Un Naturaliste sous l’Equateur

Un Naturaliste sous l’Equateur
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 703-737).
UN
NATURALISTE
SOUS L’ÉOUATEUR

The Naturalist on the River Amazons, A record of Adventures, habits of animals, sketches of Brazilian and Indian life, and aspects of Nature under the Equator, during eleven years of travels, by Henry Walter Bates. London, John Murray, 1863, two vols.

La théorie de la « sélection naturelle » telle que Darwin a voulu l’établir préoccupait depuis quelques années deux naturalistes anglais, M. A. R. Wallace et M. H. W. Bates. Après force entretiens et force correspondances sur le problème de « l’origine de l’espèce, » ils se rencontrèrent à Londres pendant les premiers mois de l’année 1848 pour étudier ensemble dans les principales collections les animaux et les plantes de l’Amérique du Sud. Ils partirent ensuite au mois d’avril, ainsi qu’ils l’avaient projeté dès l’automne de 1847, pour aller explorer de concert les bords du fleuve des Amazones et de ses principaux affluens. Après deux années de courses en commun, les deux savans se séparèrent. M. Wallace, deux ans plus tard, quitta le théâtre de leurs recherches, et de retour en Angleterre s’empressa de publier le récit de son voyage[1]. M. Bates resta sept années de plus; c’est donc le récit d’expéditions nombreuses continuées pendant onze ans qu’il publie aujourd’hui selon les conseils et avec l’approbation du professeur Darwin. Ce récit a pour nous le charme d’une grande simplicité, d’une sincérité, d’une candeur incontestables. Le «j’étais là, telle chose m’advint, » de notre fabuliste, serait l’épigraphe naturelle d’un livre comme celui-ci. Pour le résumer fidèlement, pour en donner une exacte idée, tout préambule fastueux, tout effort de mise en scène seraient parfaitement déplacés. Nous nous contenterons donc d’une simple analyse, heureux si nous faisons partager à nos lecteurs le plaisir que nous avons éprouvé à parcourir les deux volumes de M. Bates, plus heureux encore si nous pouvions nous flatter d’appeler l’attention publique sur les patiens efforts d’un homme qui a donné au progrès scientifique les gages d’un zèle si éprouvé.


I.

Parti de Liverpool le 26 avril 1848 sur un petit bâtiment de commerce, M. Bates se trouvait un mois après, jour pour jour, devant Salinas. C’est là que prennent leurs pilotes les navires frétés pour Pará, l’unique port par lequel on pénètre dans les vastes régions qu’arrose le fleuve des Amazones. Salinas est un petit village jadis fondé par les missionnaires jésuites et situé à quelques milles à l’est de la rivière Pará. Cette rivière, à son embouchure, n’a pas moins de trente-six milles de large. Soixante-dix milles plus haut, c’est-à-dire à l’endroit où s’élève la ville qui en porte le nom, elle mesure encore vingt milles; mais là commence une série d’îlots qui, en face même de la cité, rétrécissent considérablement le lit de la rivière. Ce qui distingue le plus nettement la rivière Pará du fleuve des Amazones, c’est que dans la première les marées déterminent un flux remontant d’une grande puissance; dans le second au contraire, une énorme masse d’eaux troubles s’impose à tous les courans et descend constamment vers la mer. La couleur de l’eau diffère aussi : celle du Pará est d’un orangé brun légèrement enfumé, tandis que celle des Amazones offre une teinte d’ocre tirant sur le jaune. Enfin les forêts qui les bordent n’ont pas le même aspect. Les arbres qui couvrent les rives du Pará semblent, dans leur diversité infinie, sortir directement du sein des eaux, et la marge verte de la forêt se présente sous un aspect paisible et riant, tandis que le rivage des Amazones, fréquemment encombré de troncs abattus, a pour bordure d’immenses gazons aux larges feuilles. Cette différence est due en partie à la force et à la constance des courans qui, sur le fleuve principal, déchirent les berges, emportant vers la mer une ligne presque ininterrompue d’arbres morts et d’autres débris. Les embouchures combinées du Pará et des Amazones peuvent être regardées comme formant un immense delta dont les trois faces mesurent à peu près cent quatre-vingts milles, et au milieu duquel se trouve l’île de Marajo, grande à peu de chose près comme la Sicile. Ces larges embouchures dégorgent un immense volume d’eau douce, formé par d’innombrables courans que les pluies tropicales alimentent en abondance, et qui ne se prête pas à l’invasion des estuaires par l’eau salée. Il arrive seulement parfois que, pendant les plus hautes marées de printemps, les eaux de la rivière Pará, dans le voisinage de la ville qui porte ce nom, prennent un léger goût saumâtre, et au contraire le long des côtes de la Guyane, c’est-à-dire à près de deux cents milles de l’embouchure des deux fleuves, on retrouve dans la mer des traces bien marquées et comme une teinte d’eau douce.

Les premières impressions d’un voyageur sont toujours les plus vives, et le spectacle qui s’offrit à M. Bates au moment de l’arrivée le frappa d’autant plus qu’il débarquait à l’aurore d’un jour de fête, où la population catholique de la ville de Pará s’apprêtait à célébrer je ne sais quelle solennité religieuse. Les cloches sonnaient, les fusées et les pétards éclataient de tous côtés. Dans les rues voisines du port, rues bordées de bâtimens à l’aspect sombre et monastique, circulaient des soldats oisifs et mal vêtus, ayant négligemment leurs fusils en travers de leurs bras, des prêtres en très grand nombre, des négresses portant en équilibre sur la tête des cruches d’argile rouge, des femmes indiennes à l’air mélancolique, ayant à cheval sur leurs hanches des enfans absolument nus. Plus loin, dans un quartier moins favorisé, le long d’une rue conduisant à la forêt vierge, les maisons n’avaient plus qu’un étage, les fenêtres n’étaient plus vitrées, et un léger auvent fait de lattes les protégeait seul contre l’invasion de la pluie; le sable, épais de plusieurs pouces, remplaçait le pavé. Devant les portes, des groupes nombreux prenaient l’air, groupes mêlés, où se retrouvaient toutes les nuances de la peau humaine, le blanc d’Europe, le noir d’Afrique, le rouge indien, mais plus fréquemment encore un mélange indécis de ces trois nuances. Çà et là, moins clair-semées qu’on ne l’aurait cru, de fort jolies femmes, aux yeux noirs pleins d’expression, à la chevelure luxuriante, mais mises avec une déplorable négligence, marchaient pieds nus ou traînaient de vieilles pantoufles, ce qui ne les empêchait pas d’étaler des boucles d’oreilles et des colliers d’une richesse extrême. Il y avait là un contraste qui semblait en harmonie avec l’aspect général du pays même, où ce qui frappe le plus au premier coup d’œil est le mélange d’une nature opulente et de l’oisive population qui traîne une existence misérable au milieu de tant de richesses. Les jardins de Pará, où fleurissent l’orange et le limon, où croissent les manguiers à la couronne sombre, où les groupes de palmiers assai dressent à trente pieds du sol leurs frêles colonnes terminées par un léger panache de feuillage, où les minces flancs courent en festons, reliant le bananier superbe, et ses feuilles de velours longues de douze pieds, au bromelia hérissé de glaives et parfois de scies, — ces jardins, qui pourraient être les plus magnifiques du monde, sont abandonnés au désordre le plus complet. La barrière de bois qui devrait en défendre l’abord, renversée, éventrée par endroits, laisse entrer et sortir librement les pourceaux errans, les chèvres vagabondes, les essaims de volailles mal nourries. L’homme semble las de lutter contre la végétation puissante qui le déborde et l’envahit. Il se refuse à ce combat inégal, et il faut toute la rigueur des règlemens municipaux pour le contraindre à nettoyer chaque mois, chaque jour pour ainsi dire, le coin de terrain que viennent obstinément lui disputer les plantes parasites, sans cesse renaissantes malgré ses efforts.

Pará au surplus, lorsque M. Bates y arriva, c’est-à-dire en 1848, se remettait à peine de la tourmente révolutionnaire qui s’y était déchaînée dix ou douze ans auparavant, grâce à l’animosité de la population indigène contre les commerçans venus du Portugal. Cette haine subsistait encore, et la confiance n’était pas complètement rétablie; les marchands, les trafiquans portugais, n’avaient pas encore osé reprendre possession de leurs roçinhas, de ces belles villas enfouies autour de la cité sous de magnifiques ombrages. Sur les champs jadis cultivés, et laissés en friche depuis une dizaine d’années, la forêt primitive reprenait ses droits. Des rues entières, bordées de maisons à l’italienne, étaient évidemment désertes, et par les murs crevassés des hôtels en ruine, de jeunes arbres empiétaient insolemment sur la voie publique. Le commerce pourtant commençait à revivre, et onze ans plus tard, lorsque M. Bates quitta le Brésil, Pará était redevenue florissante, bien qu’en 1853 on eût séparé en deux l’immense province dont elle était le chef-lieu, et bien que la réputation de salubrité dont elle jouissait eût été fort ébranlée en 1850 par la fièvre jaune et en 1855 par le choléra, qui, inconnus jusqu’alors, décimèrent cruellement la population des Amazones.

Cette révolte de 1835, couronnement d’une lutte acharnée qui durait depuis 1823 entre le parti révolutionnaire indigène et l’élément portugais conservateur, fut motivée, comme l’avait été précédemment plus d’une émeute, par la faveur exceptionnelle que le gouvernement de Rio-Janeiro accordait ou était censé accorder aux émigrans du Portugal. Cette fois la province de Para se souleva tout entière. Le début de l’insurrection fut l’assassinat du président et des principales autorités. L’énergie de la résistance poussa les insurgés à réclamer le concours de la race métisse et même celui de la population indienne. Ce ne furent plus dès lors les Portugais seuls, mais bien les « francs-maçons, » c’est-à-dire la grande majorité des habitans mâles de race blanche, qui furent menacés d’abord, puis décidément vaincus. Après leur défaite, le parti indigène essaya de constituer un gouvernement séparé. Au bout de six mois cependant, las de leurs vains efforts, les rebelles acceptèrent un président nouveau que Rio-Janeiro avait envoyé. Celui-ci, par malheur, jugea indispensable, pour la sécurité de l’avenir, de frapper l’insurrection dans la personne de son principal promoteur. L’arrestation de Vinagre, idole de la populace, devint le signal d’une nouvelle révolte plus terrible que la première. Une multitude d’hommes de couleur, à demi sauvages, se rassembla secrètement dans les criques boisées qui se trouvent au-dessus de Pará, et au jour dit, après que le frère de Vinagre eut vainement sommé le président, à trois reprises différentes, de mettre en liberté le champion de la cause populaire, une foule furieuse déborda sur la ville par toutes les sombres issues de la forêt qui l’enveloppe. Neuf jours entiers, on se battit dans les rues, les autorités légales soutenant la résistance avec l’aide de trois vaisseaux de guerre qui, embossés dans le port, représentaient respectivement la France, l’Angleterre et le Portugal. En fin de compte néanmoins les représentans du pouvoir central furent obligés de se retirer, avec tous les amis de la paix et de l’ordre, sur une île peu éloignée de la cité, qui demeura, ainsi que la province, livrée à une complète anarchie. Les gens de couleur, emportés par la victoire, proclamèrent le massacre de tous les blancs à l’exception des résidans français, anglais et américains. Le principe semblait devoir être appliqué avec tant de rigueur que les promoteurs de la rébellion, après avoir soulevé cette haine de races, se virent eux-mêmes forcés de s’y soustraire. A l’intérieur cependant, les soutiens du pouvoir légal, aidés, il faut le dire, par des tribus entières de race indienne et par un grand nombre de nègres et de mulâtres imbus de principes meilleurs, se concentrèrent dans certaines positions fortifiées et s’y maintinrent jusqu’en 1836, où après dix mois d’anarchie la capitale et les grandes villes de l’intérieur furent reprises par des forces militaires qu’on avait envoyées de Rio-Janeiro. La sécurité ne tarda pas à renaître après qu’on eut emprisonné ou transporté les principaux perturbateurs de la paix publique, et accordé à la masse des révoltés toutes les sûretés d’une amnistie pleine et entière. Par elle-même en effet, la population des Amazones est plus simple, plus paisible, de mœurs plus douces que celle des provinces brésiliennes situées au sud. Les meurtres fréquens qui ont donné à ces dernières une si détestable réputation sont presque inconnus à Pará; il faut dire, par compensation, que les Brésiliens du sud montrent un esprit plus énergique et des penchans plus industrieux que ceux du nord. Ceux-ci se contentent d’une nourriture que les mendians anglais trouveraient insuffisante. La plus grande partie de leur existence est consacrée à jouir de l’oisiveté voluptueuse que leur fait ce magnifique climat et aux fêtes gratuites que leur prodiguent à l’envi les agens du gouvernement et les citoyens les plus riches, ces derniers dans des vues électorales. En effet, le président de la province, investi de toute l’autorité civile, et parfois aussi, mais exceptionnellement, des pouvoirs militaires, est nommé, avec le chef de la police et les juges, par le gouvernement central de Rio-Janeiro ; mais les affaires municipales et provinciales sont réglées par une assemblée populaire. Toute ville, toute bourgade possède aussi son conseil municipal, et dans les districts où la population est trop dispersée, trop peu nombreuse pour le fonctionnement des tribunaux réguliers, les habitans choisissent tous les quatre ans un juge de paix qui décide sommairement et en dernier ressort de tous les menus litiges soulevés entre voisins.

