurs parlent hautement contre ce délai et protestent qu’ils écriront sérieusement pour faire changer cette résolution. Si cela ne se peut pas, pressez vous-même vos affaires ; la flotte sera à vos ordres dès que la saison et le vent lui permettront de partir, et mon messager vous porte des pouvoirs pour traiter au sujet du Palatinat et de la Hollande. En attendant, mon cher enfant, faites signer le contrat et obtenez les meilleures assurances possibles qu’on nous enverra l’infante l’année prochaine ; mais sur ma bénédiction n’en faites pas votre femme en Espagne, à moins que vous ne soyez sûr de l’emmener avec vous. Et n’oubliez pas de leur faire tenir leurs engagemens quant à la dot, sans quoi nous ferons banqueroute, mon garçon et moi. »

Avant d’avoir reçu cette lettre du roi son père et de pouvoir dire à Madrid qu’il avait consenti aux articles proposés et prêté le serment désiré, Charles avait fait de vains efforts pour obtenir que le gouvernement espagnol changeât, quant au départ de l’infante, ses dispositions dilatoires ; il annonça[9] au comte d’Olivarez que le roi son père lui ordonnait péremptoirement de retourner à Londres, et il lui demanda « en termes tristes et doux » par quel moyen il pourrait obéir à cet ordre sans ruiner l’affaire du mariage ? » Il y a deux bons moyens d’en finir, lui dit Olivarez, et un mauvais. Les deux bons sont, l’un, que vous vous convertissiez, l’autre que nous agissions avec vous en pleine confiance et que nous remettions toutes choses, y compris l’infante, entre vos mains ; le mauvais, c’est que nous persistions à marchander et que nous nous en tenions à nos conditions aussi longtemps que nous le pourrons. « Quant au premier moyen, écrivit Charles à son père, nous l’avons absolument rejeté ; le comte d’Olivarez nous a avoué que, s’il était le roi, il adopterait le second, et il le pourrait faire, car il est le roi ; mais il craint d’avoir à souffrir plus tard dans sa personne, si les choses ne tournent pas bien. Il reconnaît que le dernier moyen est impraticable, puisque votre ordre de retour est formel. — En résumé, dit Buckingham en continuant la lettre, le comte nous a promis d’y réfléchir, et quand moi, votre chien, je l’ai reconduit à la porte, il m’a dit de prendre courage, et votre fils aussi. Notre avis est que le plus longtemps que nous puissions rester encore ici sans emmener en partant l’infante avec nous, c’est un mois, et cela tout au plus. Si nous ne nous croyons pas sûrs du succès, attendez-nous plus tôt. »

Le gouvernement espagnol avait un prétexte spécieux pour recommencer, malgré ses bonnes paroles, à faire traîner l’affaire en longueur. Le pape Grégoire XV mourut le 8 juillet 1623, et un mois après, le 6 août, Urbain VIII fut élu pour lui succéder. On déclara à Rome et à Madrid que sa ratification de la dispense provisoirement accordée par son prédécesseur était indispensable, et on entra en négociation avec lui pour l’obtenir.

Cependant, lorsqu’on apprit à Madrid que le roi Jacques avait juré tous les articles proposés et que les mesures favorables aux catholiques commençaient à s’exécuter, l’obstination et la réserve espagnoles se relâchèrent un peu ; les articles préliminaires du mariage furent rédigés et officiellement acceptés par le roi Philippe IV, qui se porta caution du roi Jacques pour l’accomplissement des promesses faites en faveur des catholiques. On annonça que les fiançailles auraient lieu le 29 août suivant. Charles fut autorisé à voir l’infante plus souvent et plus librement. « Elle assiste publiquement avec moi au théâtre, écrivait-il[10] au roi son père, et dans deux ou trois jours elle prendra rang comme princesse d’Angleterre. Deux grandes fêtes publiques, un combat de taureaux et un brillant jeu de cannes, furent données à Madrid en l’honneur de l’union prochaine ; l’infante y parut » avec les couleurs du prince de Galles, en blanc, comme une colombe sans tache, ainsi qu’il convient à la majesté de l’Angleterre. » — « Nous n’avons pas été oisifs, écrivaient le 29 juillet (8 août) au roi Jacques son fils et son favori ; nous pouvons maintenant vous dire avec certitude que le 29 août nous nous mettrons en route et que nous espérons emmener avec nous l’infante. Pourtant, s’ils ne voulaient pas la laisser partir avant le printemps, que notre contrat soit signé ou non, nous prions humblement votre majesté de laisser la décision de ce point à notre discrétion ; nous sommes sur les lieux, nous voyons les choses de plus près et mieux sous leur vrai jour que vous ne pouvez le faire, vous et votre conseil. En tout cas, il n’y aura point de mariage que l’infante ne vienne avec nous, et nous pouvons dès à présent vous donner le plaisir de savoir que nous avons déjà convaincu le comte d’Olivarez qu’il convient qu’elle parte avec nous avant l’hiver ; il fait faire des préparatifs pour son voyage ; il forme sa maison : ce sont ses propres paroles qu’il nous chassera d’Espagne aussitôt qu’il pourra. Vous n’avez, quant à vous, rien de plus à faire que de nous envoyer l’ordre péremptoire de partir ; veuillez le faire le plus tôt possible, non que nous craignions d’en avoir besoin, mais afin que votre fils (qui a témoigné pour la personne de l’infante beaucoup d’affection) puisse, à la faveur de votre ordre, se montrer pressé de partir sans passer pour un froid amant. »

Si Buckingham eût été moins léger et moins présomptueux, il n’aurait pas témoigné tant de confiance. Le lendemain même du jour où, de concert avec son prince, il se montrait si sûr de son prochain succès, il rendit au roi Jacques un compte détaillé des démarches qu’il venait de faire pour l’obtenir, et son récit seul prouve que ce succès était bien plus incertain qu’il ne se plaisait à le croire et à le dire : « Au milieu de la joie de cette cour, quand elle a su que ces propositions étaient acceptées, nous avons pensé, écrivait-il, que le moment était opportun pour mettre à l’épreuve leur bon vouloir et pour presser le départ immédiat de l’infante. Le prince m’a envoyé au comte d’Olivarez, pour lui en exposer les raisons. Je lui ai dit d’abord que cela prolongerait vos jours, à vous qui aviez si bien mérité de l’Espagne dans cette affaire et dans tant d’autres. Cela tournerait d’ailleurs à l’honneur du prince, qui autrement ne laisserait pas d’avoir à souffrir. L’infante gagnerait ainsi plus tôt les cœurs de votre peuple, ce qui permettrait de faire plus tôt aussi et plus aisément ce qu’elle désire et ce qu’ils désirent eux-mêmes en faveur des catholiques. En agissant autrement, nous n’atteindrions que l’un des deux buts pour lesquels nous sommes venus en Espagne ; nous contracterions mariage, mais non pas amitié, ce qui ressemblerait beaucoup à l’alliance française. Les affaires de la chrétienté seraient d’ailleurs, si nous emmenions l’infante, plus promptement et plus aisément réglées. Si le comte avait en vue quelque avantage d’état qu’il se flattât d’obtenir au printemps prochain, je me faisais fort de lui prouver qu’il l’obtiendrait bien mieux à présent que lorsqu’en nous témoignant sa défiance il aurait éveillé la nôtre. J’ajoutai que votre majesté avait eu cette année de lourdes charges, et que ce délai les aggraverait pour les deux royaumes. Enfin je le priai de penser à mon pauvre petit intérêt à moi, qui avais emmené d’Angleterre notre prince parfaitement libre, et qui l’y ramènerais lié par un contrat et hors d’état d’avoir des héritiers jusqu’à ce qu’il plût à l’Espagne de lui donner sa femme. Si je n’étais pas le fidèle ami et serviteur du comte, je ne pourrais, lui dis-je, penser sans horreur et sans effroi à une telle responsabilité. Le comte m’interrompit souvent en murmurant et grommelant, et à la fin il me dit que je l’avais ensorcelé. Je suis sûr que, s’il y avait entre nous un sorcier, il y avait aussi un diable. De lui, j’allai à sa femme, qui, pour vous le dire en passant, est la meilleure femme du monde, ce qui me fait croire que tous les favoris ont de bonnes femmes. Je dis à la comtesse ce que j’avais fait ; elle m’en approuva et me promit son assistance. Trois ou quatre jours après, le prince me renvoya conjurer le comte de former la maison de l’infante et de donner les ordres nécessaires pour leur voyage. Le comte me demanda quel jour le prince voulait partir, et indiqua lui-même notre 29 août, ce que le prince accepta. Deux ou trois jours après, la comtesse d’Olivarez me fit appeler, et je la trouvai désolée. L’infante lui avait dit, me dit-elle, que le prince voulait partir sans elle, et elle avait tant d’humeur de le voir si peu soucieux d’elle, qu’elle ne voulait pas être fiancée avant le jour où il quitterait Madrid. Le moyen de réparer cela, me dit la comtesse, était d’aller au comte et de remettre toute l’affaire entre les mains du roi d’Espagne en lui déclarant que le prince resterait plutôt ici sept ans que de partir sans sa maîtresse, tant elle possédait son cœur. Si je voyais que cette démarche ne fit point d’effet, le prince alors pourrait partir quand il voudrait, selon l’ordre de votre majesté. Je me rendis avec cette offre chez le comte d’Olivarez, qui me reçut comme un chien. Je demandai le lendemain une audience à l’infante pour la sonder. Votre majesté, lui dis-je, m’avait ordonné de lui rendre compte de tout ce qu’elle avait fait. Vous aviez surmonté bien des difficultés pour déterminer votre conseil à adopter les articles, et vous les aviez adoptés vous-même uniquement à cause d’elle. Vous aviez donné des ordres pour leur prompte exécution, et après avoir tout fait pour faire sa conquête, sans doute ses vertus vous feraient faire encore bien davantage. Cela dit, j’entretins l’infante de la résolution du prince, et je l’assurai qu’il n’avait jamais parlé de partir que pour obtenir plus tôt sa main ; mais il n’osait plus renouveler ses instances, les voyant si mal interprétées, à moins qu’elle ne tînt pour convenu qu’il ne partirait jamais sans elle. Ceci lui plut fort… J’espère n’avoir pas mal fait en agissant ainsi ; ce dont je suis sûr, c’est que cela n’a pas nui à notre affaire, car ce matin la comtesse d’Olivarez m’a fait dire que le roi, l’infante et le comte étaient parfaitement contens, et maintenant le prince se tient pour assuré de partir bientôt et d’emmener avec lui l’infante. »

Dès qu’il eut reçu ces lettres, Jacques fit ce que lui demandaient son fils et son favori : « Je vous ai donné, il y a déjà longtemps, leur écrivit-il[11], l’ordre de ne pas perdre de temps là où vous êtes et d’amener promptement ici votre maîtresse, ce qui est mon sincère désir, ou bien, si cela ne se pouvait pas, de revenir sans elle plutôt que de traîner plus longtemps à Madrid. J’ai de pressantes raisons de vous renouveler cet ordre. Je vous enjoins donc, au nom de ma bénédiction, de revenir promptement, avec elle ou sans elle. Je sais que votre amour pour elle vous a seul fait tarder à exécuter mon premier commandement, et c’est, j’en conviens, ma première joie en ce monde que vous l’aimiez ainsi ; mais la nécessité de mes affaires me contraint à vous dire que vous devez mettre l’obéissance à un père au-dessus de l’amour pour une maîtresse. Que Dieu vous bénisse ! »

Si la cour de Madrid eût vraiment souhaité le mariage, cette menace du prompt départ du prince de Galles, soit qu’il emmenât ou n’emmenât pas avec lui l’infante, n’eût probablement pas été sans effet ; mais, malgré l’enthousiasme des premiers momens, malgré les protestations et les fêtes, le séjour prolongé de Charles et de Buckingham, loin de hâter le succès de la négociation, la rendait de jour en jour plus épineuse et plus vaine. Attirés, soit par la curiosité, soit par le désir de ne pas rester étrangers à l’important événement qui se préparait, un grand nombre d’Anglais, depuis les lords Carlisle, Kensington, Denbigh, etc., jusqu’au bouffon du roi Jacques, le bossu Archie, allaient en Espagne et entouraient le prince de telle sorte qu’il y avait, disait-on, à Madrid, une cour anglaise à côté de la cour espagnole. Par leurs idées et leurs mœurs, les Anglais étaient en contraste si profond avec les idées et les mœurs des Espagnols, qu’à chaque instant et sans s’en douter ils se déplaisaient et s’offensaient mutuellement. En présence des cérémonies catholiques de la semaine sainte, plusieurs des assistans anglais ne surent ou ne voulurent pas cacher leur antipathie ou leur dérision. Le roi Jacques avait envoyé à Madrid, pour le service religieux de son fils, deux ecclésiastiques anglicans, les docteurs Mawe et Wren, avec tous les ornemens nécessaires à la célébration de leur culte ; ils n’osèrent pas en faire publiquement usage à Madrid, et de simples prières dans sa chambre à coucher furent le seul acte de sa religion que Charles crut pouvoir se permettre. Un de ses pages mourut d’une fièvre chaude ; quelques heures avant sa mort, un prêtre vint pour le convertir ; Sir Edmond Varney, le rencontrant sur l’escalier ou, selon d’autres, dans la chambre du mourant, se prit de querelle avec lui, et si le comte de Gondomar ne fût intervenu, l’affaire serait devenue sérieuse. Olivarez avait promis au prince de Galles, peu après son arrivée, qu’on ne le tracasserait point sur sa propre religion ; on n’en fit pas moins, pour le convertir, les plus importuns efforts, et Olivarez lui-même insistant un jour dans ce sens : « Comte, lui dit Charles, vous manquez envers moi à votre parole ; je ne manquerai pas à ma foi. » Un gentilhomme de la maison du prince, James Eliot, retournait en Angleterre ; admis à prendre congé de Charles : « Plaise à Dieu, lui dit-il, que votre altesse ne demeure pas longtemps ici ! C’est un lieu bien dangereux et bien propre à troubler et changer un homme ; j’y ai éprouvé ma propre faiblesse, et je m’en vais tout changé. — En quoi donc ? lui dit Charles. — Dans ma religion. — Et qu’avez-vous donc vu qui ait pu vous faire changer ? — Hélas ! mon prince, en Angleterre j’avais tourné et retourné en tous sens la Bible pour y chercher le purgatoire, et, ne l’y ayant pas trouvé, je n’y croyais pas ; mais depuis que je suis venu en Espagne, j’y ai trouvé le purgatoire, et votre altesse y est. Nous, les serviteurs de votre altesse, qui reprenons le chemin du paradis, nous offrirons à Dieu nos ardentes prières pour que vous en soyez délivré. »

