Un Pitre
Un pitre.
On sait le « pourquoi » de la grève des tailleurs qui a surpris en pleine métamorphose nos chrysalides parisiennes pressées de s’envoler papillon à la campagne ou aux eaux.
Les uns, les pompiers, employés à la journée, sont entassés dans des caves où ces messieurs du Canis-Club ne mettraient certainement pas leurs « lévriers ». C’est le rhumatisme en permanence. Et, pour ce travail homicide, ils sont payés de 65 à 70 centimes l’heure — soit moins de 3 francs par jour, si l’on tient compte des mortes saisons.
Les autres, qui travaillent chez eux, les apiéceurs, reçoivent 6 ou 7 francs d’un vêtement qui rapporte 20 et 30 francs à leurs employeurs. Et ils ont à leur charge l’essayage et la retouche, — ce qui réduit l’heure à moins de 40 centimes.
Or, les premiers, qui ont entendu parler des lois relatives à l’hygiène des ateliers, se sont mis en tête que les lois n’étaient pas faites pour les chiens. Ils réclament de l’air et de la lumière, sous prétexte qu’ils ne sont pas des taupes pour être condamnés au sous-sol à perpétuité. Ils veulent en outre la journée de dix heures et 90 centimes « de l’heure ».
Les autres — ainsi que cela se pratique dans la typographie — entendent que les « corrections » soient payés à part. À quel titre leur ferait-on plus longtemps supporter les erreurs du coupeur ? Ils demandent enfin à gagner, comme les camarades, 9 francs par jour — réduits à 4 francs par les six mois et plus de chômage annuel.
Ne pas mourir de sciatique ou de faim en se tuant à vêtir leurs semblables, telle est, sous des formes diverses, l’unique réclamation des grévistes — lesquels ont derrière eux des milliers de femmes et d’enfants.
Et c’est une pareille grève qui met en verve et fait se tordre de rire le chroniqueur à douze mille francs par année du Temps !
M. Jules Claretie, qui — si nombreux soient les râteliers où il mange — briserait avec le journal assez osé pour lui offrir par semaine ce qu’avec les nouveaux tarifs un ouvrier tailleur ne gagnera pas en trois mois, trouve « quelque chose de comique » aux prétentions des plus misérables — et des plus nécessaires — des travailleurs.
Du haut du « figuier qui servait de magasin de confection au vieil Adam » — quelle nouveauté dans la plaisanterie ! — il raille l’ignorance économique des « giletiers et pantalonniers » qui, « producteurs et consommateurs à la fois », ne s’aperçoivent pas que « pour toucher un salaire plus fort » il leur faudra « payer plus cher » leurs pantalons et leurs gilets. En croyant vous « enrichir » — leur crie-t-il entre deux « sourires » — vous vous appauvrissez en réalité, — le meilleur moyen de vivre à bon marché pour les salariés étant évidemment de ne pas exiger de salaire du tout, de même que, pour se relire à bon marché dans Le Temps, M. Jules Claretie n’a qu’à chroniquer gratis.
En attendant qu’il prêche d’exemple, le même Claretie explique ensuite longuement aux « fausses victimes » de l’aiguille qu’ils sont les « privilégiés de la civilisation » : le « tailleur, comme le propriétaire, n’est-il pas protégé par la loi » — qui défend d’aller tout nu ? mais qui ne défend pas, oh ! le plus mauvais des farceurs, de voler du produit de leur travail ouvriers et ouvrières qui en vous habillant vous sauvent des sergents de ville et du poste.
Pour émouvoir le fournisseur d’anecdotes du Temps, il lui faut des mineurs en grève — rien que ça ! Devant ces « masses sombres et farouches » — de Montceau ou d’Anzin — alors, oui, il devient sérieux — aussi sérieux que les actionnaires à la Chagot ou à la d’Audiffret-Pasquier qui, au bout d’un refus prolongé de travail voient les galeries s’effondrer, les puits disparaître sous l’eau, la fin en un mot non seulement de leur dividende, mais de leur capital, et seraient obligés de céder n’étaient les crosses des fusils — républicains ou monarchistes — qui rejettent toujours à temps dans leurs fosses les damnés de l’enfer géologique.
Mais les exploités de la machine à coudre, les serfs de Dusautoy, d’Old England ou de la Belle Jardinière, quel capital fixe leur sortie des ateliers met-elle en péril ? Aucun. Tout au plus, si leur résistance dure trop longtemps, sera-t-on contraint de faire travailler en province ou de se fournir patriotiquement à l’étranger.
Dès lors, on peut se moquer d’une grève qui ne blesse que des milliers de familles ouvrières — sans pain ou réduites au bureau de bienfaisance. On peut cribler de lazzi ces grévistes qui ne sont même pas « bons à mettre au théâtre », comme la très intéressante Mme Hugues. On le peut d’autant plus que, très goûtés du patron, ces lazzi se paient au poids de l’or pour l’instant — jusqu’à ce que nous soyons en mesure de le payer avec du plomb, monsieur le pitre !