Ainsi qu’il arrive dans les pays où l’élection est remise aux mains du plus grand nombre, la nécessité d’instruire le peuple s’est impérieusement fait sentir. Il n’est pas de village dans cette région lointaine qui ne possède son école primaire, dont l’instituteur reçoit de l’état le même traitement que les prêtres, c’est-à-dire environ 1,800 francs. Outre ces écoles populaires, il existe à Pará une sorte d’université où la plupart des grands planteurs et trafiquans de l’intérieur font compléter l’éducation classique de leurs enfans. Tous les quatre ans, la province élit ses représentans pour les deux chambres du parlement impérial. La plus chétive propriété donne droit au vote, ce qui rend le suffrage à peu près universel. Le jury fonctionne en ce pays comme en Angleterre, à peu près sous les mêmes conditions d’aptitude, et les jurés sont pris parmi les possesseurs d’immeubles, sans acception de race ou de couleur. Le négociant blanc, le laboureur nègre, le mameluco[2], le mulâtre et l’Indien siègent ensemble côte à côte sur le même banc, ce qui ne laisse pas de causer quelque surprise à l’Européen nouvellement débarqué. La constitution politique du Brésil paraît, en somme, combiner de la manière la plus heureuse les principes de la centralisation et du self-government local. Pour conduire la nation qu’il régit à une grande prospérité, ce régime n’exige qu’un certain degré d’intelligence et de moralité auquel rien n’empêche les Brésiliens de parvenir.

Le séjour du naturaliste anglais sur les bords du Pará et du fleuve des Amazones pourrait se diviser en trois époques. Pendant la première, qui comprend les années 1848-1849, il rayonna autour de Pará, d’abord sur la rivière des Tocantins, dont il remonta le cours jusqu’aux cataractes des Guaribas, puis le long de la côte sud-orientale de la grande île de Marajo, en face de laquelle il s’arrêta pour visiter Caripi, et enfin à Cametá, ville de quelque importance, située sur la rive gauche des Tocantins. La seconde période, dans laquelle nous comprenons un voyage préliminaire vers Obydos et jusqu’à la barra du Rio-Negro, c’est-à-dire le point où ce dernier fleuve se jette dans celui des Amazones, embrasse tout le temps de sa résidence à Santarem; c’est alors qu’il fit un voyage d’exploration en remontant la rivière des Tapajos. La troisième enfin (quatre ans et demi) est celle où, prenant pour quartier-général la petite ville d’Ega, il remonta cette portion supérieure du fleuve des Amazones qui porte le nom de Solimoëns. Il arriva dans cette direction jusqu’à Tabatinga, c’est-à-dire fort près du point où le Brésil confine au Pérou. Les contrées qu’il traversa pendant cette dernière partie de ses longues excursions sont à peu près inconnues, et portées comme telles sur les meilleures cartes de géographie. Il fallut au savant voyageur tout l’enthousiasme, tout le dévouement que communique aux âmes d’élite la soif des conquêtes civilisatrices, pour lui faire supporter les privations, les dangers et les ennuis d’un séjour aussi long dans ces régions presque inexplorées. Il en a été récompensé par l’acquisition d’un véritable trésor zoologique dans lequel figuraient huit mille espèces non encore décrites[3]. Quel naturaliste digne de ce nom n’achèterait un pareil résultat au prix de sacrifices encore plus grands?

Sans insister sur l’intérêt spécial qui s’attache aux découvertes de M. Bates, il est aisé de montrer par quelques exemples que les phénomènes dont il nous entretient parlent à l’imagination de tout homme, savant ou non, pour qui la nature n’est pas un livre absolument fermé. De plus, il y a dans ces souvenirs d’un voyage scientifique sous l’Equateur tout un ordre d’études, de remarques si l’on veut, qui sont celles d’un simple voyageur, et portent non sur telle espèce de singes, telle espèce de fourmis, tel sous-genre de lézards ou de scarabées, mais sur l’aspect général des lieux que le naturaliste a visités, le caractère, les idées, les mœurs des hommes civilisés ou sauvages avec lesquels il s’est trouvé en contact. Soit qu’il nous peigne son étonnement en face de cette nature tapageuse, assourdissante, de ce bruissement perpétuel que les cigales, les grillons, les sauterelles, les grenouilles d’arbre et de marais font retentir aux environs de Pará, soit qu’une fois entré sous la forêt primitive, il en dépeigne l’horreur secrète et silencieuse, il éveille des impressions, il parle à des sympathies que chacun de nous retrouve au fond de son cœur, et qui, pour ceux qui n’ont pas vécu sous le ciel des tropiques, semblent un ressouvenir de quelque existence antérieure. Écoutez plutôt cette page éloquente.


« Les livres de voyage nous parlent souvent du silence et de l’obscurité des forêts brésiliennes. Ce sont là des réalités dont l’impression devient plus profonde à mesure qu’on se familiarise avec elles. Sous ces arbres immenses, et qu’on croirait peuplés d’animaux innombrables, il n’y a ni mouvement ni bruits de vie : nous ne voyons pas le singe bondir d’une branche à l’autre, nous n’entendons pas ses glapissemens railleurs. Ni tapirs, ni jaguars ne traversent le sentier que nous suivons; les oiseaux aussi semblent être excessivement rares; çà et là, tout au plus, la note prolongée et plaintive que pousse l’espèce de perdrix nommée inambù, ou bien encore, dans les creux de terrain, au bord des ruisseaux, la voix bruyante d’un autre oiseau qui, marchant toujours par couples et ne quittant guère la cime des arbres, signale à son compagnon la route qu’il veut prendre. Un autre solitaire ailé chante, sur le ton le plus doux et le plus mélancolique, un air composé de quelques notes commençant très haut, et arrivant aux notes basses par dégradations harmoniques ; celui-ci est probablement une espèce de gazouilleur du genre trichas.


« Par le fait, ce furent là mes impressions premières, que j’ai dû modifier plus tard. Soit dans les forêts que j’explorais au début, soit dans celles qu’il m’a été donné de parcourir ensuite, il existe une fort grande variété de mammifères, d’oiseaux et de reptiles; mais d’une part ils sont répandus sur de très vastes espaces, et de l’autre ils redoutent excessivement l’approche de l’homme. On n’entend donc, comme je le disais, que de rares chants d’oiseaux, et ces chants ont un caractère pensif et mystérieux qui rend plus intense le sentiment de la solitude, bien loin de réveiller des idées de vie et de gaîté. Parfois, au milieu de cette immobilité muette, un hurlement, un cri soudain viendra ébranler vos nerfs : il provient de quelque frugivore sans défense sur lequel s’est abattu un chat-tigre, ou que le boa constrictor a saisi dans ses enroulemens furtifs. Le matin et le soir, mais seulement alors, les singes hurleurs font un bruit désagréable, effrayant, qui ne laisse de repos ni à l’oreille, ni à l’esprit, et qui décuple le sentiment de cette inhospitalité sauvage dont l’aspect général de la forêt éveille l’idée : souvent, même aux heures calmes de midi, un craquement soudain traverse le silence de ces lieux déserts, alors que quelque énorme rameau ou quelque arbre entier tombe pesamment sur le sol; mais, outre ces bruits divers, il en est qu’on ne s’explique pas, et dont les indigènes eux-mêmes ne peuvent se rendre compte. On dirait parfois le rebondissement sonore d’une barre de fer contre la dure écorce de quelque arbre miné au dedans, ou bien un cri perçant déchire l’air. Ces sons étranges ne se renouvellent pas, et le silence profond qui leur succède accroît encore le malaise dans lequel ils jettent le voyageur. Pour les naturels, c’est toujours le Curupira, l’homme sauvage ou l’esprit de la forêt, de qui proviennent ces perturbations inexplicables. Les mythes en effet ne sont que les théories grossières dont l’humanité se sert, la science étant née à peine, pour se rendre compte des phénomènes de la nature. Le Curupira est un être mystérieux dont les attributs sont fort incertains, car ils varient selon la localité. On le décrit parfois comme une espèce d’orang-outang couvert d’une longue toison touffue, et qui habite l’intérieur des arbres. Selon d’autres versions, il a les pieds fourchus et la face d’un rouge vif. Pourvu d’une femme et d’enfans, il descend dans les roças pour voler du manioc. J’ai eu à mon service un jeune mameluco dont la tête était farcie des légendes et des superstitions nationales. Une fois dans la forêt, il ne me quittait plus d’une semelle. Je ne pouvais obtenir à aucun prix qu’il voulût bien s’écarter, et si nous venions à entendre quelque bruit comme celui dont je viens de parler, il tremblait littéralement des pieds à la tête, se jetant à plat ventre derrière moi et me priant instamment de m’en revenir. Il ne fut un peu rassuré qu’après avoir composé lui-même un charme qui devait nous protéger contre le Curupira. L’opération d’ailleurs fut des plus simples : il prit une feuille de palmier toute fraîche, la plia sur elle-même, et en forma un anneau qu’il suspendit à une branche étendue sur le sentier que nous suivions... « 


Voici encore un de ces passages, vivement accentués, où le savant s’efface pour faire place à l’homme, et où le langage de ce dernier reste imprégné des émotions dont il cherche à fixer le souvenir. Le voyageur raconte son excursion sur la rivière des Tocantins, un des grands affluens que le fleuve des Amazones reçoit dans son cours inférieur. Il est à bord d’un petit schooner marchand de 30 tonneaux, conduit par deux jeunes mamelucos : le cabo (capitaine) Manoël, le pilote Juan Mendez, tous deux amis intimes et couchant familièrement sur le même hamac suspendu entre les mâts. Mendez, beau garçon et bon vivant, durant ces longues heures de nuit où le navire est à l’ancre, attendant la marée, égaie l’équipage et les passagers par des chansons exécutées avec accompagnement de viola (guitare à cordes de métal). Un soir, il se met à improviser au milieu des matelots étendus sur le pont et tout prêts à reprendre en chœur les refrains de ses couplets satiriques.


