Participation ministérielle
Jules Guesde. — Camarades, si pendant que parlait le citoyen Viviani, — que je m’excuse d’avoir interrompu et que je remercie d’avoir demandé au Congrès de ne m’entendre que ce soir, étant donné mon complet épuisement — si j’ai demandé la parole, ce n’est pas parce que Viviani rappelait qu’il était venu à Charonne et à Wattrelos appuyer des candidatures socialistes révolutionnaires : nous ne reculons jamais devant les dettes que nous avons pu contracter et que nous payons… quand elles existent. Mais je suis obligé de rappeler au citoyen Viviani (Bruit ; une voix : Pas de question de personne !) qui a été soutenir le camarade Vaillant, que s’il n’y avait pas eu des Vaillant qui se sont fait condamner à mort en 1871… (Applaudissements ; cris : Vive la Commune ! Nouveau bruit.)… il n’y aurait pas, en 1899, de Viviani député socialiste du cinquième arrondissement. (Applaudissements ; violent tumulte.)
Citoyens, je ne suis, ni ne serai blessant pour personne. Si j’ai demandé la parole, ce n’est pas non plus parce que le citoyen Viviani a fait appel, à l’appui de sa thèse, aux syndicats et aux coopératives…
Je ne ferai jamais l’injure aux organisations syndicales, aux sociétés coopératives, à une organisation ouvrière quelconque, de croire qu’elles soient disposées à vendre leur droit à la Révolution en échange d’un plat de lentilles, (Applaudissements, violentes protestations.) c’est-à-dire en échange de subventions, de bibliothèques ou même d’un peu plus de liberté d’action.
Si j’ai demandé la parole, ce n’est pas non plus pour protester quand le citoyen Viviani a essayé d’assimiler et de confondre l’action électorale, voire municipale, du parti socialiste avec la collaboration ministérielle. Le camarade Zévaès avait répondu à l’avance et triomphalement à cette objection et fait disparaître sur ce point toute confusion. Il avait dit : « Partout où le prolétariat organisé en parti de classe, c’est-à-dire en parti de révolution, peut pénétrer dans une assemblée élective, partout où il peut pénétrer dans une citadelle ennemie, il a non seulement le droit, mais le devoir de faire la brèche et de mettre garnison socialiste dans la forteresse capitaliste ! » (Vifs applaudissements.) Mais là où on ne pénètre pas par la volonté ouvrière, là où on ne pénètre pas par la force socialiste, là où on ne pénètre que par le consentement, sur l’invitation, et par conséquent dans l’intérêt, de la classe capitaliste, le socialisme ne saurait entrer. (Nouveaux et vifs applaudissements sur un certain nombre de bancs.) Il avait ainsi tracé la frontière que l’on ne franchit pas, entre la partie des pouvoirs publics que le prolétariat organisé doit conquérir en période même bourgeoise, et la partie des pouvoirs publics qu’il ne peut emporter qu’en période révolutionnaire, à coups de fusil ! (Applaudissements prolongés sur les mêmes bancs.)
Si j’ai demandé la parole, c’est quand Viviani a essayé d’enfermer le Parti socialiste dans le dilemme suivant : ou pas d’action politique, ou la participation ministérielle. Alors, j’ai protesté, non pas seulement au nom de notre Parti ouvrier, non pas seulement au nom de nos amis du Parti socialiste révolutionnaire, mais pour nous tous, camarades, aussi bien de la Fédération des travailleurs socialistes de France que du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Par-dessus nos trop longues luttes et les animosités qui ont pu survivre aux efforts dépensés les uns contre les autres, je me reportais par la pensée à vingt années en arrière, lorsque nous étions unanimes à pousser les travailleurs à s’organiser en parti de classe, en leur disant : « Quittez les états-majors bourgeois, qui vous ont divisés jusqu’à ce jour ; ne vous préoccupez ni de leurs couleurs politiques, ni de leurs divergences métaphysiques ou religieuses ; victimes de la société d’aujourd’hui, ce n’est que sur vous-mêmes que vous pouvez compter pour en finir avec le vieux monde d’exploitation ; formez-vous sur votre terrain de classe, en parti politique distinct, et affirmez-vous contre la bourgeoisie oisive, comme classe représentant tout le travail et voulant demain constituer toute la société. »
Si, lorsque nous tenions les uns et les autres un pareil langage, quelqu’un était venu nous dire : « Cette séparation nécessaire des classes que vous prêchez au prolétariat, ce parti nouveau, cette politique nouvelle, à laquelle vous l’appelez au risque de son travail, de son pain, du pain de la femme et des enfants, tout cela aboutira nécessairement — Viviani a dit : « naturellement » — à un portefeuille décerné à un des nôtres dans un gouvernement bourgeois », vous vous seriez tous levés comme un seul homme pour crier à la calomnie, (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs. — Protestations sur d’autres.) pour crier à l’insulte et pour affirmer que jamais parmi nous ne se rencontrerait un homme capable de confondre la lutte de classe avec la chasse au portefeuille. (Applaudissements et bruit.)
