Un Poète du grand monde
Traduction par Th. Bentzon.
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 394-437).
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UN
POÈTE DU GRAND MONDE

Poet and Peer, by Hamilton Aïdé, 3 vol. ; Hurst and Blackett; London.


XXIV.

Aussitôt après la bénédiction nuptiale, les jeunes époux partirent pour Athelstone ; ils y passèrent l’été. Wilfred se proclamait parfaitement heureux; il jouissait même des difficultés de la situation, mettant sa gloire à les combattre, car il aimait tous les genres de lutte. Quelques voisins vinrent au château, d’autres se tinrent à l’écart; les premiers étaient poussés par différens motifs : respect pour la mémoire du feu lord, amitié pour cet extravagant jeune homme, désir de chasser durant la saison dans les bois d’Athelstone, curiosité de connaître, quitte à la tourner en ridicule, cette pairesse de village; les autres refusaient de sanctionner un précédent aussi pernicieux : en admettant que pareille infraction aux usages sociaux fût tolérée, rien n’empêcherait leurs fils d’épouser des fermières et leurs filles des gardes-chasse !

Lady Athelstone douairière n’avait pas revu Wilfred depuis son mariage auquel, jusqu’au dernier moment, elle avait fait la plus déplorable opposition : — Il s’enfonce dans la paresse et dans l’inutilité, disait-elle à ses intimes. On pouvait s’y attendre du reste. Il n’a pas paru à la chambre des lords une seule fois ; il ne va point à la cour, il évite même les grandes réunions provinciales, les comices agricoles, toutes les solennités où sa présence serait chose convenable. Il n’ose pas même m’inviter, moi, sa propre mère, à Athelstone! Wilfred, cependant, ne se trouvait nullement à plaindre; quant à Nellie, elle était insensible à tout, sauf au bonheur d’avoir à elle pour jamais celui qu’elle avait aimé si longtemps sans espoir: peu lui importaient les menues humiliations qu’elle éprouvait du dehors. Elle sentait bien de temps à autre que sa position à l’égard des anciens compagnons de son enfance était délicate, elle pouvait déplorer, quand une raillerie de Wilfred la forçait à s’en apercevoir, l’attitude froide ou hostile de quelques-uns de ceux qui avaient été auparavant les amis de son mari, mais le seul chagrin véritable qu’elle éprouvât était cette brouille avec sa belle-mère et elle parvint bientôt à la faire cesser en conjurant Wilfred d’inviter avec instances la douairière. Celle-ci n’attendait qu’une démarche respectueuse pour se laisser fléchir. Elle s’efforça d’oublier le passé et suivit les sages conseils de l’évêque d’Oporto, qui lui avait dit: — Ce qui est fait est fait ; tirez-en le meilleur parti possible. — Deux ou trois jours après son arrivée, elle sermonnait Nellie : — N’encouragez donc pas votre mari à rester toujours cousu à vos jupes, ma chère. Qu’il s’acquitte des devoirs de son état; autrement on dira que c’est votre faute. Cette maison n’a pas été ouverte depuis la mort de son pauvre père, et il importe qu’elle le soit. Au lieu de décourager les visites, il ferait bien de fournir aux meilleures familles des environs l’occasion de vous voir. Poussez-le aussi à Londres; ses intérêts bien entendus exigent qu’il y soit dès l’ouverture de la session. C’est facile, vos couches devant avoir lieu au mois de mars. Wilfred, une fois lancé dans la vie politique, se mêlera au monde et peu à peu sa manière de voir changera, il perdra ce goût pervers pour le suffrage universel, l’égalité, que sais-je? Vous ferez votre possible, j’espère, pour le conduire à respecter les institutions.

Il y avait une institution en tout cas que Nellie s’efforçait de faire respecter à son mari, c’était l’église. Quand Wilfred s’insurgeait sous ce rapport, un coup d’œil suppliant de sa jeune épouse l’arrêtait presque toujours, car l’espérance d’être bientôt père le rendait plus désireux encore d’épargner à Nellie l’ombre d’une peine. Mais cette affection creusait-elle dans son cœur un lit profond duquel rien ne pourrait la détourner, ou bien n’était-ce qu’un mince ruisseau coulant à la surface et reflétant sur son passage des rives fleuries, quitte à se perdre et tarir bien vite? Lady Athelstone inclinait à croire que Nellie n’avait sur son mari, dès ces premiers jours, aucun ascendant réel. Il satisfaisait tous ses désirs, sans doute, lorsqu’elle les exprimait, ce qui était rare ; mais quant à deviner ce qui se passait en elle, quant à ressentir l’effet de ce magnétisme souverain qui peut exister entre deux êtres unis par l’amour malgré toutes les circonstances contraires, il en paraissait incapable. Elle l’adorait aveuglément; ce fut au début sa grande faute : elle n’aurait jamais songé à critiquer, à discuter ses actes, ni même à émettre certaines pensées qui eussent donné à Wilfred la mesure de ce qu’elle valait. Intellectuellement, elle l’intéressait toujours de la même façon par son aptitude à s’instruire, mais de là vraiment à lui supposer un jugement personnel et original, d’autres qualités d’esprit que celles de l’assimilation et du reflet, il y avait loin!

L’attitude humble et soumise que gardait Nellie exaspérait lady Athelstone : « Si elle a eu assez d’esprit pour se faire épouser, pensait la douairière, pourquoi ne s’en sert-elle pas lorsqu’il s’agit de conseiller utilement son mari? »

Le départ pour Londres eut lieu du reste dès les premiers jours de février sans aucune opposition de la part de Wilfred. A vrai dire, il avait besoin de changement. Et dès lors tout commença d’être différent aussi dans la vie de Nellie, qu’une grossesse pénible rendait sédentaire. Elle voyait beaucoup moins son mari, dont les soirées se passaient souvent ou étaient supposées se passer à la chambre. S’il esquivait volontiers les réunions et les dîners politiques, il détestait moins certains cercles littéraires ou même un peu bohèmes, et Nellie ne jugeait pas à propos de contrarier ses goûts; peut-être eut-elle tort. Les espérances de maternité qui la consolaient furent déçues. Tant que l’on put croire Nellie en danger, Wilfred veilla jour et nuit à son chevet; puis, la convalescence venue, il reprit ses habitudes, écrivant chez lui le matin, recevant des gens de mauvaise mine qui se rattachaient à son parti politique, et ne causant guère avec sa femme en somme qu’à l’heure des repas.

C’en était fait de l’Arcadie pour la jeune lady Athelstone; elle se trouvait bien seule dans son grand hôtel de Whitehall Gardens, quoiqu’elle n’eut garde d’en convenir : tout n’allait-il pas pour le mieux? Le nom de lord Athelstone était cité comme celui d’un homme qui, s’il savait se modérer, aurait probablement sa place dans le prochain cabinet et y représenterait l’opposition. Son premier discours, destiné à prouver que la séparation de l’aristocratie et de la démocratie n’est pas aussi complète que le prétendent certains penseurs, avait été très remarqué. Sans décrier la classe à laquelle il appartenait, Wilfred croyait que sa puissance ne pouvait subsister qu’à la condition d’une plus haute culture intellectuelle, d’une sympathie plus large avec le peuple et de sacrifices généreux au bien public. Tout cela était assurément bien loin de ce qu’eût désiré lady Athelstone, mais valait mieux toutefois que le socialisme proprement dit.

Durant les vacances de Pâques, Nellie, qui aspirait à la senteur de l’aubépine dans sa campagne natale, fut emmenée à Brighton par ordonnance des médecins ; elle prit ce lieu en grippe parce que Wilfred s’y ennuyait ; trois jours après son arrivée, il prétendit être obligé de partir pour affaires et promit de revenir le samedi suivant. Elle se soumit comme de coutume et le supplia gentiment de ne point se préoccuper d’elle. Le jour même, elle se trouva face à face sur l’esplanade avec Hubert Saint-John ; il arrivait de Londres, où il avait passé l’hiver dans la retraite à travailler, en évitant toute rencontre avec les Athelstone et se bornant à faire prendre des nouvelles de Nellie, qu’il savait malade. Son désir était de ne pas la revoir une première fois au bras de son mari : le hasard le servit ; peut-être, du reste, n’était-ce pas le hasard, car il avait eu connaissance de leur séjour à Brighton. La glace fut vite rompue, il revint dès lors le plus souvent possible, et Wilfred, à son retour, fit bon accueil à un vieil ami ; mais Saint-John ne pouvait plus répondre à cette franche amitié, il se le reprochait, craignant que la jalousie ne le rendît injuste ;.. non, ce n’était pas cela, ou plutôt ce n’était pas cela seulement, Hubert en voulait à Wilfred de n’être pas pour son adorable femme tout ce qu’il aurait dû être ; il sentait qu’au-delà de toutes les attentions matérielles dont le monde se contente pour établir la réputation d’un bon mari, il y avait autre chose, que la jeune femme y aurait eu droit et qu’elle en était frustrée. Chaque jour il allait la voir, faisant pour cela violence à ses sentimens, qui lui rendaient pesante l’hospitalité de Wilfred ; comment échapper à cette intimité qu’établit la vie aux bains de mer, vie toute extérieure et désœuvrée ? À Londres, ce serait différent. Nellie brûlait de retourner à Londres afin de n’être plus séparée de son mari, qui la laissait seule plusieurs jours par semaine.

— Attendez encore, lui disait Wilfred ; il faut que vous reveniez assez forte pour supporter des fatigues inévitables, non que je veuille vous traîner dans cette cohue qu’on appelle la société, mais vous aurez à faire connaissance avec mes amis, et tant de choses à voir !.. Et puis votre présentation à la cour… Ma mère y tient beaucoup.

— Ô Wilfred, est-ce une nécessité absolue ? Je préférerais en être dispensée.

— Mon Dieu ! il faut bien prouver qu’il n’y a rien à dire contre vous, que ma femme a le droit de prendre sa place parmi les pairesses. Quand nous aurons une fois établi cela, je trouverai comme vous parfaitement inutile d’insister.

Un soir, tout en regardant avec son mari et Saint-John le disque rouge du soleil plonger dans la mer, Nellie parla de certaine lettre de Mme Goldwin qu’elle avait reçue. Des Goldwin, la conversation glissa sur Rome. Lord Athelstone, sans quitter des yeux l’horizon, demanda tout à coup à Hubert s’il savait ce qu’étaient devenues les dames Brabazon. Pour la première fois depuis son mariage, il prononçait leur nom.

— Elles sont en Angleterre.

Il fit un mouvement brusque.

— Elles habitent une terre que leur a laissée l’hiver dernier en mourant l’oncle de M. Brabazon.

Wilfred tira par saccades quelques bouffées de son cigare.

— Miss Brabazon sera lasse de cette vie-là avant six mois, dit-il d’une voix brève. Vous figurez-vous Sapho ou Corinne convertie à la vie rurale en Angleterre ? C’est trop prosaïque pour elle.

— J’aurais cru, repartit Saint-John, que, vivant tout à fait en elle-même, elle était peu accessible à l’effet des objets environnans ; mais vous la connaissez beaucoup mieux que moi.

Nellie rougit légèrement et répondit pour son mari :

— On ne peut se figurer miss Brabazon menant l’existence commune aux autres femmes ; elle est tellement au-dessus d’elles toutes…

— Que les détails vulgaires de la vie domestique doivent lui être insupportables, poursuivit amèrement Wilfred. Ces natures supérieures n’ont ni souplesse ni tolérance ;.. elles vivent sur les hauteurs, dans une atmosphère essentiellement pure et raréfiée ;.. respirer à un autre niveau leur serait impossible.

Après cette conversation, Saint-John écrivit à sa cousine : « Je m’en doutais ; Athelstone tient toujours, à son insu peut-être, les yeux levés vers la haute tour qu’il convoite encore, en songeant avec regret qu’il aurait pu s’en rendre maître s’il eût un peu persévéré. C’était une affaire de temps et de résolution ; or la véritable résolution lui manquera toujours pour le bien ou pour le mal ; il est obstiné dans ses opinions, auxquelles ses actes ne se conforment guère. Par découragement, il est entré dans la riante villa qui l’attendait, toutes portes ouvertes, et depuis il s’efforce de croire qu’il a bien choisi, que c’est la demeure qui lui convient, mais il se trompe encore. Je le vois impatient, inquiet, bien éloigné de la parfaite satisfaction. Ne croyez pas que j’exagère par chagrin : il aime sa femme à sa manière, et elle l’adore… Tant pis, car une affection plus tiède pourrait se contenter de ce qu’il lui donne, tandis que cette sensitive se blesse à toutes les épines qui parsèment son chemin. »


XXV.

Hubert ne put se résoudre à quitter Brighton tant que lady Athelstone y resta. Il trouvait vis-à-vis de lui-même les meilleurs prétextes à opposer au conseil intime de sa conscience, qui lui prescrivait de partir. Nellie ne fit rien pour l’éloigner, au contraire; elle prenait plaisir à la société de cet excellent ami dont le seul tort envers elle avait été de ceux que les femmes ne jugeront jamais impardonnables. Il évitait d’ailleurs avec tant de soin de jamais revenir sur ce point délicat du passé, elle avait de si bonnes raisons pour croire à sa loyauté absolue ! Avec lui, elle pouvait causer de tout, interroger, discuter même, ce qu’elle n’eût jamais osé faire avec son mari. Wilfred cependant aimait la discussion ; il ne craignait rien tant au contraire que l’indifférence ou la désapprobation silencieuse. Une des questions qui le firent divaguer éloquemment à cette époque fut celle qu’il intitulait: l’Esclavage domestique. Elle lui inspira une pièce de vers contre la servitude qui passa dans certains cercles pour le chef-d’œuvre de la muse philanthropique.

— Mon pauvre fils est fou tout de bon, dit, après l’avoir lue, lady Athelstone douairière, en la passant à son ami l’évêque d’Oporto.

— Mon Dieu ! repartit celui-ci, toujours fidèle à son rôle de conciliateur, il n’y a pas grand mal à soutenir que les serviteurs ne sont pas suffisamment considérés, que le pacte entre eux et leurs maîtres n’est pas uniquement un pacte d’argent, que nous devenons responsables jusqu’à un certain point de leurs actes et de leur avenir quand ils sont une fois entrés dans notre maison. Tenez compte de la licence poétique, ma chère lady. Un peu fougueuse peut-être, cette tirade, mais d’une grande générosité au fond.

— Hélas! vous ne savez pas, mylord?.. mon malheureux fils s’efforce de mettre ses théories en pratique. Si la femme de charge d’Athelstone ne gardait pas les bonnes traditions, la maison s’en irait à la dérive, grâce aux étranges fantaisies de Wilfred, qui voudrait retourner, comme il dit, aux coutumes des ancêtres, jusqu’à faire dîner les domestiques au bout de la table ! Ce petit drôle de Lorenzo est un bel échantillon du système égalitaire. On lui laisse la liberté d’être paresseux à sa guise et de s’élever au-dessus des devoirs communs à ceux de son espèce, qui consistent à cirer les bottes et à brosser les habits. Il ne fait du matin au soir qu’espionner, bavarder, fumer des cigarettes. Et savez-vous quelle femme de chambre Wilfred a donnée à sa femme, toujours par grandeur d’âme? Une échappée de maison de correction, qui lui a été recommandée comme une Madeleine par je ne sais quelle intrigante !