« Quelques-uns de ces couplets se rapportaient à moi (nous dit M. Bates), et racontaient comment j’étais venu « d’Ingalaterra » pour écorcher des singes, empailler des oiseaux et attraper des insectes, — ce dernier aspect de mon métier prêtant surtout à d’interminables moqueries. De là il passa aux partis politiques de Caméta[4], et comme ses auditeurs, tous Camétains, saisissaient à merveille ses plus lointaines allusions, c’étaient à chaque instant des éclats de rire convulsifs, des gens qui se roulaient sur le pont dans un véritable transport de folle gaité... Les bateliers des Amazones ont ainsi une foule de chansons et de chœurs avec lesquels ils charment la monotonie de leurs longues navigations, et qui se répètent de tous côtés dans l’intérieur du pays. Ces chœurs consistent, pour la plupart, en un simple refrain, reproduit presque à satiété, qu’ils chantent ordinairement à l’unisson, mais quelquefois avec une intention, un essai d’accords harmoniques. Il y a dans ces accens je ne sais quoi de triste et d’égaré qui s’adapte merveilleusement à cette existence spéciale et qu’elle leur a sans doute donné : — nous y retrouvons en quelque sorte l’écho des hautes berges, les ténèbres infinies de la forêt, la solennité des nuits, la désolation de ces vastes eaux orageuses et de leurs rivages déchirés. Il ne serait pas aisé d’éclaircir s’ils ont été inventés par les Indiens, ou si les Portugais les ont apportés, ces derniers, — j’entends ceux des basses classes, — ayant si bien assimilé leurs usages à ceux des aborigènes, qu’une véritable confusion s’en est suivie. L’un des plus connus parmi ces chœurs est très agreste et d’un grand effet. Il a pour refrain le mot maï, maï (mère, mère!), avec un long traînement de voix sur la seconde syllabe. Ses couplets varient d’ailleurs presque à volonté. Le bel esprit du bord lance la première strophe, improvisant à mesure, et les autres matelots reprennent en chœur. Il s’agit presque toujours des rares incidens qui marquent leur vie sur l’eau, des chances du voyage, des écueils, du vent, de l’espace qu’on aura franchi quand l’heure de dormir sera venue. La sonorité des noms de lieu dans la langue du pays, — Goajurà, Tucumandùba, — vient ajouter au charme de cette poésie sauvage. Parfois, ils font intervenir aussi les étoiles :

A lua esta sahindo,
Maï ! Maï !
A lua osta sahindo,
Maï ! Maï !
As sote estrellas estao chorando,
Maï! Maï!
Por s’acharem desamparadas,
Maï! Maï[5]!


Sur les dix heures. Je m’endormis; mais vers quatre heures du matin Juan Mendez m’éveilla pour me donner le plaisir de voir le petit schooner sillonner la vague en fuyant devant une forte brise. La nuit était d’une transparence admirable. Il faisait presque froid. La lune se découpait nettement sur le ciel, d’un sombre azur, et un large feston d’écume devançait la proue enfouie dans l’eau qui lui livrait passage en frémissant. Les hommes de l’équipage avaient allumé du feu sur le pont pour se fabriquer une espèce de thé avec une herbe acide (erva cidreira) dont ils avaient fait ample provision à leur dernier débarquement, et les flammes montaient gaîment vers le ciel. C’est dans de tels momens qu’on goûte le mieux la volupté d’une navigation sur les Amazones, et on ne s’étonne plus alors de l’espèce de passion que témoignent une foule de gens, — étrangers aussi bien qu’indigènes, — pour cette existence errante et hasardeuse. »


Caméta, — la ville où M. Bates débarqua dans le courant de cette même matinée, — est le chef-lieu d’un vaste district qui compte vingt mille habitans à peine, et qui n’en est pas moins le plus peuplé de la province de Pará. Ville et district ont conservé, légèrement altéré toutefois, le nom des Camutas, la plus considérable des tribus indiennes qui occupaient la rive orientale des Tocantins à l’époque où y arrivèrent les premiers colons portugais. Les Camutas étaient une race supérieure, déjà fixée au sol, adonnée à l’agriculture, et qui reçut à bras ouverts les émigrans blancs attirés par la fertilité, la beauté, la salubrité du pays qu’elle habitait. Presque tous les nouveau-venus étaient du sexe mâle, la plupart jeunes encore. Les Indiennes, outre leurs attraits personnels, avaient toutes les qualités qui assurent le bonheur d’une famille. Le mélange des deux races fut bientôt complet. Plus tard se fit l’immixtion du sang nègre, due à l’esclavage, qui s’est longtemps perpétué dans les institutions brésiliennes. Tous ces faits ont constitué à Caméta une population généralement hybride, au sein de laquelle on distingue à peine quelques blancs, presque tous Portugais, et deux ou trois familles brésiliennes, provenant d’ancêtres européens. Elle est renommée dans toute la province pour sa persévérante énergie et son habileté commerciale, aussi prouvée que celle des Portugais eux-mêmes. En 1835-36, tandis que les blancs de Pará pliaient sous le joug des révolutionnaires et de leurs sauvages alliés, les mamelucos de Caméta, se donnant pour chef un intrépide curé nommé Prudencio, s’armèrent sous sa direction, fortifièrent leur petite ville, et repoussèrent les forces considérables que les insurgés avaient envoyées pour les réduire. Ils tirent quelque orgueil de ce souvenir, et en général de la réputation qu’ils ont acquise. Elle démontre effectivement que le mélange du sang indien et du sang blanc n’est pas une cause d’inévitable dégénérescence.

Le cafier, l’oranger, le cacaotier, abondent en ces contrées, dont la gomme élastique, le cacao et les noix du Brésil alimentent principalement le commerce d’exportation. Une assez grande insouciance prévaut néanmoins dans les soins donnés à ces produits du sol, et le bas prix des plantations, conséquence directe de leur mauvais rendement, atteste la condition misérable de l’agriculture locale. Un cacaotier bien entretenu peut donner annuellement jusqu’à une arroba ou trente-deux livres de noix, et près de Santarem on calcule encore une moyenne de sept cents arrobas pour dix mille plants; mais à Caméta et ailleurs, faute de soins, la récolte n’atteint parfois qu’un centième de ce produit, et dans les districts où les choses se passent ainsi, on vend le cacaoal sur le pied de 40 reis ou environ dix centimes l’arbre (y compris le sol qui l’alimente). A ce taux, on aurait une lieue carrée de terres plantées et en pleine valeur pour quelque chose comme 1,000 ou 1,200 francs. Le prix de vente du cacao varie beaucoup. La moyenne, selon M. Bates, serait d’environ 3,500 reis, à peu près 10 francs l’arroba.


« L’entretien d’une plantation ne demande que très peu de mains. L’arbre donne trois récoltes par an, savoir aux mois de mars, juin et septembre; mais celle de juin manque fréquemment, et les deux autres sont très précaires. Dans l’intervalle des récoltes, les plantations doivent être sarclées. La grande difficulté consiste à garantir les arbres des plantes grimpantes et des épiphytes, surtout des parasites du groupe des loranthacées, c’est-à-dire de la même famille à laquelle appartient notre gui, et qu’on appelle ici pès de passarinho ou « pied-de-petit-oiseau, » leurs jolies fleurs orangées et rouges rappelant par leur forme et leur disposition les trois doigts de l’animal ailé. Le fruit une fois mûr, les voisins s’arrangent pour venir s’aider mutuellement à faire la moisson, et chaque famille arrive ainsi, sans recourir au travail servile, à tirer parti de la petite plantation[6], Il m’a toujours semblé que la culture du cacaotier se prêtait admirablement aux habitudes et à la constitution des émigrans européens. Tout le labeur s’accomplit à l’ombre. Il faut ajouter pourtant que les résultats en seraient mesquins, si on n’arrivait pas à élever l’arbre et à en préparer les produits par des procédés plus perfectionnés que ceux dont on se sert ici. Le fruit, de forme oblongue, mesure de six à huit pouces. Les graines sont enveloppées dans une masse de pulpe blanche, qui, mêlée à l’eau, donne une délicieuse limonade, et, bouillon graduellement réduit, une gelée excellente. »


L’imperfection du travail agricole dans ces pays si incomplètement civilisés pourrait à certains égards s’expliquer par l’insuffisance du régime alimentaire. Le climat de la vallée des Amazones, climat épuisant, réclamerait une nourriture aussi réparatrice que celle dont on use au nord de l’Europe. Le voyageur anglais ne tarda pas à s’en convaincre par lui-même, et, après avoir vainement essayé de se sustenter exclusivement avec des légumes et des fruits, — ne pouvant s’habituer d’ailleurs au poisson salé, qui joue un si grand rôle dans la nourriture des Brésiliens, — il dut, en bien des circonstances, interrompre ses excursions purement scientifiques et pêcher ou chasser pour ne pas mourir de faim. Cette nécessité le mit en rapport, au mois de janvier 1849, avec le senhor Raimondo, Indien civilisé, charpentier de son état, domicilié avec sa famille sur les bords du Murucupi. Quoique très industrieux, il semblait très pauvre, et c’est, paraît-il, la condition de presque tous ses voisins. Ils ont cependant des plantations considérables, soit en manioc, soit en maïs, sans parler de petits lots de terre où ils cultivent le cotonnier, le café, la canne à sucre. Le sol est très fertile ; ils n’ont aucun prix de location à payer ; aucun impôt ne les grève ; enfin, à vingt milles de là, le marché de Pará leur est ouvert, avec lequel ils communiquent aisément grâce à la rivière, et où ils peuvent écouler le surplus de leur production. Leur pauvreté donc pourrait sembler inexplicable. Elle a deux causes principales, selon M. Bates. La première est une façon d’envisager la propriété qui touche de fort près à l’idée communiste. Les gens de campagne, Indiens ou mamelucos, paraissent en effet sous le coup de cette idée fixe que leur voisin ne saurait avoir droit à plus de bien-être qu’ils n’en ont eux-mêmes. Si quelqu’un d’entre eux vient à manquer soit de nourriture, soit d’un outil quelconque, ou d’un canot par exemple, il le demande sans scrupule, tantôt en pur don, tantôt à titre de prêt, et il n’est pas admis qu’on doive refuser le service ainsi réclamé. Aucune famille dès lors ne se sent poussée à faire effort pour s’enrichir, s’élever au-dessus du niveau commun, car il y a toujours un certain nombre de paresseux disposés à se prévaloir de cette bonne volonté du voisin pour vivre littéralement à ses dépens.

L’autre raison, qui touche de près, on va le voir, à un problème des plus curieux, c’est que les colons ne peuvent absolument compter, pour se procurer une nourriture animale, que sur les produits incertains et précaires de la chasse et de la pêche. Les jeunes et les robustes, capables de pêcher ou de chasser, ne sont pas nombreux. Le charpentier Raimondo par exemple, le compagnon de chasse de M. Bates, était réduit, comme presque tous ses pareils, à laisser là tous les quatre ou cinq jours sa besogne régulière pour consacrer soit une journée, soit une nuit tout entière, à se procurer un peu de poisson ou de gibier. Pourquoi dans de pareilles conditions ces malheureux ne s’avisent-ils pas qu’ils pourraient s’approvisionner régulièrement de viande en élevant du bétail, des moutons, des porcs, faciles à nourrir avec le produit de leurs cultures? M. Bates affirme que ceci tient à un vice fondamental, héréditairement transmis aux hommes de la génération actuelle par leurs ancêtres indiens. Les aborigènes du Brésil n’ont jamais connu la domestication des animaux, et telle est l’organisation inflexible du peau-rouge, — inflexibilité trop souvent communiquée aux métis chez lesquels se retrouve le sang indien, — que ni l’un, ni les autres ne semblent pouvoir adopter cette habitude, bien que se montrant à d’autres égards susceptibles de civilisation. Maintenant faut-il attribuer ceci à ce qu’il n’existe pas dans les pays sud-américains d’animaux qu’on puisse réduire à la domesticité? En d’autres termes, l’absence d’animaux domestiques est-elle un effet ou une cause des dispositions naturelles à l’homme sous ce climat particulier? Les deux thèses peuvent se soutenir avec une certaine vraisemblance. Nul doute, en effet, que la présence ou l’absence, dans un pays quelconque, d’animaux domesticables n’exerce une très grande influence sur le caractère et la culture des races qui l’habitent. Les Indiens de l’Amérique du Nord, plus particulièrement ceux de la Floride, offraient beaucoup d’analogies, soit par les dispositions naturelles, soit par la condition sociale, avec ceux de la région des Amazones, et ils étaient condamnés comme ceux-ci, — peut-être en vertu des mêmes causes, — à vivre des produits de la chasse ou de la pêche. Les Indiens du Pérou en revanche, dont le sol plus favorisé avait donné naissance au llama, s’étaient vus capables d’atteindre à un haut degré de civilisation, considérablement assistés en ceci par cet inestimable animal, qui leur servait de bête de somme, les habillait de sa laine, les nourrissait enfin de son lait et de sa chair.