Ce n’était pas seulement en matière de religion que se manifestaient les déplaisances et les antipathies ; l’occasion s’en rencontrait dans les plus insignifiantes circonstances de la vie. « On prend ici, écrivait l’un des assistans, beaucoup de soins pour contenter le prince et ses gens, et quelques-uns des serviteurs du roi d’Espagne les servent à table dans le palais ; je suis fâché d’entendre là souvent des moqueries sur la mauvaise chère espagnole, et toute sorte de paroles dédaigneuses. » Je trouve dans une dépêche inédite[12] de l’ambassadeur de Venise à Londres, Louis Valaresso, ce détail domestique : « Ici les ambassadeurs d’Espagne dînent avec le roi d’Angleterre, tandis qu’à Madrid le fils même du roi d’Angleterre ne dîne pas avec le roi d’Espagne… Le comte d’Olivarez a fait au prince un présent de figues et de raisins secs, de câpres et autres fruits semblables ; envoyés au palais sur deux chariots, ils y sont arrivés le soir ; le prince n’a pas voulu qu’on les déchargeât aussitôt, et le lendemain, en plein jour, il les a fait distribuer sans retenir pour lui la moindre chose. L’impertinence du présent et le dédain du prince sont connus, et on en fait des chansons dans toute la ville[13]. »

Archie le fou ne supportait pas, de la part des Espagnols, la moindre parole désagréable, et se passait sur leur compte toutes ses fantaisies. On dit un jour devant lui qu’il était bien surprenant que le duc de Bavière, avec quinze mille hommes seulement, eût osé attaquer le gendre du roi Jacques, l’électeur palatin, qui en avait vingt-cinq mille, et qu’il l’eût mis en pleine déroute. « Je vous dirai, reprit Archie, quelque chose de bien plus surprenant : comment a-t-il pu se faire, en 1588, qu’une flotte de cent quarante vaisseaux soit partie d’Espagne pour envahir l’Angleterre, et qu’il n’en soit pas revenu, seulement dix pour dire ce qu’étaient devenus les autres ? » Un autre jour, on parlait du mariage de son prince avec l’infante. « Moi qui suis fou, dit Archie, je dirai ce que les sages n’osent pas écrire : le mariage n’aura jamais de fin, si on ne montre pas les dents aux Espagnols. »

Buckingham croyait peut-être montrer les dents aux Espagnols quand il était avec eux plein d’arrogance, d’exigence et d’humeur capricieuse ; mais les plus médiocres observateurs ne tardent guère à reconnaître si l’attitude et les paroles altières proviennent d’un ferme dessein ou d’un vice naturel de la personne. des ses premières relations avec Olivarez, l’orgueil frivole et susceptible de Buckingham avait éclaté ; l’Espagnol était moins franc, mais aussi fier ; ce ne fut bientôt plus entre eux un mauvais vouloir caché ; l’inimitié en vint à ce point « qu’ils furent, écrit l’ambassadeur vénitien Valaresso, plusieurs jours sans se parler. » — « Ils ne se rencontraient jamais, raconta le garde des sceaux du roi Jacques à son biographe Hacket, sans se donner quelque marque de dédain ; quand ils avaient à traiter ensemble, ils étaient comme deux grandes barques sur une mer agitée, qui ne peuvent s’approcher sans se heurter ; à quelque proposition que ce fût, si l’un disait oui, l’autre disait non. » Soit qu’Olivarez l’eût en effet mérité, soit que Buckingham eût fait partager à son prince sa propre animosité, Charles, de retour à Londres et rendant compte, dans le conseil du roi son père, de son séjour à Madrid, témoigna sur Olivarez les mêmes sentimens : « Plus je suis resté en Espagne, dit-il, moins je l’ai trouvé mon ami, et plus il m’a parlé, moins il m’a tenu parole. » En même temps que Buckingham était ainsi avec le premier ministre espagnol en hostilité presque déclarée, il ne vivait pas en meilleure intelligence avec son propre collègue, le comte de Bristol, toujours ambassadeur ordinaire du roi Jacques en Espagne. La prudence de lord Bristol le gênait ; sa faveur auprès de la cour de Madrid l’offusquait ; il était venu en Espagne avec l’espoir d’enlever à l’ambassadeur ordinaire l’honneur de marier son prince, et maintenant il craignait ou que le mariage ne manquât, ou que lord Bristol n’eût plus de crédit que lui pour le mener à bonne fin ; il s’efforça de ruiner à Londres et à Madrid ce crédit, qui lui portait ombrage. En vain le roi Jacques, par entremise de son garde des sceaux, lui fit signaler sa faute et l’engagea à s’en abstenir ; Buckingham avait mesuré la faiblesse de son maître, et prenait plus de soin de le flatter que de lui obéir ; le favori anglais resta en lutte plus ou moins ouverte avec le favori espagnol et l’ambassadeur extraordinaire du roi d’Angleterre avec son ambassadeur ordinaire. Aussi, lorsque Charles et Buckingham retournèrent à Londres sans emmener l’infante, disait-on tout haut à Madrid : « Si le prince était venu seul, il ne s’en serait pas allé seul. »

De sa personne en effet Charles convenait et plaisait aux Espagnols ; mais il n’était ni assez ferme ni assez habile pour réprimer ou pour réparer les fautes de son compagnon : il posait nettement et d’une façon absolue les questions qu’il avait à résoudre, et n’avait ensuite ni assez d’autorité pour imposer les solutions qu’il désirait, ni assez d’adresse pour les faire accepter, ni assez de fermeté d’esprit pour reconnaître qu’il ne les obtiendrait pas et pour renoncer à les poursuivre. Quand Olivarez, conformément à l’expédient qu’il avait imaginé pour tirer son roi d’embarras, proposa que le fils aîné de l’électeur palatin, enfant de six ans à cette époque, fût fiancé à la seconde fille de l’empereur Ferdinand, et qu’il fût ensuite élevé à Vienne, ce qui impliquait sa conversion au catholicisme, Charles demanda au comte si, dans le cas où l’empereur se refuserait à tout arrangement raisonnable, le roi d’Espagne prêterait main-forte au roi d’Angleterre pour l’y contraindre. « Quoi ! s’écria le comte, que mon maître prenne les armes contre son oncle, contre la ligue catholique, contre le chef de sa maison ? Il ne le fera jamais. — Pensez-y bien, lui répondit Charles ; si c’est là votre résolution arrêtée, tout est fini ; ne comptez ni sur mariage, ni sur amitié. » Et pourtant il resta à Madrid et continua de négocier pour épouser l’infante. Quoi qu’en aient dit la plupart des historiens anglais, et malgré quelques paroles tendres qu’ils rapportent des deux parts, Charles ne trouvait ni dans ses sentimens pour cette princesse, ni dans ceux qu’elle lui portait, une impulsion et un point d’appui suffisans pour surmonter les obstacles religieux et politiques qui tenaient en suspens leur union ; le confesseur de l’infante était très opposé à cette union et en détournait ardemment sa jeune pénitente : « Savez-vous, lui disait-il, quel malheur et quelle malédiction vous encourrez ? Vous aurez toutes les nuits à côté de vous un homme condamné aux feux de l’enfer. » L’infante s’épouvantait, devenait mélancolique, et évitait soigneusement le prince, qui persistait à la rechercher sans l’aimer et sans être aimé.

Plus on approchait du terme, plus éclataient le vice de la politique incohérente des deux cours et, pour l’une comme pour l’autre, l’impossibilité du succès. Pour paraître un aussi grand monarque que les rois absolus du continent, le roi d’Angleterre avait voulu vivre non-seulement en paix, mais en alliance intime avec les catholiques comme avec les protestans, et pendant qu’en Allemagne il vouait sa fille à la cause protestante, il avait mis en Espagne la personne et la dignité de son fils entre les mains de la cour la plus catholique de l’Europe. Le roi d’Espagne de son côté, pour rompre l’intimité de l’Angleterre avec la France en restant en paix avec toutes deux, avait promis la main de sa sœur au plus protestant des grands princes européens, et s’était montré disposé à soutenir en Allemagne, sinon par ses armes, du moins par son influence, un petit prince protestant détrôné par la ligue catholique. Ni l’un ni l’autre des deux souverains n’avaient prévu dans quels embarras inextricables, dans quelles inconséquences choquantes et quels mensonges alternatifs ils s’engageaient en poursuivant ce double et contradictoire dessein. Tant qu’il ne s’agit que de parler et de négocier, on put croire qu’on marchait vers le but ; mais, quand vint le moment d’exécuter ce qu’on s’était dit, on se sentit perplexe et forcé de s’arrêter. Le roi Jacques n’osait ni abandonner en Allemagne les intérêts des protestans et de sa fille, ni tenir efficacement à Londres les promesses que, par la bouche de son fils, il avait faites à Madrid en faveur des catholiques. Philippe IV, de son côté, n’osait ni faire en Allemagne la guerre à l’empereur Ferdinand, son oncle et chef des catholiques, ni se refuser à rien de ce qu’exigeait le pape pour consentir au mariage protestant de l’infante sa sœur. Soit préméditation, soit imprévoyance, les deux gouvernemens se voyaient réduits à la fourberie ou à la duperie, et impuissans l’un et l’autre à accomplir ce qu’ils s’étaient mutuellement promis.

Pour sortir de cette ridicule situation, le roi Jacques et le prince Charles ne virent d’autre moyen, l’un que de rappeler formellement son fils à Londres, l’autre que d’y retourner précipitamment, laissant en suspens à Madrid toutes les questions que, par son chevaleresque voyage, il s’était flatté de résoudre. Cottington arriva le 15 août à Madrid, porteur de l’ordre de retour ; quinze jours après, Charles et Buckingham écrivirent au roi Jacques : « Nous n’avons été si longtemps sans vous répondre que parce que nous voulions tenter tous les moyens possibles pour décider cette cour à laisser partir l’infante avant l’hiver. Par pure forme, ils ont convoqué et consulté l’assemblée des théologiens, après quoi ils ont persisté dans leur résolution. Les circonstances nous persuadent que la conscience n’est que la cause apparente, et non la vraie, qui les décide à retenir l’infante. N’ayant pu réussir à vous amener celle que nous désirions, nous nous consolons dans l’espérance de baiser bientôt les mains de votre majesté. » Le 7 septembre, le roi d’Espagne et le prince de Galles confirmèrent par un nouvel acte les articles, tant secrets que publics, que le roi Jacques avait jurés à Londres le 30 juillet, et qu’ils avaient signés eux-mêmes à Madrid le 4 août précédent. Sur la demande de Charles, Philippe IV lui promit que, s’il se retrouvait à Madrid au prochain jour de Noël, le mariage serait immédiatement célébré, quoique le délai pour le départ de l’infante restât fixé à l’ouverture du printemps. Enfin les stipulations relatives au paiement de la dot furent réglées, et le 9 septembre Charles écrivit à son père : « Nous prenons congé aujourd’hui, et nous commençons demain notre voyage. Voici dans quel état nous laissons nos affaires. Le pape étant malade, à ce qu’on dit ici, n’a pas encore donné pouvoir de remettre la dispense aux conditions. convenues, ce qui fait que cette cour ne peut pas, quoique plusieurs théologiens disent le contraire, contracter avec moi, votre fils ; et, comme ils ne nous ont pas donné assez de réalités pour nous encourager à nous contenter d’incertitudes, j’ai jugé convenable, moi, votre fils, de laisser ma promesse de mariage au roi d’Espagne dans les mains de mylord Bristol, qui la lui remettra lorsque l’autorisation de remettre la dispense viendra de Rome. Quant à l’affaire du Palatinat, nous avons découvert les deux obstacles : d’abord ils disent qu’ils n’ont aucun espoir d’accommodement sans le mariage de votre petit-fils avec la fille de l’empereur. Nous savons que la proposition de ce mariage vous convient ; mais nous ne savons pas si votre gendre et votre fille, et vous-même, vous vous arrangerez de la condition que votre petit-fils soit élevé à la cour de l’empereur. Le second obstacle, c’est qu’on veut bien rendre au palatin ses domaines et à son fils le rang et les droits d’électeur avec les domaines ; mais ils ne veulent pas s’engager à rendre ce rang et ces droits au palatin, votre gendre, lui-même. Quant à la dot et aux intérêts matériels, nous vous en rendrons un compte exact quand nous aurons le bonheur de baiser les mains de votre majesté. »

Le même jour 9 septembre, pour bien constater que, si la célébration du mariage restait encore en suspens, l’engagement mutuel et définitif était en pleine vigueur, l’infante écrivit elle-même au roi Jacques : « J’ai été heureuse de recevoir la lettre que votre majesté a bien voulu m’adresser et par laquelle elle me témoigne tant de bienveillance et d’affection. Quoique j’éprouve ces sentimens dans la même mesure et à un égal degré, je reconnais que de la part de votre majesté ils sont pour moi une faveur, et je désire avoir quelque occasion de répondre (autant qu’il est en mon pouvoir) à un si grand bienfait, J’ai aussi à satisfaire au bon plaisir du roi, mon seigneur et frère, qui aime et estime si hautement votre majesté, ainsi que tout ce qui lui appartient. Que Dieu garde votre majesté comme je le désire !