L’intrigante en question, nommée Mme Whiteside, s’occupait activement à revendiquer les droits de la femme et à combattre les préjugés en général. Rien ne rebutait son zèle; avec une audace incroyable, elle abordait les thèmes les plus scabreux et allait porter dans des lieux suspects l’espoir de la réhabilitation. Riche, éprise de toutes les célébrités et de toutes les excentricités, elle ouvrait son salon à la fois aux représentons des sectes régicides et aux royalistes persécutés, aux philosophes allemands et aux spirites américains, aux hommes politiques méconnus, aux actrices d’un talent douteux. Une telle femme devait s’estimer trop heureuse de recevoir lord Athelstone : sa réputation, son rang dans le monde, son dédain surtout pour tous les préjugés de sa caste, la ravissaient; un grand seigneur qui commence par attaquer de front la société dans ses vers et qui continue son œuvre de défi en épousant une maîtresse d’école de village, quelle recrue pour le salon d’une réformatrice! De son côté, lord Athelstone fut attiré par les aspirations généreuses, par la grande sincérité, peut-être aussi par les flatteries ingénues de cette femme de cinquante ans, qui portait les cheveux coupés courts dans un esprit démocratique, des lunettes en signe de clairvoyance, et réprouvait énergiquement l’usage des traînes. Elle le conjurait de soutenir devant la chambre des lords les causes qu’elle avait à cœur, et propageait ses poésies en brochure à la façon de ces petits traités de dévotion qu’aiment à distribuer les protestantes. Ce fut chez elle que Wilfred rencontra une autre femme émancipée beaucoup plus dangereuse, Mme de Waldeck, une Anglaise intelligente et belle que le divorce venait de débarrasser d’un mari prussien en vertu de la facilité que les lois allemandes offrent sous ce rapport. Non contente d’avoir reconquis sa propre liberté, elle comptait exhorter, dans une série de conférences, d’autres victimes à l’imiter, et d’abord, elle avait commencé une croisade sur le chapitre du costume féminin, dont elle mettait personnellement la future réforme en pratique : la simplicité grecque, tel était son idéal : mais les femmes les plus vaines avaient peine à croire qu’elles pussent arborer le péplum avec autant de succès que Mme de Waldeck, qui, sous le rapport plastique, était irréprochable. Les hommes, en revanche, Athelstone parmi eux, étaient tout disposés, en présence des perfections de l’audacieuse réformatrice, à crier anathème contre le corset.

Sur ce point, Mme Whiteside ne se rangeait pas absolument de l’avis de son amie, car elle sentait pour son compte la nécessité d’être soutenue; à la rigueur, elle eût accepté les sandales, ayant un joli pied, comme le prouvait sa robe courte, mais il est certain que les conférences de Mme de Waldeck sur la réforme du costume la laissaient infiniment plus tiède que ses conférences sur le divorce. M. Whiteside, retenu presque toujours en Russie par le commerce des cuirs, était cependant le plus débonnaire des maris; n’importe, sa femme oubliait, pour la question du divorce, les autres questions d’affranchissement et de philanthropie qui la passionnaient d’ordinaire; elle imposait des billets à tous les habitués de son salon afin d’assurer à la conférencière un public digne d’elle; le succès de Mme de Waldeck était son idée fixe, et Wilfred, séduit par les harmonieuses ondulations du péplum, la secondait avec zèle.

— Il faut que je mette une carte chez Mme Whiteside et chez Mme de Waldeck, dit Nellie à sa belle-mère lorsque, revenue de Brighton, elle fit quelques visites avec elle.

— Grand Dieu! aller chez une aventurière, dont le nom figure sur les affiches!.. Votre mari vous perd.

— Je ne puis pourtant pas lui désobéir, fit observer timidement Nellie.

— D’une façon générale, non sans doute; mais vous devriez user de votre influence... Comprenez donc... Dans ces maisons-là, Wilfred perd toute notion du sens commun, et le monde qui n’en sait rien n’attribue qu’à vous, ma pauvre enfant, ses tendances fâcheuses. On dit qu’une mésalliance l’a séparé de ses pareils ; vous devez mettre votre honneur à prouver le contraire, Nellie.

La jeune femme rougit et ne répondit rien, partagée entre l’humiliation d’avoir été reçue avec une condescendance visible par les amis de sa belle-mère et la crainte d’être obligée d’accompagner son mari à une soirée que devait donner Mme Whiteside.

En effet, Wilfred insista pour qu’elle répondît à l’invitation qu’elle avait reçue, et deux jours après, elle entrait à son bras dans ce salon, qui la frappa comme fort étrange. On n’y rencontrait aucun des élémens ordinaires dont se compose une réunion mondaine, point de chaperons faisant tapisserie, point de jeunes filles en toilettes blanches immaculées et aussi semblables les unes aux autres que les brebis d’un même troupeau, point de ces danseurs qui font rêver les demoiselles à marier, point de beautés à la mode ; mais bon nombre de femmes d’un certain âge qui toutes étaient censées avoir fait quelque chose pour l’œuvre commune, la régénération de l’humanité, des hommes politiques très avancés, deux fenians, un maçon devenu par la force de son génie orateur et chef d’école, des philosophes à front proéminent et à gros souliers, des poètes et des artistes échevelés, deux ou trois réfugiés communistes; plus un monsieur qu’on appelait « le général » parce qu’il avait servi sous Garibaldi, un dénonciateur de l’église établie qui, pour des motifs de conscience, avait rompu avec le clergé dont autrefois il faisait partie, et quelques jeunes personnes adonnées aux sciences ou à la littérature légère; l’une d’elles, qui portait une étoile en guise de coiffure, était actrice amateur et ne refusait que pour des considérations de famille les sommes énormes que tous les théâtres de Londres mettaient à ses pieds.

Mme de Waldeck se distinguait dans cette assemblée par sa beauté majestueuse. Une draperie couleur de neige relevée par des broches d’un dessin grec tombait à longs plis autour d’elle, laissant ses bras nus jusqu’à l’épaule. Elle n’avait pas de gants; un bracelet en forme de serpent s’enroulait au-dessus de son coude, et ses cheveux noirs étaient retenus par les mailles d’or d’un filet. Dans cet accoutrement sculptural elle était très frappante, on ne pouvait le nier, et la pensée de l’effet qu’elle eût produit sur la scène vous venait à l’esprit tout d’abord. Le seul défaut considérable de sa personne était caché par une tunique traînante : la statue reposait sur des bases lourdes et vulgaires, ses pieds, toujours invisibles, passaient pour être de dimensions colossales. Quant au visage, il était curieux à observer, singulièrement attrayant pour quelques-uns, franchement répulsif au gré des autres. — A sa physionomie l’on voit que c’est une femme compliquée, — avait dit d’elle un peintre français. L’expression de la bouche au repos était dure, celle des yeux sans pitié; de ces yeux pleins d’éclat on ne pouvait sonder la profondeur, toujours ils étaient sur leurs gardes : impossible d’y plonger par surprise; le nez, trop fort, n’était beau que de profil, mais les manières avaient toute sorte de séductions et la confiance de cette femme en elle-même était étonnante. Rien ne la déconcertait, jamais elle ne changeait de couleur, sa voix ne s’altérait qu’à volonté. Il était dans son système de prendre autant de peine pour plaire aux femmes que pour captiver les hommes et généralement elle réussissait; pourtant certaines personnes de son sexe la détestaient à première vue; et parmi ces personnes figura tout d’abord la jeune lady Athelstone.

Mme Whiteside, un radieux sourire sur les lèvres, vint au-devant de Nellie :

— Combien je me réjouis de vous connaître enfin, chère lady Athelstone! il y avait longtemps que je le désirais; d’abord parce que vous êtes la femme d’un grand poète dont le nom sera glorifié dans les siècles futurs comme celui d’un des bienfaiteurs de l’humanité, et puis... — M Whiteside s’embarrassa dans une phrase peu intelligible qu’elle n’acheva pas, mais qui impliquait que le principal mérite de cette grande dame était de sortir du peuple, et Nellie, qui avait beaucoup de tact naturel, se sentit fort mal à l’aise; elle s’étonnait que Wilfred parût savourer l’encens grossier qui s’adressait à lui ; elle était choquée des complimens directs que prodiguaient sans aucune mesure ces gens en rébellion ouverte contre les usages du monde. Son mari l’avait quittée pour aller causer avec une dame vêtue en muse, que bientôt il lui présenta :

— Mme de Waldeck, Nellie.

Les yeux de la femme émancipée se fixèrent scrutateurs et brillans sur ceux de lady Athelstone, qui se baissèrent tout à coup, tandis que la belle main marmoréenne serrait avec chaleur une petite main légèrement frissonnante.

— J’espère que nous deviendrons amies, commença Mme de Waldeck d’une voix argentine. Vous ne m’aviez pas assez parlé de la beauté de votre femme, lord Athelstone; elle a ce que les Français appellent la ligne, qualité bien rare ; ici presque toutes les femmes sont des poupées à ressorts ou des pelotes de son, et j’ai bien peur qu’il n’y ait pas de remède, ajouta-t-elle avec un soupir, revenant à sa marotte; à moins d’un renversement complet des artifices de la mode, la prochaine génération sera pire. Lady Athelstone devrait adopter le péplum, il lui irait dans la perfection.

— Hélas! ma taille est loin de ressembler à la vôtre et j’ai les bras maigres ; vraiment je n’oserais pas, répondit Nellie, désespérant de pouvoir obéir au regard de Wilfred, qui semblait l’engager à dire autre chose. — Ce fut un soulagement pour elle de reconnaître dans cette cohue hétéroclite une figure familière, celle de miss Decker, qui se précipitait vers elle avec des exclamations de joie :

— Quel bonheur ! lady Athelstone ! voilà qui est imprévu ! On m’avait dit que vous étiez très malade et absente au loin.

Miss Decker était la seule femme qui fût habillée comme à Paris, avec un peu d’exagération américaine peut-être. Tandis que Wilfred prenait place sur un canapé à quelque distance avec Mme de Waldeck, elle entraîna Nellie dans un coin et se mit à lui raconter les deux voyages que, depuis leur séparation à Rome, elle avait faits en Amérique, sa petite excursion sur le Nil, puis à Jérusalem, où elle s’était tant amusée, son retour enfin par Constantinople. Il y a quatorze mois, ajouta-t-elle, que je vis à bord ou sur les grands chemins et vous me voyez ravie de rentrer dans la société. Connaissez-vous mon éminent compatriote Josuah Spark?.. il m’a invitée à dîner ce soir, un diner exquis, et il m’a offert ce bouquet. Spark vit comme un prince, il est si riche ! et dire que cet homme est parti de rien, il s’est élevé par la force du cerveau : aussi, voyez... quel crâne !

Nellie fixa ses beaux yeux sur l’homme au crâne extraordinaire et lui trouva l’air bon; elle pensa que miss Decker ne serait pas trop à plaindre si l’offre du dîner et du bouquet se trouvait suivie d’une autre offre plus sérieuse, ce dont, dans sa naïveté, elle ne doutait pas, ignorant combien ces menues attentions ont peu d’importance chez le plus libéral et le plus hospitalier des peuples. Cependant la petite Américaine, toujours fidèle à son rôle de chroniqueur, continuait de nommer tout le monde ; mais Nellie ne tenait à savoir que ce qui concernait Mme de Waldeck. — Vous la connaissez bien, je suppose ? hasarda-t-elle timidement.

— Ma foi, non! Bien connaître une pareille femme doit être difficile. Peut-être son mari est-il le seul qui l’ait bien comme, aussi l’a-t-il plantée là!

— Que voulez-vous dire? je la croyais veuve.

— Pas du tout. Elle est divorcée. Le divorce est son idée fixe, vous savez?.. le thème favori de ses conférences. A propos de conférences, elle veut aller en faire aux États-Unis. Comme si ce sujet était nouveau chez nous !

— Enfin, vous ne voulez pas dire... elle n’a fait rien de mal, n’est-ce pas?

— Oh! pour sa vertu, je me garderais d’en répondre, mais ce n’est point à cause de cela qu’elle a divorcé. Son mari et elle se sont quittés d’un consentement mutuel. Vous ne faites pas encore de ces choses-là en Angleterre, elle veut essayer de vous y amener.

Nellie l’ écoutait avec angoisse.

— Elle ne réussira pas, j’espère.

— Qui sait? Elle est bien forte. Mme de Waldeck. Peu de gens lui résistent. Tullia Whiteside croit en elle; Josuah Spark, qui ne manque pas de clairvoyance pourtant, croit en elle ; cet homme là-bas qui a été ministre protestant, puis qui a pris le froc dans un couvent catholique et qui maintenant ne croit plus à rien, paraît croire encore à Mme de Waldeck, et votre mari, tenez, il croit aussi,.. c’est facile à voir. Comme il l’écoute !

— Wilfred a un si grand esprit ! répondit la pauvre Nellie d’une voix tremblante ; il découvre le bien qui passe inaperçu pour d’autres, et puis il est si charitable toujours dans ses jugemens!.. Avez-vous vu miss Brabazon depuis votre retour, demanda-t-elle, changeant de conversation avec une brusquerie fiévreuse.

— Je l’ai rencontrée dans la rue il y a quinze jours, mais elle se plaît à la campagne et ne vient à Londres que très rarement. C’est un autre genre de femme que Mme de Waldeck.

— Oh ! personne au monde n’est comparable à miss Brabazon.

— Et voilà pourquoi elle ne se marie pas. Les femmes d’une intelligence d’élite se marient rarement.

Nellie sourit : la remarque était si naïvement impertinente !

— Certes, répondit-elle, il vaut mieux mille fois ne pas se marier que se marier mal et pousser le regret jusqu’à rompre sa chaîne, comme l’a fait cette pauvre dame.

— Ne la plaignez pas, dit miss Decker; elle essaie de tout... ce n’est pas ennuyeux...

Mme Whiteside les interrompit en venant présenter à lady Athelstone un de ses bons amis, une « lumière politique, » qui faisait grand cas de son mari et prédisait qu’il irait loin.

— Nous avons besoin de pareils hommes, ajouta-t-elle, nobles par le cœur comme par la naissance et disposés à délivrer le monde des menottes du préjugé. J’espère que vous encouragerez votre mari, chère madame, que vous le pousserez toujours en avant. La voix d’une femme peut obtenir tant de choses ! Nos responsabilités sont immenses et ce que nous saurons accomplir est sans bornes. Tenez, je suis fière pour ma part de lui avoir fait écrire ces vers sublimes sur l’Esclavage domestique. Il a promis de les réciter ; mais nous ne commencerons pas par là ; nous les réservons pour le bouquet.