Dans les plaines de l’Amérique tropicale, il n’existe pas d’animaux qu’on puisse comparer au bœuf, au cheval, au mouton, au porc. Ce dernier y est représenté par deux espèces sauvages, mais qui, au dire de M. Bates, n’ont pas de rapports étroits avec le pourceau domestique d’Europe. Quant aux trois autres, dont le concours a si puissamment secondé les premiers progrès de la civilisation en Asie et en Europe, ils sont absolument inconnus. Ce n’est pas que la région des Amazones manque absolument d’animaux qu’on pourrait apprivoiser et dont la chair est mangeable. Le tapir, le paca, le cutia, les dindons dits currassows[7], sont fréquemment élevés dans les maisons et s’apprivoisent aussi complètement que les animaux de l’ancien monde; mais ils ne servent à rien, faute de se reproduire dans l’état de captivité. Tout le tort dans cette affaire est-il du côté des naturels? On peut en douter en les voyant faire cas de la volaille ordinaire, importation européenne adoptée par tous, même par les tribus qui vivent à l’écart de l’homme blanc au sein des solitudes les plus reculées. Il faut convenir encore cependant qu’on élève la volaille avec trop peu de soins, et que la multiplication s’en opère avec beaucoup de lenteur dans le pays dont nous parlons. Il reste donc certain que l’entretien des animaux à l’état domestique ne se trouve que médiocrement compatible avec les habitudes les plus invétérées des Indiens. Cette inaptitude caractéristique pour la domestication des animaux explique-t-elle suffisamment que ceux du Brésil soient inférieurs à ceux de l’ancien monde par rapport à la faculté de se reproduire "en captivité? Sans répondre catégoriquement à cette question, M. Bates hasarde une autre hypothèse. Il explique l’infériorité dont nous parlons, « sans se charger d’en découvrir exactement les causes, » par ce qu’il appelle « la domination de la forêt primitive » dans les contrées où elle a tout envahi :


« Les ethnologistes (dit-il) ont établi récemment que, partout où les bois couvrent la surface d’un pays, les races aborigènes ne peuvent faire aucun progrès dans la civilisation. Le même résultat, pourrait-on ajouter, se produit dans ces vastes plaines nues, dont aucune végétation arborescente ne vient rompre la monotonie. Les animaux qui se sont rendus si utiles à l’enfance de la civilisation humaine sont ceux qui erraient à l’origine dans des contrées d’une étendue médiocre et modérément boisées. Le simple fait qu’il existe dans la forêt primitive une infinité de fruits délicieux à l’état sauvage, fruits que les Indiens n’ont jamais songé à cultiver, prouverait, contrairement à ce système ethnologique, que leur stupidité native, plutôt encore que le manque de ressources matérielles, les a privés de ces énergiques moyens de civilisation. Il existe une sorte de riz qui pousse de lui-même sur les bords de presque tous les affluens des Amazones, et que les Indiens ne se sont jamais appliqués à cultiver pour leur usage, bien qu’ils aient adopté la plante congénère introduite chez eux par les Européens. »


II.

Ces questions si délicates, que nous nous contentons d’indiquer sans chercher à les résoudre, donnent un certain prix aux observations de M. Bates sur les mœurs et le naturel des peuplades sauvages avec lesquelles ses excursions l’ont mis en contact. Toutes appartenaient probablement à la grande nation Tupi ou Tupinamba, qui fut chassée au XVIe siècle, par les premiers colons portugais, de la partie des côtes qui avoisinent Pernambuco. Maintenant on ne retrouve presque plus de traces des Tupis aborigènes, et leur dispersion a produit des hordes ou tribus diverses qui diffèrent de langage, de mœurs, et se montrent parfois très hostiles les unes aux autres. Ce sont les Mundurúcus, les Múras, les Mauhès, les Passès, qui fournissent toutes, par échantillons, à la population des divers municipes amazoniens, quelques familles à demi civilisées.

Les plus redoutables sont les Múras, qui résident, avec les Araras elles Parentintins, vers le bas de la rivière Madeïra[8]. On les dit généralement paresseux, voleurs, infidèles à leur parole, féroces même au besoin. Ils ont pour les habitudes régulières, le travail à heures fixes et le service des blancs, une répugnance plus grande qu’aucune autre classe d’Indiens. Tous ces défauts cependant ne sont que l’exagération des instincts naturels à l’homme rouge du Brésil, et ne prouvent nullement que les Múras aient une autre origine que les tribus agricoles provenant de la nation Tupi. C’est un rejeton dégradé du même rameau, dégradé, selon M. Bates, par un long séjour dans ces forêts inondées qui portent le nom de « terres Ygapo. » Ce séjour a condamné les Múras à mener la vie de pêcheurs nomades, étrangers à l’agriculture et à tous les autres arts pratiqués par leurs voisins. Ils ne construisent pas d’habitations solides et fixes, mais vivent par familles ou petites hordes séparées, errant de place en place, sur la marge des rivières et des lacs, où le poisson et les tortues se montrent particulièrement abondans. A chacune de leurs stations, ils élèvent au bord de l’eau quelques huttes provisoires, qu’ils portent tour à tour plus haut ou plus bas, suivant que le courant monte ou descend. Leurs canots étaient originairement très rudimentaires; ils les construisaient avec l’écorce épaisse de certains arbres, à laquelle ils donnaient une forme demi-cylindrique en se servant pour cela de flancs ligneuses. On rencontre aujourd’hui fort peu de ces embarcations primitives, la plupart des familles nuiras possédant des montarias, espèces de petites nacelles que ces Indiens parviennent à dérober de temps en temps aux colons. Ils se nourrissent principalement de poissons et de tortues qu’ils prennent avec une habileté remarquable. On affirme qu’ils plongent après les tortues et parviennent à les saisir par les pattes. Ils tuent les poissons à coups de flèche, et n’ont aucune autre méthode pour le préparer que de le faire rôtir sur des charbons ardens. Il n’est pas tout à fait démontré que la race entière des Múras n’ait jamais pratiqué l’agriculture, car on trouve çà et là quelques familles fort éloignées des lieux où elles eussent pu récemment apprendre à cultiver la terre, et qui néanmoins plantent du manioc; cependant la seule nourriture végétale dont ils fassent un usage général se compose de bananes et de fruits sauvages. Il paraît que dès le début ils se montrèrent hostiles aux colons européens, pillant leurs sitios, dérobant leurs canots et massacrant tous ceux qui tombaient en leur pouvoir. Les Portugais, il y a quelque cinquante ans, réussirent à tourner contre eux les dispositions belliqueuses des Mundurúcus, et ces derniers, par une persécution qui dura plusieurs années, affaiblirent considérablement la puissance de la tribu ennemie, qu’ils chassèrent des bords de la Madeïra. Les Múras sont maintenant dispersés sur une vaste étendue de pays, c’est-à-dire sur les bords de la rivière des Amazones, entre Villanova et Catua; la zone qu’ils occupent est longue de huit cents milles. Depuis les désordres de 1835-36, où ils commirent de grands ravages dans les pacifiques établissemens fondés entre Santarem et le Rio-Negro, depuis le massacre qu’en firent les Mundurúcus alliés aux Brésiliens, ils n’ont plus donné de sérieuses inquiétudes. Voici d’ailleurs le tableau que M. Bates a tracé d’un de leurs villages appelé Matari et situé près de Serpa[9] :


« Il y avait là une vingtaine de huttes d’argile fort légèrement bâties et qui, nonobstant la luxuriante beauté de la forêt à laquelle elles sont adossées, offraient l’aspect le plus misérable. Une horde d’Indiens Múras était venue se fixer en ce lieu, il y a déjà bien des années, sur le site d’une station abandonnée par les missionnaires, et le gouvernement y avait récemment institué un directeur à poste fixe, chargé de ramener sous le contrôle de l’autorité régulière ces sauvages indomptables. Cette mesure néanmoins ne semblait promettre aucun autre résultat que de les renvoyer à leurs anciennes solitudes, sur le bord des eaux intérieures, car mainte famille s’était déjà éloignée. L’absence des arbres et des plantes que les Indiens eux-mêmes cultivent ordinairement donnait à cette misérable bourgade les dehors nus et désolés de la plus irrémédiable pauvreté. J’entrai dans une de ces cabanes, où plusieurs femmes étaient occupées à préparer le repas. Les différens morceaux d’un gros poisson rôtissaient sur un feu établi au centre d’une chambre où l’on avait peine à se tenir debout, et les entrailles étaient éparpillées sur le sol battu, où les femmes s’accroupissaient avec leurs enfans. Elles avaient une physionomie timide et méfiante, et leurs corps étaient souillés d’une fange noirâtre dont elles se barbouillent la peau pour l’abriter des moustiques. Les enfans étaient absolument nus; les femmes portaient des jupons d’une sorte de drap grossier dont les bords étaient en charpie, et qu’elles avaient teints ou plutôt tachés avec du murixi, sorte de teinture extraite de l’écorce d’un arbre. L’une d’elles portait un collier de dents de singe. On ne voyait presque aucun ustensile de ménage, et la maison était vide, à l’exception de deux sales hamacs en tissu végétal accrochés aux angles de la hutte. Mon regard cherchait en vain derrière la maison ces hangars où on entrepose le manioc, et l’entourage ordinaire de cotonniers, de cacaotiers, de cafiers et d’arbres à limons. Deux ou trois jeunes hommes de la tribu flânaient devant la porte basse qu’on avait laissée ouverte. C’étaient des gaillards solidement bâtis, mais moins bien proportionnés que ne le sont en général les Indiens à demi civilisés du bas fleuve des Amazones ; le développement de leur poitrine était remarquable, et la musculature de leurs bras attestait une vigueur peu commune. Par rapport aux dimensions du tronc, les jambes paraissaient courtes. L’expression de leurs physionomies était, à n’en pas douter, plus sournoise et plus brutale, leur peau était également d’une teinte plus foncée que n’est ordinairement celle de l’homme rouge du Brésil. Avant que nous eussions quitté la hutte, un couple de vieillards y pénétra, le mari portant son arc, ses rames, ses flèches, son harpon, la femme courbée sous le poids d’une grande corbeille remplie de noix de palmier. L’homme était petit et trapu ; la longue toison grossière qui pendait sur son front lui donnait un aspect vraiment sauvage. Ses deux lèvres étaient percées de trous, ainsi qu’on le voit d’ordinaire chez les Múras d’origine ancienne établis le long du fleuve. Autrefois ils passaient dans ces trous des défenses de sanglier lorsqu’ils devaient se trouver en rapport avec des étrangers, ou qu’ils marchaient, pour les combattre, au-devant de tribus hostiles. La sauvagerie menaçante, la saleté, la misère des gens que j’avais sous les yeux, me jetèrent peu à peu dans une véritable mélancolie, et je fus charmé de m’en retourner au canot. Il n’y eut de leur part aucune manifestation courtoise; ils ne nous adressèrent même pas les saluts d’usage que tous les Indiens à demi civilisés, et beaucoup de ceux qu’on regarde encore comme absolument sauvages, accordent au cérémonial d’une première rencontre. Les hommes persécutèrent Penna[10] pour avoir de la cachaça (du rhum), qui est la seule importation de l’homme blanc qui mérite et obtienne leur approbation. Comme ils n’avaient absolument rien à donner en échange, Penna refusa de satisfaire à leurs vœux. Ils nous suivirent pendant que nous descendions vers notre ancrage, et devinrent fort incommodes lorsqu’ils se virent réunis au nombre d’une douzaine. Ils avaient apporté avec eux leurs bouteilles vides et nous promettaient des tortues et du poisson, pourvu qu’au préalable nous voulussions leur faire crédit d’un peu d’aguardiente ou de cau-im, ainsi qu’ils l’appellent. Penna se montra inexorable : il enjoignit à l’équipage de lever l’ancre, et du haut de la berge, tandis que les flots nous emportaient, les sauvages désappointés nous sifflèrent longtemps de toutes leurs forces. »