« Votre très affectionnée,

« MARIE. »

Depuis longtemps déjà, l’infante avait reçu les présens de mariage ; on commençait à former sa maison ; elle portait le titre de princesse d’Angleterre, prenait assidûment des leçons d’anglais, et quand les deux ambassadeurs ordinaires du roi Jacques, lord Bristol et sir Walter Aston, paraissaient devant elle, ils n’avaient garde de rester la tête couverte selon l’usage espagnol, la considérant non plus comme infante, mais comme leur princesse.

Quand le bruit du prochain départ du prince de Galles se répandit dans Madrid, on s’en étonna, on en chercha le sens et la cause, on se demanda s’il avait quelque inquiétude d’être retenu contre son gré, et s’il partirait en secret. À ce soupçon, Buckingham répondit fièrement : « C’est l’amour qui a poussé le prince à venir en Espagne ; ce ne sera pas la peur qui l’en fera sortir ; il s’en ira comme il lui convient, en plein jour. » L’infante dit en l’apprenant : « S’il m’aimait, il ne s’en irait pas. » Avant de quitter Madrid, on se fit de part et d’autre de magnifiques présens ; le roi d’Espagne donna au prince dix-huit chevaux espagnols, six barbes, six jumens poulinières et vingt poulains, tous superbement harnachés. Charles offrit à l’infante un collier de deux cent cinquante perles de la plus belle eau, deux paires de boucles d’oreilles aussi en perles, et un diamant de grande valeur. Buckingham et Olivarez firent et reçurent aussi des présens. Quand les deux favoris se séparèrent : « Je reste à jamais, dit l’Anglais à l’Espagnol, le serviteur du roi d’Espagne, de la reine, de l’infante, et je leur rendrai tous les bons offices qui seront en mon pouvoir. Quant à vous, vous m’avez si souvent desservi et désobligé que je ne vous fais aucune déclaration d’amitié. — J’accepte vos paroles, » répondit Olivarez, et il s’éloigna brusquement. Le roi, la reine, l’infante, les deux infans ses frères et toute la cour accompagnèrent le prince jusqu’à l’Escurial, où il s’arrêta deux jours avec ce brillant cortège, admirant la majesté sombre de ce palais que les Espagnols appelaient la huitième merveille du monde, et dont ils se complurent à faire voir à leur hôte toutes les richesses. Le 12 septembre, on quitta l’Escurial. Le roi d’Espagne voulait conduire le prince encore plus loin. Charles s’y refusa. la reine était grosse et ne pouvait supporter cette fatigue. On convint qu’on se séparerait à quelque distance du palais. Comme on se rendait au point déterminé, un cerf se leva sur la route. La chasse s’engagea. Le cerf fut forcé dans un petit bois, où les chasseurs et le cortège trouvèrent une table richement servie. On s’arrêta encore là. Le roi et le prince, descendus de cheval, s’entretinrent une demi-heure en se promenant. Une petite colonne de marbre avait déjà été dressée sur cette place. Philippe et Charles, la main sur ce monument, se renouvelèrent leurs promesses d’alliance et d’amitié. On se sépara enfin. Le roi reprit la route de Madrid, et le prince se mit en marche pour Santander. Ils se quittaient l’un et l’autre sans confiance et pleins de doute sur l’avenir de leurs engagemens mutuels ; mais les princes se servent également des démonstrations brillantes et caressantes pour manifester ou pour couvrir leurs sentimens.

En arrivant à Ségovie, Charles reçut du roi d’Espagne cette lettre écrite le jour même de leur séparation, en rentrant à l’Escurial :

« Au sérénissime prince de Galles, mon frère.

« Sérénissime seigneur,

« Puisque je n’ai pu, à cause du départ si prompt de votre altesse, l’accompagner jusqu’à la mer, comme je le désirais, j’ai voulu dire par cette lettre à votre altesse que je me tiens pour si obligé envers elle et envers le sérénissime roi de la Grande-Bretagne, qu’aucun pouvoir au monde ne me détournera d’accomplir tout ce qui a été convenu avec votre altesse, et de faire tout ce qui pourra resserrer encore nos liens d’alliance et d’amitié. Je promets à votre altesse d’écarter tous les embarras et les obstacles qui pourraient s’y opposer dans mes royaumes, et j’espère que votre altesse et le sérénissime roi de la Grande-Bretagne en feront autant, car nos intentions et nos désirs sont les mêmes. Et pour gage de cette confiance et sincère amitié, je confirme tout ce qui a été dit, j’embrasse votre altesse et je lui donne cette lettre écrite de ma main à Saint-Laurent le 12 septembre 1623. »

Charles répondit sur-le-champ au roi :

« Sérénissime seigneur,

« Je ne puis me consoler d’avoir quitté votre majesté et de la solitude où je me trouve, après avoir joui, dans sa compagnie, de tant de bonté et de contentement, qu’en me disant que j’ai empêché votre majesté de venir avec moi jusqu’à la mer comme elle le voulait, car sa majesté la reine est si avancée dans sa grossesse et les chaleurs sont si fortes que c’eût été mettre en péril la santé de vos majestés, dont je désire la complète sécurité ; cela nous importe beaucoup, au roi mon seigneur et père et à moi, après tout ce que j’ai éprouvé d’affection de votre majesté et après la lettre qu’elle vient de m’écrire de sa main. C’est pourquoi j’ai voulu dire, de ma main aussi, à votre majesté que j’ai la ferme résolution d’accomplir tout ce dont nous sommes convenus, mon père et moi, avec votre majesté, et de faire tout ce qui sera propre à resserrer, autant que possible, notre alliance et sincère amitié. Et quand même le monde entier voudrait y mettre obstacle, cela n’aurait, sur mon père ni sur moi, aucun effet, et nous tiendrions hautement pour ennemis ceux qui le tenteraient. Et en preuve d’amitié véritable, je confirme de ma main tout ce qui a été dit et j’embrasse votre majesté, que Dieu garde comme je le désire. — Ségovie » 13 septembre 1623, le bon frère et ami de votre majesté,

« CHARLES[14]. »

Au même moment, et de cette même ville de Ségovie où il écrivait au roi d’Espagne cette lettre, Charles faisait partir pour Madrid M. Clarke, attaché au duc de Buckingham, avec ordre de se rendre chez l’ambassadeur d’Angleterre, le comte de Bristol, et d’y attendre, sans rien dire, l’arrivée de la nouvelle dispense papale. Dès qu’elle arriverait, Clarke devait remettre à lord Bristol des instructions secrètes qui lui enjoignaient de ne point se dessaisir, jusqu’à nouvel ordre, de la procuration que le prince avait déposée entre ses mains, et par laquelle il autorisait le roi Philippe IV ou l’infant don Carlos à procéder, en son nom, à la célébration du mariage. Le bruit s’était répandu parmi les Anglais que, cette célébration une fois accomplie, l’infante Marie, plutôt que de se donner à un hérétique, se retirerait dans un couvent, laissant ainsi le prince de Galles marié et sans femme. Soit crédulité, soit empressement à saisir un prétexte pour éluder des engagemens qui lui devenaient importuns, Charles se hâta de se mettre en garde contre ce ridicule péril. Telles étaient les méfiances et les menées qui s’unissaient aux solennelles protestations et promesses d’amitié.

Pendant son voyage de l’Escurial à Santander, qui dura neuf jours, Charles fut partout reçu sur sa route avec des démonstrations à la fois magnifiques et populaires : les officiers royaux, civils et militaires, avaient ordre de lui témoigner les plus grands respects, et le peuple espagnol comptait toujours sur sa conversion et son mariage. Charles aimait les arts et s’arrêtait volontiers, à la grande satisfaction des magistrats municipaux et de la foule, pour visiter et admirer les églises, les monumens, les tableaux. À Valladolid, il eût voulu voir le vieux duc-cardinal de Lerme, qui y vivait dans la retraite, et qui, sous le règne précédent, s’était montré fidèle partisan de l’alliance anglaise ; mais Olivarez, jaloux et soupçonneux, avait fait ordonner, au grand déplaisir du ministre déchu, qu’il s’éloignât momentanément de la ville. « De tout ce que m’a fait subir mon successeur, dit le duc de Lerme, rien ne m’a été plus amer. » A six lieues de Santander, Charles rencontra deux de ses compatriotes, sir Thomas Somerset et sir John Finett, venus au-devant de lui pour lui annoncer que la flotte anglaise, forte de dix bâtimens et commandée par le comte de Rutland, beau-père de Buckingham, l’attendait impatiemment en rade. « Quand j’appris au prince cette nouvelle, dit Finett, il me regarda comme s’il eût vu la figure d’un ange, et le duc de Buckingham, que j’en informai aussi un moment après, m’embrassa avec transport, et, tirant de son doigt un diamant qui valait bien cent livres, m’en fit don à l’instant. » Arrivé le 21 septembre à Santander, Charles voulut aller aussitôt Visiter la flotte anglaise, et il emmena avec lui, pour se satisfaire en la leur montrant, la plupart des Espagnols qui l’avaient accompagné ; mais, dans son contentement, il resta si tard à bord du vaisseau amiral le Prince que, lorsqu’il en descendit dans sa barque pour retourner à la ville avec sa suite, la nuit était déjà venue. Il y avait une lieue de la flotte au rivage ; une tempête s’éleva. « Les matelots qui conduisaient la barque du prince s’étaient trop livrés à la joie de le revoir en sûreté au milieu d’eux ; ils avaient négligé de prendre un maître pilote ; quelque hardis et habiles qu’ils fussent, ils ne savaient pas se servir de leurs rames sur cette mer furieuse aussi bien que dans les eaux de la Tamise ; la marée et le vent étaient contre eux. Après avoir fait la moitié du chemin, ils virent qu’ils ne pourraient atteindre la terre sans courir le risque d’être brisés contre les rochers : ils essayèrent de regagner la flotte ; mais l’obscurité et la force des courans ne leur permettaient pas de se diriger avec précision. » Le danger devenait grave ; le capitaine du vaisseau la Défiance sir Sackville Trevor, reconnut la barque royale, fit couvrir son bâtiment de torches allumées et jeter de tous côtés des cordes ; les matelots de la barque s’en saisirent, et quelques minutes après le prince et sa suite étaient en sûreté à bord. Charles passa encore sept jours entre la rade et la ville, tantôt fêté à Santander par les Espagnols, tantôt les fêtant à bord de son vaisseau. « Son altesse avait dit adieu à l’Espagne, et se trouvait enfin dans son propre empire, la mer. Là elle recevait, avec la largesse britannique les grands de l’Hespérie étonnés de trouver, dans le désert de l’Océan, des fêtes qui surpassaient celles de leur superbe Madrid. »

C’était ainsi que le poète Waller célébrait, quelques mois après, le départ de Charles, qui, malgré ces brillantes apparences, dit à son bord, en mettant enfin à la voile le 28 septembre : « C’est une grande faiblesse et folie aux Espagnols de me laisser partir si librement après m’avoir au fond si mal traité. »


VII

Dans la même flotte qui ramenait le prince de Galles en Angleterre, sur le vaisseau le Saint-George, était un grand seigneur espagnol, don Diego Hurtado de Mendoza, que le roi Philippe IV envoyait comme ambassadeur extraordinaire au roi Jacques pour le féliciter sur le retour de son fils, et sans doute aussi pour observer, pendant le voyage et à l’arrivée, l’attitude et les dispositions du prince, du roi, de la cour et du peuple anglais. Charles débarqua à Portsmouth le dimanche 5 (15) octobre au milieu des acclamations enthousiastes de la population, qui se trouvait à cette heure réunie dans les églises, et qui accourut tout entière sur le port au bruit de son arrivée. Il en repartit sur-le-champ avec Buckingham pour aller coucher le même soir à Guilford, chez lord Annandale, d’où il se rendit le lendemain matin à Londres. L’ambassadeur espagnol aurait bien voulu suivre partout de près le prince ; mais soit hasard « soit par suite de quelques soins prémédités, il ne put ni débarquer, ni repartir assez vite pour remplir exactement sa mission. » Le prince sortait de Portsmouth par une porte, dit sir John Finett, qui était chargé d’escorter Mendoza, que nous n’avions pas encore réussi à y entrer par l’autre, Logés, dans la ville par billet du maire, nous y passâmes trois jours, tant il y avait de foule et d’embarras, avant que nous pussions nous pourvoir de voitures, de fourgons et de chevaux pour aller à Londres. » L’ambassadeur parvint enfin à se mettre en marche et à rejoindre à Londres[15] les deux autres ambassadeurs, ordinaire et extraordinaire, de son roi, don Carlos de Coloma et le marquis d’Inojosa, qui le reçurent à Exeter-House. Instruit de son arrivée, le roi Jacques lui envoya son grand chambellan pour lui offrir un logement et le défrayer pendant son séjour ; mais Mendoza s’y refusa. « Le marquis d’Inojosa est mon parent, dit-il ; je resterai chez lui et je me défraierai moi-même ; c’est assez d’honneur pour moi que le roi me fournisse les meubles et les tentures de ma chambre. »

