Un Nouveau Roman américain - La Société de l’avenir

Un Nouveau Roman américain - La Société de l’avenir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 908-938).
LA
SOCIÉTÉ DE l’AVENIR

Looking Backward, by Edward Bellamy. 1 vol. New-York and London ; William Reeves, 1890.

Si la valeur d’un livre se mesurait à son succès, Looking Backward, publié à la fois en Amérique et à Londres, serait purement et simplement un chef-d’œuvre. Dans tous les cas, nous devons le citer comme le roman le plus populaire qui ait paru cette année en langue anglaise. Son auteur, M. Edward Bellamy, a l’heureuse fortune de mettre toujours la main sur des sujets d’une très savoureuse actualité ; il possède, aiguisé à l’excès, ce que nous appellerons le sens moderne, la curiosité des choses de son temps, — des choses du jour et même du lendemain; avec cela, par un assemblage qui n’est pas très rare, il se complaît à la recherche du fantastique, remanié selon les modes nouvelles, bien entendu, grâce à l’appoint que lui fournit la science, si prompte souvent à réaliser ce que les ignorans traitaient de féerie et de chimère. Peut-être, en effet, n’y a-t-il pour elle rien d’impossible, dans le sens commun du mot.

C’est ce que M. Bellamy a démontré une première fois, en exposant, sous forme de songe, il est vrai, le Procédé du docteur Heidenhoff. Dans ce livre, nous voyons, grâce à une opération toute physique, qui n’est autre que l’amputation de la pensée, l’extirpation du remords, la mémoire s’oblitérer en partie chez un être humain, l’oubli d’un fait changer tout le cours de sa destinée. Cette exagération des récentes découvertes, dont s’est emparée la philosophie matérialiste, valut naguère à l’auteur un éloge démesuré de Howells, qui, avec l’excès de courtoisie dont les romanciers font généralement preuve quand ils se critiquent entre eux, déclara que le manteau de Hawthorne était tombé sur les épaules de Bellamy. Peut-être celui-ci s’était-il abrité, en effet, sous un pan du manteau magique, ce qui n’est pas la même chose. Hawthorne fut un génie subtil et profond, tandis que son émule prétendu nous paraît être un très habile remueur de paradoxes, un très ingénieux vulgarisateur d’idées, possédé, en outre, de la dangereuse manie d’étonner le public. Il semble, à chaque œuvre nouvelle qui sort de sa plume, qu’il se soit dit : « Que vais-je encore leur servir d’extraordinaire? » avec le souci d’aller « de plus fort en plus fort. » Ce ne sont pas là, croyons-nous, les conditions d’un succès bien sérieux ni bien durable.

Dans Miss Ludington’s Sister, M. Bellamy avait mis pourtant un grain d’originalité véritable. Les lecteurs de la Revue se rappellent sans doute cet étrange récit, spiritualiste et même spiritiste, qui traitait des destinées de l’âme, ou plutôt de la succession chez un même être de plusieurs âmes distinctes, prêtant à chacun de nous comme une série d’individualités différentes, responsables néanmoins les unes des autres[1]. Si curieuse que fût cette fantaisie sur l’immortalité, remarquons en passant qu’un certain dévergondage paraît être le caractère de la littérature d’imagination de ce temps-ci. Chez nous, c’est le dérèglement sensuel qui domine, dérèglement attaqué avec indignation par nos voisins, qui ne se font pas faute, du reste, de dévorer, tout en les condamnant, les wicked french novels, assez nombreux, sans doute, pour qu’on n’entreprenne pas ailleurs de leur faire concurrence. En Angleterre et en Amérique, le même besoin de s’écarter du simple et du vrai s’affirme, d’une autre façon qu’en France, par la recherche de sujets extravagans empruntés aux plus audacieuses hypothèses scientifiques, aux tâtonnemens de la physiologie, aux horizons à peine entrevus du monde nouveau de l’hypnotisme et de la suggestion. Il y a là un péril que le bon sens et le bon goût ne se sont pas hâtés suffisamment peut-être de dénoncer.

En dernier lieu, la question sociale, si brûlante aujourd’hui, est venue préoccuper M. Bellamy. Il a, selon sa coutume et plus encore qu’à l’ordinaire, associé une thèse sérieuse à des rêveries bizarres qui cette fois, du reste, ne lui appartiennent pas précisément en propre, car l’aventure d’Épiménide et celle de la Belle au Bois dormant les expériences de Rip van Winkle et de l’Homme à l’oreille cassée sont antérieures au sommeil de cent ans du jeune Bostonien, Julian West. Tous ces personnages découvrirent comme lui, à leur réveil, après une longue léthargie, que le monde avait changé; mais aucun, il faut le reconnaître, ne se livra subséquemment à des études comparatives aussi prolongées entre l’ancien ordre de choses et le nouveau. Looking Backward, malgré le sens apparent du titre, est, en somme, un tableau de l’avenir tel qu’un Américain d’éducation médiocre peut le rêver. Les lettrés, les délicats, même en Amérique, se sont énergiquement prononcés contre lui, l’un d’entre eux, M. Dudley Warner, s’écriant avec une juste épouvante : «Si l’on me proposait de choisir comme séjour l’enfer ou la république de M. Bellamy, je choisirais l’enfer sans hésiter. » Cette protestation doit être, en toute justice, enregistrée à l’honneur du pays où le livre, ainsi maltraité, s’est vendu cependant à près d’un million d’exemplaires. Il se serait mieux vendu encore, malgré le peu d’originalité du fond et le peu de mérite de la forme, qu’on ne pourrait s’étonner. Toutes les lois que le sujet chimérique du partage égal des biens de ce monde et de l’abolition de la propriété a été remis sur le tapis, les mécontens, les envieux, les insensés de toute espèce ont ouvert une oreille complaisante. Il y a aussi, de la part d’un ordre de lecteurs plus estimable, cette curiosité sympathique et toujours prête qu’ont éveillée tour à tour les innombrables systèmes consacrés au redressement des injustices du sort et à l’extinction de la misère, depuis l’Utopie de Thomas Morus, jusqu’à la Cité du Soleil, de Campanella, jusqu’à l’Océana de Harrington, jusqu’aux théories de Fourier, idylles socialistes, romans, essais, allégories, variations plus ou moins savantes, plus ou moins charivariques sur le thème rebattu d’un État régi par les lois de la raison ou d’une idéale philosophie.

Nous connaissons tous, d’un bout du monde à l’autre, les maux que signale aux témoins de l’an 2000 M. Julian West, ressuscité dans ce seul dessein; — nous les connaissons, nous en souffrons, nous les déplorons, nous voudrions à tout prix les guérir. Il a mille lois raison, ce revenant d’une ère disparue, lorsque, regardant en arrière, se reportant, après un siècle, vers l’an 1887, il assimile notre société actuelle à une diligence monstrueuse, à un coche du maniement le plus difficile, auquel sont attelées pêle-mêle les masses du peuple, frémissantes sous le fouet d’un conducteur qui n’est autre que la faim.

Ce bourreau, explique-t-il aux citoyens du nouvel âge d’or, ne permettait pas d’arrêt, malgré les obstacles sans cesse renaissans sur la route abrupte et poudreuse. Cependant, du haut des places confortables d’où ils jouissaient à leur aise de la vue et de l’air frais, les voyageurs privilégiés critiquaient l’attelage prêt à succomber; aux mauvais pas, ils se gardaient de descendre pour lui prêter main-forte. Ces places du sommet de la diligence étaient naturellement très disputées et conservées avec un soin jaloux. Le premier but dans la vie, pour chacun, était de s’en assurer une et de la laisser ensuite à sa progéniture. Il arrivait cependant qu’un choc, une secousse imprévue fît tomber à l’improviste quelqu’un des heureux voyageurs, qui se trouvait aussitôt réduit à traîner avec la plèbe ce char qui le portait tout à l’heure. La crainte d’une pareille catastrophe obscurcissait sans cesse l’orgueilleuse félicité de ceux qui possédaient les sièges les plus douillets et les mieux suspendus. Certes, les témoignages de sensibilité ne manquaient pas quand, devant quelque fondrière, la multitude, contrainte au métier de bête de somme, reculait et hurlait, l’aiguillon de la faim la pressant quand même ; beaucoup tombaient de fatigue pour être foulés aux pieds. Alors les voyageurs d’en haut exhortaient de leur mieux les victimes d’en bas ; ceux-ci leur faisaient espérer des compensations dans un monde meilleur, ceux-là donnaient, sous forme d’aumône, des emplâtres et des linimens aux blessés. On s’accordait à trouver qu’il était bien fâcheux que la diligence fût si lourde, si embourbée, et quand un passage périlleux était franchi, un sentiment général de délivrance, dû surtout à la peur qu’on avait eue de verser, se manifestait aussitôt. Quant à de la compassion désintéressée, il n’y fallait pas trop compter. D’abord, il semblait que l’inégalité qui, somme toute, avait toujours existé, fût irrémédiable : à quoi bon se lamenter sur des maux qu’on ne peut guérir, quand ils ne sont pas les vôtres? Et puis, chacun des privilégiés se croyait, au fond, d’une pâte plus fine que l’attelage molesté. C’était une hallucination commune à tous les parvenus que la fortune avait, un instant auparavant, soulevés de terre et qui portaient encore sur leurs mains calleuses la marque des cordes qu’ils tiraient tout à l’heure. Combien devait-elle s’enraciner davantage dans l’esprit de ceux qui avaient hérité en naissant d’une place sur le coche où déjà se prélassaient avant eux leurs ancêtres! Il s’ensuivait que l’amour du prochain, chez l’élite qui était traînée, se réduisait à une très vague et très distante sollicitude pour les misérables qui traînaient.

L’image est juste; nous la voyons passer partout, cette diligence cruelle, cette diligence chargée d’égoïsme et d’iniquités, vrai char de Jaggernaut, qui écrase des corps sanglans à chaque tour de roue ; mais les moyens proposés par un empirique américain pour l’empêcher de rouler, comme elle l’a fait dans tous les siècles, nous inspirent des répugnances plus grandes encore que nos révoltes contre le mal lui-même.