Ce fut en remontant la rivière des Tapajos que M. Bates rencontra pour la première fois un village de Mundurúcus, dont les habitations, au nombre d’une trentaine et dispersées sur une étendue de six à sept milles, avaient été construites dans les sites les plus pittoresques, tantôt au pied de hauteurs boisées, tantôt au fond de petites criques étalant au bord de l’eau leurs plages de sable blanc. La plupart étaient des huttes coniques, aux parois de charpente garnies d’argile et recouvertes, en guise de chaume, de larges feuilles de palmier qui enveloppaient la moitié du léger édifice; d’autres, entourées de quatre murs, ne différaient guère des cabanes que se bâtissent les colons à demi civilisés; d’autres enfin étaient de simples hangars ouverts appelés ranchos. Les combattans de la tribu revenaient ce matin-là même d’une chasse de deux jours donnée à une horde nomade de la tribu Pararaun’to, qui était venue de l’intérieur mettre les plantations au pillage. La plupart de ces hommes dormaient dans leur hamac. Les femmes étaient occupées à faire leur farinhà ; beaucoup étaient absolument nues et se précipitaient dans les huttes, à la vue des blancs, pour passer en toute hâte leurs jupons. Le chef ou tushaúa, réveillé en sursaut, s’avança vers les voyageurs en se frottant les yeux et leur souhaita la bienvenue en très bon portugais, avec les formes de la plus parfaite courtoisie. Vêtu d’une chemise et d’un pantalon en cotonnade bleue à quadrilles, et ne portant aucune trace des tatouages qui défiguraient quelques-uns des vieillards de la tribu, il n’avait rien de sauvage ni dans l’aspect ni dans la tenue. La horde qu’il gouverne par droit héréditaire, et qui porte le nom spécial de Cupari, fournissait jadis en temps de guerre un contingent de trois cents arcs, réduit maintenant à moins de quarante. Du reste, elle n’a plus de liens politiques étroits avec le corps principal des Mundurúcus qui habitent les rives de la rivière Tapajos, à six jours de marche de l’établissement cupari. Peu de mots firent comprendre à l’intelligent tushaúa le but du voyage de M. Bates. Ni lui ni les siens ne s’étonnèrent que les hommes blancs admirassent les magnifiques oiseaux, les animaux de leur pays, et voulussent en faire collection[11]. Il ne fut donc pas question de trafic, et les sauvages ne témoignèrent aucun désir indiscret au sujet des provisions de tout genre que les voyageurs portaient avec eux. Leur chef raconta les détails de l’expédition qu’il venait de diriger à la tête d’une trentaine de jeunes hommes armés de fusils, de flèches, d’arcs et de javelines. Vainement, pendant quarante-huit heures, ils avaient poursuivi l’ennemi, qui était venu au nombre d’une centaine, hommes, femmes et enfans, déraciner leurs cannes à sucre, déterrer leurs patates douces, et qu’ils avaient pourtant suivi de fort près, puisque le feu de la dernière station après laquelle sa trace s’était perdue brûlait encore à l’arrivée des Cuparis. L’unique trophée de l’expédition était un petit collier de graines rouges dont le tushaúa fit présent à M. Bates. Celui-ci, en revanche, lui montra pour l’amuser deux volumes du Knight’s Pictorial Museum.


« Les gravures, nous dit-il, lui plurent infiniment, et il appela ses trois ou quatre femmes pour les leur montrer. L’une d’elles était une belle enfant parée d’un collier et de bracelets en grains bleus. Les autres squaws eurent bientôt quitté leur ouvrage, et j’eus alors autour de moi une foule de femmes et d’enfans qui manifestaient à l’envi une curiosité fort extraordinaire chez des Indiens. Ce ne fut pas une mince affaire que de leur montrer une à une toutes les illustrations; mais ils ne me laissaient point passer une page, me forçant, si je feuilletais trop vite, à revenir en arrière. L’image de l’éléphant, des chameaux, des orangs-outangs et des tigres parut leur causer une vive surprise. Du reste, ils s’intéressaient à presque tout, même aux coquillages et aux insectes. Ils reconnurent les portraits des mammifères et des oiseaux les plus remarquables parmi ceux à qui leur pays donne naissance : le jaguar, les singes hurleurs, les perroquets, les trogons[12] et les toucans. On décida que l’éléphant devait être une grande espèce de tapir; mais en général ils faisaient peu de remarques et se servaient de l’idiome mundurucu, que je comprenais fort imparfaitement. Leur surprise s’exprime par un claquement de la langue contre les dents, semblable à celui qu’on entend chez nous en pareil cas, ou par cette exclamation contenue : Hum ! hm! Avant que j’eusse fini, cinquante ou soixante spectateurs s’étaient assemblés, et cependant il n’y avait ni tumulte, ni façons grossières, les femmes faites laissant passer devant filles les jeunes filles et les enfans, et chacun se conduisant avec tout le calme et tout l’ordre possibles. »


Les Mundurúcus, établis, nous l’avons dit, sur les bords de la rivière Tapajos, et principalement sur la rive droite du 3e au 7e degré de latitude sud, forment une population totale d’environ vingt mille âmes, et peuvent mettre sur pied, assure-t-on, jusqu’à deux mille hommes de guerre. On ne les connaissait pas encore il y a quatre-vingt-dix ans, époque où ils se révélèrent tout à coup en attaquant les établissemens européens formés dans la province de Maranham. Vers le commencement de ce siècle, les Portugais firent avec eux une paix solennelle, et contractèrent un traité d’alliance cimenté par la haine commune que les deux nations portaient aux Múras. Depuis lors, les Mundurúcus sont restés les fidèles amis des blancs, et, comme ils étaient à la fois les plus guerriers et les plus industrieux des peuples aborigènes, leur alliance a compté pour beaucoup dans les progrès que la civilisation a pu faire au sein de ces régions lointaines, où le gouvernement central n’exerce qu’une autorité presque nominale. Ils plantent le manioc sur une large échelle et vendent le surplus de leur consommation à des trafiquans qui, partis de Santarem, remontent annuellement la rivière pendant les mois d’août et de janvier. Ils recueillent aussi en grande quantité, dans leurs forêts, la salsepareille, la gomme élastique et les fèves tonka. Dès qu’ils arrivent aux campinas, c’est-à-dire à la région médiocrement boisée qu’habite au-delà des cataractes le principal noyau des Mundurúcus, les trafiquans commencent à distribuer parmi les chefs inférieurs les marchandises qu’ils ont apportées, — cotonnades à bon marché, hachettes de fer, coutellerie, mercerie, cachaça, — et ils doivent ensuite attendre trois ou quatre mois la contre-valeur stipulée pour l’échange.

Un changement rapide s’opère dans les habitudes de ces Indiens, dont le principal chef, nommé Joaquim, a reçu, comme récompense de l’aide qu’il prêta aux autorités légales pendant la rébellion de 1835-36 un grade élevé dans l’armée brésilienne. Le tatouage de leurs enfans devient de plus en plus rare. L’usage où ils étaient jadis de couper la tête à l’ennemi qu’ils avaient tué pour en décorer leurs habitations en guise de trophée s’efface de plus en plus, et tend à disparaître complètement. La guerre subsiste pourtant encore à l’état normal entre les diverses tribus, entre les Mundurúcus par exemple et les Aráras. Dans tout le pays qui s’étend entre la rivière des Tapajos et la Madeïra, les établissemens indiens sont tenus de conserver une organisation militaire. On construit en dehors de chaque village un grand hangar séparé où les hommes en état de combattre passent la nuit, et des sentinelles sont placées de tous côtés pour faire retentir au besoin le turi sonore à l’approche des Araras, qui choisissent toujours l’heure des ténèbres pour leurs meurtrières entreprises.

Les Mundurúcus, les Mauhès, les Passès, et généralement toutes les peuplades que nous venons de nommer, paraissent dériver de la même origine ; l’émigration les a détachées de leur tige commune, et un long isolement leur a donné à chacune des mœurs, des usages différens, un langage qui n’est pas le même. Au milieu de ces idiomes divers se dégage la langue mère, le tupi, qui se parle avec de très légères altérations tout le long du fleuve des Amazones, sur une étendue de deux mille cinq cents milles. M. Bates remarque à ce sujet combien il est facile aux sauvages des diverses peuplades arrivés sur quelque point central, — à Éga par exemple, où le tupi est l’idiome commun, — d’apprendre cette langue, si peu en rapport avec celles qu’ils se sont faites. Il l’attribue principalement à ce que les formes grammaticales de tous les patois indiens demeurent les mêmes, si différens que soient leurs vocabulaires. Un trait commun à tous par exemple, c’est de placer la préposition après le nom, ce qui en fait, à vrai dire, une post-position. C’est ainsi que les Indiens du Brésil disent : Il est venu village du ; allez lui avec, etc. Dans la sphère très limitée de leur existence physique et morale, ils ont peu d’idées à exprimer ; le vocabulaire par conséquent est très borné. La séparation des dialectes indique à quel point a été complet et combien a duré l’isolement où chacun de ces petits groupes sauvages a dû vivre. Il est probable, sinon certain, que l’étrange inflexibilité de l’organisation indienne, aussi bien de corps que d’esprit, est due précisément à cette existence restreinte et aux étroits rapports, aux croisemens continuels des mêmes familles pendant d’innombrables générations. Leur fécondité s’en trouve diminuée, car il est bien rare de trouver une famille indienne qui compte trois ou quatre enfans, et les voyageurs sont unanimes sur les funestes résultats qu’amène pour eux le moindre déplacement.

Le parti que la civilisation peut tirer d’êtres ainsi organisés se réduit jusqu’à présent à peu de chose. Le gouvernement brésilien, divisant en districts le territoire où sont épars les laboureurs et les bateliers indiens, a institué une sorte de magistrature spéciale, chargée de les incorporer et de les tenir à la disposition des voyageurs qui viennent à traverser le pays : ce sont les capitaines de trabalhadores. les hommes sous leurs ordres reçoivent une éducation à moitié militaire, les plus zélés arrivent jusqu’au grade de sergent, et le corps entier se rassemble deux fois par an au principal village du district; mais les capitaines abusent à peu près universellement de leur autorité : ils monopolisent le service de leurs hommes à leur profit particulier, et c’est uniquement par faveur qu’on peut obtenir d’eux à force d’instances quelques guides ou quelques bateliers. Un autre abus bien plus grave encore, c’est le resgasto (traduction littérale, le rançonnage), auquel sont sujets les enfans de race indienne. C’est l’esclavage sous une autre forme, puisque leurs parens les vendent aux blancs, et que ces derniers en deviennent pour un temps propriétaires de fait. M. Bates entre à cet égard dans des détails instructifs et touchans.