J’ai donc protesté en votre nom à tous, camarades… et en protestant, j’avais à remplir un devoir : c’était d’oublier tout ce qui a pu nous séparer dans le passé pour ne retenir que ce qui nous avait réunis à notre point de départ, lorsque du Congrès de Marseille nous nous sommes tous mis en marche ; et je répète qu’aucun d’entre nous alors n’aurait admis la possibilité d’un partage du gouvernement central entre les deux classes nécessairement ennemies, et je mets au défi un militant des vingt dernières années de me donner un démenti ! (Applaudissements, bruits divers.)
Mais ce n’est pas seulement le passé des différentes fractions organisées du prolétariat français qui réclame contre la voie ministérielle dans laquelle on prétend engager le socialisme, c’est encore le présent des partis socialistes du monde entier, qui ont été consultés par voie de journal relativement à ce que les uns ont appelé l’événement le plus révolutionnaire du siècle et à ce que les autres ont considéré comme la déviation la plus mortelle ; et cette consultation internationale a donné la même réponse négative : on ne peut pas, dans une société basée sur l’antagonisme des classes, réunir dans un gouvernement chargé d’appliquer la loi, c’est-à-dire de faire respecter la légalité de la classe capitaliste et dominante, on ne peut pas réunir les deux classes. Elles ne sauraient se confondre dans leur expression politique, tant qu’elles seront divisées mortellement sur le terrain économique.
Il y a eu unanimité, j’y insiste ; la question fut posée au prolétariat démocrate-socialiste allemand, qui, par l’intermédiaire de Schœnlank, de Bebel, de Liebknecht… (Rumeur.)
Je vous disais que sur cette question ce n’étaient pas seulement les différentes fractions organisées du socialisme français, mais que c’étaient les partis socialistes de partout qui, interrogés, avaient tous répondu négativement. Je vous parlais de la négation venue d’Allemagne sous la triple signature de Schœnlank, de Bebel et de Liebknecht, de la même réponse envoyée d’Italie par Ferri et par Labriola ; je pourrais également invoquer la Belgique de Vandervelde, l’Espagne d’Iglesias, que vous avez applaudi à la séance de cet après-midi, et la Russie de Lavrof et de Plekhanof, qui ne s’expriment pas différemment. Il y a eu unité du socialisme international pour condamner, comme antisocialiste, cet avènement au pouvoir bourgeois d’un des nôtres.
Cette consultation internationale avait d’ailleurs été précédée d’une consultation nationale qui, par sa spontanéité et sa date, avait d’autant plus de poids qu’elle était plus désintéressée, et vous avez tous lu ou pu lire les lignes suivantes :
« Sous peine de faillir à leur mission, les socialistes ne doivent s’approcher du pouvoir que pour en chasser la bourgeoisie. Un socialiste qui accepterait de participer, dans quelque mesure que ce soit, au gouvernement de la classe capitaliste signerait du même coup son apostasie. »
C’est signé Gérault-Richard, directeur de La Petite République. (Mouvement et rumeurs ; cris : Vive Gérault !) Ces quelques lignes que j’ai reproduites, non pas comme une attaque, comme une simple constatation, ont paru dans La Petite République du 28 janvier 1899.