Ce fut la demoiselle coiffée d’une étoile qui ouvrit la fête en récitant d’une voix suave et monotone la Reine de mai. Un Français expulsé de son pays pour raisons politiques poussa ensuite la condescendance jusqu’à chanter une chansonnette où figuraient, admirablement imités, les différens bruits d’une basse-cour. Puis vint un morceau de piano que la maîtresse de la maison elle-même ne jugea pas nécessaire d’écouter. Tout cela n’était que le prélude vraiment médiocre du grand succès de Wilfred Athelstone. Durant un intermède, divers personnages marquans, — on le lui assurait du moins, — furent présentés à lady Athelstone, qui trouva leur conversation bien différente de celle dont elle avait pris l’habitude chez Mme Goldwin, et infiniment moins agréable ; tout ce qu’on lui disait lui semblait d’un goût douteux ; on parlait haut, on entassait les complimens de façon à lui faire croire que l’on se moquait d’elle. Wilfred, lorsqu’il donnait la réplique à ces gens-là, n’était plus lui-même. Des dames d’une portée d’intelligence masculine lui demandèrent impérieusement de signer certaines pétitions, de prendre part à certains conseils, d’appuyer certaines mesures qui avaient pour but de réformer le monde. Leur jargon l’intimidait ; elle répondit tout bas qu’elle n’avait pas encore d’opinion bien arrêtée… Enfin, Mme Whiteside cria : Chut ! et Wilfred se leva pour déclamer sa pièce de l’Esclavage domestique. L’enthousiasme avec lequel un public idolâtre l’accueillit le décida naturellement à en réciter une autre.

— Quel rare privilège, répétait Mme Whiteside, d’entendre un grand poète dire lui-même ses vers !

Ceux que hasarda ensuite lord Athelstone étaient inédits ; ils blessèrent cruellement certaines susceptibilités de Nellie. C’était en effet une attaque véhémente, déchaînée, contre le joug clérical et toutes les croyances surannées qui bientôt allaient faire place à la liberté, à la saine raison. Le même sujet avait été traité cent fois en prose avec plus de talent, mais tel est le charme de la poésie qu’il fait passer des idées subversives qui seraient insupportables sous une autre forme. D’ailleurs il n’y avait là ni conservateurs ni réactionnaires. On fit au poète une véritable ovation. Nellie entendit approuver et encourager de tous côtés ce qui lui semblait être impie ; elle entendit en même temps parler très légèrement ou avec une condescendance hautaine de choses que, dès son enfance, on lui avait appris à vénérer avant tout. Mme Whiteside prétendit que la Bible était une collection de mythes admirables, et que, malgré le mal qu’elle avait fait sans doute en propageant des erreurs énormes, elle aurait son utilité si on pouvait la débarrasser seulement d’un certain fatras de mensonges. Quelqu’un doutait même de ceci et préférait le Koran, à tout prendre : un autre déclarait que la nature, dont on commençait seulement à comprendre les lois, serait le dieu définitif, le seul auquel, pour sa part, il lui plût d’obéir. Tous les vieux jalons, tous les points de repère établis se trouvaient effacés pour les hôtes de Mme Whiteside ; chez eux la science, la philosophie avaient tué la foi. Qui donc pouvait croire encore à la religion telle qu’elle était présentée un demi-siècle auparavant ? Personne, sauf quelques ignorans. Il importait de les éclairer. Nellie rentra ce soir-là navrée. Son mari s’était diminué à ses yeux.


XXVI.

Il est probable que, si le monde eût fermé obstinément ses portes à la femme de son choix, la générosité de Wilfred se fût réveillée en même temps qu’un certain esprit d’opposition qui lui était propre, et qu’il se fût fait un devoir de défendre, de protéger, l’innocente victime de cette injure ; mais il n’eut pas lieu de prendre à son égard cette attitude chevaleresque, car les plus grandes dames de Londres, bien loin d’imiter les notables de province qui avaient refusé à Nellie l’honneur d’entrer en relations avec leurs femmes, lui faisaient un accueil empressé où l’engoûment avait sa part : elle était la nouveauté, il eût dépendu d’elle de devenir à la mode. Celles qui se promettaient de la poser en rivale des beautés professionnelles du jour furent désappointées ; d’ailleurs elle ne tenait au succès qu’autant qu’il pouvait être agréable à Wilfred et celui-ci s’en lassa bientôt. Les difficultés de la situation une fois surmontées, il ne se soucia pas d’exhiber sa femme de salon en salon. Sans doute il lui eût permis d’aller partout, sous la protection de lady Athelstone, et la douairière conçut un instant l’idée de prendre le rôle de chaperon pour entraîner adroitement sa bru dans certaines sphères où elle voulait ramener Wilfred ; mais l’évêque d’Oporto lui ayant conseillé de ne rien faire pour séparer le jeune ménage et de laisser la femme au logis, si le mari aimait garder le coin du feu, elle renonça aussitôt à ses projets machiavéliques.

Malheureusement l’évêque se trompait et lord Athelstone n’aimait pas plus le coin de feu qu’il n’aimait le monde. Jamais il ne passait une soirée en tête-à-tête avec Nellie. La chambre des lords lui servait de prétexte, quand il n’avouait pas tout simplement une réunion d’hommes ; ce qu’il ne disait guère, c’est que presque toujours, avant de rentrer, il allait prendre une tasse de thé auprès de Mme de Waldeck, chez Mme Whiteside. Nellie déjeunait seule, car lord Athelstone consacrait ses matinées aux cliens politiques qui affluaient dans son antichambre. A dîner, il y avait toujours entre eux quelques amis ; ensuite il se rendait au club. C’en était fait de l’intimité d’autrefois et Nellie le sentait. Quoique ignorante du monde, elle n’était ni niaise, ni sottement crédule ; il était clair pour elle que les intérêts sérieux qu’il alléguait n’étaient pas les seules causes du changement de son mari ; elle souffrait donc et de plus en plus, mais avec quel soin elle cachait cette souffrance ! Hubert Saint-John était seul à la deviner. Les événemens l’avaient fait revenir sur la résolution qu’il croyait avoir prise avant de rentrer à Londres. Cesser de voir Nellie eût été désormais impossible ; elle avait besoin d’un véritable ami qui se tînt prêt à la secourir dans ses perplexités ; les visites constantes qu’il lui faisait et qu’il avait considérées d’avance comme un plaisir dangereux devenaient au contraire un devoir devant lequel il eût été lâche de reculer. Saint-John haïssait la coterie entre les griffes de laquelle Wilfred était tombé ; il raillait cruellement les utopies de Mme Whiteside et avait de Mme de Waldeck une opinion telle qu’il préférait ne pas l’exprimer. Une seule fois, Nellie lui ayant demandé s’il admirait cette femme intelligente :

— Pas du tout, répondit-il brièvement.

— Wilfred aurait voulu que je me liasse avec elle, reprit la jeune femme, mais une certaine répulsion qu’elle m’inspire a été plus forte que moi… Je n’ai pas pu.

— Et vous avez bien fait, ne put s’empêcher de répliquer Saint-John ; moins vous la verrez, mieux cela vaudra.

Puis, craignant d’en dire trop, il parla d’autre chose.

Quelquefois elle le questionnait sur miss Brabazon, qui ne quittait pas la campagne. Personne ne se doutait qu’au fond de sa retraite, Sylvia eût reçu, sans les chercher, des nouvelles très circonstanciées, assez alarmantes même, du jeune couple qu’elle avait contribué à unir. Lorenzo, ayant trouvé moyen de se procurer l’adresse de sa bienfaitrice, était allé la voir et s’était empressé, selon son habitude, de trahir pour elle les secrets de son maître. Le rusé garnement était persuadé que sa chère signora ne serait pas fâchée d’apprendre que milordo s’ennuyait à la maison ; la preuve, c’est qu’il n’était presque jamais auprès de sa femme. Heureusement, ajouta-t-il avec un sourire cynique, M. Saint-John tenait fidèle compagnie à celle-ci. Miss Brabazon feignit de ne pas comprendre les insinuations de l’Italien ; elle ne releva pas non plus le nom de Mme de Waldeck, qui fut prononcé plusieurs fois, et renvoya le plus vite qu’elle put son ex-protégé avec la conviction qu’il s’était irrémédiablement gâté au service de lord Athelstone ; mais sans qu’elle en laissât rien paraître, une vive inquiétude lui resta au cœur. En quatorze mois, que de changement ! Était-ce possible ?

Bientôt après, malgré l’incrédulité systématique qu’elle opposait à des propos partis de si bas, Sylvia ne put douter du malheur de Nellie. Pour la première fois depuis leur rupture, elle rencontra lord Athelstone à une exposition des beaux-arts. Il n’avait fallu rien moins que l’intérêt que lui inspiraient certains tableaux, notamment un Enlèvement des Sabines, par Briggs, pour que miss Brabazon fût venue à Londres. Tandis qu’elle contemplait cette œuvre passionnément admirée dans un camp, critiquée dans l’autre sans merci et qui, en somme, était l’un des succès de l’exposition, lord Athelstone entra, donnant le bras à une grande femme artistement drapée. Briggs attira sur eux son attention : — C’est Mme de Waldeck, dit-il en nommant la grande femme d’un air ironique, une personne qui prétend simplifier le vêtement et le mariage et qui lâche les deux, soit dit entre nous.

Là-dessus, Briggs éclata de son gros rire.

Sylvia feignait d’examiner de très près sans rien entendre un petit Alma Tadema ; mais Wilfred l’avait aperçue. Après quelque hésitation, il conduisit sa compagne vers un siège et l’abandonna cinq minutes. L’œil perçant de M’me de Waldeck remarqua quelle agitation s’emparait de lui tout à coup et suivit avec curiosité les détails de la rencontre. Miss Brabazon accueillait Wilfred avec un calme qui ne laissa pas de paraître étudié à la comédienne émérite témoin de cette scène : elle n’affectait, en effet, aucune surprise et ne montrait non plus ni plaisir ni ressentiment ; sa physionomie gardait une complète impassibilité ; du reste, l’état de son âme eût été de même incompréhensible pour la personne qui l’observait. Lord Athelstone, lui, était facile à déchiffrer, bien qu’il parlât plus vite que de coutume et gesticulât davantage, d’un air d’assurance, la tête haute et les yeux attachés sur ces yeux insondables auxquels il cherchait en vain à rendre regard pour regard.

— Ce doit être la femme dont j’ai entendu parler et qui a eu tant d’influence sur lui. Elle a blessé sa vanité, dit-on, ce qui l’a décidé à épouser cette petite sotte. Elle est plus belle que moi… Si elle voulait, je n’existerais plus pour lui, mais elle ne voudra pas.

Tel fut le résultat des silencieuses réflexions de Mme de Waldeck.

— Et vous ne vous ennuyez pas trop en Angleterre ? demandait Wilfred à Sylvia après l’échange des premiers complimens.

— Non ; nous n’avions jamais su ce que c’était que d’avoir un foyer et nous y prenons goût. Il faut s’enraciner quelque part. Autrement, on ne s’attache à rien.

— Quelles distractions votre mère peut-elle trouver à la campagne ?

— La basse-cour, le jardin, tout est distraction pour elle.

— Mais pour vous ? Cela ne peut vous suffire ? Pourquoi ne demeurez-vous pas à Londres plutôt ?

— A Londres, on est la proie des indifférens : à la campagne, on appartient aux vrais amis. Nous habitons, du reste, assez près de la ville pour que ceux qui se soucient de nous voir puissent venir nous chercher. La seule chose qui me manque, c’est le soleil.

— Et aussi, sans doute, la société si intéressante que vous aviez à Rome ?

— Oh ! neuf fois sur dix, je trouve la compagnie de mes livres bien plus intéressante que celle des hommes.

— Vous me permettrez pourtant de vous conduire un de ces jours lady Athelstone ?

— Malheureusement nous partons pour Wiesbaden demain.

— Pour longtemps ?

— Je ne sais. Nous comptons aller à Saint-Moritz ensuite, puis revenir par les lacs d’Italie ; mais l’hiver prochain…

Il s’écria presque sans réflexion :

— L’hiver prochain je serai en Amérique.

— En Amérique ?.. Qu’est-ce qui vous entraîne de ce côté ?

— Toute sorte de projets ; d’abord je suis tenté de visiter un pays qui est le berceau de la liberté, des lumières…

— Lady Athelstone vous accompagne ? demanda Sylvia,

— Non,.. je ne crois pas. Je ne lui en ai pas encore parlé… Mais sa santé ne pourrait résister à un voyage si rapide.

Sylvia ne répondit rien ; son œil sévère se posa sur la belle dame assise au milieu de la salle avec une telle ténacité, qu’Athelstone, répondant à cette question muette, crut devoir lui expliquer qui était Mme de Waldeck.

— Sa grande originalité, ajouta-t-il, lui gagne tous les esprits vraiment supérieurs, mais lui aliène aussi, cela va sans dire, quelques âmes étroites.

— Il est à craindre que je compte parmi ces dernières, dit miss Brabazon avec hauteur en détournant la tête.

— Pourtant vous admettez qu’il est toujours courageux de sortir des chemins battus ?

— C’est du moins très facile, répliqua Sylvia, trop facile peut-être en certains cas… Cette dame est une amie de lady Athelstone ?

Wilfred fut un instant déconcerté.

— Ma femme n’est pas tout à fait à sa hauteur, et…

— Je me trouverais sans doute dans le même cas, interrompit Sylvia en souriant.

Puis elle le chargea d’un souvenir affectueux pour Nellie et rejoignit ses amis, qui continuaient de regarder les tableaux.

Quelques jours après cette rencontre, une nouvelle imprévue se répandit dans le monde ; lady Athelstone douairière, après avoir longtemps balancé, venait d’accorder sa main à l’évêque d’Oporto. Désespérant de pouvoir diriger son fils ou seulement d’atténuer ses folies, elle s’était dit qu’elle ne songerait plus qu’à elle-même. Or quel parti pouvait mieux convenir à une femme de son âge que ce prélat charmant et courtois, dont la situation sociale permettait en l’épousant de ne pas déroger ? Wilfred trouva tout naturel le choix de sa mère ; il était préparé à ce qu’elle se remariât, et six mois plus tôt il eût agréé un tel beau-père sans aucune répugnance. Sur un seul point cette union le contraria ; elle rendait plus difficile à réaliser certain projet pour l’exécution duquel il avait compté sur l’aide de sa mère ; désormais les mouvemens de celle-ci dépendraient de la volonté d’un autre : il n’en serait plus l’arbitre.

Un matin, il entra dans la chambre de Nellie et lui dit sans préambules : — Je vais louer Athelstone pour une année au moins.

— Louer Athelstone ! Pourquoi ?

— Je ne me soucie pas d’y retourner. Quelques-uns des voisins se sont conduits envers vous. J’ai reçu du clergé des environs nombre de remontrances peu convenablement au sujet des opinions que je professe. Il me serait désagréable d’être en contact avec ces gens-là jusqu’à nouvel ordre. D’ailleurs, on m’a fait des offres très avantageuses.