« Pendant la dernière année de ma résidence à Éga, José, mon aide, mit à rançon deux enfans indiens, fille et garçon, par l’entremise d’un trafiquant de Japurá. Le garçon avait à peu près douze ans, et sa peau, remarquablement foncée, semblait le classer parmi les cafuzos (sang-mêlé indien et nègre). Il appartenait, croyait-on, à quelqu’une de ces tribus sans établissemens fixes et parfaitement sauvages, comme celle des Pararauàtes de la rivière Tapajôs, et dont on trouve un certain nombre en diverses contrées intérieures de l’Amérique du Sud. Son visage était de forme ovale et régulière, mais ses brillans yeux noirs avaient une expression rusée et méfiante qui les faisait ressembler à ceux d’un animal sauvage; ses pieds, ses mains étaient petits et d’une structure délicate. Peu après son arrivée, s’apercevant qu’aucun des enfans indiens du voisinage ne comprenait ce qu’il pouvait dire, il devint boudeur et taciturne. Pendant plusieurs semaines, il ne s’était pas laissé arracher un seul mot, quand il rompit soudainement le silence, prononçant en portugais des phrases complètes. Il souffrit du spleen et d’un gonflement de foie, résultats d’une fièvre intermittente, bien longtemps après être tombé dans nos mains. Ce qui faisait obstacle à nos efforts pour le guérir était l’habitude presque invincible qu’il avait prise de manger de la terre, de l’argile à demi cuite, du goudron, de la cire et autres substances de même nature. On trouve dans la partie supérieure du fleuve des Amazones, non-seulement parmi les Indiens, mais parmi les nègres et les blancs, beaucoup d’enfans adonnés à cette étrange et triste manie. Elle n’est donc pas spéciale à ces fameux Otomacs de l’Orénoque décrits par Humboldt, ou même spéciale à la race indienne, et semble avoir son origine dans un appétit morbide, produit lui-même par un maigre régime de poisson, de fruits sauvages et de pâte de manioc. Nous donnâmes à notre petit aborigène le nom de Sébastien. On se sert en général de ces enfans pour aller remplir les cruches à la rivière, chercher du menu bois dans la forêt, ramer sur les montarias, faire la cuisine et autres besognes. Sébastien m’accompagnait souvent dans les bois, où il se rendait très utile en me faisant retrouver les petits oiseaux que j’avais abattus, et qui tombaient parfois dans les broussailles parmi des masses confuses de feuilles mortes et de branches sèches. Il s’entendait merveilleusement à prendre les lézards avec ses mains, et surtout à grimper aux arbres. Les palmiers les plus lisses ne lui offraient que peu de difficultés : il prenait quelques brassées de flanc, à la fois solide et flexible, dont il entourait ses pieds, fixés ainsi sur la tige glissante, puis, par une succession de légers élans, il s’élevait assez vite jusqu’à la cime. Je m’amusais, pendant les premières semaines, de la joie orgueilleuse qu’il manifestait en me rapportant les régimes de fruits cueillis par lui sur des arbres presque inaccessibles. Il évitait la compagnie des garçons de sa race, et tirait évidemment quelque orgueil de sa position servile auprès d’un véritable homme blanc. Nous le ramenâmes avec nous à Pará ; mais aucun des spectacles de la ville, si étrangers qu’ils lui fussent, ne lui causa la moindre émotion. Il vit d’un œil impassible les bateaux à vapeur, les vastes édifices, les voitures attelées, la pompe des cérémonies religieuses, etc., manifestant en ceci les sentimens obtus de l’Indien et sa disette de pensée. Il n’en avait pas moins des perceptions très subtiles et une grande facilité pour apprendre tous les arts mécaniques. José, qui avait repris quelque temps avant mon départ définitif son ancien métier d’orfèvre, l’employa comme, apprenti et lui fit faire de rapides progrès, car après trois mois de leçons l’enfant vint un beau jour, tout radieux, me montrer un anneau d’or qu’il avait fabriqué.

« Le sort de la petite fille, arrivée, avec un second convoi d’enfans tous en proie à la fièvre intermittente, un mois ou deux après Sébastien, ne fut pas à beaucoup près aussi heureux. On nous l’avait amenée, débarquant à peine, par un soir de la saison humide où la pluie tombait à torrens. Effarouchée et maigre, trempée jusqu’aux os, frissonnant de fièvre, elle donnait la main à un vieil Indien qui nous dit en termes brefs, une fois la porte ouverte : Ecui encommenda (voici votre commande !), et s’éloigna tout aussitôt. Elle était d’une couleur bien plus claire que le garçon, et son aspect général n’offrait presque rien de sauvage. Informations prises, nous découvrîmes qu’elle appartenait à la tribu des Miranhâs, qui se reconnaissent à une fente pratiquée sur chaque narine et dans laquelle ils insèrent, les jours de fête, un gros bouton d’écaille de rivière aux nuances nacrées. Nous prîmes le plus grand soin de notre petite malade ; les meilleures gardes de la ville furent appelées à la soigner ; c’étaient tous les jours des fomentations ; nous la gorgions de quinine et de la nourriture la plus substantielle : tous ces soins demeurèrent inutiles. Elle s’affaiblissait à vue d’œil ; son foie, énormément enflé, restait presque aussi dur qu’une pierre. Il y avait dans ses façons quelque chose de particulièrement agréable, et qui ne me rappelait rien de ce que j’avais rencontré jusqu’alors chez les populations indiennes. Au lieu de leur mélancolie taciturne, la jeune malade souriait et causait sans cesse. Nous avions pris pour la soigner une vieille femme de la même tribu, qui servait en même temps d’interprète entre elle et nous. Elle priait souvent qu’on la menât baigner à la rivière, demandait des fruits, et se faisait volontiers des jouets avec tous les menus objets qu’elle apercevait çà et là par la chambre. Son nom indigène était Oria. Pendant les deux dernières semaines, il lui devint impossible de quitter le lit que nous lui avions dressa dans le coin le mieux abrité de la chambre. Quand elle avait besoin d’être soulevée, ce qui lui arrivait très souvent, elle ne voulait être aidée de personne, si ce n’est de moi, et m’appelait alors par le nom de cariwá (homme blanc), le seul mot de tupi qu’elle parût connaître. C’était vraiment une chose émouvante de l’entendre, ainsi couchée, répéter pendant des heures entières les couplets qu’elle avait appris à réciter avec ses compagnes dans son village natal, phrases en très petit nombre qui se répètent sur un rhythme accentué, se rapportant toutes à des objets, à des incidens qui lui rappelaient la sauvage existence de sa tribu. Nous lui fîmes donner le baptême avant qu’elle mourût, et alors, nonobstant l’opposition des gros bonnets d’Éga, j’insistai pour qu’elle fût enterrée avec les mêmes honneurs qu’on accorde aux enfans des blancs, c’est-à-dire comme un « anjinhô » (petit ange), suivant l’aimable coutume de ce pays catholique. Nous enveloppâmes le corps dans une robe de fin calicot, nous croisâmes sur la poitrine de la jeune morte ses mains, où nous avions placé une palma de fleurs pareille à la couronne dont nous avions ceint sa tête pâle,..

« Il meurt à Éga ou sur la route des vingtaines de ces malheureux enfans, placés dans les mêmes conditions que notre pauvre Oria; mais en général, durant leur maladie, on ne prend d’eux aucune espèce de soins : ce sont les captifs faits dans le cours de ces implacables razzias qu’une section de la tribu des Miránhas pratique sur le territoire de l’autre, et qu’on épargne pour les vendre aux trafiquans d’Éga. Comme il paraît hors de doute que les Miránhas sont cannibales, l’achat des captifs les soustrait probablement à un sort encore pire; mais le débouché qu’ils trouvent à Éga opère directement contre eux, en ce qu’il stimule l’avidité des chefs, à qui reviennent tous les profits de ces expéditions meurtrières

………………

« Beaucoup des Indiens d’Éga, y compris tous les domestiques, nous dit encore M. Bates, sont des sauvages amenés des rivières voisines, la Japurá, l’Issá et le Solimöens. J’y ai vu des individus d’au moins seize tribus différentes, achetés, pour la plupart tout enfans, aux chefs indigènes. Cette espèce de traite, bien que prohibée par la loi du Brésil, se fait avec la connivence des autorités, parce que sans elle il n’existerait aucun moyen de se procurer des serviteurs. Une fois arrivés à l’âge d’homme, ces Indiens redeviennent tous maîtres d’eux-mêmes, et ne manifestent pas le plus léger désir de retourner à la vie sauvage; mais les petits garçons sont généralement sujets à s’évader pour s’embarquer sur les canots des trafiquans, et les jeunes filles ont souvent fort à se plaindre de leurs maîtresses, ces femmes du Brésil dont l’éducation presque nulle ne contient pas les instincts passionnés et jaloux. Presque toutes les dissensions qui s’élèvent entre les résidans européens, soit à Éga, soit ailleurs, ont pour cause des disputes survenues à propos des domestiques indiens. Quiconque n’a jamais vécu que dans les pays d’origine ancienne, et complètement organisés, où le service personnel est une industrie courante, ne saurait se figurer les difficultés et les ennuis qu’on rencontre là où la classe servile ignore la valeur de l’argent, et où on ne peut se procurer de domestiques, si on ne parvient, par toute sorte de séductions, à les faire déserter de chez un autre maître. »


III.

La ville de Santarem, où M. Bates arriva au mois de novembre 1851, et qui le retint pendant trois ans et demi, diffère essentiellement des autres établissemens européens formés sur le fleuve des Amazones. Les blancs (Portugais et Brésiliens) y sont relativement plus nombreux, et affichent de plus hautes prétentions à l’existence civilisée. L’étiquette y règne despotiquement. La plus belle chambre de chaque maison est réservée aux réceptions officielles, et malgré la terrible chaleur qui, vers l’heure de midi, l’heure des visites, fait des rues sablonneuses de Santarem autant de fours allumés, il serait messéant de se présenter autrement qu’en habit noir et en tenue de bal. On est reçu avec force complimens et prié de s’asseoir sur le sofa ou les fauteuils de laque dorés, à fond de canne, qui, disposés en carré, attendent solennellement les visiteurs. Quand ils prennent congé, leur hôte les reconduit avec force révérences, dont la dernière s’échange sur le seuil de la rue. Ces gens si polis ne fument guère, mais prisent largement, et déploient un grand luxe de tabatières d’or ou d’argent ciselé. Les réunions sont rares, les notables de la ville ne s’occupant guère que de leurs affaires et de leur intérieur, tandis que le reste passe sa vie au billard ou dans les salons de jeu, laissant femmes et filles enfermées sous clé au logis. Le voyageur anglais nous apprend cependant que depuis l’année 1853, où les premiers bateaux à vapeur se montrèrent sur le fleuve des Amazones, un débordement d’idées et de modes nouvelles a quelque peu modifié les scrupules de la jalousie portugaise. Chef-lieu d’une comarca ou département, et en sa qualité de bourg électoral, Santarem a un corps de fonctionnaires publics entretenus au grand complet : un grand-juge à poste fixe (juiz de dircito), un juge municipal (juiz municipal), un greffier, ou garde des archives (promotor publico). Le chef de la police (delegado) est aussi un magistrat ayant juridiction sur toutes les affaires sommaires. Ces personnages officiels sont tous à la nomination du gouvernement central, et tout étranger nouveau-venu, s’il veut se faire admettre dans les salons, leur doit une visite, ainsi qu’au chef militaire et aux principaux résidans de la localité. L’instruction publique y est organisée avec un certain apparat. Outre les deux écoles primaires (filles et garçons) qui se trouvent là comme ailleurs, il y en a une troisième, d’ordre un peu plus élevé, où des maîtres payés par le gouvernement provincial enseignent, entre autres choses, le latin et le français. C’est là qu’on se prépare au lycée et au séminaire de l’évêque, deux institutions établies à Pará et fort richement dotées, où les trafiquans et les planteurs ont presque tous l’ambition d’envoyer leurs fils, pour qu’ils y terminent leurs études. M. Bates, qui eut l’honneur d’être choisi pour figurer parmi les examinateurs annuels de l’école supérieure, vante beaucoup l’intelligence naturelle des jeunes gens qui passèrent sous ses yeux; mais il n’accorde pas les mêmes éloges aux collèges de Pará, et affirme qu’on en sort en général sans posséder la plus légère teinture des sciences physiques et les plus simples notions de géographie. Les mêmes jeunes gens dont on fait de subtils rhétoriciens et des avocats pleins de faconde se montrent d’une ignorance déplorable lorsqu’on veut tirer d’eux autre chose qu’une amplification sonore et vide. « Je ne me rappelle pas, dit M. Bates, avoir vu à Santarem une carte géographique quelconque. Les gens bien avisés se doutent de ce qui leur manque à cet égard, et il est difficile de les provoquer à quelques éclaircissemens. Un jour cependant, certain fonctionnaire des plus haut placés se trahit tout à coup en me demandant « de quel côté de la rivière Paris était situé. » Il va sans le dire que cette question n’avait pas pour objet d’obtenir quelques renseignemens topographiques sur l’exacte position de la Seine par rapport à la capitale qu’elle arrose; elle dérivait de cette idée que l’univers entier est une grande rivière, et que les diverses cités dont on peut entendre parler s’élèvent inévitablement ou sur un bord ou sui-l’autre. Ce simple fait, que le fleuve des Amazones est un cours d’eau limité, puisant son origine dans d’étroits ruisseaux, ayant son commencement et son terme, n’est jamais entré dans la tête de la plupart des gens qui passent leur vie entière sur ses rives. »