Écoutons cependant M. Julian West. Il a trôné en personne. nous dit-il, sur les plus hautes cimes de la diligence, il a vécu dans le luxe, inutile aux autres, en jouissant d’une fortune dont depuis trois générations les revenus augmentaient sans (vue ses possesseurs fissent rien, hormis profiter de cette forme immorale du régime financier d’autrefois, l’accumulation de l’intérêt, horreur définitivement abolie dans le triomphant avenir auquel il va nous initier en intelligent cicérone. Mais disons d’abord comment, ne en 1857, il réussit à faire connaissance avec un ordre de choses que nos arrière-petits-enfans paraissent seuls destinés à connaître, en admettant qu’il se réalise jamais.

L’Homme à l’oreille cassée, d’Edmond About, réduit à l’état de pièce anatomique par le savant professeur qui l’a desséché pour lui sauver la vie, passe ainsi quarante-six ans; quant à Julian West, il demeure pendant plus d’un siècle prisonnier dans une espèce de cave. Les circonstances de cette captivité sont passablement compliquées et il faut admettre a priori bien des choses invraisemblables ; par exemple, que ce jeune homme, qui est presque à la veille de se marier, a de mystérieuses manies dont sa fiancée, miss Edith Bartlett, ni personne d’ailleurs, ne se doute. Sous prétexte d’insomnie habituelle et pour éviter le moindre bruit, il couche dans une chambre souterraine où l’entoure la tranquillité de la tombe. Les murs très épais de ce sous-sol sont enduits de ciment hydraulique afin de défier l’humidité, le plancher est protégé de même. En outre, le coffre-fort bien garni de M. West se trouvant dans cette même pièce, des précautions non moins minutieuses ont été prises contre le feu; la voûte est en pierre et la porte extérieure d’airain. Un tube assure le renouvellement de l’air. Voilà certes des aménagemens insolites. Ce n’est pas tout ; même dans ce temple du silence, Julian West, qui d’ailleurs se porte à merveille, risquerait parfois de ne pas dormir, si un magnétiseur, le docteur Pillsbury, ne venait l’envelopper de quelques passes qui ne manquent jamais leur effet. Les procédés pour obtenir le réveil étant beaucoup plus simples, un fidèle domestique en a facilement appris l’emploi.

Un soir de mai, le narrateur du récit que M. Bellamy s’est borné à transcrire ordonna qu’on vînt sans faute le réveiller à neuf heures ; après quoi, il s’abandonna aux soins du magnétiseur qui l’endormit plus lentement que de coutume, plus profondément aussi, comme on va le voir. Quand il reprit ses sens, un bruit de voix féminines et un frou-frou rapide de robes qui s’enfuyaient le frappa. Il ouvrit les yeux et ne vit devant lui qu’un homme vénérable, d’une soixantaine d’années, penché à son chevet, avec tous les signes d’une grande bienveillance, mais aussi d’une extrême curiosité. Il se dressa sur le coude et promena des regards étonnés autour d’une chambre qu’il ne connaissait pas. — Où est-il? — Chez un médecin, le docteur Leete. — Comment y est-il arrivé? — Plus tard, quand il sera moins faible, on le lui dira. — Qu’est devenu son domestique? — On n’en sait rien, mais il est certainement excusable de ne pas paraître.

A son tour, le docteur Leete lui pose une question. — Quand croit-il s’être endormi? — Mais la veille au soir, naturellement. — Quelle date? — Le lundi 30, parbleu! — Le 30 de quel mois?.. — Pour le coup, Julian s’imagine qu’on se moque de lui : — Le 30 mai, répond-il avec impatience. — Il vous reste à m’apprendre l’année; ensuite je vous dirai, moi, combien de temps vous avez dormi... 1887, vous en êtes sûr?.. Eh bien, mettez-vous en tête, une fois pour toutes, si vous ne le savez déjà, qu’aucun événement en ce monde n’est après tout plus merveilleux qu’un autre. Ne vous laissez pas émouvoir par une révélation étonnante, je l’avoue, au premier aspect. Votre apparence est celle d’un garçon de trente ans et vous n’êtes pas dans des conditions corporelles différentes de celles où l’on se trouve après avoir un peu trop dormi. Pourtant c’est aujourd’hui le 10 septembre de l’an 2000, et vous avez dormi tout juste cent treize ans, trois mois et onze jours.

Le dormeur croit d’abord à une mauvaise plaisanterie; il se fâche et va regarder dans la glace son visage qui n’a subi aucune altération. Sa léthargie a été complète, toutes les fonctions vitales se sont trouvées suspendues, il n’a eu aucune raison de vieillir. Si le hasard n’avait pas fait découvrir la chambre inconnue où il gisait, Julian aurait pu rester dans ce même état jusqu’à ce que le refroidissement graduel du globe eût détruit les tissus de son corps et rendu à l’âme sa liberté. Il a fallu, pour que l’on descendît dans sa cachette, que l’idée vînt au docteur Leete de faire construire un laboratoire dans le jardin voisin de sa maison, un jardin planté d’arbres séculaires. Les excavations ont mis au jour un pan de mur qui s’est trouvé indiquer l’emplacement d’une maison très ancienne. Une couche épaisse de cendres et de charbon montrait assez que cette maison avait été détruite par un incendie, mais, en perçant une voûte, restée intacte, on pénétra dans l’appartement situé au-dessous; il était meublé dans le style du XIXe siècle, et sur le lit gisait un jeune homme, mort selon toute vraisemblance depuis plus de cent ans, mais si bien conservé que les médecins, conviés par leur collègue à venir l’examiner, déclarèrent qu’ils n’auraient jamais cru que les procédés de l’embaumement pussent être aussi perfectionnés à pareille époque. Le docteur Leete optait, quant à lui, pour la catalepsie; tout incroyable que parût cette idée, elle n’était pas dénuée de fondement; une tentative systématique de résurrection réussit à merveille. Toutefois, M. Leete ne peut s’attendre à ce que son obligé accepte du premier coup les explications qu’il lui donne, et il est bien près d’apprendre à ses dépens que les Bostoniens du XIXe siècle étaient de vigoureux boxeurs, quand l’inspiration lui vient de conduire le ressuscité sur la terrasse de la maison ; de là on domine une ville qui, sans les flots sinueux de la rivière Charles, sans les promontoires et les îlots du port, ne rappellerait en rien le Boston d’autrefois : sur des milles et des milles s’étendent de larges rues plantées d’arbres et bordées de belles constructions qui, pour la plupart, ne se suivent pas régulièrement, mais sont dispersées dans des jardins. Chaque quartier est embelli par des squares ombreux où des statues, des fontaines brillent au soleil couchant. Des monumens publics d’une colossale grandeur dressent leurs masses imposantes de tous côtés. Julian West est ébloui et convaincu. Il commence à comprendre : son valet de chambre a dû périr dans l’incendie et le magnétiseur Pillsbury, il se le rappelle, avait pris congé de lui en annonçant qu’il transportait son commerce à la Nouvelle-Orléans. Personne n’a pu renseigner ses amis ni sa fiancée sur l’existence de la chambre souterraine ; on l’aura cru brûlé. Et à cette pensée Julian n’a vraiment pas le sentiment assez vif de ce qu’a dû souffrir la pauvre Edith, — il y a si longtemps, à vrai dire, que ce chagrin est passé ! — Il n’a pas surtout un regret suffisant de son amour perdu ; l’admiration où le jette cette grande ville aux larges voies, que nous nous figurons sans peine et qui, à notre goût européen, serait affreuse, suffit un instant à le distraire de tout sentiment personnel. Disons pour son excuse que la fille du docteur Leete vient d’entrer, qu’elle est belle, gracieuse, aimable et qu’elle se nomme Edith, elle aussi, par une coïncidence qui s’explique lorsqu’on découvre à la fin que miss Leete est l’arrière-petite-fille d’une miss Bartlett, laquelle n’était autre que l’ancienne fiancée de Julian West.

La situation existe dans l’Homme à l’oreille cassée, mais combien plus amusante! — L’ex-colonel Fougas, gelé dans la forteresse de Lubenfeld, puis desséché par philanthropie et pour servir à la science, se réveille dans le laboratoire où un massage judicieux l’a ranimé ; tout de suite son caractère s’affirme, « Vive l’empereur! » crie-t-il dans une première aspiration violente; puis, en retombant et d’une voix éteinte: « Garçon, l’Annuaire! » Une certaine Clémentine survient; elle a le nom et le visage de l’objet charmant qui le consola par sa tendresse après la retraite de Russie et qu’il quitta trop vite pour voler à de nouveaux exploits. Il tombe à ses pieds : « Clémentine, les destins amis te rendent à moi! Je retrouve la compagne de ma vie et la mère de mon enfant! — Là-dessus, il serait tout près d’épouser sa petite-fille, à qui la voix du sang conseille une soumission sans bornes, si la découverte opportune d’une liasse de papiers de famille ne le désabusait, transformant aussitôt sa passion en amour paternel.