L’enthousiasme de Londres à l’arrivée du prince Charles fut, dit l’archevêque Laud dans son journal, « la plus vive et la plus universelle explosion de joie que j’aie vue en ma vie. » dès qu’on sut qu’il allait arriver, toutes les cloches de la ville furent en branle, toutes les rues et toutes les églises pleines pour le voir passer et pour bénir Dieu de son retour. Il descendit d’abord au palais épiscopal de Lambeth, d’où l’archevêque Abbott le conduisit par la Tamise à York-House et de là à Whitehall, où le conseil du roi vint le féliciter. Charles ne s’arrêta que quelques heures à Londres, se refusa il l’empressement peu opportun du marquis d’Inojosa, qui lui demanda à l’instant même une audience, et repartit le soir pour Royston, où l’attendait le roi son père. « Toute cette journée, dit dans sa prose sincèrement affectée et emphatique un témoin oculaire, se passa, de la part de tout le monde, grands et petits, riches et pauvres, en divertissemens, fêtes, triomphes et actions de grâces ; les quatre élémens, le feu, l’eau, l’air et la terre, semblaient applaudir à ce bienheureux jour ; le ciel versa pendant neuf heures une pluie que la terre sèche et avide buvait avec joie, je pourrais dire avec amour, à la santé d’une si belle solennité. Dans toutes les places, rues, cours, coins et recoins, le feu ou plutôt les feux de joie s’élevaient au ciel en dépit de la pluie, et l’air vaste et vide retentissait des acclamations du peuple et du bruit de tous les instrumens, canons, mousquets, cloches, tambours et trompettes. Pas une boutique n’était ouverte ; du matin au soir personne ne fit rien qu’apporter du bois pour alimenter les feux de joie ou vider les tonneaux et les pots, comme si le monde venait d’être sauvé d’un second déluge, et vraiment nous étions sauvés d’un déluge de chagrin. Les cabaretiers brûlaient jusqu’à leurs enseignes et faisaient couler auprès des feux leurs tonneaux, leurs cruches, leurs bouteilles pleines d’un vin brillant des couleurs de l’arc-en-ciel, et que de bons garçons, pareils à des salamandres en gaîté, buvaient sans se brûler ni se rassasier. La nuit comme le jour, il y eut, entre Saint-Paul et London-Bridge, cent huit feux de joie permanens, et toute la ville fut illuminée. » Ces joyeux transports populaires étaient l’expression des plus sérieuses passions nationales ; le peuple anglais croyait sa religion comme son prince sauvés des périls qu’ils venaient de courir en Espagne, et le chapelain Hacket, qui fut plus tard évêque de Lichfield et de Coventry, fait de cette journée les mêmes récits que le poète-batelier Taylor, avec cette réflexion de plus ; « Saint Augustin a raison de dire : « La joie publique éclate à la honte publique[16] ; » il y eut à Londres et à Westminster trop de bacchanales d’ivresse, et bien des gens furent offensés de voir payer au diable des actions de grâces qui n’étaient dues qu’à Dieu. »

Pendant que Londres et presque toutes les villes d’Angleterre, Cambridge, Oxford, Chester, Coventry, Leicester, Norwich, se livraient à cette allégresse, Charles et Buckingham arrivaient à Royston, où le roi Jacques les recevait en pleurant de joie. À peine réunis, ils s’enfermèrent ensemble dans le cabinet du roi, où ils restèrent plusieurs heures seuls, en conversation intime. Les courtisans de service dans le salon qui précédait le cabinet entendaient leurs voix sans distinguer leurs paroles : ils se parlaient tantôt très haut, tantôt tout bas ; tantôt ils riaient, tantôt ils semblaient se quereller. On était pressé de savoir quel serait le résultat de leur entretien. On put s’en douter le soir au souper royal, car le roi Jacques se montra satisfait que le voyage n’eût pas amené une solution plus décisive ; les engagemens des Espagnols pour le rétablissement de son gendre l’électeur palatin dans ses états n’étaient pas assez formels : « Je n’ai nulle envie, dit-il, de marier mon fils avec les larmes de ma fille pour dot. » Quelle était la portée de ce langage ? Le compte que venaient de lui rendre Charles et Buckingham de leur séjour en Espagne avait-il convaincu le roi Jacques que la cour de Madrid ne voulait pas sincèrement le mariage, et y renonçait-il sérieusement lui-même ? ou bien cédait-il à contre-cœur, et sauf meilleur avis, au déplaisir que Charles et Buckingham rapportaient de Madrid et à leur éloignement pour l’union qu’ils étaient allés y chercher ? Il y eut, je pense, à ce moment, dans le langage et la conduite du roi Jacques, plus de faiblesse que de résolution réelle, et il se laissa dominer par l’humeur de son fils et de son favori, sans abandonner effectivement son propre et ancien désir. Quoi qu’il en soit, le surlendemain même du retour des deux voyageurs[17], il envoya à son ambassadeur, lord Bristol, l’ordre de demander à la cour de Madrid des paroles plus catégoriques quant au rétablissement de l’électeur palatin, et aussi de faire ajourner aux fêtes de Noël la cérémonie des fiançailles, où, selon la procuration qu’il avait laissée en partant, le prince Charles devait être représenté par le roi Philippe IV ou par l’infant don Carlos.

Rien ne pouvait être plus embarrassant pour l’ambassadeur, ni plus blessant pour le roi d’Espagne et pour l’infante elle-même. Depuis le départ du prince Charles, lord Bristol, dévoué au mariage, avait assidûment travaillé à dissiper les doutes de son prince et de l’infante sur leurs sentimens mutuels, et à établir qu’ils étaient vraiment épris l’un de l’autre. « J’ai à donner à votre altesse, écrivait-il à Charles[18], quelques détails sur la princesse qu’il lui sera, je pense, agréable de connaître. Après que votre altesse a eu quitté Madrid, quelques soupçons se sont élevés, surtout à cause des lettres de quelques personnes qui avaient accompagné votre altesse à Santander, sur votre affection pour l’infante et sur l’exacte observation des engagemens convenus ; mais je puis assurer votre altesse qu’il n’a pas été possible de faire naître dans le cœur de l’infante la moindre méfiance sur vos sentimens pour elle : elle a toujours témoigné son déplaisir à ceux qui osaient lui tenir ce langage, et elle a toujours parlé de votre altesse avec un respect et un attachement dont les personnes qui l’entourent ne laissent pas d’être un peu surprises.

« Avant l’embarquement de votre altesse, quelques personnes avaient témoigné le désir que la princesse vous envoyât quelque gage d’affection. Je puis dire à votre altesse que la comtesse d’Olivarez n’y était point contraire, ni, j’en suis sûr, la princesse elle-même ; mais on a dit que cela ne pouvait se faire sans l’autorisation du conseil, et les membres de ce conseil ont allégué que, si votre altesse n’accomplissait pas ce qui a été convenu, de telles marques d’engagement rendraient la princesse impropre à tout autre mariage, de quoi la princesse, en apprenant ce propos, a été très offensée, et elle a dit que les gens du conseil étaient des impertinens de croire qu’elle fût une femme prête à un second amour et à recevoir deux fois leur approbation pour divers maris. La vérité est qu’en l’absence de votre altesse la princesse à déclaré son affection pour vous plus qu’elle n’avait jamais fait quand vous étiez ici, et votre altesse ne peut imaginer combien le roi, l’infante et toute la cour sont charmés de vos lettres quotidiennes au roi et à elle.

« Depuis que j’ai su votre altesse embarquée, j’ai parlé de l’appréhension où vous aviez paru être que l’infante n’entrât en religion après les fiançailles. La comtesse d’Olivarez en a entretenu l’infante, qui s’est fort égayée à l’idée qu’on pût avoir un tel doute ; jamais en sa vie, a-t-elle dit, elle n’a pensé à se faire religieuse, et elle aurait grand’peine à le devenir maintenant, uniquement pour éviter le prince de Galles, à qui elle doit une reconnaissance infinie. J’ai répondu que vous ne doutiez nullement de la bienveillance de la princesse, mais qu’elle pourrait être contrainte à ce que d’autres personnes exigeraient d’elle, car votre altesse voyait qu’on ne faisait rien ici que ce que voulaient les théologiens ou le conseil. À cela, et après en avoir parlé à la princesse, on m’a répondu qu’après les fiançailles la princesse serait elle-même sa maîtresse, que ni le roi ni le conseil n’auraient rien à voir auprès d’elle en pareille affaire, et qu’elle ne doutait pas que, s’il était convenable qu’elle écrivît elle-même au prince, elle dissiperait aisément ce doute et tout autre qui pourrait s’élever sur son affection pour votre altesse. La vérité est que je n’ai jamais parlé de ce scrupule sans que la comtesse d’Olivarez éclatât de rire, et elle m’a dit que la princesse en faisait autant. Et pour dire mon opinion à votre altesse en fidèle serviteur, je dois la prévenir que, si l’on insistait sur ce doute, il y serait à l’instant répondu et satisfait de telle sorte qu’on n’y pourrait plus voir qu’un prétexte d’ajournement ou de rupture. Je demande donc humblement à votre altesse de promptes instructions à ce sujet.

« Je finirai cette lettre en disant à votre altesse que je rends mes devoirs une fois par jour à la princesse en présence de la reine. Elle me reçoit très gracieusement, et me parle toujours très affectueusement de votre altesse, Je prie Dieu de rendre votre altesse aussi heureuse en toute chose qu’elle le sera en femme, car il n’y a certainement pas au monde une plus digne et plus vertueuse princesse. »

Quoiqu’on se méfiât un peu à Madrid des dispositions et de l’influence de Buckingham, on ne se doutait pas des hésitations de Londres et des nouvelles difficultés qui s’y préparaient. On croyait le désir du mariage espagnol toujours si vif dans l’esprit du roi Jacques, et ses engagemens, comme ceux du prince son fils, paraissaient si formels, qu’on était convaincu qu’ils se contenteraient l’un et l’autre de ce qu’on leur promettait en faveur de l’électeur palatin, comme ils avaient accepté ce qu’on avait exigé d’eux en faveur des catholiques. Dans cette persuasion, et comptant aussi sur l’arrivée très prochaine de la dispense définitive du nouveau pape, le roi d’Espagne faisait faire tous les préparatifs du mariage ; on construisait et on ornait de magnifiques tentures une galerie couverte allant du palais à l’église ; on expédiait dans les principales villes du royaume des ordres pour les réjouissances publiques ; enfin, la dispense papale arrivée, on fixa le jour des fiançailles au 20 novembre, celui du mariage au 9 décembre ; on adressa à la noblesse espagnole l’invitation d’y assister, et, en attendant ces solennelles cérémonies, les deux ambassadeurs d’Angleterre, sir Walter Astoh et le comte de Bristol, étaient traités avec la faveur la plus familière. « Nous n’avons pas besoin, comme les autres ambassadeurs, de demander une audience pour voir le roi, écrivait lord Bristol[19] ; nous avons libre accès auprès de lui en lui faisant dire, par un gentilhomme de sa chambre, que nous sommes là. Le 7 de ce mois, à l’occasion d’un incident dans l’affaire du Palatinat, il nous fit appeler à l’Escurial, où il était allé passer quelques jours pour la chasse ; à peine étions-nous arrivés que le comte d’Olivarez nous emmena dans la chambre du roi, que nous trouvâmes en robe de chambre, comme il est avec ses serviteurs personnels ; il nous reçut avec une affabilité singulière : maintenant, nous dit-il, qu’il regardait notre prince comme son frère, il voulait nous traiter, non comme des ambassadeurs, mais comme des personnes de sa maison. Après le dîner, il nous mena promener dans son carrosse, où nous étions seuls avec son frère don Carlos et le comte d’Olivarez. Le lendemain matin, il voulut que nous allassions chasser librement dans les bois voisins du palais, où nous tuâmes chacun un cerf, et, de retour à l’Escurial, nous fûmes admis à voir dîner le roi. Ces façons d’agir, qui paraîtront de peu d’importance en Angleterre, où elles sont habituelles, sont ici regardées comme des faveurs extraordinaires, et telles, j’ose le dire, qu’on n’en avait encore pas vu d’exemple. »

Il y eut quelques embarras sur la question de la dot. « Non-seulement le comte d’Olivarez, écrivit lord Bristol au prince Charles[20], mais tout le conseil ignorait ce qui s’était passé du temps du feu roi. Ils ont fait rechercher les précédens, et ils ont trouvé que les deux millions d’écus demandés étaient quatre fois plus qu’on n’avait jamais donné à une fille d’Espagne. Ils ont allégué qu’on dirait que le roi d’Espagne achetait l’amitié et l’alliance de l’Angleterre, et qu’après un tel précédent l’Espagne ne pourrait plus marier ses filles. J’ai insisté en disant que le feu roi en était ainsi convenu avec moi, et que le roi régnant m’avait plusieurs fois assuré par écrit qu’il poursuivrait l’affaire comme l’avait engagée son père, et qu’il tiendrait tout ce qui avait été promis. J’ai demandé qu’on examinât les documens originaux et les délibérations du conseil du feu roi. Le secrétaire, don Juan de Ciriça, les a produits très honnêtement, et j’ose dire que quiconque les a vus ne peut douter que le feu roi ne voulût réellement le mariage. C’était là certes l’occasion la plus commode pour désavouer de précédentes démarches, et j’étais bien décidé à les mettre à cette épreuve ; mais le roi et son conseil, en voyant ce qui avait été promis par son père, ont aussitôt résolu de tenir parole pour les deux millions, en représentant à sa majesté le roi mon maître combien cette dot était grosse, et en espérant que sa majesté prendrait ce fait en considération dans les négociations qui pourraient avoir lieu désormais entre les deux royaumes. »