Si l’on met à part les agrémens plus ou moins incontestables de la société blanche, Santarem peut être regardé comme un séjour assez aimable; on n’y voit pas pulluler les insectes-pestes, — le moustique, le pium, la mouche de sable, la motuca[13], — ces terribles fléaux du voyageur au Brésil. Le climat est magnifique; pendant six mois de l’année, d’août à février, on compte à peine quelques jours de pluie, et les brises marines, qui ont cependant à franchir près de quatre cents milles, viennent y tempérer l’ardeur du soleil. Les rues y sont toujours propres et sèches, même au plus fort de la saison des orages; l’ordre y règne, les provisions n’y manquent pas; cependant, à l’exception de la viande, elles sont d’un prix élevé. Tant d’avantages par malheur sont chèrement payés, car la lèpre sévit dans ce lieu charmant. Ajoutons qu’elle est limitée à certaines familles, et qu’il est rare qu’elle ait été communiquée à un Européen. Quant aux autres races, elles en sont toutes frappées indifféremment, et quelques-unes des meilleures familles de l’endroit sont les plus rudement atteintes. Aussi connaît-on Santarem non-seulement au Brésil, mais en Portugal, sous la fatale désignation de cidade des lazaros cité des lépreux.

Les campos qui l’entourent abondent en arbres aromatiques et en fruitiers sauvages. Le cachou y pousse de tous côtés, au point que quelques portions du district pourraient passer pour des vergers de cet arbre, à qui semblent convenir particulièrement les terrains sablonneux. Son fruit, parfaitement mûr, a la couleur et la forme de la pomme que les Anglais appellent codlin apple. Il mûrit en janvier, et on voit alors les lazzaroni de Santarem, parcourant les campos recueillir le fruit du cachou par immenses quantités pour en faire une sorte de cidre, — ou de vin, comme ils l’appellent, — regardé comme un remède dans certaines maladies cutanées ; les pépins se mangent rôtis. Un autre arbre de la même catégorie, le murixi (byrsomina), fournit en abondance de petites graines jaunes d’un goût acide. Une décoction d’écorce de murixi teint les étoffes en couleur marron. Les Indiens surtout l’emploient à cet usage, et les chemises de coton ainsi colorées étaient le signe de reconnaissance du parti indigène pendant la dernière révolution. Parlons encore du braio-branco, très commun dans les ilhasdo Mato, dont l’écorce intérieure sécrète une résine blanche qui ressemble au camphre et par l’aspect et par l’odeur. M. Bates, qui s’était procuré une certaine quantité de cette résine, s’en servait pour protéger ses collections d’insectes contre les attaques des fourmis et des blates. L’umiri (humirium floribundum), plus rare que le braio-branco et croissant dans les mêmes endroits, distille d’une manière analogue une huile du parfum le plus exquis, que les femmes indigènes recherchent avec passion. Toutefois le rendement est fort médiocre. Pour obtenir ce précieux liquide, on détache, sans les arracher, de longues bandes d’écorce, sous lesquelles on glisse des morceaux de cotonnade qui s’imbibent peu à peu. En visitant l’arbre tous les jours et en pressant l’huile absorbée par le coton, il arrive qu’au bout d’un mois on a pu remplir une petite fiole contenant à peu près une once de cette odeur si estimée. Le sueu-uba ( plumieria phagedenica) pousse en grande abondance dans les endroits les plus secs des campas et ses longues feuilles d’un vert éclatant, toujours fraîches et pleines de suc, même dans les saisons les plus arides, ses fleurs blanches qui ressemblent à celles du jasmin, forment la principale décoration de ces lieux déserts. L’écorce de cet arbre, les feuilles et la queue de ses feuilles recèlent en abondance une sève laiteuse que les indigènes emploient généralement comme emplâtre dans toutes les inflammations locales, passant d’abord sur la peau une brosse imbibée de ce liquide et recouvrant de coton l’endroit humecté. M. Bates a vu ce remède amener bien des cures, mais il semble tenté d’en attribuer l’efficacité à la chaleur animale produite par l’application de la ouate.

Éga, où il a passé les quatre dernières années de son séjour dans la vallée des Amazones, n’est point, tant s’en faut, une ville nouvelle; elle existe depuis 1688, où le père Samuel Fritz, jésuite de Bohême, parvint à fixer dans cet endroit quelques tribus d’Indiens éparses dans le voisinage. De 1781 à 1791, Éga devint le quartier-général de la grande commission scientifique envoyée pour délimiter les territoires espagnol et portugais dans l’Amérique du Sud. Aujourd’hui (du moins en 1859 les choses étaient encore ainsi) ce village, devenu cité depuis la création de la nouvelle province des Amazones, ne renferme, bien que chef-lieu d’une comarca, que cent sept maisons, à peine peuplées de douze cents âmes. Les environs, dans un rayon de trente milles, comptent environ deux mille habitans de plus, et sur ce nombre on ne trouverait guère plus d’une cinquantaine de blancs purs. Les nègres et les mulâtres forment un groupe à peu près de la même importance, et le reste de la population consiste exclusivement en aborigènes. Tout possesseur d’immeubles, y compris les Indiens et les nègres libres, a son vote dans les élections municipales, provinciales, impériales; il est inscrit sur les listes du jury et apte à servir dans la garde nationale. Les plus ignorans parmi les gens de couleur ne semblent pas évaluer très haut ces privilèges essentiels, compensés par d’onéreux devoirs. M. Bates constate cependant que dans le cours des neuf années dont il a pu étudier les progrès, une amélioration notable s’est fait sentir à cet égard. Il a vu s’établir à Éga même une lutte assez vive pour la présidence de la chambre municipale, et débattre avec ardeur l’élection des membres qui devaient représenter la nouvelle province au parlement impérial de Rio-Janeiro. En cette dernière occasion, le parti du gouvernement avait envoyé de la capitale un avocat fort habile et fort peu scrupuleux, chargé d’intimider l’opposition et de faire triompher le candidat officiel. Un certain nombre de demi-castes (ou de sang-mêlé), groupés autour d’un ami de M. Bates, combattirent activement, mais sans aigreur, et sans sortir des bornes de la légalité, cette puissante influence; ils échouèrent, et bien que l’agent du gouvernement eût commis beaucoup d’actes illégaux et tyranniques, ils acceptèrent paisiblement leur défaite.


« Dans une plus grande ville, ajoute le naturaliste, je crois que le gouvernement n’aurait pas osé pratiquer une pareille tentative de fraude électorale; mais mon expérience personnelle me permet d’exprimer cette conviction, que le mécanisme du gouvernement constitutionnel, moyennant une pratique un peu plus longue, devrait très bien fonctionner parmi cette population mélangée d’Indiens, de blancs et nègres, même dans cette portion reculée de l’empire du Brésil... Les hommes d’état qui le dirigent semblent avoir abandonné l’idée, si jamais ils l’ont eue, de constituer cet empire tropical sur le pied d’une nation blanche dominant une classe laborieuse à l’état d’esclavage. Ce sont les Indiens qui, dans la vallée des Amazones, créent à l’organisation politique ses plus grands obstacles. La ténacité du caractère de cette race prise en général, son horreur pour les restrictions de la vie civilisée, font des êtres qui la composent des sujets vraiment intraitables. Et pourtant quelques-uns d’entre eux, qui ont appris à lire ou à écrire, et dont la répugnance pour le séjour des villes a été détruite par quelque cause agissant dès le début de la vie, sont devenus de très bons citoyens. Il ne faut pas douter que si les Indiens des Amazones, notés pour leur docile humeur, étaient bien traités, instruits avec douceur par les hommes de race différente que la loi déclare leurs égaux, ils ne se montreraient pas aussi empressés qu’on les a vus jusqu’ici de quitter les cités, à mesure qu’elles se civilisent, pour retourner à leur condition demi-sauvage... »


Une verdure perpétuelle, un climat sain, l’absence presque complète des insectes-pestes, un sol d’une fertilité merveilleuse même pour le Brésil, un vaste réseau de rivières et de canaux où abondent le poisson et la tortue, un lac où une flotte entière de bateaux à vapeur pourrait jeter l’ancre en toute saison, des moyens de communiquer directement par voie d’eau et sans interruption quelconque avec l’Océan Atlantique semblent garantir à Éga le plus brillant avenir. Quant aux inconvéniens de ce séjour, ils consistent principalement dans l’absence de ces excitations variées qui donnent tant de charme à la vie européenne. Au lieu de s’amortir avec le temps, les regrets qu’ils causent s’accroissent au point de devenir presque insupportables, et le voyageur naturaliste est obligé de convenir que la seule contemplation des œuvres de Dieu ne suffit ni aux exigences du cœur, ni à celles de l’esprit. Il décrit en termes énergiques l’avidité avec laquelle il se jetait sur les journaux d’Europe qui lui arrivaient tous les deux ou quatre mois et la joie qu’il trouva dans ses rapports avec quelques Européens qui, descendus tour à tour des Andes sur le bord du fleuve des Amazones, se fixèrent définitivement à l’Ega. Trois étaient Français, deux étaient Italiens, et quelques-uns avaient reçu les bienfaits d’une éducation complète. Il y en eut trois qui finirent par épouser des femmes indiennes.