Mais avec M. Bellamy aucun inceste n’est à craindre, les fiançailles entre Julian West et Edith Bartlett ayant été beaucoup plus correctes que celles de ces amoureux du premier empire, pressés de se témoigner leur flamme entre deux campagnes. Le mariage pourra donc avoir lieu sans nul inconvénient et sans que nous nous y intéressions beaucoup d’ailleurs, l’intrigue proprement dite ne comptant pour presque rien dans un roman à thèse. Déclarons en passant que des deux livres, l’Homme à l’oreille cassée est à beaucoup près le plus humoristique. Oui, certes, l’humour s’ajoutait à des qualités purement françaises, dans ce talent primesautier d’Edmond About, dont on a fait peut-être autrefois une estime exagérée, mais auquel, en revanche, on ne rend plus suffisamment justice. Quel pétillement d’esprit intarissable, quelle inoffensive et joyeuse gaminerie ! Comme le contraste entre le langage déclamatoire d’un fils de la révolution et le ton des conversations de nos jours est habilement soutenu jusqu’au bout ! Looking Backward ne peut offrir, et pour cause, aucune de ces oppositions amusantes, car M. Bellamy ne sait du XXe siècle que ce que des préludes encore vagues permettent d’en pressentir. Aussi tient-il soigneusement son Julian West à l’écart de la société de ce temps-là, se bornant à peindre trois figures qui ne diffèrent de celles d’aujourd’hui que par l’extravagance de leurs discours sur le succès facile et complet du communisme réalisé. Nous ne voyons pas la machine à l’œuvre, nous ne rencontrons pas de caractères formés par le nouvel ordre de choses. Cela seulement aurait du prix et corroborerait les tirades du docteur, très creuses, faute de ces illustrations nécessaires. Il est trop facile de se borner à dire que les Américains du XXe siècle sont vêtus à peu près comme ceux du XIXe, les hommes du moins, et qu’ils s’expriment comme leurs ancêtres, avec un redoublement de tact et de politesse, — ce qui est contraire à ce que nous savons, car à mesure que le flot des émigrans enrichis de toutes les nations se mêle à l’élément plus pur des fondateurs de la grande république, l’élévation du ton social n’y gagne pas; les Bostoniens raffinés, les descendans des pèlerins de la Nouvelle-Angleterre, tout ce qui constitue l’aristocratie de ce pays démocratique l’affirme et s’en plaint très fort. Mais M. Bellamy est optimiste jusqu’à l’exagération ; il nous conduit tout droit vers ce qui lui paraît être le Paradis terrestre et, chose choquante, car l’époque où nous naissons, avec l’héritage vénérable de toutes celles qui l’ont précédée, devrait nous être aussi chère que la famille et la patrie, son héros ne trouve rien à regretter du passé. Il est vrai qu’au point de vue de l’art les États-Unis n’ont guère de passé, de traditions, ni de reliques. Malgré les progrès rapides et vraiment extraordinaires dont notre exposition de 1889 a donné la preuve, on peut dire que bien peu de peintres et de sculpteurs américains sont sortis du rang d’élève, ont secoué les lisières de l’école. Ils s’assimilent merveilleusement le procédé, mais il leur manque les dons de l’artiste, ceux qui sont le résultat d’un atavisme que rien ne saurait remplacer ; le sentiment de l’esthétique est encore à naître chez la plupart d’entre eux.

Nous nous souvenons qu’un Américain, de la plus haute culture intellectuelle pourtant, et familiarisé avec l’Europe par de nombreux voyages, disait en parlant de la Floride où il avait passé l’hiver, comme nous allons à Nice : « Vraiment toute l’Espagne est là; il est presque inutile d’aller la chercher ailleurs. On y voit même des ruines du XVIe siècle. » Et, comme nous faisions observer que ce ne devaient pas être cependant des ruines de premier ordre, la plus belle colonie du monde n’ayant guère qu’une architecture de province, comme nous parlions de Grenade, par exemple : « Oh! répondit-il, on a bâti à Saint-Augustin des hôtels de style mauresque qui valent les plus beaux palais. »

Il nous semble que cette appréciation peut faire mieux comprendre ce que sera vraisemblablement le genre d’architecture du Boston de l’avenir, tout marbre, tout or, toute magnificence et toute énormité, une architecture de casinos, de caravansérails, de grands magasins et de gares de chemins de fer. C’est faute d’une horreur suffisante du pastiche et de l’utilisation que le ressuscité s’extasie devant cette grande ville neuve. Nous allons entreprendre de faire bien connaître ce qui s’y passe, en effleurant seulement l’intrigue à peine esquissée dont le seul but est de dorer, comme on dit, la pilule, la pilule instructive qui dégoûterait beaucoup de lecteurs légers. Dans une préface, datée, 28 décembre an 2000, de la section historique de Shawmut Collège, où il est devenu professeur, Julian West a soin d’avertir son public qu’il poursuit un but sérieux, celui d’aider à voir clair les gens qui, désirant se faire une idée bien définie des contrastes sociaux entre les deux derniers siècles, sont arrêtés par l’aridité des ouvrages d’histoire et de science. Suivons-le sans trop de commentaires.

Le docteur Leete n’est pas seulement l’hôte de Julian West ; il est aussi son médecin et ne lui permet d’affronter que petit à petit le spectacle de la civilisation nouvelle, craignant que sa raison ne succombe. Par de longs entretiens il l’amène d’abord à comprendre les transformations sociales qui se sont produites et on ne peut s’empêcher d’admirer l’habileté avec laquelle M. Bellamy évite le plus souvent les longueurs et l’ennui presque inséparables de la forme didactique. Julian est pressé de savoir comme a pu se résoudre cette grave question du travail, qui était le souci et la terreur de tous lorsqu’il s’est endormi :

— Comment! s’écrie le docteur, vous ne pressentiez pas déjà, en 1887, de quelle façon tournerait la crise?

— Nos pressentimens, répond le citoyen du XIXe siècle, étaient d’une nature telle que je n’aurais pas été surpris si, du haut de votre terrasse, j’avais vu, en me réveillant, un amas de décombres au lieu d’une florissante cité.

— Ceci prouve que Storiot (le docteur Leete nomme ici l’un des grands historiens de l’avenir) n’a rien exagéré en peignant la confusion des esprits à votre époque. Il nous semble bien cependant, lorsque nous nous y reportons, que le sens du courant était parfaitement perceptible et que tout observateur pouvait se rendre compte de ce que deviendrait la barque menacée par tant d’écueils ; elle allait, à n’en pas douter, vers des eaux plus profondes. Les difficultés se sont, en effet, résolues d’elles-mêmes, l’évolution industrielle ne pouvait se terminer autrement qu’elle ne l’a fait. Dites-moi, quel était le symptôme caractéristique du mécontentement des travailleurs à la fin du XIXe siècle? Les grèves, n’est-ce pas, rendues formidables par les grandes organisations du travail opposées à la concentration toujours croissante du capital? De plus en plus s’affirmait le monopole ; l’opposition populaire exaspérée ne pouvait rien contre lui, il absorbait toute la masse des affaires, les petites industries s’effaçaient à mesure; à cela il y avait de puissantes raisons économiques. Si oppressif, si intolérable que fût ce nouveau régime, on ne pouvait nier qu’il n’eût donné un élan aux industries nationales et augmenté la fortune publique. Cela ne servait, en réalité, qu’à rendre le riche plus riche encore et à creuser l’abîme entre lui et le pauvre, mais le fait était posé néanmoins, il était reconnu que la consolidation du capital était le sûr moyen de produire la richesse. Comment donc accepter ce principe, qui s’imposait, sans avoir à se plier sous une ploutocratie comparable à celle de Carthage? Aussitôt que les hommes eurent commencé à se le demander, ils trouvèrent une réponse toute prête. Le procédé tant décrié du monopole n’avait besoin, en effet, pour ouvrir un âge d’or à l’humanité, que de compléter son évolution logique : la consolidation définitive du capital de la nation tout entière. L’industrie et le commerce du pays furent confiés à un syndicat unique, représentant le peuple, pour être conduit dans l’intérêt commun. La nation forma une grande corporation dans laquelle devaient s’absorber toutes les autres; elle devint à elle seule le capitaliste par excellence; en un mot, le peuple des États-Unis, donnant aux différentes nations un exemple qu’elles ne devaient pas tarder à suivre, prit la direction de ses propres affaires, comme cent années auparavant il avait pris celle de son propre gouvernement, s’organisant dans une vue industrielle sur le même terrain où il s’était jadis organisé pour une fin politique. De sorte qu’assez tard dans l’histoire du monde on reconnut cette éclatante vérité que le commerce et l’industrie sont essentiellement l’affaire du peuple, puisque sa vie en dépend. Les confier à des particuliers qui en profitent, c’est une folie encore plus grosse que celle de remettre les rênes de l’État à des rois, à des nobles, qui se soucient d’abord de leur gloire personnelle.

Il faut quelque temps à Julian West pour concevoir les changemens de toute sorte qu’a pu produire une pareille révolution ; enfin il hasarde ce mot, vertement relevé par le docteur :

— Quelle extension formidable ont donc prise les fonctions du gouvernement !

— Extension?.. que voulez-vous dire?

— Dame! de mon temps les fonctions du gouvernement se bornaient à maintenir l’ordre au dedans et à défendre la nation contre l’ennemi public.

— Eh, pour l’amour de Dieu! s’écrie le docteur Leete, qu’appelez-vous l’ennemi public? Est-ce la France, l’Angleterre, l’Allemagne, ou la faim, le froid, le dénûment? De votre temps, les gouvernemens avaient coutume, pour le moindre malentendu international, de livrer des citoyens par milliers à la mort et de verser les millions comme de l’eau dans des guerres insensées. Nous n’avons plus de guerres, et le gouvernement n’a d’autre pouvoir que celui d’obliger chaque citoyen à payer sa propre subsistance par un nombre déterminé d’années de travail. Plus de partis, plus de politiciens, et, quant à la démagogie, quant à la corruption, ces mots-là n’ont gardé qu’une signification historique.

— La nature humaine a donc changé beaucoup?

— Non pas ; les conditions de la vie humaine ont changé et en même temps les motifs des actes humains.

— Mais, dit Julian West, quand la nation a pris sur elle la conduite des manufactures, des chemins de fer, des mines, etc., elle a tout simplement, il me semble, accepté les difficultés de la position d’un capitaliste.

— Difficultés qui se sont évanouies sur-le-champ, répond le docteur Leete. L’organisation nationale du travail, sous une direction unique, était la parfaite solution d’un problème que de votre temps on considérait comme inextricable. La nation étant devenue le seul patron, pour ainsi dire, tous les citoyens se sont trouvés être des ouvriers auxquels le travail était distribué selon les besoins de l’industrie.

— C’est-à-dire que vous avez appliqué le principe du service militaire universel à la question du travail.

— En effet, et, cette loi étant posée déjà que tout citoyen valide devait, sans exception, se soumettre à un service pour la défense du pays, il a paru tout simple de consacrer ledit service, devenu soit industriel, soit intellectuel, au bien-être de la nation. L’ordre social tout entier repose sur cette obligation, à laquelle nul ne se dérobe, puisqu’il resterait, faute de la remplir, sans aucuns moyens d’existence, retranché du monde, bref, dans la situation d’un suicidé.

— Et chaque soldat de cette nouvelle armée est-il enrôlé pour la vie?