Mais ne croyez pas, camarades, que quand j’invoque et le témoignage national et le témoignage international à l’appui de la manière de voir de mon Parti, j’aie l’intention d’exclure à priori ce qu’on a appelé une méthode nouvelle. Non ! après avoir ainsi établi que cette méthode est à la fois insolite et repoussée par l’universalité du socialisme international, j’entends la prendre et l’examiner en elle-même, non plus seulement au point de vue théorique, mais au point de vue expérimental, puisqu’elle fonctionne depuis un certain nombre de mois dans notre pays, appelé à devenir son premier champ d’expérience.
Les raisons théoriques de l’impossibilité d’une collaboration gouvernementale des deux classes, vous les connaissez, on vous les a dites et redites, et je n’imposerai pas aux socialistes qui m’écoutent une répétition au moins inutile. Je me permettrai, en revanche, d’appeler toute leur attention sur le côté expérimental de la question. Et je vous prie de croire tout d’abord que je n’apporte ici aucune animosité personnelle. Je suis le premier à le reconnaître, et j’ai déclaré sur tous les points de la France où depuis quatre mois j’ai été amené à porter la parole du Parti, je ne mets pas, je n’ai jamais mis en doute la bonne volonté, les intentions réformatrices du socialiste qui a accepté un portefeuille dans un ministère de la bourgeoisie. Réduite à une question de personne, la question n’aurait pas de raison d’être, et nous pouvons d’autant plus la dépersonnaliser que nous nous trouvons devant un homme que, loin d’accuser, je tiens pour une victime de la nouvelle méthode. (Mouvement.)
Mais plus je dépersonnalise la méthode, plus j’ai le droit de lui demander ce qu’elle apporte, ce qu’elle a la prétention d’apporter de force nouvelle au Parti socialiste. Eh bien, ce qui ressort tout d’abord d’une expérience de quelques mois et ce que personne ne peut contester, c’est l’impuissance absolue d’un socialiste égaré dans une majorité ministérielle bourgeoise. Il est, dans tout ce qui constitue le but du parti et de la classe qu’il représente, annulé, lui, l’homme de la transformation sociale, par la majorité de ses collègues qui sont, eux, nécessairement et obligatoirement, les hommes de la conservation sociale. Les quelques réformes qu’il peut aborder, les seules qu’il puisse réaliser par décret, ne sont même pas des miettes de réformes. En voulez-vous un exemple, les faits étant les seuls arguments que je veuille employer pour déterminer vos convictions ? Cette année, au mois de janvier, le camarade Krauss, député socialiste de Lyon, a repris une proposition que, pendant cinq années, je n’ai cessé de déposer lorsque venait en discussion le budget du ministère du Commerce. Il s’agissait non pas même de l’élection complète du Conseil supérieur du travail, comme est élu le Conseil supérieur de l’Instruction publique, par l’ensemble du corps enseignant, professeurs, instituteurs et institutrices. Nous avions été beaucoup plus modestes et, connaissant notre Chambre bourgeoise, nous ne lui demandions que l’élection pour moitié, par les travailleurs, de cette assemblée consultative du travail. Cinq ans de suite j’avais été battu lorsque, il y a quelques mois, Krauss, plus heureux, a fait voter mon amendement et décider que la moitié au moins du Conseil supérieur du travail serait remise à l’élection, soit des syndicats ouvriers, soit d’un suffrage corporatif analogue à celui qui préside à la nomination des délégués mineurs. Or, en arrivant au ministère, Millerand n’a même pas pu réaliser ce que la Chambre avait voté : au lieu de la moitié au moins décidée par la majorité Dupuy, c’est le tiers seulement du Conseil qui a été attribué à l’élément électif ouvrier. Il y aura 22 élus des patrons, 22 élus des ouvriers et il y aura 22 fonctionnaires ou membres de droit qui assureront à la classe capitaliste une majorité des deux tiers ; non pas que Millerand — je le connais — n’eût voulu rendre au choix direct des travailleurs, non seulement la moitié, mais la totalité du Conseil supérieur du travail ; mais il s’est heurté à la résistance de ses collègues, qui représentent au gouvernement le grand patronat, et qui n’entendent pas, même dans la limite d’un vote de la Chambre, abandonner la moindre parcelle de la puissance patronale. (Applaudissements.)