Le comte d’Olivarez remit en effet à lord Bristol une note portant : « Le roi catholique mon maître consent volontiers à donner les deux millions de couronnes, de douze réaux chacune, que le roi son père a offertes au très sérénissime prince de Galles avec la main de l’infante doña Maria, sa fille. Le mode de paiement de ces deux millions est à considérer encore plus que la somme même, laquelle étant si forte et si supérieure à ce qui a été l’usage de cette couronne dans les mariages dont elle a eu à traiter, il est convenable d’admettre quelque délai et facilité pour l’acquittement. En conséquence, et en témoignage de l’affection et de l’estime qu’elle porte au prince et du prix qu’elle attache à l’alliance et à l’union avec la personne et la couronne du roi de la Grande-Bretagne, son père, sa majesté catholique paiera les deux millions comme il suit : 1° trois cent mille écus en espèces au moment du départ de l’infante ; 2° autres trois cent mille écus en diamans et joyaux estimés à leur valeur réelle et en accord avec la grandeur de leurs altesses ; 3° les quatorze cent mille écus restans seront le fonds d’une annuité, au taux de vingt mille écus d’intérêt pour un million de capital, à compter du jour de la célébration du mariage, laquelle rente sera remise annuellement à Anvers, au compte et risque de sa majesté catholique mon maître. »

Après avoir ainsi transmis au prince Charles, sur la question d’affection et sur la question d’argent, des informations qui lui semblaient, à lui, pleinement satisfaisantes, le comte de Bristol, touché aussi de la question d’honneur, lui écrivit en outre : « Que votre altesse me permette maintenant de lui parler en fidèle et franc serviteur. Si c’est le vœu de votre altesse qu’il soit fait usage, pour votre mariage, des pouvoirs que vous avez laissés entre mes mains, je ne doute pas que votre altesse n’obtienne à cet égard telle satisfaction que tout le monde trouvera raisonnable ; mais si votre altesse désire qu’il ne soit pas fait usage de ces pouvoirs, ils pourraient être retenus pour d’autres bonnes raisons qui naîtront dans la négociation des intérêts matériels, et on pourrait, je crois, faire différer les fiançailles sous des prétextes plausibles. Mais voici, à mon sens, les inconvéniens qui en résulteront. D’abord ce sera un grand déplaisir pour l’infante, qui, tant que les fiançailles ne sont pas faites, ne s’appartient pas à elle-même, et est gouvernée selon le bon plaisir du conseil, ce dont elle commence, je crois, à être lasse. Jusque-là elle ne peut déclarer qu’elle vous appartient, ni vous plaire en répondant à vos lettres et à vos messages, et en vous témoignant les respects et les soins qu’elle serait, je le sais, charmée de vous rendre. Si elle pouvait, d’une façon quelconque, supposer que le retard des fiançailles vient de votre altesse, elle le prendrait, je pense, avec beaucoup d’amertume. Cela inspirerait d’ailleurs au roi et à ses ministres de grandes méfiances, et les résolutions qu’il faut prendre pour exécuter ce qui a été convenu en seraient fort ajournées. Voici donc ce que je soumets à la sagesse de votre altesse : quand vous aurez reçu, sur le point spécial qui vous a préoccupé, la satisfaction quelconque que vous désirerez, et quand les articles de la dot seront réglés, votre altesse veut-elle que, même après l’arrivée de l’approbation, du pape, je me fasse encore scrupule de remettre au roi d’Espagne les pouvoirs de votre altesse pour le mariage ? Si c’est là votre intention, je suis sûr qu’on ne me pressera point, car il ne serait pas décent qu’on insistât, du côté de la femme, pour la prompte célébration ; mais, indépendamment même du mécompte et du chagrin qu’en ressentira l’infante (ce qui me touche par-dessus tout), cela fera naître de tels ombrages et de telles méfiances que toute l’affaire en sera entravée, et que nous verrons le roi d’Espagne et ses meilleurs conseillers arrêter toutes les démarches, tous les préparatifs auxquels ils se livrent aujourd’hui de bonne humeur et avec confiance, décidés, comme je crois qu’ils le sont, à accomplir ponctuellement tout ce dont ils sont convenus avec votre altesse. »

Ces lettres de lord Bristol, les informations qu’il transmettait, les observations qu’il présentait, embarrassèrent un peu à leur tour le ; roi Jacques et son fils. Ils reconnurent que la crainte devoir l’infante se retirer dans un couvent, quand une fois les fiançailles auraient eu lieu, n’avait nul fondement, et ne pouvait décemment servir de prétexte au retard de cette cérémonie. Quant au mariage même, Bristol leur fît observer que les pouvoirs laissés entre ses mains pour autoriser le roi Philippe IV ou l’infant don Carlos à représenter ce jour-là le prince de Galles expiraient précisément à Noël, et qu’ainsi on ne pouvait honorablement demander que la célébration fût ajournée jusqu’à cette époque, puisque Charles n’aurait plus alors à Madrid de représentant légal. On envoya à Bristol de nouveaux pouvoirs qui prolongeaient au-delà de Noël ceux qui lui avaient d’abord été remis ; mais, sur la question encore en suspens, la restitution du Palatinat à son gendre, le roi Jacques définit et maintint plus rigoureusement qu’il n’avait encore fait ses exigences. Il demanda formellement que le roi d’Espagne intervînt comme médiateur auprès de l’empereur Ferdinand II, pour faire rendre complètement et sans réserve au palatin ses états, son rang et ses droits d’électeur, qu’un terme fût fixé à cette médiation, et que si, ce terme arrivé, la médiation n’avait pas réussi, le roi d’Espagne unît ses armes à celles de l’Angleterre pour contraindre l’empereur à la restitution demandée. Et ce ne fut pas sur les seules questions politiques que le roi Jacques se montra exigeant. « Quant à la dot, écrivit-il à lord Bristol, nous repoussons absolument les joyaux et la rente annuelle, comme contraires au premier arrangement, et nous attendons la somme totale en espèces, à des termes dont on conviendra. Nous vous enjoignons de régler expressément cet article avant de remettre les pouvoirs qui sont entre vos mains. »

La cour de Madrid fut surprise : Jacques ne l’avait pas habituée à tant de raideur. Un incident diplomatique vint accroître ses défiances. Peu de jours après l’arrivée, du prince Charles auprès de son père, les deux ambassadeurs espagnols, qui ne l’avaient pas encore vu, le marquis d’Inojosa et don Carlos de Coloma, partirent de Londres pour aller à Royston le féliciter. Dans la route, à Buntingford, un messager vint au-devant d’eux leur dire, de la part du roi, que soit le jour même, soit le lendemain, comme cela leur conviendrait, il leur donnerait audience à Royston, et le prince après lui, mais que, dans l’une et l’autre hypothèse, ils seraient obligés de retourner immédiatement à Buntingford, Royston étant un lieu mal préparé pour de telles réceptions. Le marquis d’Inojosa fut choqué d’autant plus que, la semaine précédente, l’ambassadeur de France, le comte de Tillières, avait été reçu et logé à Royston avec une extrême courtoisie de toute la cour. Le vent soufflait donc là vers la France. Les deux Espagnols se rendirent à Royston et en repartirent aussitôt, se disant satisfaits de l’accueil qu’ils avaient reçu, mais irrités et pleins de soupçons. Ils rendirent sur-le-champ compte à Madrid de leur déplaisir, et de ce moment leur correspondance ne cessa d’inquiéter leur cour sur le tour nouveau que prenaient à Londres les affaires, et d’imputer à Buckingham le travail hostile dont le mariage espagnol devenait évidemment l’objet.

La réponse de Philippe IV aux demandes du roi Jacques pour le rétablissement de l’électeur palatin fut telle qu’on pouvait et qu’on devait l’attendre d’après son attitude et son langage dans tout le cours de la négociation : il promit d’agir comme médiateur, et en y employant toute son influence, auprès de l’empereur Ferdinand II, il approuva qu’un terme fût fixé à cette médiation et parut en espérer le succès ; mais il se refusa à l’engagement de faire la guerre en Allemagne, de concert avec l’Angleterre, si les voies pacifiques ne réussissaient pas : « Par une telle menace, je sortirais, dit-il, de mon caractère de médiateur et d’arbitre dans l’affaire, et je donnerais à l’empereur mon oncle un juste motif d’offense, en manquant au respect que je lui dois. »

Jacques fut très perplexe ; il voyait approcher ce qui lui déplaisait le plus, la nécessité d’une résolution définitive, la ruine de ce mariage espagnol qu’il poursuivait depuis sept ans, et, à la suite de la rupture avec l’Espagne, peut-être la chance d’une guerre. Pour échapper à cette situation, il eût fallu que Jacquet domptât les prétentions obstinées de son gendre et les passions vindicatives de son favori : c’était plus de courage et d’autorité qu’il n’en avait. Dans son impuissance, il restait triste et presque solitaire à Newmarket, oubliant jusqu’à son divertissement habituel de la chasse, et ne recevant plus ses courtisans, même dans les jours de fêtes et d’hommages solennels. Il essaya de résoudre la question du Palatinat par une négociation directe avec le rival de son gendre, le duc Maximilien de Bavière ; un capucin alla et vint à plusieurs reprises d’Allemagne en Angleterre et des Pays-Bas en Hollande, pour amener les deux prétendans à des concessions mutuelles. Les ambassadeurs d’Espagne à Londres furent un moment inquiets de cette tentative, et demandèrent à Jacques une audience pour l’en entretenir : ils ne furent admis auprès de lui qu’à grand’peine, en présence de Buckingham, et sans succès. Mais le palatin détrôné et le duc de Bavière vainqueur se refusèrent également à tout accommodement efficace ; c’était toujours le parti protestant et le parti catholique aux prises et tous deux intraitables. Jacques, lassé, céda en hésitant toujours. Sans rompre ouvertement avec la cour de Madrid, il lui montra clairement qu’elle ne pouvait plus compter sur lui ; il rappela le comte de Bristol de son poste d’ambassadeur extraordinaire en Espagne, donnant ainsi satisfaction à la doublé haine de Buckingham, et retirant de Madrid le seul Anglais en qui les Espagnols eussent confiance, le seul aussi qui persévérât dans la pensée primitive de sa mission.

Dans les premiers jours de janvier 1624, lord Bristol avec sir Walter Aston, son collègue, qui devait rester à Madrid après lui, se présenta chez le comte d’Olivarez pour lui annoncer son rappel et le prier de demander pour lui au roi Philippe IV une audience de congé. « J’ai beaucoup de choses à vous dire par ordre du roi, lui dit Olivarez. Nous avons reçu d’Angleterre de complètes informations ; nous savons que la mesure dont vous souffrez est l’œuvre de vos ennemis, et qu’ils n’ont pu vous imputer d’autre crime que votre zèle à accomplir le mariage pour lequel vous avez été envoyé ici. Le roi mon maître ne peut pas ne pas prendre cela fort à cœur ; il se tient pour obligé de déclarer au monde que vous n’avez rendu au roi de la Grande-Bretagne que d’excellens services, et pour encourager ses propres ministres et tous les autres ministres d’Europe à servir fidèlement leurs maîtres, je suis chargé de vous offrir un blanc seing de mon roi, où vous pourrez mettre, pour votre propre compte, toutes les conditions et demandes qui vous conviendront. Mon roi ne se propose point de corrompre un serviteur du roi de la Grande-Bretagne, mais de manifester hautement ce qui est dû à la conduite de votre seigneurie. Dans l’offre que je vous fais sont compris tous les domaines, toutes les dignités dont le roi mon maître peut disposer ; vous avez le choix. — J’ai un vif regret, répondit Bristol, des paroles que vous voulez bien m’adresser. Sa majesté catholique ne me doit rien. Ce que j’ai fait, je l’ai fait par ordre du roi mon maître, et non pour servir l’Espagne. Quelque motif que je puisse avoir de craindre le pouvoir de mes ennemis, je me confie dans l’innocence de ma cause et dans la justice de mon roi. Je ne puis me croire dans aucun danger ; mais, dût-il m’en coûter la tête en arrivant à Londres, j’irai me mettre aux pieds et à la merci de sa majesté. Plutôt mourir sur un échafaud que d’être duc de l’Infantado en Espagne ! »

On ajoute qu’indépendamment de cette démarche solennelle, Olivarez, informé que Bristol, loin de s’enrichir dans son ambassade, y avait dépensé une grande partie de sa propre fortune, lui offrit, au moment de son départ, une somme considérable, le pressant de l’accepter, car personne ne le saurait. « Pardon, reprit Bristol, il y aura quelqu’un qui le saura et qui le dira au roi d’Angleterre : c’est le comte de Bristol. »

Dès qu’ils apprirent que lord Bristol était rappelé, Philippe IV et son conseil regardèrent le mariage de l’infante comme abandonné, et, sans la déclarer formellement, ils manifestèrent leur conviction par leurs actes. Soit accident, soit chagrin, l’infante était souffrante et retenue dans son lit. On cessa de lui donner le titre de princesse d’Angleterre, elle ne prit plus de leçons d’anglais ; l’ambassadeur anglais ne fut plus admis à la voir ni à lui remettre des lettres ; les diamans et autres présens de mariage ne furent pas immédiatement renvoyés au roi Jacques, mais on dit tout haut qu’ils le seraient quand les dépêches des ambassadeurs espagnols à Londres auraient confirmé ce que le rappel de lord Bristol faisait présumer. Enfin Philippe IV partit de Madrid pour aller visiter les ports d’Andalousie et la flotte, qui eut ordre de s’y réunir. « Les langues sont ici déchaînées sur les procédés de sa majesté et de son altesse, écrivit sir Walter Aston au secrétaire d’état Conway. Je fais tout ce que je puis et tout ce qu’autorisent mes instructions pour leur donner, des intentions réelles de notre roi, une meilleure idée ; mais plusieurs me disent nettement que, pendant que je dis une chose, les actions de sa majesté et de son altesse sont toutes contraires. Je crois donc de mon devoir de vous avertir qu’ils ne s’attendent ici à rien moins qu’une guerre, qu’ils ont déjà tenu plusieurs conseils à ce sujet, et qu’ils se mettent sérieusement à l’œuvre pour se préparer à ce qui peut arriver. Autant que j’en puis juger, il est grand temps que sa majesté prenne quelque moyen de dissiper cet orage, ou qu’elle fasse des préparatifs analogues. »