— Oh ! non, la période du travail commence plus tard et finit plus tôt qu’autrefois. Nous tenons à ce que le temps de la jeunesse soit consacré à l’éducation et celui de la maturité à d’intelligens loisirs. La période du service industriel pour chacun commence à vingt et un et se termine à quarante-cinq ans. Après cet âge, les services du citoyen, durant dix années encore, peuvent être requis dans des cas qui ne se présentent presque jamais. Le 15 octobre de chaque année revient ce que nous appelons le jour de l’appel, parce que ceux qui ont atteint vingt et un ans sont alors appelés à entrer dans l’armée industrielle, tandis que les hommes de quarante-cinq ans sont appelés à en sortir. C’est l’événement qui sert, à compter tous les autres, une date comme l’olympiade grecque, sauf qu’elle est annuelle.

L’appel fait, il semble que les difficultés commencent, car l’analogie avec l’armée s’arrête là nécessairement; l’exercice militaire est si peu de chose auprès des métiers de toute sorte qu’il s’agit d’enseigner à ces soldats d’un nouveau genre !

Telle est, du moins, l’objection de Julian. Mais le docteur, s’inspirant de la fameuse théorie de l’industrie passionnelle, comme tout à l’heure il s’inspirait des principes de Babeuf, répond que chacun reste parfaitement libre de suivre un attrait particulier. Tout ce qu’on lui demande, c’est de tirer parti de ses goûts naturels de la façon la plus avantageuse au pays et à lui-même.

Jusqu’à vingt et un ans, le jeune homme n’a reçu qu’une culture intellectuelle, mais on lui a donné la connaissance théorique de diverses industries ; ensuite, il consacre trois années à des besognes manuelles quelconques au gré de ses supérieurs; après quoi il se décide. Si une carrière intellectuelle le réclame, il trouve tous les moyens d’y atteindre : hautes écoles et facultés sont ouvertes sans condition aux aspirans quels qu’ils soient; s’il préfère l’industrie, un métier, il est libre encore. Les heures de travail obligatoires sont plus ou moins longues, selon que le travail est plus ou moins attrayant ; les travailleurs eux-mêmes sont juges de ce qu’ils peuvent supporter; divers privilèges qui s’attachent aux plus pénibles besognes (il n’y en a pas de basses ni de méprisées) font que celles-là ne restent jamais en souffrance et, s’il y en avait une qui offrît des désagrémens ou des dangers exceptionnels, il suffirait que l’administration la proposât comme poste d’honneur. Les volontaires ne manqueraient pas, empressés à mériter la reconnaissance nationale. A toutes les époques, sous tous les régimes ce genre d’élan s’est manifesté; on peut toujours compter sur lui. Du reste, une constante préoccupation de la santé, de la sécurité des ouvriers préside aux industries du XXe siècle. La nation ne fait pas, à l’exemple des grands entrepreneurs d’autrefois, bon marché de ses ouvriers. Quand il y a trop de demandes pour une même branche d’industrie, la préférence est donnée à ceux qui se sont particulièrement distingués dans leurs études et dans le service préliminaire de trois ans assigné à la classe dite des travailleurs inhabiles. Jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, on peut, d’ailleurs, changer de profession avec toutes les facilités de s’instruire, car il est reconnu que les aptitudes naturelles sont plus lentes à se développer chez quelques-uns que chez d’autres. Tout cela est possible, grâce à la suppression du salaire, qui n’a plus de raison d’être dans un pays où la question d’argent a cessé d’exister. Car c’est là le triomphe de la nouvelle organisation, personne ne se salit plus les mains à toucher de l’argent. Quand un nombre énorme de personnes indépendantes et sans relations entre elles produisaient les mille objets nécessaires à la vie, des échanges perpétuels étaient nécessaires et constituaient le commerce, pour lequel l’argent était un allié indispensable ; mais, la nation étant devenue seule productrice, les individus n’échangent plus rien. Tous se tournent vers une seule et même source ; le système de distribution directe dans les magasins nationaux a remplacé le commerce. Un crédit, correspondant à sa part du produit annuel de la nation, est ouvert à chaque citoyen au commencement de l’année. Avec la carte de crédit qu’on lui remet il se procure ce qu’il veut dans les magasins publics. Cette carte représente un certain nombre de dollars (on a, en supprimant la chose, gardé le nom, qui n’est qu’une espèce de symbole pour comparer et marquer la valeur des objets fabriqués). Le prix coûtant est effacé sur votre carte de crédit par l’employé auquel vous vous adressez.

— Mais, demande timidement Julian West, si vous dépensez dans l’année plus que le crédit qui vous revient?

— Vu l’extrême richesse de la nation, la provision est si considérable qu’il y a plutôt des chances pour qu’on ne l’épuise pas. En cas de dépenses extraordinaires, l’administration accorde une avance, limitée néanmoins, un escompte assez lourd marquant qu’elle ne veut pas encourager l’emprunt. Elle n’encourage pas non plus l’épargne. Jadis la parcimonie était une vertu, les parens tenaient à économiser pour leurs enfans, mais aujourd’hui personne n’a plus aucun souci du lendemain, puisque la nation garantit la nourriture, l’entretien, l’éducation et une large aisance à tous les citoyens, du berceau à la tombe. Nous avons en mépris l’état social qui permettait à tel individu de spéculer sur les besoins de tel autre, à tel patron de payer le moins possible tel ouvrier, qui, de son côté, intriguait pour obtenir davantage. Le crédit ouvert est très large et il est égal pour tous. Le gouvernement demande à chacun de faire ce qu’il peut, sans s’occuper que celui-ci rende plus ou moins de services que celui-là. Selon notre morale du XXe siècle, un homme merveilleusement doué qui ne fait pas tout ce qu’il peut faire a moins de mérite qu’un homme inférieur comme capacité, mais qui donne tout ce qu’il peut donner. Le Créateur a réglé la tâche de chaque être d’après les facultés dont il l’a pourvu. Ce serait une singulière logique en vérité que celle qui essaierait de déterminer une question de morale d’après des mesures matérielles! On doit être puni pour ce qu’on a négligé d’accomplir et non pas récompensé pour ce qu’on a fait. Ceci ne veut pas dire que toute sorte d’avantages et de distinctions ne soient pas réservés à ceux qui se signalent par de grands services rendus. Cette armée de travailleurs pacifiques a les sentimens du soldat, conduit à des prodiges d’héroïsme par la seule idée de la gloire. Il y a eu. Dieu merci, dans tous les temps, d’autres leviers que la peur du besoin et l’amour du luxe : on a brigué le pouvoir, la position sociale, la renommée, le succès. Eh bien, ces mobiles plus élevés sont mis aujourd’hui à la portée de qui n’aurait pu aspirer autrefois qu’à gagner laborieusement son pain. Le zèle apporté dans le service national est le seul chemin qui conduise en haut ; les chefs de file et les capitaines de nos diverses forces sont des hommes d’une habileté et d’un dévoûment éprouvés. Voilà comment ils se recrutent : le corps entier de l’armée industrielle est divisé en quatre classes : 1° les travailleurs communs, employés, faute de vocation ou de spécialité, à toute sorte de besogne ; 2° les apprentis pour telle ou telle profession ; 3° le corps principal des travailleurs de vingt-cinq à quarante-cinq ans; 4° les officiers de tous degrés qui ont charge dos autres. Ces quatre classes ont chacune des formes différentes de discipline qui les font jouir, en somme, d’avantages égaux ; elles ont des grades et des récompenses honorifiques susceptibles de stimuler l’ambition.

Les déshérités qui ne peuvent aspirer à ces grades : infirmes, faibles d’esprit ou de corps, aveugles, sourds-muets, etc., sont versés dans un corps séparé, un corps d’invalides, où ils font ce qu’ils peuvent, quand ils le peuvent. Les fous eux-mêmes y tiennent leur place aux heures de lucidité. Il n’est pas question, notez-le bien, de ce qu’on appelait charité au temps où l’on n’avait pas suffisamment reconnu ce principe que nous dépendons tous plus ou moins les uns des autres et que personne, dans un état social organisé, ne peut se suffire à lui-même. Chacun de nous a besoin d’autrui ; nous sommes tous enfans de la même race, tous membres de la famille humaine. Les invalides ont donc droit à la même carte de crédit que les autres citoyens, et nul ne s’en scandalise. En somme, si les travailleurs modernes produisent tellement plus que ne le feraient à leur place des sauvages, c’est grâce à l’héritage de savoir, d’expérience, d’industrie qui leur a été légué par les précédentes générations dont nos frères infirmes sont issus comme nous. Les priver de leur part légitime équivaudrait à commettre un vol, et leur en Jeter quelques miettes, sous prétexte de charité, serait ajouter l’insulte à la déloyauté.

Quant à la tradition d’héritage de père en fils, dans le sens du XIXe siècle, elle est tombée tout naturellement. La nation, étant le seul capitaliste, arrête à la mort de chaque citoyen son crédit annuel, en accordant une somme, invariablement la même, pour les obsèques. Quant aux biens que le citoyen aurait pu amasser, sans que rien l’en empêchât du reste, ils ne lui seraient qu’un fardeau incommode. Les objets précieux, en s’accumulant, l’embarrasseraient fort; il ne pourrait en trafiquer, il devrait, pour les loger et les entretenir, s’imposer des dépenses inutiles. Toutes les magnificences du luxe sont réservées à la communauté; les particuliers ne se laissent guère encombrer par un superflu qui, la plupart du temps, quand il existe, revient à la nation, après que la famille et les amis ont fait leur choix de souvenirs.

Si vous parlez d’entretien, dit Julian West au docteur Leete, passons au problème du service domestique ; comment est-il résolu?

— Triomphalement. Il n’y a plus de domestiques. Le blanchissage, la cuisine, les travaux de couture, sont faits à très bon marché dans des établissemens publics ad hoc. L’électricité, qui nous éclaire, nous chauffe aussi. Nos maisons, sans cheminées par conséquent, sont proportionnées à nos besoins, et l’aide qu’il nous faut, nous l’obtenons de la force industrielle, en nous adressant au bureau désigné, qui prélève sur notre carte cette dépense comme les autres. Remarquez bien qu’étant tous strictement égaux, nous tenons le service pour honorable, puisque le principe de notre société est que chacun serve les autres à son tour.

— Et il en est ainsi partout?