Et pourtant, en la circonstance, le péril eût été nul pour la classe possédante, puisque, même composé en totalité d’élus du prolétariat, le Conseil supérieur du travail, qui n’existe qu’à titre consultatif, n’eût jamais pu prévaloir contre le bon plaisir ministériel.
À plus forte raison, s’il s’agissait d’une véritable réforme, personne, ni Viviani, ni Jaurès, ni aucun de ceux qui ont essayé, dans une intention à laquelle je rends hommage, de défendre la présence de Millerand au gouvernement, ne saurait nier que cette réforme trouvera en travers d’elle, pour l’empêcher de passer, le ministère tout entier, moins la voix isolée et inutile du ministre socialiste, criant dans le désert capitaliste. (Nouveaux applaudissements sur certains bancs.) Cette impuissance en haut — et c’est là le plus grave — se double d’espérances en bas… Ah ! oui, quand on a appris qu’un socialiste arrivait au pouvoir, — et Lafargue l’a constaté, et Jaurès a eu raison de citer la phrase de Lafargue, — ça été d’un bout à l’autre du monde ouvrier une clameur de joie. N’était-ce pas l’aurore d’un jour meilleur ? Oui, on a repris confiance, et les travailleurs se sont levés, ils sont sortis de leur sépulcre du Creusot, ils ont dans l’Est rompu le cordon sanitaire qui les tenait enfermés, ne laissant pénétrer jusqu’à eux ni l’idée socialiste, ni l’idée syndicale. Leur tour était venu, puisqu’un des leurs était dans le gouvernement ; et, au cri de : En avant ! ils se sont mis en marche. Mais la suite, la suite de ces espérances sans lendemain, comment l’envisager sans terreur ? (Vifs applaudissements sur un certain nombre de bancs.)
Confiantes dans le fait nouveau, les masses s’étaient dit qu’elles allaient pouvoir passer, elles et leurs revendications, et elles ont trouvé sur leur route la même gendarmerie, la même police, la même magistrature, la même infanterie, la même cavalerie, et elles ont été chargées, et elles ont été dispersées, et elles se sont vu frapper, avec la même rigueur qu’autrefois, par ce qu’on appelle la justice bourgeoise. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.) Et il se trouverait quelqu’un pour admettre qu’un pareil état de choses, se prolongeant, ne serait pas la faillite, non plus provisoire, mais définitive du socialisme !
Mais qu’est-ce donc que le socialisme ? Qu’a-t-il donc dit partout et toujours au prolétariat ? Il lui a dit : Organise-toi, transporte tes antagonismes de classes du terrain économique, où ils se perpètrent contre toi, sur le terrain politique, où ils peuvent seuls aboutir ; empare-toi du pouvoir, deviens le maître de l’État. Alors, au lieu de subir la loi capitaliste, tu feras la loi socialiste ; alors la propriété patronale, qui n’existe que parce qu’elle a pour la maintenir toutes les forces répressives de l’État, cette propriété capitaliste qui t’écrase pourra et devra disparaître. Tu pourras la transformer en propriété sociale, comme la propriété féodale a pu être transformée en propriété bourgeoise par la Révolution du siècle dernier. Le jour où le pouvoir est à toi, tu seras libre ; le jour où le pouvoir est à toi, tu seras émancipé, le jour où le pouvoir est à toi, ce sera fini de ta misère, de ta servitude. À toi les ateliers, les instruments de travail, les moyens de production. Au lieu d’être la classe d’une autre classe, au lieu d’être l’esclave de la machine, tu seras, avec la propriété sociale de la machine, le maître de son produit ; tu domineras la production, dont tu n’es aujourd’hui que le jouet et la victime, et tu l’organiseras à ton usage. C’est le monde nouveau de liberté et d’égalité qui surgira, le jour où la bataille pour le pouvoir, au lieu d’être comme jusqu’à présent la défaite pour le prolétariat, se sera terminée en défaite de la classe capitaliste !…
Et lorsque, après que vous lui avez laissé croire que, par un portefeuille accordé à l’un des siens, le socialisme avait réellement conquis le pouvoir, alors que c’est le pouvoir qui l’avait conquis, il se dresse pour vous demander les réalisations promises, il vous dit : l’heure est venue de payer, payez ! Et vous ne pouvez le payer qu’en charges de gendarmerie, (Nouveaux applaudissements) qu’en mois de prison et qu’en amendes distribuées aussi généreusement sous un ministère où est annulée la volonté individuelle socialiste, que sous les ministères où le capitalisme était au complet ! J’affirme qu’un pareil état de choses, si l’on n’y mettait vite fin, amènerait la banqueroute irrémédiable du socialisme. Les travailleurs organisés se considérant comme dupes, les uns prêteront l’oreille à la propagande par le fait ; ils se diront : puisqu’il en est de mon propre parti de classe comme des autres partis politiques et que nous sommes condamnés à faire la courte échelle à quelques-uns, qui se servent de nos épaules pour se hisser au pouvoir, adressons-nous aux choses, n’ayant rien trouvé du côté des hommes. Les hommes les ayant trompés, ils n’auront plus de foi que dans les éléments, que dans la chimie révolutionnaire, et vous aurez recruté pour l’anarchie ! (Applaudissements prolongés sur un certain nombre de bancs, rumeurs sur d’autres.)