Rien ne déplaisait plus au roi Jacques qu’une telle perspective : « La guerre, disait-il, ne rendra pas à mon gendre le Palatinat. » Vers Noël, il quitta Newmarket, revint à Londres, convoqua son conseil et lui soumit ces deux questions : le roi d’Espagne a-t-il voulu sincèrement le mariage de l’infante avec le prince de Galles ? dans la négociation relative au Palatinat, a-t-il violé l’alliance entre les deux royaumes de façon à mériter qu’on lui déclare la guerre ? La perplexité du conseil fut extrême ; la plupart de ses membres étaient dans la clientèle de Buckingham ; tous savaient avec quelle ardeur il était devenu l’ennemi de l’Espagne, tous redoutaient son pouvoir sur le roi et sur le prince, les exigences et les emportemens de son orgueil. « Que la liberté d’un pauvre homme est préférable à la servitude d’un grand-officier de la couronne ! disait le garde des sceaux Williams à ses affidés ; faut-il que je perde mon patron ou ma raison ? » Buckingham le menaça hautement de le ruiner s’il ne lui demeurait pas fidèle. La loyauté politique et sans doute aussi la connaissance qu’on avait des désirs secrets du roi prévalurent dans cette occasion sur les instances et les menaces du favori ; presque tous les membres du conseil votèrent que le roi d’Espagne avait voulu sincèrement le mariage et qu’il n’y avait pas, dans sa conduite quant au Palatinat, motif de lui déclarer la guerre. Buckingham sortit furieux du conseil, « poursuivant et querellant les conseillers de chambre en chambre, comme une poule qui a perdu sa couvée et qu’aucun de ses poussins ne suit plus. » Jacques de son côté se lamentait de la discorde de ses serviteurs et disait tristement : « Si j’avais envoyé mon garde des sceaux Williams en Espagne avec mon fils, il m’aurait conservé le repos d’esprit et l’honneur, deux chances qui me manquent à la fois. » Mais sa tristesse ne lui donnait pas plus de courage contre son favori, soutenu par son fils, et ses habitudes domestiques avaient sur lui bien plus d’empire que ses convictions de roi. N’osant pas se décider contre Buckingham, et selon l’avis de son conseil, il convoqua le parlement pour décider à sa place, sachant bien d’avance que le parlement serait de l’avis de Buckingham et non pas du sien.

Loin de s’attiédir, le sentiment public qui avait accueilli Charles et Buckingham à leur retour de Madrid s’était de jour en jour échauffé et répandu dans le pays ; de jour en jour, l’antipathie anglaise pour le mariage espagnol était devenue plus générale et plus hardie. Imprimés ou écrits à la main, tolérés ou interdits, des pamphlets destinés à la justifier et à la fomenter étaient partout colportés et lus avec avidité. Tantôt c’était Tom le Véridique[21] qui s’adressait au roi Jacques et lui exposait avec une rudesse campagnarde les idées et les jugemens populaires ; tantôt on s’appliquait à exciter contre les Espagnols les colères anglaises en racontant les froideurs et les mauvais procédés que rencontraient en Espagne les Anglais, même lord Bristol dans quelques-unes de ses missions. On publiait, sous le nom de Voix du Peuple ou Nouvelles d’Espagne, de prétendues conversations et délibérations dans le conseil de Madrid, où Gondomar expliquait complaisamment toutes les menées, tous les artifices par lesquels il abusait et dominait, au profit de la politique papale ou espagnole, le roi d’Angleterre et ses conseillers. Dans un autre pamphlet intitulé Voix du Ciel ou Nouvelles venues du Ciel, le roi Henri VIII, les reines Marie et Elisabeth, le feu prince de Galles Henri et d’autres morts célèbres s’entretenaient des affaires du monde, « entretiens dans lesquels étaient démasquées et fidèlement mises au jour l’ambition et les perfidies de l’Espagne envers la plupart des royaumes et des états libres de l’Europe, surtout envers l’Angleterre et surtout à l’occasion du mariage projeté entre le prince Charles et l’infante doña Maria. » La liberté de la presse n’était alors ni reconnue en principe ni légalement garantie ; mais les libertés générales de l’Angleterre étaient assez fortes pour que les idées et les sentimens publics ne pussent être étouffés, et pour que leur influence pénétrât dans le gouvernement.

Les favoris des rois ont leurs jours de bonne fortune auprès des peuples : Buckingham ne manquait ni de hardiesse, ni de savoir-faire ; ses passions personnelles étaient en ce moment d’accord avec la passion nationale ; il l’exploita en la servant. Sans se soucier des désirs secrets et des alarmes du roi son maître, il encouragea toutes les manifestations, toutes les publications anti-espagnoles ; un ministre puritain, Preston, l’un des chapelains du prince Charles, devint son intermédiaire auprès des protestans les plus ardens ; il se concerta avec les chefs de l’opposition dans le parlement près de se réunir. En présence de son pouvoir et de son succès, ses adversaires dans la question du mariage espagnol, le garde des sceaux Williams et le comte de Bristol lui-même, s’intimidèrent et firent effort pour se réconcilier avec lui. « L’état actuel des affaires du roi exige le concours de tous ses serviteurs et de tous ses ministres, lui écrivit Bristol[22], qui n’avait pas encore quitté Madrid ; c’est ce qui me fait offrir à votre grâce mes services, et s’il y a eu entre nous quelques malentendus, j’espère que, par ce même motif, votre grâce n’y pensera plus. Quant à moi, je m’appliquerai à vous donner des satisfactions qui méritent votre amitié, et si je ne réussis pas, on ne me trouvera pas dépourvu de patience, quoi qu’il me puisse arriver. » Quelques jours avant l’ouverture du parlement[23], le garde des sceaux Williams fit à Buckingham des avances encore plus empressées et plus humbles. « Je n’osais pas écrire à votre grâce, que je savais si irritée contre moi, et j’étais résolu avec chagrin à tout supporter avec patience, sans la moindre pensée d’opposition à votre volonté ; mais son altesse[24] m’a encouragé, et même commandé d’agir autrement, m’assurant que votre grâce ne ressentait contre moi aucun réel déplaisir… Bien résolu donc, quoique nous différions d’opinion, à rester debout ou à tomber fidèle et constant serviteur de votre grâce, je vous supplie de recevoir mon âme en preuve et en gage que, depuis le premier jour où je vous ai vu, je n’ai jamais nourri dans mon cœur aucune pensée d’opposition à votre grâce, que je crois votre grâce aussi fermement établie dans la faveur de sa majesté et son altesse qu’elle l’ait jamais été, et que je n’ai jamais révélé à personne les secrets de votre grâce. Enfin je demande humblement et cordialement pardon à votre grâce d’avoir douté (et c’est là mon principal tort) d’un si sincère et noble ami. Et pour que je ne paraisse pas un véritable sot, permettez-moi de me rappeler une fois et d’oublier ensuite à jamais les motifs qui m’ont fait agir ainsi. »

Le parlement s’ouvrit donc le 19 (29) février 1624 sous ces auspices : le roi Jacques triste, mais toujours soumis à son favori ; le prince Charles et Buckingham étroitement unis ; les ennemis de Buckingham vaincus et lui demandant pardon ; les deux chambres et le peuple regardant Buckingham, en religion et en politique, comme le sauveur du prince et du pays.

Le discours du roi Jacques, en ouvrant la session, fut, selon sa coutume, prétentieux et pédantesque, mais au fond embarrassé et modeste. Il donna pour motif du voyage du prince Charles en Espagne la nécessité de voir clair enfin dans les intentions de la cour de Madrid, « de qui je recevais, dit-il, d’aussi grandes promesses que je pouvais le désirer ; mais les actions étaient contraires. » Il déclara qu’il avait donné Buckingham pour compagnon à son fils « comme l’homme en qui il avait le plus de confiance. » Il annonça que ses secrétaires, d’après les informations et sous la garantie de son fils et de Buckingham, raconteraient aux deux chambres tout ce qui s’était passé dans cette négociation, et que lorsqu’elles auraient tout entendu super totam materiam, il leur demanderait leur bon et salutaire avis pour la gloire de Dieu, la paix du royaume et le bien de ses enfans. »

Les deux chambres accueillirent avec une joie fière ces paroles du roi, qui remettait ainsi entre leurs mains le sort de son fils et la politique extérieure du pays. Elles se réunirent en conférence dans la salle des banquets de Whitehall[25], et là, Buckingham, en présence et avec l’adhésion formelle du prince Charles, exposa lui-même, avec une verve prolixe, mais adroite, tous les faits et toutes les questions de la négociation. La tâche ne lui fut pas difficile : depuis qu’il avait ramené le prince en Angleterre et qu’il se montrait opposé au mariage espagnol, « il était devenu, dit le chapelain du garde des sceaux Williams, l’Alcibiade qui charmait la république. Quand il affirma qu’il n’avait voulu s’accorder en rien avec les Espagnols tant que le prince électeur, le mari de la princesse d’Angleterre, ne serait pas rétabli dans ses états, il émut jusqu’à la moelle les cœurs de ses auditeurs. Et quand il raconta avec quelle fermeté le prince avait maintenu les principes de la vraie foi, et avec quel zèle scrupuleux il avait veillé, lui Buckingham, à ce que nul émissaire ne vînt empoisonner l’âme de son altesse, il enleva l’approbation universelle ; tous dirent que le prince s’était comporté en vaillant capitaine de la sainte vérité, et que le duc méritait le beau nom d’un lieutenant dévoué, sous lui, à la cause de Dieu, car il a toujours été facile d’éblouir le bon peuple d’Angleterre avec le flambeau de la religion. »

Un seul homme, le comte de Bristol, eût pu contester, sinon avec la faveur publique, du moins avec précision et autorité, les assertions du duc de Buckingham ; mais il tarda à rentrer en Angleterre, et quand il y arriva, le roi Jacques, en lui faisant parvenir des paroles d’estime et de regret, lui interdit de paraître au parlement et à la cour. Bristol se prêta au silence, et Buckingham parla sans contradicteur.

Les ambassadeurs d’Espagne, Inojosa et Coloma, tentèrent contre lui une forte attaque ; ils l’accusèrent d’avoir, dans son récit, porté atteinte à l’honneur du roi d’Espagne : « Si un sujet du roi notre maître, dirent-ils, eût dit de telles choses sur le roi d’Angleterre, il eût payé ses paroles de sa tête. » Buckingham informa lui-même la chambre des lords de cette accusation, demandant qu’elle examinât et déclarât s’il eût pu légitimement laisser en dehors aucun des détails de son récit. Les lords répondirent sur-le-champ que « le duc n’avait rien dit qu’il ne fût à propos de dire et à quoi il ne fût naturellement conduit par son sujet, et, après en avoir conféré ensemble, les deux chambres présentèrent au roi Jacques un mémoire portant : 1o qu’elles acquittaient et déchargeaient absolument le duc de Buckingham du reproche d’avoir prononcé des paroles offensantes pour le roi d’Espagne ; 2o que, si le duc eût omis quelque chose de ce qu’il avait raconté, il eût manqué à ce qu’il devait au roi et au parlement ; 3o que, pour leur compte, elles l’honoraient à raison de ce récit, et lui exprimaient leur reconnaissance pour la fidélité et l’habileté qu’il y avait déployées. » Le roi Jacques remercia les chambres de cette déclaration, et y adhéra lui-même dans les termes les plus pompeux et les plus affectueux pour son favori.

Les Espagnols ne se tinrent pas pour battus. Après avoir vainement tenté d’obtenir du roi Jacques une audience particulière, ils saisirent, dans une réunion de la cour, un moment où le prince Charles et Buckingham étaient occupés ailleurs, et le marquis d’Inojosa glissa furtivement dans la main du roi un papier que Jacques, averti par un signe, mit aussi furtivement dans sa poche. Le soir même, curieux et un peu inquiet de ce que ce papier lui faisait entrevoir, Jacques permit que, vers minuit, on introduisît dans son cabinet un secrétaire de l’ambassade espagnole, don Francisco Carondelet, qui lui représenta vivement, au nom des ambassadeurs, qu’il était prisonnier dans son propre palais, entouré de gardiens et d’espions ; qu’aucun de ses serviteurs n’osait exécuter ses ordres ni l’informer de rien sans s’être assuré de l’approbation de Buckingham ; que l’Angleterre n’était plus gouvernée par son roi, mais par un homme qui, pour satisfaire ses propres vengeances, travaillait à engager son maître et son bienfaiteur dans une guerre injuste et impolitique. Jacques demanda autre chose que ces imputations générales, et trois jours après Carondelet lui revint porteur d’un écrit dans lequel les ambassadeurs espagnols affirmaient que Buckingham avait des rapports intimes avec les meneurs de l’ancienne opposition dans les deux chambres, qu’il leur révélait les plus secrètes démarches et intentions du roi, qu’avec leur aide il se promettait d’engager une guerre que le roi ne pourrait soutenir qu’en se mettant à leur discrétion, que, si le roi s’opposait à leurs desseins, ils avaient résolu de le confiner dans un château, à la campagne, et d’instituer le prince Charles régent du royaume. Enfin, ajoutait-on, la présomption et la trahison de Buckingham allaient à ce point qu’il nourrissait l’espérance d’ouvrir à sa propre famille des chances de succession au trône en mariant sa fille au fils aîné de l’électeur palatin. Quelque confus et incohérens que fussent ces bruits, Jacques en fut ému. Il les repoussa en disant que son fils et son favori étaient incapables de former contre lui de si méchans desseins ; mais, tout en les défendant, il poussait Carondelet de questions, et avouait qu’au moment de son départ pour l’Espagne, le prince son fils était très favorable au mariage espagnol, mais qu’il avait été entraîné par de folles conceptions de Buckingham, « qui depuis son retour, dit-il, a en lui je ne sais combien de diables. » Un jésuite, le père Maestro, qui avait été employé à Rome dans la négociation relative à la dispense du pape et qui se trouvait en ce moment à Londres, fut aussi admis auprès du roi, et confirma les dires de Carondelet. De plus en plus troublé, Jacques, les jours suivans, laissa voir sa tristesse ; il était silencieux, évitait la conversation avec son fils et Buckingham, ou ne leur parlait qu’en termes contenus et obscurs. Allant un jour à Windsor, il dit au prince de venir avec lui, et à Buckingham de rester à Londres. Au moment où il montait en voiture, Buckingham s’approcha, et, les yeux pleins de larmes, dit-on, le conjura de lui dire en quoi il l’avait offensé, protestant, au nom de Jésus-Christ, que, s’il savait de quoi il était accusé, il s’en justifierait ou l’avouerait sincèrement. Jacques ne répondit rien et partit avec son fils ; mais pendant la route il répéta plusieurs fois qu’il était le plus malheureux des hommes, car il se voyait abandonné de ceux qu’il aimait le mieux. Buckingham, de son côté, s’enferma chez lui, à Wallingford-House, en proie à la plus vive perplexité, et ne comprenant pas d’où partait le coup qui le menaçait, ni comment il pourrait s’en défendre.