— Ma foi, il s’en faut de peu. Toutes les grandes nations de l’Europe se sont remodelées à l’instar des États-Unis qui eurent la gloire de l’initiative ; l’Australie, le Mexique, quelques parties de l’Amérique du Sud, en ont fait autant. Les relations pacifiques de ces diverses républiques industrielles sont assurées par une forme large d’union fédérale qui embrasse le monde entier. Un conseil international règle les rapports mutuels et les questions commerciales entre les membres de la fédération, et leur politique unie contribue à faire monter les races retardataires vers les institutions du progrès.

— Mais dans le commerce avec les autres peuples, il faut bien se servir d’argent ?

— Point du tout. Il ne reste plus qu’une douzaine de marchands dans le monde depuis la chute des entreprises privées, et, leurs transactions étant surveillées par le conseil international, un système de comptes très simple suffit. Chaque nation a un bureau d’échange où se traitent ces choses. Par exemple, le bureau américain, estimant que telle quantité de produits français est nécessaire à l’Amérique, envoie un ordre en conséquence au bureau de France, qui, de son côté, agit de même. Il n’y a pas lieu de régler le taux des marchandises étrangères; telle nation donne à telle autre ses produits au même prix que s’il s’agissait de les vendre à ses propres citoyens. Cet échange, auquel rien ne force les peuples, est dans l’intérêt de tous. La nation qui voudrait se prévaloir d’un monopole serait retranchée du reste de la terre ; elle se ferait infiniment plus de mal qu’elle n’en ferait aux autres ; mais ceci n’est pas à redouter. L’entente est si cordiale que beaucoup de bons esprits prévoient l’unification future du monde entier. En attendant, le système actuel approche de la perfection autant que possible. Les rapports entre peuples différens n’ont rien de compliqué. La balance des comptes est soigneusement établie par le conseil international, les produits tenant lieu d’argent. De même, pour l’émigration, on a recours à un arrangement judicieux d’indemnités. Quant aux voyages, les cartes de crédit partout valent de l’or. À Paris, un Américain porte sa carte de crédit au bureau local du conseil et reçoit en échange une carte française, la somme étant portée sur le livre international au débit des États-Unis et au crédit de la France.

Ce qui émerveille Julian, c’est que la nation soit assez riche pour subvenir à tant de dépenses. Sans doute elle n’a plus d’armée de terre ni de mer à maintenir, elle ne compte plus dans ses rangs de paresseux d’aucune sorte, n’importe, il y a pour lui dans cette prodigieuse abondance quelque chose d’inexplicable. Le docteur Leete lui démontre alors les économies énormes qui résultent du système de la coopération et de celui de la distribution directe des marchandises ; le seul fait de laisser la conduite de l’industrie à des individus, irresponsables devant le pays, entraînait autrefois de grosses pertes qui ne sont plus à craindre ; il n’y a plus d’efforts stériles prodigués dans la concurrence, puisqu’on ne songe désormais qu’à s’entr’aider. C’en est fait des crises financières, des paniques, des banqueroutes, des longues interruptions pour le travail qui, de même que le capital, ignore désormais les périodes de ralentissement et de marasme. Les rivalités, l’ostentation, sont éteintes ; on pourrait individuellement dépenser davantage, si chaque citoyen ne préférait pas consacrer le surplus de ses produits à des fondations d’agrément ou d’utilité publique, auxquels tous participent : galeries des beaux-arts, moyens de locomotion, encouragemens donnés au théâtre, à la musique, etc.

En outre (nous passons maintenant au rêve de bienveillance universelle de Robert Owen), il n’y a plus de prison ; tous les cas d’hérédité sont traités dans des hôpitaux particuliers, car les progrès de la science ont depuis longtemps fait découvrir que les prétendus criminels n’étaient que des malheureux chez qui se reproduisait un trait ancestral. Il faut à ceux-là une répression ferme et continue, mais qui n’ait rien de commun avec la vengeance. Du reste, ils sont de moins en moins nombreux : la misère expliquait le vol, l’inégalité des conditions excusait l’envie ; l’instruction n’était pas généralement répandue ; il y avait beaucoup plus d’ignorance et de grossièreté. Les avocats sont devenus inutiles, le mensonge étant tenu dans un tel mépris au XXe siècle que le pire des hommes dédaignerait de s’en servir, même pour échapper à la justice ; il sait d’ailleurs que, s’il ment, sa peine sera doublée. Les tribunaux sont donc fort simplifiés ; il n’y a plus de jury ; un juge convie deux de ses collègues à examiner les deux côtés de la question, et quand tous les trois tombent d’accord pour le verdict, il est convenu qu’on approche de la vérité autant qu’il est humainement possible de le faire. Ces magistrats sont nommés par le président parmi les hommes qui ont dépassé quarante-cinq ans, et leur service est de cinq années. Il n’y a plus d’école de droit. Les juges, formant une cour suprême, gardienne de la constitution, sont des hommes sages et instruits, d’une moralité irréprochable et d’un âge mûr. Les principes fondamentaux sur lesquels repose la société du XXe siècle empêchent tous les malentendus qui rendaient autrefois nécessaire la législation, bornée depuis à quelques maximes très simples. Les chefs-d’œuvre des anciens légistes sont respectueusement conservés dans les bibliothèques auprès des traités de scolastique de Duns Scott et de ses pareils, comme autant de monumens curieux d’une subtilité intellectuelle vouée à des sujets qui n’intéressent plus le monde moderne.

De même, l’absence de tentation supprimant un très grand nombre de délits, le rôle de la police est singulièrement diminué.

D’autre part, il n’est plus question de finances ; on n’a donc nul besoin de collecteurs d’impôts. Voilà une administration singulièrement réduite, au point de vue des économies.

— Comment le gouvernement se tire-t-il à lui tout seul de ces fonctions multiples, écrasantes, qui lui incombent?

— Ainsi qu’il suit : au-dessus des officiers de chaque corporation, il y a un général sous le contrôle immédiat duquel sont conduites toutes les opérations commerciales. Cet officier est à la tête du bureau national représentant telle ou telle branche de commerce dont il est responsable. Au-dessus de son grade, qui correspond à celui de général de division, il y a encore les chefs des dix grands départemens ou groupes de métiers réunis. Ils peuvent être assimilés à des commandans de corps d’armée, chacun d’eux recevant les rapports de dix à douze généraux de corporations diverses. Au-dessus de ces chefs des dix grandes divisions, formant son conseil, se tient le général en chef, qui n’est autre que le président des États-Unis. Il faut que ce général en chef de l’armée industrielle ait franchi tous les grades, depuis celui d’ouvrier à tout faire. C’est seulement grâce à l’excellence de ses notes que le travailleur peut s’élever, au-dessus des trois grades préliminaires jusqu’à celui de lieutenant et plus haut encore, toujours par la force du mérite. Le général de la corporation décerne les grades au-dessous de lui, mais il est élu par le suffrage des membres honoraires qui, rendus indépendans après vingt-quatre années de service, votent avec une entière connaissance et un non moins parfait désintéressement. Chacun des dix lieutenans-généraux est choisi de même entre les généraux des corporations, et le président, à son tour, parmi les dix chefs des grands départemens, mais il faut, pour être éligibles, que ceux-ci aient passé un certain nombre d’années dans la retraite. Le candidat à la présidence retourne ainsi à la masse générale de la nation et a le temps de s’identifier avec elle. On suppose qu’il emploiera cet intervalle à étudier la condition de l’ensemble de l’armée plutôt que le groupe spécial de corporations dont il était auparavant le chef. Quant à l’armée, elle ne vote jamais, ce serait trop périlleux pour sa discipline. Le président a d’ordinaire une cinquantaine d’années. L’âge de la retraite, qui semble prématuré, quarante-cinq ans, ne marque donc pas le commencement d’une période d’inutilité, tout au contraire. La plupart attendent ce moment avec impatience, pour se livrer librement à des travaux personnels ; d’autres, il est vrai, ne songent alors qu’à voyager et à jouir de la vie; pour tous, c’est comme un renouvellement de jeunesse, d’ardeur, de forces vives qui se produit au sortir de l’armée. Il est remarquable, d’ailleurs, que l’on arrive à un âge plus avancé dans de bien meilleures conditions physiques sous le nouveau régime que sous l’ancien.

— Vous ne m’avez pas dit quelle part ce que nous appelions le parti rouge avait pu prendre à une révolution si radicale, dit Julian, un jour que le docteur Leete s’est amusé à lire quelques journaux retrouvés dans la chambre souterraine, et où il n’est question que de tentatives anarchiques.

— Il a, bien entendu, empêché le mouvement de son mieux en rendant toutes les réformes suspectes, répond le docteur. Nos historiens sont persuadés que le fameux drapeau rouge devait être aux gages des grands détenteurs de capitaux pour effrayer les timides. Le seul parti qui ait accompli la plus grande et la plus pacifique des évolutions est, dans toute la force du terme, le parti national. Il a surgi sans violence de toutes les classes, riches et pauvres indistinctement, quand toutes ont été amenées à reconnaître qu’une réorganisation du système industriel et social sur une base morale plus haute était nécessaire et qu’il en résulterait une prospérité incomparable. Ce parti ne pouvait porter d’autre nom, son but étant de réaliser l’idée de la nation d’une manière plus complète que jamais, car il ne représente pas, en effet, une association d’individus pour des fonctions seulement politiques, mais une véritable famille. Le patriotisme s’est élevé du rang de pur instinct à celui de dévoûment raisonné, le pays natal est devenu par excellence un père qui fait vivre les siens, au lieu de rester l’idole impitoyable qui jadis exigeait qu’on mourût pour elle, sans rien donner en échange.