— Votre mère sera désolée…

— Furieuse ; mais qu’y puis-je ? Il vaut mieux que le château soit habité que désert, et comme l’hiver prochain…

Il s’interrompit brusquement et reprit : — Ma mère m’accusera de diminuer ma position dans le pays, de déroger enfin ; mais je compte sur l’évêque pour lui faire entendre raison. Et quant à nous, chère amie, nous irons passer trois mois dans un cottage du pays de Galles, si cela ne vous déplaît pas.

— Me déplaire, Wilfred ! Je m’y plairai au contraire avec vous bien mieux qu’à Londres.

Wilfred n’expliqua pas les véritables motifs qui le décidaient à louer Athelstone. Ses dépenses avaient, cette année-là, excédé de beaucoup son revenu ; il répondait trop magnifiquement à tous les appels faits à sa bourse. La fortune qui avait suffi au train de vie très large et très hospitalière pourtant que son père menait à la campagne ne permettait pas de semblables prodigalités. Nul ne se doutait des sommes qui avaient passé entre les mains de la seule Mme Whiteside. Il fallut que ses banquiers l’avertissent qu’il se ruinait pour que lord Athelstone consentît à envisager sa situation. Ce fut alors que Mme de Waldeck lui suggéra l’idée d’une série de conférences dans les principales villes des États-Unis : elle affirmait que son nom était déjà célèbre là-bas, que la curiosité d’entendre un lord socialiste attirerait des foules, et qu’en trois mois il recueillerait quatre mille livres sterling avec les plus flatteuses ovations… sans parler de l’agrément du voyage.

Cette proposition le déconcerta d’abord, mais il s’y habitua par degrés ; son principal souci était de laisser Nellie seule, surtout depuis que le mariage de lady Athelstone rendait douteux qu’elle dût rester à Londres, et en tout cas s’occuper constamment de sa belle-fille. Mais il appellerait une parente quelconque auprès de la jeune femme, et quant à l’opposition qu’elle pourrait faire à son départ, il ne l’admettait pas ; elle s’était toujours soumise avec tant de docilité à ses moindres fantaisies ! Tout dépendait de la manière de présenter les choses et il se savait expert dans cet art-là. SyIvia Brabazon fut l’unique confidente de son projet. Pourquoi lui en avait-il parlé à brûle-pourpoint, sachant qu’elle ne manquerait pas de le désapprouver ? Parce qu’il était irrité de son calme et qu’il espérait peut-être l’amener à discuter cette idée, ne fût-ce que pour lui prouver qu’elle n’avait plus sur lui aucune influence. C’était puéril, enfantin, soit, mais, de fait, lord Athelstone, âgé de vingt-cinq ans, réformateur et poète, n’était guère qu’un enfant gâté.


XXVII.

Il n’y avait pas de lieu au monde où le bonheur intime pût s’abriter plus délicieusement qu’à Eaglescrag, le cottage loué par Wilfred sur la côte occidentale du pays de Galles. Ce n’était qu’un bâtiment très simple, élevé d’un étage, mais sa situation, presque au bord d’une falaise boisée de noirs sapins, contre laquelle venait se briser la, mer, lui prêtait un charme incomparable. Eaglescrag avait été construit par un amiral en retraite, qui s’était plu à y entasser toute sorte de curiosités exotiques et ses héritiers le louaient tel qu’il l’avait laissé. Dans le salon chinois, où mille oiseaux bizarres perchaient sur des arbres de dimensions impossibles, où les meubles indiens s’entremêlaient aux porcelaines du Japon et à de grandes jarres d’airain d’un travail oriental, Nellie étudiait son piano durant de longues heures avec la persuasion qu’en devenant musicienne, elle se rendrait agréable à Wilfred, tandis que celui-ci, dans la pièce voisine, maudissait tout bas les exercices qui l’empêchaient de se recueillir. Ses journées furent prises tout entières par un travail fiévreux, jusqu’au jour où le manuscrit, confié à la poste, partit enfin pour l’imprimerie ; ce jour-là, il avertit Nellie qu’il avait prié Hubert Saint-John de venir les rejoindre la semaine suivante, et il fut clair pour la pauvre femme que cette invitation n’avait d’autre but que de servir de prétexte à une autre, lorsque son mari ajouta : — Je vous saurais gré d’écrire aussi à Mme de Waldeck ; un seul hôte est toujours un peu gênant, il faut s’occuper de lui sans cesse ; deux invités, au contraire, se suffisent à eux-mêmes.

Elle pâlit, sa physionomie tout à l’heure souriante s’altéra ; mais s’armant de courage, elle osa résister pour la première fois de sa vie :

M. Saint-John, dit-elle d’une voix à peine distincte, n’aime pas Mme de Waldeck,.. je ne l’aime pas non plus.

Wilfred eut un tressaillement de surprise et de colère :

— Hubert ne lui a pas parlé deux fois dans sa vie… Ce ne peut donc être de sa part qu’une prévention inexplicable… Quant à vous, Nellie, il semble malheureusement que vous n’ayez de goût pour aucune femme distinguée… vous paraissez haïr toute supériorité intellectuelle. C’est un grand tort.

— J’aime beaucoup miss Brabazon cependant.

— Il n’est pas probable que vous ayez des occasions fréquentes devoir celle-là ; mais j’espérais que vous sauriez comprendre une personne indignement méconnue et que j’estime. Les idées étroites me sont odieuses, souvenez-vous de cela. Vous êtes incapable de dédaigner les arrêts stupides du monde ; soit, attachez-vous à son char en esclave,.. ses roues ne tarderont pas à vous écraser.

Pauvre Nellie ! elle se sentait écrasée par des roues plus cruelles que celles du monde.

— Assez, mon cher Wilfred, j’écrirai aujourd’hui.

Il recouvra tout à coup sa belle humeur, sans vouloir remarquer qu’elle restait mortellement triste, que son ancienne aversion pour Mme de Waldeck se transformait en jalousie passionnée, que la crainte de cette visite la hantait comme un cauchemar, enfin que c’en était fait pour elle du repos bien court dont elle avait joui dans la solitude d’Eaglescrag.

Saint-John arriva le premier et presque en même temps que lui un mot de Mme de Wadeck exprimant son regret de ne pouvoir prolonger sa visite au-delà de quelques jours ; un engagement l’appelait à Liverpool, puis à Manchester ; elle avait promis d’y parler en séance publique.

— Quel bonheur ! pensa Nellie, j’avais cru que ce supplice durerait des semaines…

Elle alla cacher dans sa chambre son visage illuminé par la joie, tandis que Wilfred et Hubert causaient en fumant leurs cigares sur la falaise. Jusque-là, tous les frais de la conversation avaient été faits par Wilfred ; mais quand les deux hommes se trouvèrent seuls, Saint-John commença brusquement :

— Est-il vrai, Athelstone, que vous partez pour l’Amérique ?

La nuit était sombre ; il lui fut donc impossible de voir si le coupable changeait de couleur en répondant :

— Qui a pu vous dire cela ?

— Ma cousine, Mary Goldwin, que miss Brabazon a retrouvée à Wiesbaden. Elle vient de me l’écrire.

— Les femmes ne savent jamais se taire. Eh bien ! oui, j’ai quelque intention d’entreprendre ce voyage, et si je désire qu’on n’en parle d’avance que le moins possible, c’est que Nellie ne sait pas encore…

— Le plaisir de vous faire entendre au-delà des mers sera-t-il assez vif pour que vous lui sacrifiiez tous vos devoirs ? interrompit Saint-John avec une indignation contenue.

— Mes devoirs ?.. Je considère comme mon premier devoir de répandre les idées que je crois bonnes… D’ailleurs il ne s’agit pas de cela seulement… S’il faut vous le dire, je suis horriblement gêné et je n’ai pas trouvé de meilleur moyen pour me tirer d’affaire.

— Le moyen est détestable. Vendez votre maison de Londres, emmenez votre femme à l’étranger, tout ce que vous voudrez enfin, sauf ceci. Vous n’avez pas la moindre idée du tort que vous vous ferez. Pour ne prendre les choses qu’au point de vue mondain…

— Je refuse de me placer à ce point de vue. Le monde trouvera qu’un pair d’Angleterre se déshonore en faisant des conférences pour de l’argent. J’ai prévu cela et je m’en moque.

— Eh bien ! ne parlons que de votre femme. Un dévoûment absolu pouvait justifier votre mariage aux yeux de tous… Si, au contraire, après dix-huit mois, vous partez seul pour l’Amérique,.. car vous partez seul, n’est-ce pas ? dit Saint-John en s’arrêtant avec un regard interrogateur qui perça l’obscurité.

Wilfred malgré tous ses défauts, était incapable de mensonge ; il aurait donné beaucoup pour pouvoir éviter de répondre à cette question directe, d’autant qu’il savait que Hubert tirerait de sa réponse une conclusion fausse : il ne se sentait pas amoureux de Mme de Waldeck, l’ascendant qu’elle avait sur lui était, croyait-il, purement intellectuel, mais le monde ne voudrait pas admettre cela et Hubert pour le moment représentait le monde.

— Une personne de mes amies, répondit-il lentement, a des projets semblables aux miens qu’elle compte mettre à exécution vers la même époque. Je vous le dis en confidence, Hubert, bien qu’il n’y ait là-dedans rien dont je doive avoir honte.

— Je ne parlerai de vos desseins à qui que ce soit, et pour une bonne raison, c’est que je suis persuadé que vous ne les exécuterez pas. Vous n’êtes ni fou ni méchant ; vous réfléchirez à ce que souffrirait lady Athelstone. Au nom de Dieu, ajouta Saint-John avec emportement, l’avez-vous donc épousée pour la tuer ?

— Vous me permettrez d’être seul juge en cette circonstance, répondit froidement Wilfred. Nellie est beaucoup plus raisonnable que vous ne le supposez ; elle ne voit pas certaines choses sous le même jour que moi et je le déplore ; mais je ne l’ai jamais trouvée sourde à une explication sensée. Seulement, cette explication, je ne veux pas la lui donner trois mois d’avance ; ce serait prolonger pour elle la douleur inévitable de la séparation.

— Vous vous trompez sur tous les points, repartit Hubert qui était redevenu maître de lui. Si vous êtes bien décidé, il vaut mieux la préparer vous-même à cette séparation que de laisser au hasard, à quelque accident, le soin de l’en instruire ; je n’ajouterai rien de plus, j’en ai déjà trop dit peut-être.

Le lendemain, les épreuves du manuscrit de Wilfred furent apportées par le facteur après le déjeuner. Nellie les feuilleta du doigt : — C’est de la prose ! dit-elle d’un air étonné.

Au même instant son regard tombait sur le mot divorce, tracé en tête de chaque page, et elle se mit à lire attentivement.

— Cette brochure va coïncider avec les conférences de Mme de Waldeck, dit Athelstone se mettant aussitôt à la correction des feuilles étalées devant lui. Il ne vit pas que Nellie était pâle comme une morte ; elle ne lisait plus, un brouillard s’était répandu devant ses yeux ; était-il possible que ce fût là une protestation en faveur du divorce et signée du nom de son mari ? Plus tard elle se rappela que quelqu’un, Saint-John sans doute, lui avait tendu un verre d’eau. Wilfred corrigeait toujours…

Ainsi, pensait Nellie, après dix-huit mois de mariage, son mari, à l’instigation d’une femme qui le lendemain serait son hôte, plaidait en faveur d’une loi qui devait permettre de rompre le plus sacré de tous les liens ! — Elle se leva sans bruit, et gagna sa chambre en chancelant ; deux heures après, Wilfred étant allé voir pourquoi elle ne descendait pas, la trouva étendue sur son lit :

— Qu’avez-vous donc, mon enfant ?

— Oh ! rien, un mal de tête.

— C’est tout ? reprit-il en se penchant affectueusement sur elle, vous êtes bien sûre que c’est tout ? Si vous saviez les sottises que vient de dire ce vieux Hubert pour me tourmenter !

— Qu’a-t-il dit ? demanda-t-elle en se soulevant vivement sur l’oreiller. Ses joues s’étaient empourprées tout à coup.

— N’a-t-il pas osé me soutenir que mes écrits vous faisaient une peine infinie ? Comme si je ne savais pas mieux que lui ce que vous éprouvez, moi, votre mari, à qui vous ne cachez rien, n’est-ce pas, ma Nellie ? Je lui ai répondu qu’il vous calomniait, que chacun de nous deux se réservait sa liberté de penser, que vous êtes un ange trop bon pour ce bas monde, auquel vous ne portez qu’un intérêt médiocre, de sorte que mes doctrines humanitaires vous importent peu ; je lui ai appris que si vous étiez dévote, vous étiez aussi tolérante ; bref je l’ai envoyé promener et j’ai bien fait, qu’en dites-vous ?

— Vous avez toujours raison, mon amour ; seulement,.. seulement je suis fâchée que vous écriviez ainsi sur le mariage.

— Ma chère enfant, j’écris sur beaucoup de choses que vous ne pouvez ou plutôt que vous ne voulez pas comprendre.

Sa tête retomba sur l’oreiller, elle ferma les yeux.

— Oh ! si j’avais plus d’esprit !

— Ce n’est pas l’intelligence qui vous manque, chérie ; mais l’orthodoxie étroite et une large compréhension des choses humaines sont incompatibles.

Il se rapprocha d’elle encore pour l’embrasser. Elle saisit alors ses deux mains et les pressant avec une ardeur convulsive :

— Quand vous serez las de moi, vous me le direz ? je le veux,.. murmura-t-elle.

— Quel enfantillage !

Un tendre et brillant sourire, qu’elle ne voyait rayonner qu’à de rares intervalles depuis quelque temps et qui pouvait la consoler de tout, passa sur les traits de Wilfred, mais pour s’éteindre presque aussitôt :

— Qui donc vous a mis cela en tête ? Hubert a-t-il parlé de ?..

— Je ne l’écouterais pas s’il osait me dire quoi que ce fut contre vous, non,.. ni lui ni aucun autre. Seulement quand je vois de mes propres yeux ce que vous avez écrit,.. que la chaîne est lourde, cette chaîne du mariage, cette chaîne de fer,.. eh bien ! je ne peux m’empêcher de penser qu’elle se rompra et qu’alors vous serez libre.

Tandis que lord Athelstone calmait par d’affectueuses paroles « les nerfs de sa femme, » une conversation avait lieu entre Lorenzo et miss Staples, cette femme de chambre dont les antécédens fâcheux avaient autrefois scandalisé lady Athelstone douairière. Le gamin, assis nonchalamment sur l’appui d’une fenêtre, fumait sa cigarette, tandis que, dans l’intérieur de la lingerie, son interlocutrice travaillait à l’aiguille :

— L’autre vient demain, lui disait-il, et vous avez beau la critiquer, mylord se plaît mieux avec elle qu’avec mylady.

— À mon avis, c’est un diable en jupons, répliqua miss Staples. Quelle honte de l’amener ici ! Qu’il fasse ce qu’il veut hors de la maison, mais l’imposer à sa femme ! Mylady est une sainte ; j’espère pourtant qu’elle sera vengée tôt ou tard, poursuivit l’irascible soubrette. S’il n’était pas aveugle, il s’apercevrait que d’autres l’apprécient, pauvre chère dame !