Le secours lui vint d’une main de laquelle il était loin et n’avait guère droit de l’attendre. Le secrétaire espagnol Carondelet avait à Londres une maîtresse et un confesseur qui lui étaient presque également chers, et à qui il racontait indiscrètement tout ce qu’il avait occasion de savoir et de faire. La femme, intelligente et besoigneuse, se mit en rapport, par un autre homme de ses amis, avec le garde des sceaux Williams, qui faisait dans Londres, sans grand scrupule, une police très active, et, moyennant une ou deux belles pièces d’argenterie qu’elle reçut de lui, elle l’instruisit de ce que lui avait dit à elle Carondelet sur le travail des ambassadeurs espagnols contre Buckingham et sur l’espoir qu’ils avaient de le perdre dans l’esprit du roi et de faire en même temps dissoudre le parlement, qui leur était si ennemi. Le garde des sceaux ne se contenta pas de ces premières informations : il fit arrêter sans bruit le confesseur de Carondelet et se le fit amener, en le menaçant de toute la rigueur des lois contre les prêtres catholiques qui disaient en secret la messe et faisaient des entreprises de conversion. Saisi d’effroi pour son ami, Carondelet fit demander au garde des sceaux un rendez-vous, et vint en grand mystère, de nuit, par une porte dérobée, le solliciter instamment pour le prêtre arrêté, « qui lui était, dit-il, aussi cher que sa propre vie. — Comment voulez-vous, lui dit Williams, que je mette en liberté un homme mort selon nos statuts, un prêtre sorti de son séminaire pour venir surprendre et pervertir les fidèles qui vivent dans le sein de notre église, et cela au moment où le parlement veille avec plus d’ardeur que jamais à l’exécution des lois ? — Mylord, reprit avec passion Carondelet, ne vous inquiétez pas de ce parlement ; je puis vous dire, si vous ne le savez déjà, qu’il est bien près de sa fin. » Rien n’est plus difficile que de retenir une indiscrétion commencée ; profitant de ce moment d’abandon, le garde des sceaux, à la faveur d’un long entretien obtint de Carondelet tout ce qu’il avait envie de savoir sur les menées et les espérances espagnoles. Vers deux heures de la nuit, il le congédia satisfait, en faisant mettre secrètement le prêtre en liberté, et, resté seul, il rédigea un récit détaillé de tout ce qu’il venait d’apprendre, l’accompagna de notes pour en démontrer soit le mensonge, soit le péril, et se rendant aussitôt chez Buckingham, qu’il trouva toujours plongé dans l’anxiété et l’abattement : « Mylord, lui dit-il, voici ce que j’ai découvert. Allez sans délai à Windsor, instruisez de tout ceci le roi en gardant sur la source de vos informations le plus profond secret ; soyez avec lui très doux, très caressant, et surtout faites en sorte de ne le quitter ni jour ni nuit, de peur que dans quelque intervalle on ne décide sa majesté à dissoudre le parlement, ce qui amènerait, on l’espère bien, votre envoi immédiat à la Tour, et Dieu sait ce qui viendrait après ! » A ce service inattendu, Buckingham se répandit en remercîmens, et, prompt à suivre le conseil du garde des sceaux, il partit sur-le-champ pour Windsor, où il n’était nullement attendu.

Le lendemain, le garde des sceaux, en arrivant à la chambre des lords, y trouva le prince Charles, qui, l’emmenant aussitôt à l’écart, le remercia chaudement du salutaire avis qu’il avait donné à Buckingham : « Et je vous remercierai encore bien plus, lui dit-il, pour moi comme pour le duc, si vous dévoilez pleinement cette noire intrigue qui a fait perdre à Buckingham la bonne opinion de mon père, et m’a mis moi-même en presque aussi mauvaise situation. Mais, dites-moi, comment êtes-vous parvenu à savoir que ce sont les agens espagnols qui ont accusé Buckingham, auprès de mon père, de tous ces méfaits, et presque de trahison ? » Le garde des Sceaux raconta alors avec détail au prince comment, par la maîtresse de Carondelet, il était parvenu à ces découvertes : « Ah ! ah ! lui dit le prince en riant, vous faites donc le commerce de cette marchandise ? — Monseigneur, reprit l’évêque-magistrat, je n’ai jamais vu la figure de cette femme ; mais, dans mes études de théologie, j’ai trouvé cette maxime, qu’il est permis de faire un bon usage du péché d’autrui. »

De retour à Windsor, Charles se concerta avec Buckingham, et ils présentèrent ensemble au roi le récit du garde des sceaux avec les commentaires qu’il y avait joints. Jacques le lut devant eux, s’arrêtant de temps en temps, tantôt pour leur faire quelques questions, tantôt pour dire avec un accent de satisfaction : « C’est bien, c’est très bien, c’est cela. » Sa lecture terminée, il embrassa vivement son fils et son favori : « Je n’ai plus que le regret de m’être laissé aller à une méfiance fomentée par de perfides ennemis. Nous voilà réconciliés, et pour prix de notre réconciliation je ne vous demandé qu’une chose : dites-moi quel est l’ingénieur qui, de son briquet, a fait jaillir l’étincelle et allumé le flambeau qui m’éclaire ? — Je l’ignore absolument, sire, dit Buckingham. » Charles resta muet. « Allons, dit le roi, j’ai bon nez, et je répondrai moi-même à ma question : c’est mon garde des sceaux qui a mis le levain dans la pâte. Que Dieu l’en récompense ! Il vous a rendu, et à moi aussi, un grand service. »

Jacques ne s’en tint pas à cette réconciliation familière ; il voulut qu’elle devînt publique et fût officiellement expliquée ; il déclara qu’il dresserait, sur les faits et les desseins imputés à Buckingham, une série de questions au sujet desquelles il provoquerait, sous serment, les réponses des membres de son conseil. Il fit préparer en effet cet interrogatoire, et le communiqua au prince Charles, qui écrivit confidentiellement à Buckingham : « Steenie, je vous envoie ci-jointes les questions que le roi juge à propos de faire concernant les malicieuses accusations de l’ambassadeur d’Espagne. Quant à la façon de les présenter, mon père a résolu (à moins que vous n’y fassiez des objections fondées en raison) de faire lui-même d’abord prêter serment aux membres du conseil ; le secrétaire Calvert et le chancelier de l’échiquier recevront ensuite, par écrit et sous leur signature, les réponses des membres interrogés. Ainsi le veut le roi. Mon avis est que vous ne courez en ceci aucun danger, tandis qu’en vous opposant à ce mode de procéder, vous vous rendriez suspect d’avoir dit des choses dont vous ne voudriez pas entendre parler. Nul homme ne sera assez fou pour risquer sa tête en disant contre vous quelque mensonge ; car tout le monde sait que je suis vraiment votre ami, et si on ne dit que la vérité, on ne dira que ce que le roi sait déjà et ce que vous avez partout déclaré, c’est-à-dire que vous pensez, comme je le pense moi-même, que la continuation de ces traités avec l’Espagne ne peut nous être que très nuisible. Mon avis est donc que vous ne vous montriez nullement mécontent de la façon de procéder que veut le roi. Je crois qu’au lieu de vous faire aucun mal, ceci mettra sous vos pieds ces quelques pauvres drôles qui sont vos ennemis. Maintenant, mon très cher, si vous croyez que je me trompe, faites-moi savoir ce que je puis faire, de façon ou d’autre, pour te servir, et tu verras ce que tout le monde verra plus clairement chaque jour, que je suis et serai toujours ton fidèle, cordial et constant ami,

« CHARLES. »

Au jour fixé et le conseil réuni, le roi entra dans la salle, tenant la Bible à la main. On remarqua qu’il avait la figure altérée et toutes les apparences d’une santé en déclin. Les membres du conseil prêtèrent le serment demandé, et déclarèrent qu’ils n’avaient aucune connaissance d’aucun des sinistres desseins signalés dans les questions présentées, et qu’ils regardaient le duc de Buckingham comme l’un des plus fidèles sujets et serviteurs du roi. Cet acte une fois accompli et connu, Jacques fit demander aux ambassadeurs espagnols quels étaient les Anglais qui leur avaient donné les informations d’après lesquelles ils avaient agi. Pour toute réponse, le marquis d’Inojosa sollicita une audience particulière que le roi lui refusa en le renvoyant à ses ministres. Le marquis, irrité, annonça qu’il allait quitter Londres et retourner à Madrid en passant par Bruxelles. Jacques, qui avait manifesté l’intention de lui faire don d’un beau diamant, ne lui donna pas même un sauf-conduit pour le mettre, dans la traversée, à l’abri des croiseurs hollandais ; l’ambassadeur fut obligé de recourir au ministre de Hollande en Angleterre pour être assuré qu’il ne serait pas arrêté en mer, et, sans avoir eu même une audience de congé, il s’embarqua à Calais, sur un bâtiment marchand, le cœur plein contre le roi Jacques, le prince Charles, le duc de Buckingham et toute l’Angleterre, d’une rancune qu’il exhala à Bruxelles et à Madrid avec plus de violence que d’effet.

Il avait mal compris la situation d’un ambassadeur dans un pays libre, et mal connu le prince auprès duquel il était accrédité. Il s’était mêlé, lui étranger, du gouvernement intérieur de l’Angleterre en s’efforçant de renverser un ministre, favori en ce moment du peuple comme du roi. Il avait attaqué Buckingham à la fois par des paroles hautaines et par des menées souterraines, blessant ainsi à la fois l’orgueil et le sentiment d’honneur du parlement et du public anglais. Il avait compté sur le désir passionné que témoignait depuis longtemps le roi Jacques pour le mariage espagnol, oubliant que Jacques était d’un caractère faible et double, et que, si le mariage espagnol manquait, il avait encore en perspective le mariage français pour contenter sa passion. L’insuccès et le départ du marquis d’Inojosa n’eurent d’autre effet que de dégager pleinement le roi Jacques envers la cour de Madrid et de le mettre à l’entière disposition du parlement, ennemi de l’Espagne. En vain les Espagnols essayèrent de ressaisir le fil qu’ils avaient eux-mêmes brisé ; en vain on parla du prochain retour à Londres du comte de Gondomar, naguère si habile à ménager la cour et si influent auprès du roi : ni le roi ni la cour n’étaient plus maîtres de la question. Les chambres votèrent que le roi ne pouvait, ni avec sûreté pour son propre honneur, ni avec convenance pour la religion et pour l’état, poursuivre la négociation entamée pour le mariage du prince de Galles avec l’infante, ni compter sur cette négociation pour le rétablissement de l’électeur palatin. Elles présentèrent de concert au roi une adresse pour lui faire de ce vote une déclaration solennelle. Elles déclarèrent en outre que, le roi se montrant disposé à suivre leur conseil, elles le soutiendraient de tous leurs moyens à travers toutes les conséquences de sa résolution, et elles votèrent immédiatement des subsides très insuffisans pour faire longtemps face à la guerre, mais suffisans pour pousser à la rupture. En présence de toutes ces manifestations, Jacques se décida enfin, avec tristesse et inquiet de l’avenir, mais en termes clairs et péremptoires. Il dit aux deux chambres : « Je vous déclare que je consens à suivre votre conseil en annulant et rompant les deux traités avec l’Espagne pour le mariage et pour le Palatinat. Je m’assure en même temps que vous effectuerez ce que vous m’avez dit, à savoir que vous me soutiendrez de votre sagesse, de vos conseils et de vos forces autant que besoin sera. Ce que vous venez de voter est assez, j’en conviens, pour entrer aujourd’hui dans l’affaire, mais bien loin de ce qu’elle exigera. Il est sans exemple, je dois le dire, qu’aucun parlement, à son début, ait donné au roi un si large subside à percevoir en si peu de temps. Je vous remercie aussi de la résolution générale par laquelle vous m’avez engagé vos fortunes et vos vies ; cela est plus que quarante subsides et vaut mieux qu’un royaume, car la force d’un roi, après la protection de Dieu, réside dans les cœurs de son peuple… Mylords et messieurs, je vais faire préparer toutes choses pour que mon gendre l’électeur rentre en possession du Palatinat. Je proteste devant Dieu que pas un sou de ce que vous m’avez donné pour cette œuvre ne sera employé à nul autre dessein. La guerre diminuera le revenu de mes douanes et augmentera mes charges ; mais, puisque je l’entreprends, j’en viendrai à bout de manière ou d’autre, dussé-je vendre mes joyaux et tout ce que je possède. Vous verrez, dans la session prochaine, comment auront été employés les moyens que vous me donnez, et cela vous excitera, j’espère, à faire ce qu’il y aura encore à faire. Si j’ai tardé jusqu’ici à m’engager dans cette entreprise, c’est que j’espérais y réussir sans guerre. Il n’a tenu qu’à un cheveu que j’obtinsse, par un traité, la restitution du Palatinat à mes enfans. Puisque je n’y puis compter par cette voie, j’espère qu’en dépit du diable et de tous ses instrumens, Dieu, qui a mis dans vos cœurs de me donner ce conseil et dans le mien de suivre votre conseil, bénira nos efforts, et que je mettrai ma réputation au-dessus de toute calomnie. »

Quand la résolution du roi fut connue, des transports de joie éclatèrent dans Londres et dans tout le pays, presque aussi vifs que le jour où le prince Charles était rentré en Angleterre. Les rues comme les églises furent le théâtre des démonstrations populaires, tour à tour pieuses et désordonnées. Et telle était l’antipathie pour l’Espagne que, le lendemain, le duc de Buckingham fut obligé de dire à la chambre des lords « qu’au milieu des feux de joie et des réjouissances du peuple, quelques-uns des gens de l’ambassadeur d’Espagne avaient été fort maltraités : incident fâcheux qu’il priait la chambre de prendre en considération. » la chambre approuva la motion du duc, et décida, en ordonnant à ce sujet une enquête, que, si on pouvait découvrir les coupables, ils seraient punis conformément à une récente proclamation du roi qui interdisait toute manifestation offensante pour les ambassadeurs étrangers.