Ces renseignemens, entrecoupés par une action peu nourrie sans doute, mais suffisante néanmoins pour tenir le lecteur en haleine, sont moins fastidieux dans le roman que dans ce résumé aride ; nous devons cependant avouer que les dialogues entre Julian West et le docteur composent plus de la moitié du volume. M. Leete, en exposant le système dont s’enorgueillit la civilisation nouvelle, conçoit avec peine qu’il ait jamais pu en être autrement, tandis que son interlocuteur l’écoute dans un complet désarroi et une confusion profonde. Il serait si aisé pourtant, semble-t-il, d’arrêter la jactance du citoyen de l’an 2000 en démontrant qu’avant de former cette société impossible, il faudrait, quoi qu’il en pût dire, non pas seulement réformer, mais encore transformer la nature même de l’homme, qui convoite toujours les biens qu’il n’a pas et se fait remettre à la raison, ce qui crée bon gré mal gré les deux éternelles catégories des oppresseurs et des opprimés! Ne rien désirer, n’avoir ni ambitions, ni révoltes, ni fantaisies, est-ce humain? — Et, franchement, les contemporains de cet âge d’or prétendu auraient le droit de récriminer plus que bien d’autres contre la destinée terre à terre qui leur est proposée. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, pour établir une forme quelconque du communisme, de proscrire l’emploi de l’argent et des valeurs ; l’abolition de toute espèce de recherche, de luxe et surtout d’indépendance individuelle est d’abord obligatoire; plusieurs expériences restreintes l’ont prouvé aux États-Unis même[2].

Le promoteur de la république des Égaux était logique lorsqu’au lendemain de notre révolution, il n’accordait à chaque citoyen qu’une modeste aisance, déclarant que ce qui n’était pas communicable à tous devait être retranché sans merci. Les arts, les lettres, traités en ennemis, à la bonne heure! Il fallait, pour que l’artiste ne fût pas accusé de chercher un prétexte à la paresse et à la frivolité, qu’il exerçât en outre un métier. Or une pareille exigence équivalait à le supprimer; et, de fait, les besognes manuelles que M. Bellamy prétend ennoblir outre mesure abaisseraient de la même manière toutes les intelligences, annuleraient tous les talens. Il faut n’avoir aucune idée de ce que sont les hautes études, le suprême développement de l’esprit par une éducation classique, pour admettre que le manœuvre de la veille devienne un savant, un penseur ou tout simplement un homme de goût après trois années d’un service équivalent à celui de commis de magasin ou de garçon de café.

Julian West, qui a vécu dans le siècle des Emerson, des Hawthorne et des Longfellow, achevé peut-être ses études à Harvard-Collège, respiré l’atmosphère académique de New-Cambridge, devrait lancer quelques traits dédaigneux à ce docteur qui tire gloire d’avoir servi à table au début de sa carrière. Point du tout ; il gobe tout ce qu’on lui dit d’une renaissance qui est censée laisser bien loin derrière elle celle dont s’enorgueillit le XVIe siècle, comme si toute floraison de ce genre n’était pas incompatible avec le nivellement tyrannique des individus à un rang moyen, c’est-à-dire médiocre, sous prétexte d’égalité. Puisqu’il se tait pour le compte de l’Amérique, les représentans du vieux monde réclameront du moins ; ils repousseront le rôle qu’on leur prête de satellites des États-Unis dans la réforme imaginaire qui se prépare. Sans doute M. Bellamy n’a pas réfléchi que la vieillesse des peuples, leur décadence même peut donner des fruits encore inconnus sur les terrains neufs et qui valent d’être cueillis, savourés, conservés avec soin; le passé a d’ailleurs laissé à l’Europe trop de trésors de bon aloi pour qu’elle les sacrifie volontairement à un rêve de socialisme aussi dépourvu de franchise que de poésie. A ceux qui rêvent de conduire l’embarcation de l’humanité vers des destinées meilleures au nom de la plus belle des vertus, la pitié, les grands romanciers russes offrent un aliment que nous demandons la permission de préférer mille fois au ragoût de principes économiques fort arides, et d’ailleurs faussés pour la plupart, qui nous est offert par leur émule américain.

Il faut avouer, cependant, que la singularité de la situation peut bien contribuer à paralyser les idées du malheureux Julian. Non-seulement ceux qu’il appelait naguère ses proches, ses amis, ses contemporains, sont depuis longtemps anéantis, mais encore le monde auquel il appartenait avec eux est entièrement reconstruit sur un modèle nouveau, de sorte qu’il ne retrouve plus nulle part le moindre jalon, le moindre point de repère. Tout lui échappe. L’or et les titres de propriété qui sont restés dans le coffre-fort de sa chambre souterraine ne peuvent lui être d’aucun service ; sa situation d’inutile, — la seule qu’il ait jamais possédée, — le voue, semble-t-il, au mépris général. Sans la tendre pitié de cette jeune fille qui porte le nom de sa fiancée morte, sans l’évidente sympathie qu’il inspire à Edith, il ne pourrait supporter ce fantastique isolement dans un milieu où personne n’est son semblable. Chacun, autour de lui, fait partie d’un système, avec des fonctions spéciales. Comment placerait-on un revenant au milieu de rouages organisés avec cette précision implacable? Il y a des momens où il doute de sa propre identité, où il croit devenir fou. Ne rien retrouver d’un autrefois séculaire qui pour lui est la veille, — ni manières de sentir, ni associations d’idées, ni jugemens sur les personnes et sur les choses, rien!.. L’âme humaine paraît s’être transformée avec les institutions et la société; seules la bonté, la tendresse, la compassion, restent les mêmes; le doux regard, la voix émue d’une femme ont le pouvoir de le rattacher à la vie, devenue si différente de ce qu’il a nommé de ce nom.

Miss Leete l’initie, pour sa part, à maintes nouveautés que, dans leurs précédentes conversations, le docteur lui a fait théoriquement connaître. En vertu du privilège américain qui a toujours permis des rapports très libres entre jeunes gens des deux sexes, elle l’emmène avec elle par ces rues de Boston où il n’y a ni banquiers, ni changeurs, ni boutiques, ni enseignes, ni étalages, ni trace de commerce d’aucune sorte. Ils pénètrent ensemble dans un superbe édifice dont le porche est décoré d’une majestueuse figure de l’Abondance. C’est un des grands magasins nationaux distribués, pour plus de commodité, dans les différens quartiers de la ville. Qu’on se représente un vaste hall, décoré de fresques, où, par les fenêtres, percées tout autour, et par le dôme très élevé ruissellent des torrens de lumière. Au centre, un jet d’eau rafraîchit l’atmosphère, d’innombrables sièges se groupent de côté et d’autre, destinés aux visiteurs. Des inscriptions sur les murs indiquent à quels objets les comptoirs placés au-dessous sont consacrés. On choisit un échantillon avant de toucher le bouton électrique à la sonnerie duquel répond un commis ; il prend les ordres en double, délivre l’une des copies à l’acheteur et jette l’autre dans un tube qui transmet la commande à l’entrepôt central. Ceci épargne beaucoup de peine et supprime une multitude d’employés; en outre, les commis ne cherchent pas à vous faire prendre autre chose que ce qui vous plaît. Les maisons d’échantillons des moindres villages sont ainsi réunies par un tube à l’entrepôt central. Et partout les achats se font de même, « sauf pour quelques marchandises exceptionnelles. » Les objets d’art, espérons-le, à moins qu’ils ne se fabriquent aussi, comme c’est assez probable, à la douzaine. Mais nous en appelons à toutes les femmes : que deviendraient l’ameublement et la toilette choisis sur échantillons?.. Les gens qui s’habilleraient d’après ce système seraient dignes, en tout point, d’être nourris à l’Éléphant. L’Éléphant est le restaurant du quartier qu’habite le docteur Leete. Toute la cuisine est faite dans des établissemens publics, mais l’usage est de prendre chez soi les deux repas les moins considérables et d’aller dîner dans cette splendide annexe de la maison de chacun, où se trouvent les salles à manger. Il pleut à verse; on arrive cependant à pied sec et sans recevoir une goutte d’eau, grâce à l’espèce d’auvent imperméable qui transforme pour la circonstance le trottoir en un corridor bien éclairé ; des ponts légers, couverts de la même façon, permettent de traverser sans risque. Cette couverture improvisée se plie et se déplie à volonté, selon le temps.

La famille Leete, avec la foule des dîneurs, monte l’escalier monumental d’un immense palais et atteint une galerie sur laquelle ouvrent des portes marquées de différens noms. Celle où est inscrit le nom du docteur donne accès dans une salle élégante qui lui appartient, en effet, et où il n’a qu’à envoyer ses ordres la veille. La cuisine est arrivée à un degré de raffinement exquis ; une musique agréable accompagne le repas, et les garçons, de jeunes hommes tout aussi bien élevés que les gens qu’ils servent, leurs égaux sous tous les rapports, s’acquittent de leur mandat avec un zèle discret. Personne ne semble embarrassé : ni familiarité d’une part, ni protection de l’autre; on dirait un soldat accomplissant sa consigne. Julian West est stupéfait ; il parle d’œuvres serviles, de mercenaires, prononce des mots que n’a jamais entendus miss Edith.

— Comment! s’écrie-t-elle, vous avez pu permettre aux gens de faire pour vous des choses que vous méprisiez? Vous avez accepté d’eux des services que vous-même n’auriez pas consenti à leur rendre? Est-ce possible?

L’idée que la peine de servir incombait jadis à de pauvres diables qui, en outre, avaient l’humiliation d’être regardés de haut, lui fait horreur. Son éducation l’a fortement pénétrée de ceci : c’est que profiter de la pauvreté des gens ressemble fort à les voler.

M. Leete, qui du reste a fait la même besogne quarante ans auparavant, lorsqu’il était jeune recrue, ne songerait pas plus à dédaigner un garçon de restaurant que celui-ci ne songe à dédaigner le médecin qui le sert d’une autre façon en le soignant. La nation les entretient tous les deux, seulement le docteur, choisi, cela va sans dire, par les malades, transmet ses honoraires à la masse, toujours par l’intermédiaire de la carte de crédit.