Quant aux autres, n’espérant plus rien, même de la chimie révolutionnaire, ils rentreront chez eux, décidés à se désintéresser de tout et de tous et à laisser faire, puisque plus ça change, plus c’est la même chose pour eux. Et alors, écoutez, vous qui avez cru, par la participation d’un socialiste au gouvernement bourgeois, sauver la forme républicaine, sous prétexte que c’est dans le moule républicain que se coulera la société socialiste de demain, savez-vous ce que vous aurez créé ? Le plus grand péril qui ait jamais existé pour l’idée et pour la forme républicaine : dégoûtées de la politique socialiste, comme elles se sont dégoûtées de la politique opportuniste, et par les mêmes raisons… (Applaudissements sur certains bancs ; violentes protestations sur d’autres ; cris : Vive Jaurès !) les masses laisseront passer le premier sabre venu, comme après l’avortement, dans le sang de Juin, de la République de 1848, elles ont laissé passer le 2 Décembre de M. Louis Bonaparte. (Applaudissements.) En éveillant, par une simple apparence d’avènement au pouvoir, des espérances que vous ne pouvez pas réaliser, et en préparant ainsi pour demain des déceptions inévitables, vous n’aurez donc pas défendu la République, vous l’aurez livrée à la désespérance des masses. (Vifs applaudissements sur certains bancs, rumeurs sur d’autres.)
Tel est le premier revers de l’arme prétendue nouvelle que l’on voudrait mettre entre vos mains, mais il y en a d’autres : quand des gouvernants bourgeois se décident à faire une place dans leur sein à un socialiste, c’est-à-dire à l’homme qu’ils dénonçaient la veille comme l’ennemi né de toute société et de toute civilisation, c’est dans leur intérêt, ce n’est pas dans celui du socialisme. Leur but est « d’endormir » les socialistes, comme vous le rappelait Lafargue hier. C’est ainsi que le Gouvernement provisoire de 1848 n’a fait appel à Albert et à Louis Blanc, transformés en otages, que pour désarmer dans la mesure du possible les revendications ouvrières qui, alors, étaient appuyées par les fusils ouvriers. Il n’en a pas été autrement lorsqu’en 1870 un gouvernement dit de la Défense nationale s’est constitué et a fait place à côté de ses Favre et de ses Picard à un homme que je n’ai pas besoin de vous désigner autrement (Bruit.) et dont vous savez le rôle. Trochu ne s’est pas gêné pour le dire tout haut : c’est que mieux valait l’avoir dedans que dehors. On ne fait aujourd’hui que continuer ce système des otages. Lorsqu’un Waldeck-Rousseau, il y a quelques mois, a pris pour collaborateur un des hommes qu’aux dernières élections générales il combattait à outrance, qu’il dénonçait d’un bout de la France à l’autre comme un véritable péril public, lorsqu’il a fait asseoir à ses côtés un socialiste, voire un collectiviste, il n’a eu, lui aussi, qu’un but : c’est de paralyser l’action socialiste, c’est d’empêcher les travailleurs organisés et les socialistes révolutionnaires de tirer sur lui, Waldeck-Rousseau, de peur de blesser qui ? le socialiste Millerand !… (Applaudissements et violente rumeur.) — Les termes que j’emploie ne sont offensants pour personne, je m’efforce, comme je m’y étais engagé, de laisser de côté les passions, pour ne parler qu’aux cerveaux. (Très bien ! — Mouvement.) Je peux me tromper, comme tout le monde, mais quand je vous dis ce que je pense profondément, laissez-moi aller jusqu’au bout. (Bruits divers. Oui ! Oui ! )
L’analyse que j’ai commencée devant vous — et remarquez, camarades, que je n’ai pas abusé de la tribune du Congrès, — c’est la première fois que j’y monte depuis trois jours — tendait tout d’abord à établir que l’introduction d’un socialiste impuissant dans un gouvernement capitaliste, en provoquant des espérances irréalisables, préparait la faillite du socialisme. Je vous ai montré ensuite comment, quand un gouvernement bourgeois avait l’air de subir une collaboration socialiste, ce n’était que dans l’intention de s’en servir comme d’un bouclier contre les attaques du parti socialiste. Il me reste maintenant à vous indiquer une dernière conséquence — et la plus néfaste peut-être — du partage du pouvoir en période capitaliste.