— Ah ! bah ! elle n’a pas assez de sang dans les veines pour se venger ! Mais je sais quelque chose, poursuivit Lorenzo avec malice, je sais que moi et mylord nous allons traverser la mer, que nous nous en allons en Amérique et avec Mme de Waldeck encore !

— Mylord aller en Amérique avec cette créature ! Où avez-vous ramassé pareille sottise ? C’est impossible.

— Impossible ?.. Je l’ai vu dans une lettre adressée à mylord. Voulez-vous la lire ? Je ne la comprends pas très bien, mais il est question d’argent et de voyage ; c’est fissato, arrangé !.. Nous partons en octobre.

— Si jamais !.. commença miss Staples avec indignation… Elle s’interrompit et ajouta : — Eh bien ! de toutes les abominations que j’ai entendues de ma vie, c’est la plus forte ! Il s’en repentira, rappelez-vous mes paroles, il s’en repentira, et ce sera bien fait.


XXVIII.

Mme de Waldeck arriva le lendemain soir. Elle répondit à l’accueil assez froid de Nellie avec une effusion exagérée ; la jeune femme se replia sur elle-même comme une sensitive ; elle était trop sincère pour pouvoir supporter de sang-froid ces démonstrations perfides. À dîner, la nouvelle venue était fort belle dans sa robe de cachemire de l’Inde blanc aux plis moelleux et tout unie ; elle fit ses efforts pour se rendre généralement agréable, évita les sujets qui pouvaient prêter à la discussion, peignit la vie allemande sous des couleurs humoristiques, raconta quelques anecdotes sur les hommes éminens qu’elle avait connus, toujours avec grâce et avec légèreté, en invoquant l’opinion de Nellie ou de Saint-John à l’appui de la sienne, rarement celle de Wilfred. Peut-être y avait-il là dedans un peu d’affectation, du moins Saint-John en jugea ainsi ; néanmoins l’habileté de Mme de Waldeck n’était pas niable, ce n’était point un charlatan vulgaire. À la fin du dîner, Hubert Saint-John ne l’aimait pas plus qu’auparavant, mais en revanche il la redoutait davantage. Il avait lui-même parlé fort peu et se bornait à observer l’ennemi de son œil gris, perçant, tandis que Nellie se taisait, incapable de lutter contre une volubilité pareille.

La coutume anglaise est que les femmes se retirent au dessert, laissant les hommes à table ; Wilfred proposa une dérogation à l’usage. Pourquoi tout le monde n’irait-il pas jouir de cette belle soirée d’été sur la terrasse, où l’on porterait du vin et des fruits ? Nellie approuva, car la pensée d’un tête-à-tête avec Mme de Waldeck l’épouvantait d’avance. L’air était doux, chargé à la fois des parfums de la mer et de ceux du jardin :

— Quel calme délicieux ! s’écria Mme de Waldeck, oui, délicieux en vérité !.. Et cependant j’ai toujours mené une vie de lutte si active, si dévorante dans les grandes villes que l’inertie de l’existence à la campagne m’oppresserait vite… Vous ne devez pas éprouver cela, lady Athelstone ?

— J’aime le calme de la campagne au contraire, j’y ai toujours été habituée, mais non pas à l’inertie pourtant…

— Oh ! je conçois,.. vous vous occupez,.. vous avez plus de loisirs ici pour vous livrer à l’étude ;.. sans doute vous lisez beaucoup… Et faites-vous de la musique ?

— Très peu.

— Ma chère enfant, reprit Wilfred avec un sourire involontaire, il me semble que vous en faites beaucoup..

— Pardon… je voulais dire très mal…

— Il faut vous exercer, vous exercer constamment, siffla la vipère, qui devina l’horreur que Wilfred avait des gammes ininterrompues ; c’est dans la solitude, en compagnie de la nature, que le talent se perfectionne. Vous savez ce que dit Goethe :


Es bildet ein Talent sich in die Stille,
Sich ein Charakter in dem Strom der Welt !..


— Je ne comprends pas l’allemand, répliqua Nellie.

— Vraiment ? Je croyais que vous le parliez. Eh bien ! Goethe est d’avis qu’un caractère vigoureux se trempe dans la lutte. Les hommes voués à exercer de l’influence sur leurs semblables doivent être en rapport constant avec eux. Lord Athelstone, par exemple, a besoin du Strom der Welt ; il est poète, mais il est aussi réformateur et aux réformateurs le repos est refusé… Pour eux, grande est la gloire, car le combat est rude, ajouta Mme de Waldeck en citant des vers que cette fois Nellie reconnut.

— C’est Wordsworth qui a dit cela, fit-elle observer avec plus de vivacité qu’elle n’en avait montré encore.

— Oui, cela s’enseigne partout à l’école.

Saint-John sentit l’impertinence, et il la releva :

— Lady Athelstone est singulièrement versée dans les poètes anglais.

— J’en suis persuadée, repartit Mme de Waldeck, beaucoup plus que moi sans doute, qui me suis vue contrainte à négliger la littérature légère pour des livres de science bien secs, bien ardus… Je ne devrais pas l’avouer peut-être. Il est si facile de cacher que l’on est ignorante par le silence !

Cette flèche, lancée à Nellie, parut n’atteindre que Saint-John, qui mordit sa moustache.

— Quel est donc, reprit Mme de Waldeck, le proverbe latin qui dit : « Les choses inconnues sont supposées être magnifiques ? »

— Je ne doute pas que vous ne soyez en état de citer le texte original, grommela Hubert.

— Je pourrais faire semblant, répondit-elle avec un joli éclat de rire, mais je suis trop franche… l’excès de franchise est mon défaut. Bien des gens ne me l’ont jamais pardonné. Que voulez-vous ? je vais toujours droit au but avec une sincérité brutale ; c’est ainsi que je blesse les opinions reçues, que je me fais des ennemis.

— Ce prétendu défaut est un de vos grands mérites, interrompit Wilfred. C’est lui qui vous a permis de battre en brèche certaines conventions absurdes avec un courage qui manque à la plupart des femmes.

— Vous êtes bien bon, en vérité, mais vous avez tort. Au point de vue mondain, c’est impolitique,.. ne trouvez-vous pas, lady Athelstone ?

Forcée ainsi dans ses retranchemens, Nellie répliqua, après une seconde d’hésitation :

— Je connais trop peu le monde pour savoir ce qui est impolitique et ce qui ne l’est pas.

— Voilà une réponse éminemment politique. Oh ! vous n’êtes pas aussi franche que moi.

Saint-John sentit en ce moment qu’il l’étranglerait volontiers.

— Ce que dit ma femme est vrai, affirma Wilfred, elle ne sait rien du monde et ne tient point à le connaître. J’ai vainement essayé de lui faire apprécier mes amis ; ma mère, qui voulait l’entraîner chez les siens, n’a pas été plus heureuse. Aussi n’a-t-elle pas, sous ce rapport, plus d’expérience qu’un enfant.

— Oh ! dans la position de lady Athelstone, qui possède tout ce que la vie peut donner, cela n’a qu’une médiocre importance. C’est à une femme telle que moi, forcée au combat pour l’existence, que la connaissance du monde est nécessaire. Se résigner, se poser en victime ne suffirait pas en certains cas, il faut être armée, car on ne peut compter sur l’aide de personne.

— Vous n’avez besoin d’aucune aide, j’en réponds, riposta Saint-John venant au secours de Nellie. Comme Talleyrand à Mme de Staël, qui lui demandait au secours de qui il s’élancerait de préférence si elle ou Mme Récamier était en péril de se noyer, je vous dirais volontiers : « Vous qui savez tout savez nager, madame ! »

— J’ignore si je dois prendre cette citation pour un compliment ; je ne suis pas Mme de Staël, par malheur.

Au moment même, un rayon de lune, qui caressait les plis neigeux de la robe de Mme de Waldeck, éclaira aussi certaine araignée occupée à s’y promener. Cette femme intrépide n’avait qu’une faiblesse, la peur des araignées, peur qui s’empara d’elle tout à coup et lui fit oublier les dimensions peu communes de son pied, si soigneusement caché d’ordinaire ; secouant sa robe, avec un cri, elle étendit le terrible engin de destruction et eut vite fait d’écraser l’insecte inoffensif. Presque aussitôt elle le regretta ; les deux hommes assis auprès d’elle avaient vu son pied ; ils avaient pu voir aussi, à moins d’être aveugles, qu’elle écraserait avec la même cruauté tout obstacle importun qui se trouverait sur son chemin.

— Eh bien ! dit Saint-John, voilà pourtant un point de ressemblance avec Mme de Staël !

Il avait parlé très bas, néanmoins elle l’entendit : qu’avait-il voulu dire ? Sa mémoire la servit d’une façon impitoyable ; elle se rappela que la femme de génie dont il était question passait pour avoir le pied grand et fort. La crainte vague que Saint-John lui inspirait déjà devint de la haine à partir de cet instant ; mais elle n’en laissa rien paraître et ne cessa au contraire de faire à Wilfred l’éloge de ce butor, car il entrait dans ses projets que rien ne troublât la confiance d’Athelstone à l’égard de son ami jusqu’au moment où il quitterait sa femme pour un temps indéterminé.

Pauvre Saint-John ! sa position était étrange et douloureuse ! Il n’avait pas trente ans, il était amoureux, prêt à tous les sacrifices pour assurer le bonheur de sa bien-aimée, forcé de s’avouer en même temps que le naufrage de ce bonheur pouvait seul lui permettre de nourrir une espérance égoïste, trop loyal avec cela pour s’arrêter à la pensée de profiter des fautes de celui qui avait été son meilleur ami. Essayer de combattre l’influence de Mme de Waldeck eût été inutile d’autre part ; tout ce qu’il aurait pu faire, c’eût été de railler ses utopies et ses chimères de façon à les rendre ridicules à mesure qu’elle les développait ; mais pendant son séjour chez les Athelstone, Mme de Waldeck ne s’exposa guère à de dangereuses réfutations ; elle se tint prudemment sur un terrain moins ambitieux, qui lui permettait néanmoins de montrer la culture incontestable de son esprit en soulignant l’infériorité de sa rivale. De temps à autre pourtant, Hubert trouvait moyen de l’attaquer, mais ses boutades assez rudes ne servaient qu’à faire ressortir la bonne grâce avec laquelle Mme de Waldeck savait y répondre. Il est vrai que le champion de Nellie se trouvait assez récompensé par la joie que les défaites momentanées de Mme de Waldeck causaient à la chère créature qu’il adorait en secret par-dessus tout. Nellie eût été plus parfaite qu’il n’est donné à une femme de l’être si elle fût parvenue à dissimuler en pareille circonstance ; elle convenait avec Saint-John de l’antipathie que lui inspirait cette extravagante qu’on la contraignait à recevoir. Le sentir de son avis était une sorte de consolation pour elle, mais jamais ni l’un ni l’autre, en parlant de l’objet de leur commune aversion, n’associèrent à son nom celui de Wilfred ; c’était comme une loi qu’ils s’imposaient tacitement.

Deux journées s’écoulèrent, bien lentes et bien lourdes, au gré de Nellie ; le dimanche, elle se rendit à l’église pour y offrir au Dieu des simples et des malheureux ses humiliations de toutes les minutes et les angoisses de son insurmontable jalousie, tandis que Mme de Waldeck allait sur la plage avec Wilfred écouter de son côté, disait-elle, les sermons de la nature, plus éloquens que ceux d’un prêtre de campagne. Lorsque la jeune lady Athelstone revint, les deux promeneurs n’étaient pas encore de retour ; elle monta tout droit à sa chambre, et, en y rentrant, remarqua d’abord un papier posé bien en vue sur la toilette. C’était une demi-feuille sans enveloppe, et elle reconnut l’écriture,.. celle de Wilfred. Lui avait-il écrit, tandis qu’elle était à l’église ?.. Mais non !.. La lettre n’avait pas de commencement, c’était un fragment déchiré ;.. d’où venait-il ?.. Elle y jeta les yeux avec inquiétude.

« … Donc rien ne m’empêchera de m’embarquer au mois d’octobre, comme nous en sommes convenus. Tout ce que vous déciderez m’agréera, ai-je besoin de le dire ? J’attends votre arrivée ici avec impatience pour pouvoir causer avec vous de nos futurs projets ; mais veuillez n’y faire encore aucune allusion devant ma femme. Je compte ne l’avertir qu’au dernier moment. La brochure que vous m’avez prié d’écrire est sous presse.

« Fidèlement vôtre,
« Athelstone. »


Nellie regardait autour d’elle abasourdie, n’en pouvant croire ses yeux. Lentement elle relut les lignes fatales ; aucun doute ne lui semblait possible ; elles étaient adressées à Mme de Waldeck ; il allait abandonner son foyer, franchir les mers avec cette femme ! Nellie se laissa tomber sur sa chaise longue ; le sang bourdonnait dans ses artères, des pleurs brûlans l’aveuglaient ; enfin, cachant sa tête entre les coussins, elle se mit à crier au milieu de ses sanglots : — Non ! ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible !

Et cependant la terrible réalité s’imposait à elle au milieu de son désespoir. Elle croyait comprendre… Depuis quelque temps déjà une idée fixe, insupportable l’avait hantée nuit et jour comme un spectre, et aujourd’hui elle était sûre… cette apologie du divorce, cette invitation, ce départ… Elle avait perdu l’amour de son mari, elle n’était plus pour lui qu’un fardeau. Était-ce, grand Dieu, la réponse que le ciel envoyait à ses prières ? Mais par quel accident cette lettre était-elle venue sur sa toilette ? La pauvre femme eut le courage de baigner ses paupières pour en effacer les traces de larmes avant de sonner sa femme de chambre.

Miss Staples parut, un peu pâle, mais résolue.

— Savez-vous qui a pu apporter ici ce papier ?…

— C’est moi-même, mylady.

— Vous-même ?

Le regard de Nellie plongea stupéfait dans les yeux noirs de Staples, qui ne se baissèrent pas.

— Et puis-je vous demander où vous l’avez trouvé ?

— Par terre, répondit hardiment la soubrette, et, voyant la signature de mylord, j’ai pensé que c’était pour mylady.

— Vous vous êtes trompée ; cette lettre n’est pas à moi et je désire que vous la remettiez où vous l’avez prise. Vous auriez mieux fait de n’y pas toucher.

Staples devint pourpre et balbutia :

— J’ai agi pour le mieux. Tant pis pour l’autre si elle laisse traîner ses lettres dans son buvard ; elle joue un vilain jeu. C’est une honte que mylady soit la dernière instruite que mylord part pour l’Amérique avec elle, quand Lorenzo dit que la chose est arrangée depuis si longtemps. Lorenzo en sait bien long, allez, mylady ; à l’en croire, cette femme-là est capable de tourner le plus fin des hommes sur son petit doigt comme un écheveau de fil.