VIII

Parmi les conditions du succès dans le gouvernement des peuples, il en est une qui domine toutes les autres : il faut que les hommes en possession du pouvoir soient, par l’esprit et le caractère, à la hauteur des questions qu’ils ont à résoudre et des événemens qu’ils sont chargés de diriger. La supériorité même la plus éclatante ne suffit pas toujours, tant la tâche est grande et compliquée, tant il est difficile d’y voir toujours clair quand on à regarder si loin, et d’échapper au péril que la tête tourne quand on est placé si haut. L’histoire n’a point de plus puissant enseignement que le spectacle des fautes et des chutes des personnages qui font sa gloire ; mais cet enseignement est triste autant que salutaire : c’est un pénible effort d’avoir à mêler l’indignation à l’admiration, et à reconnaître la justice des coups qui frappent ceux qui avaient mérité leurs succès. J’éprouve ce sentiment à l’aspect d’Alexandre fou, de César assassiné, de Napoléon déchu. Les revers de ces rois du monde n’ont été que le naturel et légitime retour de leurs égaremens. Mais comment contempler sans une émotion douloureuse ces grandes créations tout à coup changées en grandes ruines ? Rien de semblable ne s’éveille dans notre âme là où manque la grandeur ; il n’y a rien de pénible à voir échouer la médiocrité vaniteuse, et les infortunes des petits esprits placés trop haut pour leur portée satisfont à la justice sans inspirer une tristesse sympathique. Je suis ramené à ce que j’ai dit en commençant ce récit : les problèmes et les événemens qui agitaient à son début le XVIIe siècle étaient les mêmes qu’au XVIe, et toujours aussi grands ; c’était toujours le catholicisme et la monarchie européenne aux prises avec le protestantisme et l’équilibre européen des états. Les premiers représentans de ces grandes causes, Charles-Quint et Philippe II en Allemagne et en Espagne, Elizabeth en Angleterre, Guillaume de Nassau en Hollande, Henri IV en France, avaient été au niveau de leur tâche, et l’avaient, chacun à son poste, bien comprise et résolument poursuivie. Quand on tombe de ces grandes figures à celles de Philippe IV et d’Olivarez, de Jacques Ier et de Buckingham, on ne saurait s’étonner, ni s’attrister de leurs échecs. Ils ne se sont pas doutés de la grandeur des questions posées devant eux ; leur vue était trop courte pour les reconnaître, et leur cœur trop faible pour les accepter. Embarrassés et impuissans dans cette arène trop haute pour eux, ils ont substitué l’hésitation à la résolution et l’intrigue à la lutte. Anglais ou Espagnols, ils ont tous également échoué dans leurs petits desseins et leurs petits efforts, et on peut s’amuser de la comédie royale que je viens de retracer sans s’émouvoir pour les acteurs.

Je n’ai pas encore dit le dénoûment de cette comédie. Quand le roi Jacques, quoiqu’il continuât à en traiter, s’aperçut enfin que le mariage espagnol échouerait, il expédia sur-le-champ à Paris lord Kensington pour sonder de nouveau le terrain et y replanter, s’il était possible, les jalons du mariage français. Et au moment même où le prince Charles et Buckingham quittèrent Madrid, un moine en partit pour aller, de son côté, à Paris rouvrir devant Marie de Médicis, et pour sa fille, la princesse Henriette-Marie, la perspective du mariage anglais. Quelques documens jusqu’ici inconnus, et que je recueille, me manquent encore pour éclairer cette dernière scène du drame. Je ne tarderai pas à la raconter.


GUIZOT.


Val-Richer, juillet 1862.

  1. Le 10 (20) mars 1623.
  2. Le 25 mars (4 avril) 1623.
  3. Le 22 avril (2 mai) 1623.
  4. Le 11 (21) mai 1623.
  5. Le 6 (16) juin 1623.
  6. Je joins ici la traduction d’une conférence du prince de Galles avec le comte d’Olivarez et le conseil de Philippe IV, qui montre quelles étaient les difficultés de la négociation avec la cour de Rome. Ce document est tiré des archives de Simancas.
    Note remise à la cour de Madrid par son altesse le prince de Galles au sujet des additions faites par la cour de Rome aux articles qui lui avaient été envoyés de Madrid en demandant la dispense pour le mariage.
    « Sa majesté catholique et ses ministres ayant traité avec son altesse le prince de Galles de la sécurité que pourrait avoir sa majesté pour prêter le serment que sa sainteté exige, serment par lequel sa majesté s’obligerait à insister jusqu’à obtenir du parlement d’Angleterre, dans le terme d’une année, l’exécution de ce qui a été convenu en faveur des catholiques.
    « Son altesse promit de ne rien négliger pour en arriver là, et pour faire différer l’exécution des lois publiées contre les catholiques, en attendant que le parlement les abrogeât. Et les ministres de sa majesté, ayant prié son altesse de vouloir bien fixer l’époque vers laquelle le parlement approuverait les propositions de sa majesté catholique, son altesse promit sur parole que le parlement les approuverait dans trois ou six mois ou une année, lorsque l’occasion se présenterait, mais irrévocablement dans le terme de trois ans.
    « Le comte d’Olivarez et les autres ministres de sa majesté, d’accord avec son altesse, ayant trouvé que certains articles du traité fait entre les deux rois et envoyé à Rome avaient subi quelques changemens par ordre du pape, et supposant que le nonce aurait la faculté d’approuver les explications et modifications exigées à raison de leur sévérité, cherchèrent ensemble la manière d’aplanir les difficultés survenues par les demandes de sa sainteté. Les changemens exprimés étaient les suivans :
    1° Au lieu de dire : « que les femmes choisies pour allaiter les enfans de leurs altesses pourraient être catholiques et devraient être nommées par l’infante, » le pape veut qu’il soit dit : « devraient être catholiques ; »
    « 2° Qu’il soit permis à tout catholique romain des royaumes et domaines de sa majesté le roi de la Grande-Bretagne d’entrer librement à l’oratoire, chapelle ou église de la sérénissime infante, et d’y assister aux offices divins ;
    « 3° Que les susdits catholiques, vassaux de sa majesté, ne prêtent d’autre serment que celui dont la formule a été insérée, pour les gens de l’infante, dans le contrat de mariage ;
    « 4° Que les enfans soient élevés sous la surveillance directe de l’infante jusqu’à l’âge de douze ans
    « Sur le premier point, son altesse fit observer combien la susdite clause d’exclusion pourrait amener d’inconvéniens et de mécontentemens dans le royaume d’Angleterre, et qu’en accordant à la sérénissime infante le droit de nommer les nourrices, on accède à la demande du pape, car il est clair que l’infante les choisira de sa religion.
    « Sur le second point, après avoir représenté tous les inconvéniens qu’une trop grande affluence de monde pourrait causer au service du roi son père et aux catholiques eux-mêmes, son altesse a fait observer qu’il n’était pas absolument nécessaire d’accéder à la demande du pape, attendu que les catholiques étaient libres de célébrer chez eux les offices divins. Toutefois, désirant faire connaître qu’il était très disposé à aplanir toutes les difficultés, son altesse promit que l’on tolérerait la présence des catholiques à l’église de l’infante, et elle se chargea d’arranger tout pour le mieux, afin que personne n’eût à se plaindre ; mais son altesse assura qu’il était impossible d’accorder à tous la liberté d’aller au susdit oratoire, chapelle ou église, car autrement il s’ensuivrait que l’exercice de la religion, romaine serait publiquement toléré, ce qui, selon sa majesté catholique elle-même, ne devait pas se proposer, vu l’opposition formelle du roi de la Grande-Bretagne.
    « 5° Son altesse fit aussi comprendre que la formule du serment que l’on devait demander aux catholiques leur était plutôt désavantageuse, les déclarant incapables, par cela, de toutes les fonctions publiques qui exigent un serment, et comme on avait déjà arrêté qu’on ne pourrait leur en demander contre leur conscience et religion, il n’y avait aucun motif pour faire prêter un nouveau serment à tous ceux qui n’appartiendraient point à la maison de l’infante. Son altesse fit remarquer en outre combien il était inconvenant que le pape ordonnât pareille chose et dictât la formule du serment de fidélité dû au roi de la Grande-Bretagne par ses vassaux.
    « Quant à la quatrième proposition, relativement à l’éducation des enfans sous la surveillance de l’infante jusqu’à l’âge de douze ans, son altesse rappela qu’en premier lieu on avait fixé l’âge de sept ans, et qu’après de vives instances le roi son père avait accordé trois ans de plus, déclarant qu’il en resterait là. Son altesse ajouta que, d’après la coutume d’Angleterre, les fils des rois ne sont pas aussi longtemps sous la surveillance de leur mère, et qu’il était évident qu’en ceci il ne pouvait rien accorder ; il promit néanmoins d’intercéder auprès du roi son père pour obtenir cette faveur qu’il n’hésiterait point à concéder, si cela était absolument en son pouvoir
    « Son altesse crut avoir ainsi donné toute satisfaction à sa majesté et à ses ministres, non-seulement en ce qui regardait les difficultés énoncées ci-dessus, mais encore par le zèle qu’il avait déployé pour les aplanir et arriver à un heureux résultat. Le comte d’Olivarez raffermit dans son opinion, assurant qu’à son avis son altesse avait accédé à tout ce que consciencieusement on pouvait exiger de lui
    « Son altesse attendait la résolution de sa majesté catholique, lorsque le marquis de Monte-Claros et le comte de Gondomar sont venus le prévenir que le nonce avait déclaré qu’on ne pouvait rien changer de ce qui avait été fait à Rome, et que lui, nonce de sa sainteté, se verrait contraint à refuser la dispense, ce qui par conséquent empêcherait de passer outre, si les articles subissaient la moindre modification. Les susdits ministres, sans excepter le comte d’Olivarez, ont avoué que jusqu’alors ils avaient été dans la confiance que le nonce aurait la faculté d’approuver des changemens devenus absolument nécessaires. Le comte (poussé par son zèle afin de surmonter toutes les difficultés) a donné à son altesse le conseil de choisir un des moyens suivans : 1° faire en sorte que le roi de la Grande-Bretagne approuve les articles tels qu’ils ont été envoyés de Rome ; 2° dépêcher quelqu’un à Rome, de la part de sa majesté catholique, afin de persuader à sa sainteté qu’elle s’en tienne aux propositions faites par son altesse le prince, pour procéder ainsi au mariage
    « Cependant son altesse a jugé que les deux moyens proposés par le comte d’Olivarez offraient aussi de trop grandes difficultés à surmonter : il a prié sa majesté de vouloir bien en indiquer un troisième, et de faire toutes les concessions possibles pour arriver à une bonne et prompte solution, de quoi son altesse lui saura gré. Si on ne peut trouver ce troisième moyen, son altesse s’en tiendra aux indications du comte d’Olivarez, d’après les conseils duquel il prie sa majesté de vouloir bien intercéder en sa faveur auprès de sa sainteté. Et puisqu’il faut absolument avoir recours aux moyens ci-dessus indiqués, son altesse demande à sa majesté la permission de partir tout de suite, car il n’est pas douteux que par sa présence il n’obtienne quelques concessions du roi son père, et il prie sa majesté de faire expédier à Rome sans perte de temps. »
  7. Le 14 (24) juin 1623.
  8. 21 (31) juillet 1623.
  9. Le 27 juin (7 juillet) 1624.
  10. Le 15 (25) juillet 1623.
  11. Le 10 (20) août 1623.
  12. Du 1er décembre 1623. (Bibliothèque impériale, collection Dupuy, vol. 541.)
  13. Ibidem.
  14. Documens espagnols inédits.
  15. Le 20 (30) octobre 1623.
  16. Publicum gaudium celebratur per publicum dedecus.
  17. Le 8 (18) octobre 1623.
  18. Le 21 septembre (1er octobre) 1623.
  19. Le 24 octobre (3 novembre) 1623.
  20. Le 24 septembre (4 octobre) 1623.
  21. Tom tell truth.
  22. Le 6 (16) décembre 1623.
  23. Le 2 (12) février 1624.
  24. Le prince Charles.
  25. Les 24 février et 1er mars (5 et 10 mars) 1624.