Ce palais des dîners, pour en finir avec lui, est aussi un lieu de réunions et de plaisirs. Il y a le plus curieux contraste entre la simplicité de la vie de chaque particulier et la magnificence de la vie en commun. Toutes les corporations ont des clubs splendides et des villas dans la montagne, au bord de la mer, etc., pour la saison des vacances. Il ne faut pas croire cependant que le home proprement dit, les intérieurs, relativement modestes, n’aient point participé au progrès. Toutes les maisons possèdent une chambre de musique, une grande pièce sans tentures, ni tapis, où se trouve le programme quotidien des concerts, distribués en vingt-quatre compartimens renfermant la liste de ce que les plus exigeans peuvent désirer en fait de musique vocale et instrumentale. Chacun de ces compartimens correspond à une heure de la journée. Il est cinq heures par exemple, Julian West choisit de la musique sacrée, miss Leete touche un ressort dans la boiserie et aussitôt l’appartement est rempli par le chant majestueux de l’orgue, le volume de la mélodie se proportionnant aux dimensions de la chambre. Où est l’orgue? Où. est l’exécutant aussi fort que Bach en personne? L’idée de l’économie du travail par la corporation a été appliquée au service musical, le téléphone relie les maisons particulières à des salles admirablement aménagées sous le rapport de l’acoustique. Vous n’avez qu’à presser le bouton pour entrer en communication avec la salle où tel morceau est exécuté. Quelle supériorité sur l’ancienne méthode, qui nous forçait, non-seulement à nous déranger, mais à entendre, pendant des heures de suite, beaucoup de choses qui ne nous plaisaient pas, avant d’arriver à celles que nous souhaitions! Qui donc accepterait un dîner à la condition de manger indistinctement tout ce qu’on sert sur la table? Et l’oreille a les mêmes exigences que le goût. Au XXe siècle, tout le monde adore donc la musique, et il y a de bonnes raisons pour cela. On ne l’impose plus à hautes doses, et les talens d’amateur ont cessé d’exister. Mais est-il vraiment si nécessaire d’avoir de la musique après minuit jusqu’au matin? Sans doute... Que deviendraient ceux que le sommeil fuit, et les malades, et les mourans qui s’endorment ainsi dans l’éternité bercés par les anges ? — Toutes les chambres à coucher ont un téléphone à la tête du lit, chacun obtenant la musique qui convient à sa disposition du moment. Julian West en fait l’épreuve ; grâce à un ingénieux perfectionnement du réveille-matin, il s’assure le plaisir d’ouvrir les yeux au son de la Marche turque qui transporte ses rêves en plein Alhambra, sur le trône des Abencerages.

La chambre de musique a encore une autre utilité ; elle permet le dimanche d’entendre tel ou tel sermon chez soi; la bonne parole, portée par des appareils d’une perfection incomparable, va chercher les fidèles à domicile. M. Barton, entre autres, ne prêche que par téléphone, et il a souvent cinquante mille auditeurs.

Nous entendons le sermon du révérend M. Barton tout entier, un fort beau sermon, ma foi, qui démontre éloquemment les différences morales, amenées par la force du milieu régénéré, entre les chrétiens de la fin du XXe siècle et ceux qui au XIXe portaient ce nom. Ils avaient, dans leur aveuglement, plus de mérite que les privilégiés qui devaient les suivre, ces malheureux livrés aux tentations d’un combat impie pour l’existence, ils attestaient d’une façon sublime, quand un grain de générosité restait au fond de leur cœur, ce qu’il y a de divin dans la nature humaine. Qu’était-ce que la société à cette misérable époque, en effet? M. Barton n’hésite pas à la comparer au groupe de prisonniers anglais qui, jadis pendant la guerre des Indes, fut enfermé par un raffinement de barbarie dans le Trou-Noir de Calcutta ; l’air n’y eût pas suffi à l’existence d’un dixième de leur nombre. Alors on vit ces hommes, qui avaient été jusque-là de fidèles et de loyaux camarades, se livrer d’horribles combats pour arriver à gagner les rares ouvertures qui permettaient de respirer. Chacun pour soi! c’était la devise de la société au XIXe siècle, bien plus à plaindre encore que les condamnés de l’Inde, car il n’y avait du moins parmi ceux-là ni femmes, ni enfans, ni vieillards. Il est bien facile au XXe siècle de reconnaître la bonté paternelle de Dieu, mais un prêtre, dévoré du zèle apostolique, comme l’est M. Barton, peut regretter de n’avoir pas vécu au temps où les hommes, encore armés du pouvoir de se nuire, s’imposaient cependant parfois le devoir de la charité, resté depuis lors sans emploi, — au temps où quelques pionniers brisaient intrépidement les barrières, quittes à être martyrs. Par ces brèches apparut pour la première fois la perspective immense de la civilisation, ce chemin déroulé à l’infini dont l’extrémité se perd dans la lumière et sur lequel on peut aller toujours en avant vers le ciel, sans que l’occasion se présente seulement de manquer aux commandemens, tant le moindre prétexte à l’égoïsme, aux passions mauvaises de toute sorte, a disparu.

Julian West, en prêtant l’oreille à cette comparaison accablante, se sent couvert de honte ; il craint de n’être jamais, aux yeux de son entourage, que l’échantillon plus ou moins curieux d’une époque abhorrée. Lui permettra-t-on seulement de prendre place au dernier rang de la société nouvelle parmi les manœuvres sans spécialité ? Son hôte le rassure ; on fera de lui un professeur d’histoire, son témoignage de visu sera inappréciable.

Le futur professeur visite attentivement les écoles et les collèges de la ville. Tous les citoyens maintenant reçoivent une instruction générale qu’ils sont libres de pousser plus loin ou d’approfondir en de certaines spécialités s’ils le désirent. L’ancien système était destructeur de toute égalité : élever les uns au plus haut degré de développement intellectuel et laisser les autres dans l’ignorance, c’était créer entre frères un abîme qui les séparait à jamais irrémédiablement, c’était faire d’eux comme des êtres d’espèces différentes. Il y a trois garanties aux soins assidus qu’obtient l’éducation des masses : 1° le droit de chaque individu à la culture la plus complète que la nation puisse lui donner pour son propre agrément et son propre avantage; 2° le droit qu’ont ses concitoyens de le faire bien élever au profit de la société; 3° le droit imprescriptible de ceux qui sont à naître ; il leur faut une famille intelligente et distinguée; l’hérédité est surveillée de près. Ces droits des enfans à naître sont dans la société nouvelle l’objet d’un grand et légitime souci. Dans les collèges, une large place est faite aux exercices du corps; Julian West est frappé de la superbe santé des écoliers. Règle générale : la race s’est améliorée ; la richesse n’amène plus d’oisiveté corruptrice ni la misère d’excès de labeur. Il n’est plus question de mauvais logemens, de mauvaise nourriture. La démence a presque disparu, ainsi que le suicide. Certes, les femmes ont pris une grande part aux œuvres moralisatrices. Affranchies du fardeau qui les absorbait tout entières, le ménage beaucoup mieux dirigé selon le plan coopératif, elles consacrent leurs facultés, qui se dépensaient autrefois en minuties, à l’intérêt commun. Elles servent dans l’armée industrielle, cinq, dix ou quinze ans, à différentes époques de leur vie; celles qui n’ont pas d’enfans s’acquittent du service tout entier. Le mariage ne les force pas à l’abandonner, puisqu’elles n’ont plus la responsabilité des ménagères. A chacune d’elles est réservé le travail qui lui convient le mieux. On tient compte de leur faiblesse, des exigences de leur sexe ; pour elles, les heures de travail sont courtes, le repos est fréquent. Il a été reconnu qu’un travail régulier leur était salutaire ; le docteur Leete attribue la vigueur physique qui les distingue des femmes d’autrefois, à ce qu’elles ont toutes des occupations qui les intéressent. Sans faire partie intégrale de l’armée des hommes, elles constituent une force alliée, sous un régime exclusivement féminin. Leur général en chef est une femme, élue comme ses collègues mâles. Elle siège dans le cabinet du président, peut opposer son veto à telles mesures qui regardent le travail des femmes, possède une voix au congrès, etc. Dans les affaires judiciaires, il y a des juges féminins lorsque le délit a été commis par une femme. Si deux parties en cause appartiennent à des sexes différens, il faut qu’un juge de chaque sexe consente au verdict. Les femmes forment donc jusqu’à un certain point une sorte d’empire au sein de l’empire même, mais ceci n’entraîne aucun péril. L’une des innombrables Revues de la société ancienne était de ne pas reconnaître l’individualité distincte des sexes. L’attraction passionnelle entre l’homme et la femme empêchait de distinguer les différences profondes qui, sur tant de points, les rendent étrangers l’un à l’autre. Il faut donner à ces différences un libre jeu, sous peine de les voir dégénérer en antagonisme, supprimer ainsi tout ce qui produisit à un certain moment des rivalités contre nature.

— Maintenant, explique le docteur Leete, elles ont un monde à elles, avec des émulations, des ambitions, des carrières qui leur sont propres.

En quoi consistent ces carrières, si elles n’empiètent pas sur celles des hommes? Le docteur Leete n’en dit rien et nous sommes libres de nous figurer une armée de marchandes de modes, de couturières, de peintres sur porcelaine, d’institutrices, que sais-je? Ce qu’on nous affirme sans le prouver, c’est qu’elles se trouvent très heureuses et qu’elles rendent aussi les hommes beaucoup plus heureux qu’autrefois. « La femme, continue le docteur, s’adressant à son hôte, était à plaindre entre toutes les victimes de votre régime social : même à si longue distance, nous nous sentons pris d’une profonde pitié en considérant leur développement incomplet, arrêté par le mariage et l’horizon étroit que bornaient, pour la plupart d’entre elles, les quatre murs de leur maison. Les seuls intérêts qui leur fussent permis étaient ceux de la famille ; il y avait de quoi les rendre idiotes. Maintenant, on n’entend plus, comme de votre temps, les femmes regretter de n’être pas des hommes; on ne voit jamais de parens souhaiter d’avoir des garçons plutôt que des filles. Nos filles ont tout autant d’ambition que nos fils. Le mariage les laisse à des intérêts larges; seule la maternité leur impose un temps de retraite; mais ensuite, quand elles le veulent, elles retrouvent leur place.

— Et ces nouveaux intérêts ne les détournent pas du mariage?

— La nature est plus forte que toutes les modifications sociales; bien loin d’être un obstacle, le mariage seul permet aux femmes d’arriver aux situations supérieures dans l’armée de l’industrie, qui sans cela les juge incomplètes.

— Ont-elles leurs cartes de crédit comme les hommes?

— Assurément.

— Des cartes aussi considérables?

— Il n’y a de différence pour personne ; s’il y en avait une, elle serait à l’avantage de celles qui donnent des enfans à la nation. Suivant nous, il n’y a pas d’êtres qui méritent mieux de leur pays que de bons parens.