Miss Staples, tout en vénérant sa maîtresse, ne laissait pas que de se souvenir de la modeste origine de cette dernière et la considérait au fond comme une pauvre innocente bien peu faite pour le rang qu’elle occupait ; sans doute, elle n’eût pas parlé à une autre avec autant de liberté. D’un geste cependant, Nellie sut lui imposer silence.

— Si mylord savait que Lorenzo trahit sa confiance, il le mettrait à la porte, dit-elle aussitôt que l’émotion atroce qu’elle ressentait lui permit d’articuler un mot. Quant à vous, Staples, vous avez eu, j’espère, de bonnes intentions, mais il ne me plaît pas d’être servie par des moyens semblables. Ce que mylord désire que je sache, il me le dit lui-même ; je ne veux rien apprendre par des lettres volées, et les mensonges me font horreur. Maintenant, sortez.

Staples battit en retraite, la tête basse ; elle ne se doutait pas que sa maîtresse pût prendre cet air impératif et majestueux.


XXIX.

Nellie fut triste et silencieuse tout le jour, mais elle avait été ainsi plus ou moins depuis l’arrivée de Mme de Waldeck, personne n’y prit garde, sauf Saint-John. Wilfred causait avec une animation insolite ; il récita des vers qu’il venait d’achever à Mme de Waldeck, qui cessa, pour mieux l’écouter, de fumer ses cigarettes russes et cria plus haut que jamais : — Admirable ! sublime ! — Il s’agissait de martyrs,.. les martyrs de la libre pensée, bien entendu.

Nellie s’étant levée avec une expression d’impatience : — Je crains que lady Athelstone n’apprécie que médiocrement ce chef-d’œuvre, dit Mme de Waldeck en la regardant s’éloigner : Qu’a-t-elle donc ? elle paraît scandalisée.

Hubert fronça le sourcil, et, se levant à son tour, suivit Nellie sur la terrasse.

— Un peu de courage, lui dit-il, demain est le dernier jour ;

Mme de Waldeck s’en va.

Hélas ! peu lui importait maintenant qu’elle s’en allât ou qu’elle restât encore ; cette femme était maîtresse de la destinée de son mari, elle allait l’entraîner à sa perte !

— Voudriez-vous, monsieur Saint-John, faire quelque chose pour m’obliger ?

— Tout au monde.

— Eh bien ! on a organisé une partie de pêche à son intention ; Wilfred vous demandera naturellement d’en être. Ne refusez pas.

— J’irai, cela va sans dire. Et vous ?

— Non. Je souffrirais trop.

Leurs yeux se rencontrèrent, il comprit, et le mensonge de la pauvre Nellie, qui se hâta d’ajouter : — Vous savez, je suis toujours malade en mer, — fut inutile. Ce qu’elle voulait, c’était que la présence d’un tiers rompît le tête-à-tête entre son mari, si impressionnable, et cette personne si dangereuse.

Le jour de la pêche, il faisait grand vent, les vagues s’élançaient bruyantes contre les rochers du rivage ; il fallait être terriblement aventureux pour s’embarquer par un temps pareil, mais Wilfred, qui adorait la mer, était indifférent à tous ses caprices ; Mme de Waldeck, enveloppée de toile goudronnée, défiait de son côté la fureur des élémens ; ils partirent donc, et Hubert, bien qu’on n’eut pas insisté outre mesure pour l’emmener, les accompagna, il se blottit dans un coin, sa pipe à la bouche, ne trouvant rien à dire, sauf que l’on serait rudement secoué et qu’un orage était imminent. Ses fâcheuses prévisions furent réalisées ; le vent redoublait de violence ; les filets n’attrapaient rien ; la couleur du ciel devenait de plus en plus menaçante. Wilfred lui-même proposa de rentrer, et Mme de Waldeck, qui s’était conduite en Spartiate, finit par avouer qu’elle mourait de froid et de fatigue ; cependant aborder à Eaglescrag était impossible. Il y avait un peu plus haut sur la côte une petite anse où, comparativement, le ressac ne se faisait point sentir. On poussa le bateau de ce côté sans beaucoup de peine, et vers trois heures de l’après-midi, les pêcheurs touchèrent terre, comme les premières gouttes se mettaient à tomber ; mais ils n’avaient pas fait vingt pas sur le galet que l’orage éclata, ouvrant des cataractes.

— Vous serez trempée, dit Wilfred à Mme de Waldeck, abritez-vous plutôt sous la falaise ; il y a là des cavernes très commodes : et vous, mon cher Hubert, courez à la maison dire à Nellie que nous sommes sains et saufs, elle doit être inquiète.

Saint-John faillit faire observer que le manteau goudronné, qui avait résisté à l’assaut des vagues, pourrait aussi bien protéger contre la pluie l’héroïne de cette maussade journée, mais il s’abstint. Sa tâche ingrate était achevée ; elle avait duré cinq mortelles heures, et maintenant il comprenait que, si Wilfred tenait à rester seul avec la dame de ses pensées, rien ne pourrait l’en empêcher. Sans répondre, il se dirigea donc vers le bois de sapins qui avançait sur le rivage à une centaine de mètres environ ; de là un sentier conduisait aux jardins d’Eaglescrag.

Pendant ce temps, Nellie s’était traînée jusqu’à l’école du village ; elle avait un grand mal de tête et ressentait une lassitude inouïe dans tous les membres ; n’importe ! elle voulait s’intéresser à quelque chose, se distraire. Après avoir parlé aux maîtresses et interrogé les enfans avec la douceur qui la faisait aimer de tous, elle s’en alla par le chemin le plus long, celui qui conduisait à la mer : l’après-midi tout entière était encore devant elle ; comment l’employer ? Elle irait s’asseoir dans son petit coin favori, sous les sapins, et la brise fraîchissante apaiserait peut-être cette fièvre qui la dévorait. Tout en marchant, elle songeait aux pauvres institutrices communales à qui elle venait de porter des encouragemens.

— Comme je voudrais être encore l’une d’elles ! se disait lady Athelstone, gagnant mon pain quotidien et berçant au fond de moi-même un idéal que rien ne pourrait détruire ! Je l’aurais emporté au tombeau avec moi ! Et tout est fini !.. rien ne renaîtra plus !

Quand elle atteignit le petit bois où elle aimait à s’asseoir, le vent était devenu furieux : il courbait les arbres et couchait les longues herbes, mais, au-dessous, la falaise, creusée de façon à offrir un abri, formait une série de grottes naturelles frangées de racines pendantes. Elle descendit la pente rapide et s’installa dans l’un de ces creux juste assez large pour contenir une personne, quoiqu’en réalité il fit partie d’une excavation beaucoup plus considérable, séparée de celle-ci par un contre-fort de sable. En s’affaissant sur le sol tapissé de cailloux fins et secs, elle trouva que ce contre-fort lui faisait un oreiller commode. Adossée ainsi, elle pouvait contempler le jeu des vagues livides, le vol des mouettes qui tourbillonnaient en criant, et l’horizon d’un indigo sombre, et les bateaux de pêche chassés par la tempête. Nellie trouva dans cette position une sorte de bien-être, les pensées qui la torturaient s’engourdirent peu à peu ; elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit précédente, ni pris de nourriture ce jour-là ; sa tête se pencha sur son épaule, ses paupières se fermèrent, elle s’endormit d’un sommeil sans rêves, le sommeil de l’épuisement. Combien de temps reposa-t-elle ainsi, oubliant ses peines, elle n’aurait pu le dire. Elle fut réveillée soudain par un coup de tonnerre. Il pleuvait à verse, la mer disparaissait presque derrière un rideau gris qui changeait l’aspect du paysage. Comme Nellie allait se soulever, un bruit de voix la retint à sa place. Quelqu’un parlait tout près d’elle… Mme de Waldeck ! elle ne pouvait s’y tromper et ne douta pas que celui à qui cette femme s’adressait avec un accent doucement persuasif, très différent du ton décidé qu’elle avait dans le monde, ne fût son mari. Tous les deux avaient trouvé refuge dans l’autre compartiment de la caverne sans apercevoir en passant la forme grise immobile qui, grâce à l’ombre profonde, se confondait avec la couleur du sable et des rochers.

— Elle ne peut être assez déraisonnable pour vous refuser cela, disait la voix maudite. Trois jours,.. c’est bien peu. La femme d’un homme tel que vous doit savoir se sacrifier quelquefois, et le sacrifice, convenez-en, n’a rien d’héroïque.

— Mais elle aura, pauvre enfant, à en faire d’autres ; je ne voudrais pas abuser de son courage. Nos idées ne sont pas les siennes : ma brochure sur le divorce lui a déplu ; si je parle à Liverpool dans le même sens (et naturellement les journaux reproduiront mes discours), elle ne pourra me le pardonner, et puis la laisser seule ici…

— Pourquoi seule ? Cet excellent M. Saint-John… Vraiment il est fâcheux que lady Athelstone ne comprenne pas mieux les destinées auxquelles vous êtes appelé ! Certes votre femme est charmante… cependant vous devez vous défendre contre les empiétemens de son affection égoïste. Cette excursion à Liverpool la préparerait à une plus longue absence.

— Pour celle-là j’aurai une excuse, tandis qu’aujourd’hui je ne trouverais qu’une chose à dire, c’est que…

— Vous me rendez service… Quelques paroles préliminaires prononcées par vous donneraient un tel relief, un tel éclat à ma lecture ! — Elle reprit plus bas : — Je serais si fière !

— Oh ! puisque vous daignez y attacher tant d’importance…

— J’en attache une très grande.

— Soit, je vous accompagnerai, mais je doute que le fait de vous rendre service réconcilie beaucoup Nellie avec mes projets. Enfin espérons qu’elle ne lira pas les journaux, elle les lit si rarement !

— Oui, c’est un ange, mais elle ne s’intéresse à rien de ce qui est votre vie… Je vous plains un peu, lord Athelstone. Vous aviez besoin de sympathies plus larges, plus éclairées.

— Peut-être, et, il faut que je vous le dise, je m’en aperçois surtout depuis que vous êtes ici. Se sentir compris, pouvoir parler librement de ses aspirations à une femme dont la brillante intelligence est comme un livre ouvert où l’on trouve sans cesse quelque chose de nouveau et d’imprévu, c’est le plus vif des plaisirs.

— Vous me flattez. Cependant, vous l’avouerai-je ? j’ai souvent pensé de mon côté combien la vie eût pu être différente pour nous deux si nous nous étions rencontrés autrefois, avant d’avoir contracté des liens qui, en ce qui me touche du moins, n’ont pas été heureux…

— Mais vous avez rompu la chaîne que vous aviez laissé river à l’heure où la jeunesse se livre sans réfléchir. Moi je ne pourrai jamais, — quand bien même je le voudrais, — briser la mienne.

Tandis qu’il parlait, un éclair aveuglant, suivi presque aussitôt d’un coup de tonnerre si terrible qu’il semblait que les nues s’ouvrissent au-dessus de la falaise, arracha un cri d’effroi à Mme de Waldeck elle-même. Nellie resta inerte, les yeux fermés. Que n’aurait-elle pas donné pour qu’une mort subite la frappât en ce moment ! Ce fut la fin de l’orage ; un quart d’heure après, le vent était abattu, une lumière pâle rayait l’horizon de la mer, et ceux que la falaise avait abrités remontèrent côte à côte la pente sablonneuse. Quelque temps s’écoula encore avant que lady Athelstone trouvât la force de les suivre jusqu’à Eaglescrag.

Elle ne revit plus Mme de Waldeck ; en rentrant, un accès de fièvre trop réel lui servit d’excuse pour ne point descendre dîner. Wilfred monta savoir de ses nouvelles avec une tendre sollicitude ; elle ne lui parla pas, mais le lendemain matin la scène qu’il redoutait éclata avec une violence imprévue. Il était au pied de son lit. lui disant que Mme de Waldeck comptait partir de bonne heure et que ses affaires le forçaient, lui aussi, de s’absenter deux jours ; Nellie ne manifesta aucune surprise et resta muette, le visage tourné du côté du mur.

— Hubert vous reste, il aura soin de vous, continua Wilfred.

— Je ne réclame les soins de personne, répondit-elle dans un gémissement étouffé. Qu’on me laisse mourir !

— Mais qu’avez-vous, ma chérie ? demanda-t-il, sérieusement alarmé. Vous ne parliez que d’un peu de fatigue. Êtes-vous malade ? Dois-je envoyer chercher le docteur ?

— Je ne veux pas de docteur, s’écria-t-elle impétueusement. Je ne veux que toi, je n’ai besoin que de toi, et cette femme t’emmène, la misérable !

Se tournant vers lui, elle lui jeta ses bras autour du cou et se mit à sangloter.

— Ma chère enfant, tout ceci est absurde. Il faut apprendre à maîtriser une jalousie, sans fondement, je vous jure… Ne puis-je plus vous quitter quarante-huit heures sans que vous tiriez de mon absence ces conclusions ridicules ?

— N’essayez pas de nier. Je sais tout, Wilfred, oui,.. tout… Oh ! par pitié, reste ! Tu es bon, tu agis sous l’empire d’un vertige ;.. mais elle veut t’arracher à moi,.. et je ne le souffrirai pas, non, je ne le souffrirai pas… Je mourrai d’abord… Tu deviendras libre d’épouser la seule femme qui soit vraiment digne de toi, celle qui aurait été tienne, si tu avais seulement voulu attendre !.. Ah ! je n’ai ni talent ni éloquence, rien que mon amour infini… Mais au nom de cet amour que tu n’as pas toujours méprisé, je t’en prie, écoute !.. Cette créature te mène à ta ruine. Si tu vas avec elle en Amérique…

— Qui vous a dit que j’allais en Amérique ?

— Je l’ai entendu de ta bouche. J’étais sous la falaise.

— Je n’aurais jamais cru que vous fussiez capable de m’épier, Nellie. Si vous entendez des choses qui vous font de la peine, j’en suis fâché. Quant à mon projet de tournée en Amérique, vous l’avez appris un peu plus tôt que je n’aurais voulu, voilà tout. Il me faut de l’argent et je n’ai pas d’autre moyen de m’en procurer.

— Laissez-moi partir avec vous, en ce cas.

— Quelle folie !.. Et comment supporteriez-vous une pareille fatigue, quand la moindre chose vous abat, vous énerve ?.. Une heure de promenade en mer et vous êtes malade… Vous n’y songez pas… Ce serait une préoccupation constante pour moi ; vous me gêneriez.

— Je vous gêne dès à présent, sanglota Nellie en se renversant sur l’oreiller ; mais attendez un peu de temps encore, bien peu de temps,.. et vous serez libre,.. je vous le promets,.. je le sens là… Seulement, si je meurs pendant votre absence, vous appartiendrez à cette femme, vous ne lui échapperez plus jamais ! Elle vous amènera à l’épouser,.. elle compte là-dessus. Je le lis dans ses yeux. Elle me tuerait si elle l’osait !

— Vous êtes folle, Nellie. Il faudrait apparemment, pour vous rendre heureuse, renoncer à mon indépendance d’action et de pensée. Je ne vous quitterai pas dans l’état nerveux où vous êtes, mais c’est la dernière fois que je cède ainsi.