J’étais, il y a quatorze mois environ, à Stuttgart, au Congrès de la démocratie socialiste allemande. Le protectionnisme était à l’ordre du jour. On se demandait si le socialisme pouvait réclamer pour l’industrie ou pour l’agriculture des tarifs protecteurs. La discussion a été longue et profonde. Des arguments pour et contre ont été produits. Mais il y en a eu un qui a fait pencher la balance, tellement il a paru décisif ; c’est celui-ci : réclamer des tarifs douaniers, c’est aller contre l’union internationale des travailleurs, c’est coudre le prolétariat de chaque pays à la classe capitaliste de chaque pays, sous prétexte d’intérêt commun, au lieu d’associer, par-dessus les frontières, pour leur commune libération, les volés et exploités de partout, ne formant qu’une seule nation, contre les voleurs et les exploiteurs de partout. Et « considérant que les droits protecteurs vont contre la solidarité internationale du prolétariat, en aggravant artificiellement entre les nations l’antagonisme des intérêts engendré par le régime de production et d’échange capitaliste » le Congrès de Stuttgart écarta et condamna la politique protectionniste.
Plus désastreuse serait encore, au point de vue international, la politique ministérielle. Actuellement il n’est presque plus question de guerres continentales ; on ne songe pas à faire se ruer les unes contre les autres des armées de trois ou quatre millions d’hommes : les bourgeois ont trop peur d’une défaite qui se traduirait en Révolution ; d’un autre côté ils sont trop économes du sang des leurs depuis que le service a été plus ou moins également étendu aux membres de toutes les classes, et ils n’entendent pas que les fils à papa deviennent de la chair à canon… (Applaudissements.) On pourrait donc presque dire que l’ère des grandes guerres européennes est aujourd’hui close ; mais il y a d’autres guerres, qui, celles-là, vont surgir et surgissent tous les jours, ce sont les guerres pour les débouchés, pour les marchandises à écouler, à faire consommer par les jaunes de l’Extrême-Asie et par les noirs du centre de l’Afrique. C’est de ce côté que, loin de disparaître, la guerre menace d’être en permanence, et cette guerre-là, c’est la guerre capitaliste par excellence, la guerre pour le profit, entre les capitalistes de tous les pays, se disputant, au prix de notre or et de notre sang, le marché universel.
Eh bien, vous représentez-vous, dans le gouvernement capitaliste de chacun des pays de l’Europe, un socialiste présidant à ce genre d’entre-tuerie pour le vol ? Vous représentez-vous un Millerand anglais, un Millerand italien, un Millerand allemand s’ajoutant au Millerand français et engageant les prolétaires les uns contre les autres dans ces brigandages capitalistes ? Que resterait-il, je vous le demande, camarades, de la solidarité internationale ouvrière ? Le jour où le cas Millerand serait devenu un fait général, il faudrait dire adieu à tout internationalisme et devenir les nationalistes que ni vous, ni moi, ne consentirons jamais à être. (Applaudissements prolongés sur un grand nombre de bancs.)