— La femme ne dépend donc plus du mari pour l’argent?

— Comment! mais les enfans eux-mêmes ne relèvent que de la nation, bien qu’ils soient jusqu’à un certain point en tutelle. Quant aux femmes, elles sont libres autant que les hommes. Il est possible que jadis l’amour ait réconcilié quelques-unes d’entre elles avec la dépendance; mais quelle humiliation quand elles étaient obligées de se vendre pour vivre, avec ou sans mariage ! Désormais, les relations entre les deux sexes sont beaucoup plus franches et moins contraintes que celles du passé. On se rencontre d’égal à égale. Parfois il arrive que la jeune fille parle de son amour la première, avec une simplicité qui est tout le contraire de la coquetterie, aujourd’hui méprisée. Il n’y a que des mariages d’inclination. On n’applique point chez nous le nom de beau mariage à une affaire d’argent ou de vanité, mais à l’alliance avec un homme qui s’est élevé au-dessus des autres par la solidité ou par l’éclat de ses services. Les serviteurs zélés de l’humanité forment aujourd’hui la seule aristocratie, puisqu’il n’y a plus ni fortunes ni titres. La race y a gagné, certainement, l’une des grandes lois de la nature, la sélection sexuelle, ayant cessé d’être contrariée. En outre, le sentiment de la responsabilité est devenu par excellence la loi morale de l’époque. Tandis que les hommes luttent dans la carrière de l’industrie et des talens de toute sorte, les femmes, juges du combat, se réservent de récompenser le vainqueur. C’est le plus vif des stimulans. Il n’y a guère de célibataires, sauf ceux qui ont failli à s’acquitter honorablement de leur mandat. La jeune fille qui épouserait un homme sans valeur serait jugée sévèrement par son sexe tout entier. Nos femmes se considèrent comme les gardiennes du monde futur; ! elles sont confiées les clés de l’avenir. Et leur sentiment du devoir, sous ce rapport, a le caractère d’une consécration religieuse. C’est un culte dont elles sont pénétrées dès l’enfance. Un des beaux romans du XXe siècle, Rulh Elton, n’est que le développement du thème que voici : sur ceux qui sont à naître, notre pouvoir est comme celui de Dieu; envers eux, notre responsabilité est pareille à la sienne envers nous. Qu’il nous traite ainsi que nous les avons traités.

Car elle a toujours un Dieu, nous l’avons déjà vu, cette armée de l’industrie, au XXe siècle, bien qu’il n’y ait plus d’église officielle. Ceux qui ont besoin du prêtre l’absorbent à leur profit et dédommagent la nation de la perte de son travail. De même, quiconque veut lancer un journal, exprimant telle ou telle opinion, ouvre une souscription parmi les gens qui pensent comme lui, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à couvrir les frais, prélevés avec toutes les autres dépenses sur les cartes de crédit. Les souscripteurs réunis choisissent un directeur à leur gré; mais, au lieu de lui donner des appointemens, ils paient à la nation une indemnité afin d’avoir le droit de retirer un citoyen du service général.

Pour ce qui concerne la publication des livres, le système du XXe siècle a l’avantage de décourager la médiocrité en lui imposant pour commencer des sacrifices. Il va sans dire que la liberté de la presse est illimitée, mais tout auteur est tenu d’imprimer son premier livre à ses frais. L’opinion publique décide ensuite, après des épreuves répétées, s’il y a lieu de l’exempter du service commun pour le donner tout entier à la littérature. Le public, apparemment beaucoup plus éclairé qu’autrefois, vote aussi pour l’acceptation des tableaux, des statues dans les monumens nationaux, et son verdict exempte le peintre ou le sculpteur des corvées qui contrarieraient sa vocation. Le plus grand de tous les honneurs, plus grand que la présidence même, qui n’exige que du bon sens et un dévoûment absolu au devoir, c’est le ruban rouge accordé aux artistes, aux écrivains de premier ordre et aussi aux inventeurs, aux savans, etc. Ce ruban n’est pas prodigué. Il n’y a jamais plus de cent citoyens qui soient admis à le porter.

Julian West lit un roman du fameux Berrian, Penthesilea, que l’on traite de chef-d’œuvre, mais il est moins émerveillé encore de ce qui s’y trouve, que de ce qui ne s’y trouve pas. Combien un romancier du vieux temps eût été embarrassé de construire une intrigue sans aucun des effets tirés du contraste de la richesse et de la pauvreté, de l’ignorance et de l’éducation, etc., sans aucun des motifs issus de l’orgueil social, de l’ambition d’être riche et de la crainte d’être pauvre, sans aucun des obstacles artificiels opposés par les préjugés à l’amour, qui désormais ne connaît plus d’autres lois que celles du cœur !

Un joli roman marchant vite et droit au but, c’est celui qui s’est noué presque à première vue entre le ressuscité, l’épave isolée du monde évanoui et la charmante fille du docteur. Ils ne se connaissent pas depuis plus de huit jours quand Edith Leete encourage et agrée la craintive déclaration de Julian West. Hâtons-nous de justifier tant de promptitude en expliquant que la jeune fille du XXe siècle s’est depuis longtemps éprise des lettres adressées par un fiancé disparu à sa grand’mère, Edith Bartlett, et qu’en rencontrant Julian, elle s’est trouvée comme par miracle devant l’objet de son rêve romanesque. Mais ceci est en contradiction avec ce qui nous a été dit préalablement des moqueries que toute cette jeunesse de l’avenir décoche aux manières anciennes de faire la cour ! Quoi qu’il en soit, Julian restera tout le reste de sa vie amoureux des deux Edith ensemble et ne réussira jamais à les distinguer bien clairement l’une de l’autre ; d’ailleurs, sa nouvelle fiancée ne le désire point : « Surtout n’allez pas m’aimer trop pour mon propre compte, lui dit-elle gentiment. Je vous préviens que je défendrai sa place, que je ne vous permettrai jamais de l’oublier. Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra bien étrange, mais ne croyez-vous pas que les esprits reviennent quelquefois accomplir l’œuvre qu’ils ont eue particulièrement à cœur? Qui sait si l’esprit d’Edith Bartlett ne revit pas chez moi? Ainsi ne vous mettez pas en peine de m’adorer. Soyez-lui seulement fidèle. » Nous laisserons ces époux à leur lune de miel sans envier l’extraordinaire fortune de Julian West, malgré tout ce qu’il peut y avoir de piquant à continuer un rêve d’amour commencé cent ans auparavant avec l’aïeule et repris avec la petite-fille. Qu’ils soient heureux s’ils le peuvent! L’âge d’or promis aux espérances du genre humain nous séduit peu. Pour tout dire, en un mot, il est trop industriel ; il aboutira fatalement, le goût très douteux du public réglant seul les questions d’art et de littérature, au triomphe du bronze de commerce, de la chromolithographie et des romans-feuilletons. Peut-être cela suffirait-il à des peuples nouveaux, à l’Australie par exemple, mais il nous manquerait, à nous autres, quelques raffinemens essentiels, faute desquels cette riche et rude moisson de progrès positifs nous trouverait indifférens. Une société sans nuances, sans passions, sans contrastes d’aucune sorte, ne serait-elle pas terriblement ennuyeuse? En admettant que, par impossible, elle pût exister, les âmes exigeantes ne regretteraient-elles pas la poésie de la souffrance et la grandeur des luttes où une volonté forte se mesure à l’obstacle, sans lequel il n’est point de triomphe? Non, cent années ne suffiront pas pour amener nos jeunes gens à modifier leur idée de service jusqu’à préférer les profits du garçon d’hôtel aux périls du soldat. Non, la nouvelle renaissance n’éclipsera pas celle qui suivit cet obscur moyen âge dont parlent avec dédain les peuples qui n’ont pas de cathédrales. Cette musique enrégimentée au jour et à la nuit ne nous dit non plus rien qui vaille. L’Amérique, lorsqu’elle propose de tout réformer, ressemble un peu au renard de la fable :


Que faisons-nous... de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue? Il faut qu’on se la coupe;
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra.


On connaît la fin et ce qui fit qu’en somme


Prétendre ôter la queue eût été temps perdu.
La mode en fut continuée.


Nous n’avons aucun désir d’imiter en tout l’Amérique, même au point de civilisation où elle est aujourd’hui. Que serait-ce après des perfectionnemens aussi prodigieux! Si cependant le sort du vieux monde devait être de suivre docilement, au XXe siècle, l’impulsion du char égalitaire que M. Bellamy met à la place de la vieille diligence, il nous resterait à remercier le ciel de nous avoir fait naître dans un temps où le monde entier, si malade qu’il soit, laisse encore un peu de place à l’individualité de chacun et est autre chose que cette formidable machine industrielle organisée à la façon d’une armée allemande, dont les généraux seraient des contre-maîtres. Mais il est probable que les citoyens de l’an 2000 liront avec autant de scepticisme que ceux de 1890 Looking Backward, en admettant que sa vogue dure jusque-là. Ils seront bien surpris de se voir représentés dans ces pages si différens de l’éternelle humanité, guéris de l’égoïsme, du mensonge, de la vanité, affranchis de tous les désirs, de tous les vices et de tous les besoins. Peut-être cependant quelques réformes réellement enviables se seront-elles accomplies en ce qui concerne la question de l’organisation du travail, si pressante, si grosse de périls et d’angoisse. M. Bellamy aura, en ce cas, le mérite d’avoir le premier abordé dans le roman ce sujet qui intéresse tous les esprits. Si nous avons discuté trop sérieusement les méthodes qu’il propose, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, à son propre sérieux, imperturbable d’un bout à l’autre, jusqu’au moment où se place l’unique épisode spirituel, celui du rêve qui ramène Julian West au XIXe siècle, pour s’entendre reprocher par ses vieux amis les opinions folles et subversives qu’il a rapportées de son excursion dans le XXe. Là seulement, un sourire vient tout à coup éclairer la physionomie du conteur et nous fait espérer trop tard qu’au fond il se moque un peu de sa prétendue panacée.


TH. BENTZON.

  1. Voir, dans la Revue du 15 janvier 1885, les Nouveaux romanciers américains.
  2. Voir, dans la Revue du 1er août 1875, les Sociétés communistes aux États-Unis.