Sans ajouter un mot, il sortit de la chambre. Nellie devait payer bien cher un fugitif triomphe. Peut-être eût-elle mieux fait de le laisser partir. Il aurait ressenti quelques remords, il aurait entrepris de réparer ; en cette circonstance, son cœur s’endurcit, au contraire, par suite même du sacrifice qu’il lui faisait, lui si peu habitué à se contraindre. Il la trouva jalouse, exigeante, et sotte.

Mme de Waldeck partit. Saint-John resta, mais il ne vit Nellie qu’assez tard dans l’après-midi. Les deux hommes avaient fait une longue promenade ensemble, une vraie promenade d’Anglais, silencieuse et rapide, au train de quatre milles à l’heure, tout en fumant, chacun d’eux absorbé dans ses propres pensées, sans souci d’aucun échange de politesses ; c’est le privilège de la camaraderie. Au retour, ils trouvèrent Nellie assise sur la terrasse, auprès de la table à thé ; elle était aussi blanche que son peignoir de mousseline. On avait jeté sur la table un paquet de journaux qui venaient d’arriver. Wilfred les prit en demandant à lady Athelstone de ses nouvelles d’un ton assez froid, puis il rentra dans la maison.. Quant à Saint-John, il but son thé à loisir et observa Nellie. Pourquoi restait-elle triste ? Sa rivale avait disparu ; cependant cette délivrance ne semblait lui apporter aucun soulagement.

— Savez-vous, lui demanda-t-elle, quand miss Brabazon reviendra ?

— Non, je l’ignore.

— C’est que j’aimerais tant la voir avant le milieu d’octobre ! — Elle rougit, hésita un peu, mais sa résolution était prise après de grands combats, combats contre la pudeur et la délicatesse instinctives qui lui murmuraient à l’oreille qu’une confidence pouvait être périlleuse, car le cœur de Saint-John n’avait pas changé pour elle. Longtemps elle avait, cédé à ces considérations ; mais l’intérêt de Wilfred l’emportait aujourd’hui : — Vous savez, reprit-elle d’une voix ferme, que mon mari compte aller en Amérique.

— Je le sais et je le déplore.

— Eh bien ! s’il part, il est perdu. La seule personne dont l’influence puisse encore agir sur lui, c’est miss Brabazon. Mes prières ne servent à rien ; je crois que ma mort l’arrêterait,.. mais si ardemment qu’on l’appelle, la mort ne vient pas à notre gré. La mienne viendra pourtant, car je n’ai pas le courage de continuer à vivre ainsi.

— Pour Dieu ! ne parlez pas avec cette cruauté, balbutia le malheureux Saint-John.

Nellie poursuivit sans l’entendre :

— Il sera trop tard. Sa délivrance… et la mienne… surviendront pendant ce fatal voyage, et elle aura la main sur lui, elle ne le lâchera pas. Croyez bien que je ne songe qu’à son propre bonheur, qu’à son propre avenir. Je n’ai plus de pensées pour moi. Si miss Brabazon était avertie…

— Elle l’est, répliqua imprudemment Saint-John ; il lui a dit ses projets avant qu’elle eût quitté l’Angleterre.

— Avant qu’elle eût quitté l’Angleterre ! Mais il y a des semaines déjà !.. Et mon mari m’a laissée, moi, apprendre tout cela par les indiscrétions des valets ! s’écria-t-elle avec une poignante amertume. — Ses yeux étaient secs maintenant ; elle cacha son visage dans ses mains tremblantes ; puis, le relevant plus pâle que jamais : — Sûrement elle aura essayé de l’arrêter ?

— Mon Dieu ! d’après la lettre de Mary, je devine qu’elle l’a blâmé fortement ; mais, quant à des remontrances directes, peut-être ne s’est-elle pas trouvé le droit de lui en adresser.

— Voudrez-vous, monsieur Saint-John, vous informer si elle est de retour à Londres ? Mme Goldwin m’a écrit hier qu’elle avait quitté Wiesbaden la semaine dernière. Dites-lui ce que je ne saurais écrire… Suppliez-la d’employer pour son bien l’ascendant qu’elle a toujours eu sur lui… Elle est de force à lutter contre ce mauvais génie.

— Soyez tranquille, votre mari restera de lui-même.

Elle secoua la tête.

— Ne laissez pas cette crainte miner votre santé. Je connais Athelstone. Il ne pourra, le moment venu, se décider à vous quitter.

Il lui parlait avec une confiance qu’il n’avait pas, car il sentait qu’il fallait la rassurer à tout prix. Penché vers elle, les coudes sur ses genoux, la tête entre ses mains, ses yeux pleins de tendresse dévouée, absolue, fixés sur les siens, il aurait voulu oser lui dire :

— Je donnerais ma vie pour vous consoler.

Mais elle ne le voyait même pas ; son regard se perdait dans le vide, tandis que ses doigts amaigris mettaient en pièces inconsciemment une pauvre rose innocente de ses peines.

— Vous vous trompez, dit-elle enfin. Il m’a fait un sacrifice aujourd’hui, mais il ne le renouvellera jamais, entendez-vous, à moins que…

Elle s’arrêta brusquement.

— Achevez, supplia Saint-John avec angoisse.

— Je vous l’ai dit, à moins que ce ne soit, à défaut de Sylvia, une mourante qui l’en prie.

— Ah ! par pitié ! s’écria Saint-John, lui saisissant la main d’un élan irrésistible, par pitié, taisez-vous. Ne voyez-vous pas que vous me déchirez le cœur ? Songez, reprit-il en se dominant tout à coup, songez que votre vie est précieuse à quelques-uns et que l’épreuve que vous traversez est celle que tant d’autres femmes supportent bravement sans perdre leur foi dans l’avenir.

— Je le sais, je suis lâche, mais pourquoi compterais-je sur l’avenir ? Dans l’avenir comme à présent, je ne serai qu’un fardeau pour lui…

— Et moi je vous jure que son engoûment pour cette créature, s’il existe, ne sera qu’éphémère. Lâchez-lui la bride comme à un cheval qui s’emporte et il reviendra au gîte,.. vous verrez…

— Oui, répondit-elle, abaissant enfin son regard triste sur Saint-John, mais pour lui, le gîte, le foyer n’est pas auprès de moi. Je ne veux plus me faire illusion. Les illusions nous ont été trop funestes à tous. Son cœur est resté à Sylvia, et nous finissons toujours par retourner là où est notre cœur… Ne répondez pas,.. ce serait inutile. Promettez seulement que vous m’aiderez à réparer le mal que j’ai fait sans le vouloir, que vous tâcherez de voir miss Brabazon.

— Je vous le promets.

— Et auparavant, vous donnerez à Wilfred tous les bons conseils dont vous êtes capable ?

Il ne voulut pas lui dire qu’il l’avait déjà fait et que l’opposition ne servait qu’à irriter Wilfred, à l’affermir dans son obstination. Appuyant ses lèvres sur la main qu’il tenait toujours, il jura une fois de plus d’obéir.

Nellie lui retira vivement cette main et se leva. La cloche du dîner avait sonné quelques minutes auparavant, et, depuis lors, Lorenzo, immobile à la fenêtre du cabinet de toilette de son maître qui donnait sur la terrasse, ne perdait rien de ce qui se passait dehors.


XXX.

Vers le milieu de septembre, les Athelstone se rendirent à Londres pour assister au mariage de la douairière, et ils ne retournèrent pas à Eaglescrag, Wilfred ayant à s’occuper d’affaires qui, — il ne prenait plus aucune peine pour le cacher, — avaient trait à son prochain départ. Peu importait à la jeune femme une demeure ou une autre, le riant cottage au bord de la mer ou l’opulente maison de Whitehall Gardens ouvrant sur la digue de la Tamise ; partout elle était également malheureuse. Lorsque Saint-John retourna la voir, il fut effrayé du changement rapide qui s’était produit en elle ; sa maigreur était telle que sa robe semblait flotter sur ses épaules, et ses yeux creusés avaient une expression indéfinissable qui inquiéta le pauvre garçon plus que tout le reste. Il n’avait rien de bon à lui dire : miss Brabazon ne devait revenir que dans cinq ou six semaines. Nellie demanda son adresse, et il lui indiqua la villa d’Este, sur le lac de Côme. Du reste, elle ne se plaignit pas : son mari était affectueux ; il veillait à ce qu’elle se promenât en voiture tous les jours et parfois même l’accompagnait. Le soir, il lui faisait la lecture, et Nellie comprenait qu’il avait trouvé ainsi le meilleur moyen d’occuper leurs tête-à-tête. Un sens de divination surexcité par la maladie l’avertissait également que Wilfred faisait le compte de toutes ces petites attentions et les mettait en balance des chagrins, imaginaires à l’entendre, qu’il lui avait infligés, qu’il lui infligeait encore. D’ailleurs il ne s’apercevait pas qu’elle fût gravement atteinte ; ce’n’était qu’une maladie d’esprit, et on ne soigne pas ces affections-là. Sans doute elle était souffrante, nerveuse surtout, et son départ pour l’Amérique en était cause, il ne se refusait pas à l’admettre, mais elle surmonterait cela ; il lui avait vu cette mine alanguie autrefois, quand les médecins recommandaient le repos à Nellie Dawson.

Il ne comprenait pas, hélas ! que le repos maintenant lui était impossible, qu’elle se consumait à en mourir. Sa mère le comprit mieux et l’évêque aussi, quand tous deux vinrent dîner chez les Athelstone, mais ils essayèrent en vain de persuader à Wilfred qu’il ne pouvait quitter sa femme dans l’état où elle était. Nellie n’osa, du reste, leur confier ce qu’elle éprouvait ; c’étaient des sentimens trop complexes et trop violens à la fois ; une grande dame les eût trouvés entachés d’exagération, un prêtre les eût réprouvés comme voisins du désespoir qui a perdu tant d’âmes. Saint-John, seul savait compatir à ses appréhensions ; elle n’en parlait qu’à lui, et encore avec mesure. Elle écrivit aussi à Sylvia une lettre très courte : « Je vous supplie à genoux de venir, d’abdiquer tout orgueil, d’oublier notre situation réciproque, de vous rappeler seulement que l’avenir de deux créatures humaines est dans vos mains. Vous seule pouvez le sauver,.. lui et moi aussi peut-être. »

Par malheur, miss Brabazon avait repris sa vie errante ; cette lettre, au lieu de la trouver sur le lac de Côme, courut après elle de ville en ville et ne lui parvint qu’assez longtemps après.

Cependant lord Athelstone devait s’embarquer le 12 octobre ; le 10, pour la première fois de l’automne, un brouillard glacial se répandit sur la rivière ; lady Athelstone ne s’en aperçut pas, elle avait chaud comme dans la fièvre ; une tache rouge se dessinait sur chacune de ses joues et ses yeux allaient incessamment de son mari, en train d’écrire dans un coin du salon, à un billet cacheté qu’elle tournait et retournait entre ses, doigts brûlans, toujours sans parler. Saint-John, étant venu la veille, avait emporté de ce mutisme étrange, de ces yeux hagards, un. souvenir qui hanta toute la nuit son insomnie : — Pourvu, pensait-il, saisi de la plus horrible de toutes les craintes, pourvu qu’elle ne devienne pas folle !

Les lettres de Wilfred étaient terminées, il regarda l’heure à sa montre et sonna Lorenzo.

— Tu vas, lui dit-il, emballer les livres que voici et ce revolver ; tu veilleras à ce que tout soit prêt pour demain soir. Ces lettres,.. non, je les mettrai moi-même à la poste en sortant tout à l’heure.

Comme Lorenzo se retirait après avoir jeté un regard curieux sur sa maîtresse :

— Nellie, reprit lord Athelstone, je ne tarderai pas à rentrer ; mais vous devriez fermer la fenêtre, il commence à faire froid.

Elle se leva ; ce ne fut pas pour fermer la fenêtre : s’arrêtant toute droite devant son mari :

— Encore un instant ! lui dit-elle. — Et tous deux, durant quelques secondes, demeurèrent face à face dans le crépuscule.

— Je sais que c’est bien inutile, hélas ! mais je voudrais essayer d’un dernier appel.., oh ! le dernier, je vous jure. Ne pouvez-vous consentir à retarder votre départ de quelques semaines ?

— Ma chère Nellie, vous savez que depuis deux mois ma place est retenue à bord, que j’ai là-bas des engagemens… Ma première lecture est annoncée à New-York pour le 2 novembre.

— Vous aurez la meilleure de toutes les excuses à donner, Wilfred, si vous voulez seulement attendre un peu.

— Toujours ces menaces tragiques ! quand le médecin dit que vous n’avez rien, absolument rien de grave. Le fait est que vous vous rendez malade en vous abandonnant à des idées noires. Soyez raisonnable ! Je vous quitte pour quatre mois au plus, et, en agissant ainsi, je ne fais, convenez-en, que ce que font une bonne moitié des maris d’Angleterre ; seulement, je ne vais ni pêcher le saumon ni chasser l’ours, comme les autres. Est-ce un crime ? Vous n’avez aucun sujet d’être inquiète, et dès la fin de janvier, je reviendrai, délivré de tous mes embarras d’argent, pour vous retrouver, j’espère, parfaitement bien portante.

— Vous ne l’espérez pas, vous ne pouvez l’espérer, répliqua-t-elle avec une agitation croissante. Restez, sinon vous aurez lieu de le regretter toute votre vie.

— Pour Dieu ! calmez-vous, Nellie.

— Me calmer, quand j’ai le cerveau en feu ? quand je sais que cette femme perdue…

Il l’interrompit sévèrement :

— Je ne puis vous entendre parler ainsi de Mme de Waldeck.

— Non, je ne vous rendrai qu’à Sylvia Brabazon, s’écria la malheureuse, exaspérée. Pour celle-là je me sacrifierai,.. comme elle s’est sacrifiée pour moi… Elle vous aimait véritablement, et vous l’épouserez quand je n’y serai plus, ajouta Nellie en joignant ses mains tremblantes… Dieu me fera grâce, si je vous sauve en dépit de vous-même !

Ces derniers mots, qui trahissaient l’agonie d’une âme désespérée, auraient dû faire réfléchir Wilfred ; mais, chose étrange, il ne se les rappela que plus tard. Le nom de Sylvia avait seul fixé son attention, et il répondit avec amertume :

— Vous vous trompez au sujet de miss Brabazon ; elle ne s’est jamais sacrifiée pour personne. Quant à nous deux, mon enfant, poursuivit-il après une pause, nous avons de longues années devant nous, ne les empoisonnons pas par de vains regrets ou des griefs chimériques. Si votre religion ne peut vous soutenir pendant ma courte absence, elle n’a pas grande valeur, en vérité.

A peine Nellie comprenait-elle ces paroles dans ce qu’elles avaient de froid et de sarcastique ; seulement, lorsqu’il passa un bras autour de sa taille en essayant de la conduire vers le canapé, elle frissonna.

— Étendez-vous, dit Wilfred, tâchez de reposer un peu avant le dîner.

— Reposer, murmura-t-elle. Grand Dieu ! si je pouvais dormir pour ne plus jamais, jamais me réveiller !

Il eut la cruauté de la quitter en cet état ; l’ayant baisée au front, il appela Lorenzo :

— Dis à Staples de venir veiller sur madame, qui est souffrante. Puis, prenant son chapeau, il sortit.

Quelques minutes après, la femme de chambre entrait à pas de chatte. Il faisait presque nuit ; elle distingua cependant sa maîtresse à genoux, auprès du sofa.

— Mylady, dit Staples en se penchant sur elle, y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?

La pauvre créature tressaillit à la façon d’un animal blessé que l’on touche : — Non, laissez-moi, n’approchez pas.

Et Staples n’osa insister, mais elle alla dire à Lorenzo d’un ton de commisération indignée : — Mylady est dans un triste état !

Le vaurien haussa les épaules : — Parce que M. Saint-John ne s’est pas encore montré aujourd’hui !

Lorenzo, depuis qu’il avait vu Saint-John parler de si près à sa maîtresse et avec tant d’émotion, un certain soir, sur la terrasse d’Eaglescrag, avait des idées bien arrêtées sur la nature de leur intimité : — Si milordo en tenait pour Mme de Waldeck, mylady ne demanderait pas mieux que de se laisser consoler par le signor Saint-John. — Aussi quand, dix minutes après, celui-ci se présenta en demandant : — Lady Athelstone est-elle seule ? — le jeune Italien eut un sourire moqueur. Prenant une lampe, il précéda celui qu’il appelait l’amoureux de madame.

Le salon était vide, mais la porte-fenêtre donnant sur le jardin grande ouverte.

— Mylady sera donc sortie par là, dit Lorenzo, car elle n’a pas traversé le vestibule.

Saint-John descendit rapidement dans le jardin. Le brouillard était tel qu’on ne distinguait aucun objet à deux pas de distance. Il appela. Point de réponse. — Où pouvait-elle être allée à cette heure ? Soudain un affreux soupçon lui passa par l’esprit. Il courut à la porte qui faisait communiquer le jardin avec la jetée ; celle-là aussi était ouverte ! Perdant la tête, il continua sa course. Le brouillard était épais sur la rivière ; la jetée, que les becs de gaz éclairaient faiblement, paraissait déserte ; pas un agent de police, personne qu’il pût interroger. En atteignant la culée, il ne réussit à distinguer que les deux premières marches qui conduisent au niveau du fleuve. Il s’arrêta… Une voix humaine gémissait au-dessous de lui. Saint-John s’élança, descendit les degrés… Quelque chose, une ombre s’agitait dans le brouillard, tout en bas, sur la dernière marche que l’eau lavait de temps à autre. Il l’empoigna, l’étreignit. Un cri perçant déchira l’obscurité. Enfin ! il la tenait… Elle se débattait en vain : — Lâchez-moi ! lâchez-moi ! — Glissant de ses bras par un effort surhumain, elle s’affaissa sur le pavé humide !

— Que faites-vous ? lui demanda-t-il, d’une voix que l’émotion rendait à peine distincte. Pour l’amour de Dieu, venez !

— Non. Il m’appelle, ne me retenez pas ! Je lui ai demandé, dans ma prière, si je pouvais aller à lui et il m’a dit que je le pouvais.

— C’est une illusion, c’est le délire. Laissez-moi vous ramener chez vous.

— Jamais !.. Si je rentre, Wilfred partira demain ; son avenir est perdu, sa faute pèsera sur moi durant l’éternité tout entière. Je ne veux pas revenir, jamais ! jamais !

— Il faut que vous sortiez d’ici à tout prix ! répliqua-t-il avec fermeté. Je ne vous laisserai pas une minute de plus.

La lutte fut courte, bientôt il la tint de nouveau dans ses bras épuisée, passive, presque évanouie. — Elle ne pesait pas plus qu’un enfant, la pauvre petite ! Ses larmes ruisselaient brûlantes sur le cou de Saint-John ; de temps en temps un sanglot douloureux déchirait sa poitrine et elle répétait avec l’incohérence de la folie : — Je ne veux pas le revoir, il ne faut pas qu’il me retrouve… jamais…


XXXI.

Tandis que Saint-John rapportait à travers le brouillard le corps presque inanimé de Nellie, un coup de sonnette avait retenti à la porte de la maison de Whitehall Gardens. Lorenzo, qui restait seul avec le maître d’hôtel, les valets de pied étant congédiés depuis la veille, courut ouvrir, et miss Staples fut étonnée de le voir accueillir avec de grandes démonstrations de joie une dame de haute taille dont le visage lui était inconnu. Sylvia Brabazon arrivait de voyage et s’était rendue tout droit du chemin de fer chez les Athelstone. — Chaque heure perdue peut amener un désastre, pensait-elle sans cesse depuis que la lettre de Nellie l’avait enfin rejointe en route. Et elle avait fait diligence.

— Bonjour, Lorenzo, dit-elle en entrant, il faut que je voie tout de suite lady Athelstone ; est-elle ici ?

— Elle était dans le jardin tout à l’heure.

— Dans le jardin ? par le temps qu’il fait ?

-— Oui, et elle y a été rejointe par M. Saint-John, poursuivit Lorenzo d’un ton plein de sous-entendus perfides. — Comme miss Brabazon semblait ne pas comprendre, il n’ajouta rien de plus et ouvrit la porte du salon.

Saint-John venait d’y rapporter son triste fardeau. Nellie gisait maintenant sur le canapé, ses mains glacées dans celles de son sauveur, qui les couvrait de baisers et de larmes. Le dos tourné à la porte, il n’entendit d’abord entrer personne. Les mots sans suite prononcés d’une voix entrecoupée par lady Athelstone remplissaient seuls son oreille :

— Cachez-moi bien, emmenez-moi, je suis pour lui un obstacle, une gêne, il me l’a dit. Il veut se débarrasser de moi, il me tuera. Comme la rivière est froide !.. Oh ! je n’ai pas peur ! Dieu m’appelle, un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ? Mais cachez-moi donc ! ne me ramenez pas chez lui, de grâce !

— Vous êtes en sûreté, ma chérie, s’écriait Saint-John dans un paroxysme d’angoisse ; je suis là, je vous défendrai, je vous sauverai, ma vie est à vous, faites-en ce que vous voudrez.

Mais elle ne comprenait pas, elle parlait de Mme de Waldeck, d’une lettre perdue, de l’Amérique, de Sylvia. Quand celle-ci vint s’agenouiller à son tour près d’elle, en murmurant des paroles de tendresse étouffées par les pleurs, elle poussa un faible cri et jeta ses deux bras autour de son cou.

Saint-John s’était redressé, hagard, l’air sombre, absorbé, pâle comme la mort. Wilfred, quand il rentra du club, le trouva dans le vestibule prêt à lui barrer le passage :

— Tenez, dit-il, lisez ceci, et voyez ce que vous avez fait.

La lettre qu’il lui remit était le pli cacheté laissé à son adresse par la pauvre Nellie avant de prendre sa course vers la rivière. Il n’y avait que quelques mots : — « Vous voilà libre ;.. mais ne partez pas pour l’Amérique. C’est afin de vous sauver que je meurs. Que Dieu nous pardonne nos péchés !.. » — Le visage de lord Athelstone devint livide… Que signifiait ce billet ? Où était sa femme ?.. — Tandis qu’il balbutiait ces questions, tout le passé lui revint à l’esprit : le cottage de Mme Dawson, les ferventes prières de la pauvre veuve dans l’intérêt de son enfant, les reproches impérieux de son père, à lui, cette jeunesse attristée, cette vie brisée par sa faute… Et c’était là le dénoûment !.. les sophismes devenaient impossibles ;.. il ne trouvait aucune excuse à alléguer. Pour la première fois de sa vie, il était face à face avec sa conscience, irritée, féroce, implacable. Nous l’ensevelissons, cette conscience, nous la foulons aux pieds ; mais le jour du jugement se produit dès ce monde ; alors elle éclate et se dresse devant nous. C’en est fait, nous ne pouvons fermer nos yeux ni nos oreilles ; elle parle, elle nous foudroie, elle nous écrase.

Comme en rêve il entendit Saint-John lui dire avec la froide sévérité d’un juge :

— Sans moi elle était perdue. Je suis arrivé à temps pour l’arracher à la mort et pour vous préserver d’un remords éternel, car vous auriez été son meurtrier, entendez-vous ?.. Le désespoir auquel vous l’avez conduite lui a fait perdre la raison… Dans un accès de délire elle s’est souvenue que la rivière était proche…

— Grand Dieu ! répétait Wilfred, grand Dieu ! elle vit du moins,.. et je vais la revoir !

— Non, votre présence l’achèverait, elle la redoute par-dessus tout… Laissez-la aux soins de miss Brabazon.

— Miss Brabazon ?

— Elle est auprès de lady Athelstone, et si quelqu’un peut la sauver, ce sera celle-là.

Wilfred tendit la main à Saint-John d’un mouvement brusque :

— Mon pauvre ami ! que ne vous dois-je point !

Mais reculant de deux pas :

— Je vous tiens quitte de toute reconnaissance, répondit Hubert. Je n’ai rien fait pour vous,.. je n’ai pensé qu’à elle, à elle que j’aime plus que ma vie, que j’ai toujours aimée… Oh ! je vous le dis en face, car jamais plus ma main ne touchera la vôtre. Aujourd’hui je ne suis rien à ses yeux, pas plus que le premier passant venu qui lui aurait porté secours… Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Sans vous, elle m’eût épousé… Dieu sait que, si le dévoûment absolu peut rendre heureux l’être qui l’inspire, elle aurait été heureuse ; et vous l’avez détournée de moi par dépit, par vanité. Elle vous a trop aimé, voilà sa récompense. Adieu… Tout rapport est désormais impossible entre nous.

Ce fut Sylvia Brabazon qui vint donner à Wilfred des nouvelles de sa femme après la visite du médecin.

— Le docteur, dit-elle, prescrit un repos absolu, de la glace sur la tête. Sans doute la fièvre augmentera cette nuit. Restez assez près de nous pour qu’on puisse vous appeler, mais ne paraissez pas ;.. elle serait hors d’état de le supporter.

Il appuya son front au marbre de la cheminée, devant laquelle ils se tenaient tous les deux, et, se cachant le visage :

— Vous reconnaît-elle ?

— Oui, quoiqu’elle divague sans cesse, elle me reconnaît et paraît contente que je sois là.

Détournant toujours les yeux :

— M’adresse-t-elle des reproches bien amers ?.. dites-moi tout. Sylvia ne pouvait tout lui dire ; elle répliqua seulement :

— La pauvre enfant s’imagine que vous aspiriez à rompre votre mariage, que sa seule vue vous était devenue odieuse. C’est ce qui a produit cette fièvre chaude…

— Ma pauvre petite Nellie ! si j’avais su !.. Mais je vous jure qu’elle se trompait, que…

— Je ne veux pas dire ce que je pense de vos torts, lord Athelstone. Vous êtes trop cruellement frappé. La pitié m’arrête…

Il fit quelques pas en chancelant, puis revint à elle :

— Vous ne la croyez pas en danger, du moins ?

— Espérons qu’une divine miséricorde vous la rendra… pour votre bonheur plutôt que pour le sien.

— Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il avec violence.

— Elle demande sans cesse à Dieu de la reprendre. C’est étrange et navrant de voir le désir de vivre, qui nous est commun à tous, éteint à ce point chez une si jeune créature.

Une consultation des médecins les plus célèbres eut lieu ; tout ce que la science humaine peut suggérer de praticable fut tenté,.. en vain, la force vitale était usée.

Cinq jours s’écoulèrent : Wilfred fut le dernier qui perdit l’espérance ; on ne lui permettait pas de franchir le seuil de la chambre, mais il entendait Nellie prononcer son nom cent fois de suite avec l’accent de la terreur ou de la prière. Aucun châtiment n’eût valu celui-là : savoir que sa présence, ses soins même ne pouvaient qu’aggraver les souffrances dont il était cause et qui la tuaient !.. Pendant ces cinq jours, il fut malheureux comme seul un homme peut l’être : les femmes s’acquittent de mille petits devoirs matériels qui sont un dérivatif à leur chagrin, mais, dans son inutilité, l’homme épuise l’amertume du calice.

Saint-John évitait de rencontrer Wilfred. Sa douleur farouche et concentrée ne s’exhalait pas en paroles. Le dernier jour cependant, il dit à miss Brabazon :

— Je ne la reverrai plus ; si elle reprend connaissance, ne fût-ce qu’une minute, répétez-lui bien que tous les joies de ma vie depuis des années je les ai dues à elle seule, et que si la destinée m’inflige le supplice de vieillir, son souvenir sera jeune en moi jusqu’à la fin. Cette nuit même, la fièvre quitta Nellie, mais une telle prostration s’ensuivit que les médecins jugèrent peu probable qu’elle passât la journée. Son intelligence s’était éclaircie, elle était calme et demanda Wilfred. À sa vue, elle eut un sourire d’une sérénité angélique. Il se mit à genoux pour baiser la petite main décharnée qu’elle lui tendait. Tout son corps était secoué par des sanglots : — Ne me pleurez pas, mon amour, dit-elle tout bas. Le chagrin est passé. La paix est revenue… Songez que j’ai craint de mourir tandis que vous seriez en mer… Maintenant je ne souffre plus, je vous sais en sûreté pour toujours, et je m’en vais au ciel.

— Pardonne-moi, Nellie ; dis que tu me pardonnes quoique je ne doive, moi, me pardonner jamais.

— Tu n’es point coupable, répondit-elle doucement. Je n’ai pas su être la femme qu’il te fallait et si j’étais condamnée à vivre, je ne serais jamais heureuse, vois-tu, ayant une fois compris cela. Ma mort te délivre du mal… Dieu soit loué qui la permet !.. Ah ! mon Wilfred, je ne pourrai t’aimer dans le ciel plus que je ne t’ai aimé sur la terre, mais là-haut, peu importera mon insuffisance. — Sa tête retomba sur l’oreiller, puis elle ajouta faiblement : — Appelez miss Brabazon.

Sylvia entra, et Nellie lui fit signe de s’agenouiller de l’autre côté du lit.

— Priez pour moi et pour lui, dit-elle.

Sylvia, affermissant sa voix, prononça une courte prière. Les yeux de la mourante étaient fixés sur le ciel pâle du matin et ses lèvres s’agitaient, mais sans proférer aucun son. Après un silence, elle se souleva d’un soudain effort, et, les regardant l’un après l’autre, réunit leurs mains dans les siennes :

— Je vous le confie, dit-elle à Sylvia. Soyez son bon ange. Prenez-le sous votre garde.

Ce furent ses dernières paroles. Une heure après, cette âme si pure quittait le monde où elle avait souffert, pour un autre monde où les méchans cessent de nuire et où les cœurs fatigués trouvent le repos.


Hamilton Aïdé.
Traduction de Th. Bentzon.