Les observations que M. Bates fit à Éga, y compris celles que nous devons à ses expéditions sur la rivière Teffé, les îles sablonneuses du Solimöens, etc., sont les plus intéressantes qu’il ait consignées dans son livre. C’est là qu’il a pu étudier tout à loisir les mœurs des Indiens Passès, moins énergiques, moins habiles que les Mundurúcus, mais dont il vante les bonnes qualités, le calme domestique, l’existence bien réglée, les habitudes affectueuses et l’hospitalité toujours prête. C’est là qu’il a fait en grand la pêche des tortues, soit tracajás, soit aiyassás[14], qu’il décrit en détail et d’une manière tout à fait pittoresque. C’est là qu’il a étudié tour à tour le singe à face rouge[15] ou à face de hibou[16], l’oiseau parapluie[17] (cephaloptenis ornatus), dont la tête porte un véritable parasol, et le cou un boa de plumes bleues dont l’extrémité pend sur la poitrine, le kinkajou (le jupurá des Indiens, le cercoleptes caudivolvus de la zoologie), ce lémure si curieux et si rare, la chauve-souris-vampire, si parfaitement inoffensive malgré son nom sinistre, les cinq espèces du toucan et plus spécialement le pteroglossus Beauharnaisii à la crête bouclée ; mais ce sont surtout les richesses entomologiques de cette contrée opulente qui ont surpris le naturaliste. Sans sortir d’Ega et de ses alentours, il a classé jusqu’à deux cent cinquante espèces de papillons différentes l’une de l’autre, et dans le même rayon les insectes ont fourni jusqu’à sept mille espèces au catalogue qu’il a eu la patience de dresser. Il a trouvé là des bombycides du groupe lithosien, qui logent leurs chenilles dans de belles bourses en soie rose qu’on rencontre à chaque instant dans les étroits sentiers des forêts, suspendues à l’extrémité d’une feuille d’arbre par un fil très fort, de cinq à six pouces de long. Le tissu de cette espèce de tricot est assez solide pour résister au bec des oiseaux insectivores, et l’état de suspension où il reste le met doublement à l’abri de leurs attaques, ce petit sac en forme d’œuf cédant à la moindre impulsion et au moindre coup de bec. La petite chrysalide dort ainsi paisiblement dans sa cage aérienne jusqu’à ce que l’heure de la transformation ait sonné.

La fourmi saüba (œcodoma cephalotes), qui dépouille de leur feuillage les arbres les plus précieux, est un des plus grands fléaux du Brésil, et M. Bates, dans son premier volume, lui a consacré presque tout un chapitre véritablement intéressant; mais, dans les campos ouverts de Santarem et dans les forêts qui entourent Éga, il a vu, il a suivi ces armées d’écitons (le tauaca des Indiens), qui sont à l’homme dans certains cas ce que la saüba est à l’arbre, et dont on n’attaque pas impunément les innombrables bataillons. Le trait caractéristique des écitons est de chasser leur proie en corps réguliers, ce qui leur a fait donner le nom de fourmis fourrageuses. On en distingue plusieurs espèces, et chacune a sa manière de chasser. L’éciton rapax par exemple, le géant de son espèce, marche dans les forêts en ordre indien, c’est-à-dire sur une seule file; ses armées ne sont jamais très nombreuses, et ses expéditions sont principalement dirigées vers les nids d’une autre espèce de fourmi, sans défense malgré sa grosseur, dont il rapporte dans ses greniers les cadavres mutilés. L’éciton legionis, beaucoup plus petit et plus facile à observer en ce qu’il manœuvre ordinairement à ciel ouvert dans les plaines les plus nues, se forme en larges colonnes et n’avance guère que par milliers. M. Bates les a vus assiéger très régulièrement une fourmilière du genre de celles dont nous parlions plus haut. Sur la face d’un plan incliné, les écitons creusaient dans une terre légère de véritables mines de huit ou dix pouces de profondeur; ces conduits aboutissaient aux nids des inoffensives formicœ, dont les agresseurs mettaient en pièces les menus vers et les cocons, sans épargner, cela va sans dire, les grosses fourmis elles-mêmes, qu’ils venaient saisir jusque dans la main de notre observateur pour les déchirer et s’en distribuer les membres. Ce qu’il y avait de plus remarquable dans ces opérations de guerre était la division du travail, organisée selon toutes les règles de l’art des ingénieurs. A mesure que chaque grain de terre était enlevé, il fallait le porter assez loin pour qu’il ne fût pas exposé à retomber dans la cavité entamée, et lorsque les puits atteignaient une certaine profondeur, les mineurs avaient à remonter les parois pour rejeter au dehors chaque menu débris enlevé au sol; mais alors le travail de chaque terrassier se trouvait allégé par des camarades qui, stationnant à l’embouchure du puits, s’emparaient du fardeau, et, avec un semblant de prévoyance dont M. Bates se déclare stupéfait, l’emportaient assez loin des bords du trou pour parer à toute chance d’éboulement. Ce qui rend ceci encore plus merveilleux, c’est qu’il n’y a pas chez ces écitons, comme chez les autres espèces de fourmis, des ordres de travailleurs parfaitement distincts et une appropriation spéciale de chaque classe d’individus à telle ou telle besogne, Les mineurs, les terrassiers, les dévastateurs étaient tous identiques et changeaient alternativement de métier.

Les plus terribles parmi les fourmis fourrageuses sont les deux espèces d’écitons qu’on distingue par les épithètes de hamata et de drepanophora. Voici ce qu’en dit M. Bates :


« Ces deux espèces se ressemblent si exactement qu’il faut un examen attentif pour les distinguer l’une de l’autre. Leurs armées cependant ne se confondent jamais, bien qu’elles habitent les mêmes forêts et passent indifféremment sur les voies qu’elles se sont frayées. Au premier coup d’œil, les deux classes de travailleurs paraissent tout à fait distinctes à cause de l’énorme différence qui existe entre les plus gros individus de l’une et les plus petits de l’autre. On trouve, appartenant tous à la même famille, des nains longs d’un cinquième de pouce avec de petites têtes et de petites mâchoires, et des géans d’un demi-pouce de long dont la tête et les yeux ont pris des proportions relativement beaucoup moindres. Les classes pourtant ne sont pas séparées, car des individus existent qui réunissent les deux extrêmes. On voit les écitons presque partout sur les rives du fleuve des Amazones, où leurs épaisses colonnes voyagent par plusieurs centaines de milles sur tous les chemins de la forêt primitive. On ne se promène guère sous bois sans rencontrer l’une ou l’autre espèce, et c’est à elles que se rapportent probablement les histoires que nous lisons dans les ouvrages sur l’Amérique du Sud de fourmis débarrassant les maisons de leur vermine; cependant je n’ai jamais entendu dire une seule fois qu’elles entrassent dans les habitations, leurs ravages étant toujours confinés aux portions les plus denses de l’épaisse forêt.

« Le piéton qui rencontre une de ces armées de fourmis en est d’abord averti par l’inquiète agitation et les petits cris répétés des oiseaux grisâtres (ant-thrushes), qui par petits vols peuplent la jungle. S’il n’y fait pas attention, s’il s’avance de quelques pas, il est soudain attaqué par une quantité de ces féroces petites créatures. Elles montent avec une incroyable rapidité le long de ses jambes, chacune saisissant la peau de l’ennemi avec des mandibules semblables à des pinces, et, une fois ainsi cramponnées, recourbant sa queue en dedans pour le piquer de toutes ses forces. Le malheureux n’a d’autre alternative que de s’enfuir au plus vite. S’il est escorté par des indigènes, il peut être certain de les voir donner l’alarme en criant : Tauoca! tauoca! et prendre leurs jambes à leur cou pour gagner la queue de la colonne. Il lui faudra, une fois délivré, arracher un à un les insectes tenaces qui se sont attachés à son épiderme, et pour cela les couper en deux en laissant les têtes et les mâchoires dans les petites plaies où elles restent enfouies.

« Toutes les fois que les écitons sont en mouvement, le monde animal tout entier est en alerte, et toute créature fait effort pour ne pas se trouver sur leur route; mais ceux qui ont le plus à craindre sont les insectes sans ailes, tels que les araignées au corps pesant, les fourmis des autres espèces, les vers blancs, les chenilles, les larves de toute espèce, bref tout ce qui vit sous les feuilles mortes ou dans le bois en décomposition. Les écitons ne montent pas très haut sur les arbres, et ne sont par conséquent pas très incommodes pour les nichées d’oiseaux. Quant au mode d’opération adopté par ces armées, voici ce que m’en ont appris de patientes observations. La colonne principale, sur quatre ou six rangs de profondeur, s’avance dans une direction donnée, balayant le sol de toute matière animale, morte ou vivante, et jetant çà et là sur ses flancs un détachement de fourrageurs qui après de courtes excursions revient, sa tâche accomplie, reprendre sa place dans les rangs de l’armée. Si leur ligne de marche les conduit en n’importe quel endroit où la proie s’offre plus abondante, — supposons une masse de bois pourri où pullulent les larves d’insectes, — l’armée entière fait halte, et une force considérable se concentre sur le point désigné. Toute fente, toute crevasse est fouillée avec soin, et les écitons furieux mettent en pièces les gros vers qu’ils ont extraits de leurs retraites et tirés au grand jour. Il est particulièrement curieux de les voir attaquer les nids de guêpes, parfois construits sur des arbrisseaux à ras de terre. Ils déchirent, à force de morsures, l’espèce d’enveloppe parcheminée qui protège les larves, les chrysalides et les guêpes nouvellement écloses, et réduisent tout en miettes, sans se préoccuper de la colère des animaux envahis, qui volent de tous côtés autour de ces brigands. Quand ceux-ci emportent leurs dépouilles préalablement divisées, la charge est répartie avec une certaine loyauté, selon la force de ceux qui auront à faire le transport : les nains prennent les plus petits morceaux, les géans se chargent des plus lourds. Deux fourmis parfois s’unissent pour porter la même pièce ; mais les surveillans, avec leurs mâchoires tordues et maladroites, restent hors d’état de prendre aucune part au travail. Les armées ne marchent jamais longtemps sur un sentier battu, et paraissent préférer des buissons emmêlés, des broussailles touffues, où rarement on peut les suivre. Je suis resté quelquefois sur la piste d’une de ces immenses colonnes, longue de 60 à 70 mètres, pendant un demi-mille et même davantage; mais je n’en ai jamais pu découvrir une seule qui, ayant fini ses razzias de la journée, s’en retournât vers sa ruche. En fait, il ne m’est jamais arrivé de trouver une de ces ruches, et toutes les fois que j’ai vu des écitons, ils étaient en marche ou pris d’un de ces accès de paresse qui leur fait de temps en temps suspendre le cours de leurs exploits. Ceci avait toujours lieu dans quelque clairière baignée de soleil. En pareil cas, la colonne principale et les corps jetés sur ses ailes conservent leurs positions respectives; mais, au lieu de marcher en avant et de piller à droite et à gauche, les soldats se livrent à de doux loisirs. Quelques-uns se promènent lentement, d’autres brossent leurs antennes avec leurs pattes antérieures; mais le plus drôle était de les voir se nettoyer l’un l’autre. Une fourmi çà et là étendait d’abord une patte, puis successivement toutes les autres, qu’une camarade (quelquefois accompagnée de plusieurs auxiliaires) venait brosser ou laver en passant ce membre entre ses mâchoires et sa langue, et la toilette se complétait par un petit coup de balai amicalement donné aux antennes. »


L’éciton prœdator, l’éciton aveugle, l’éciton crassicornis, l’éciton vastator, l’éciton erratica, nous fourniraient encore de curieux détails, sans parler de ces mouches du genre stylogaster, qui suivent les armées d’écitons pour loger leurs œufs dans le corps mou des insectes que ces terribles fourmis ont chassés de leurs abris obscurs ; mais nous ne pouvons suivre plus longtemps les explorations de l’ingénieux et patient naturaliste. Nous le laisserons donc quitter Ega le 3 février 1859 et rentrer le 17 mars à Pará, qu’il n’avait pas revu depuis sept ans et demi.

Pendant ce laps de temps, la population s’était accrue ; les émigrans portugais et allemands affluaient dans la ville embellie, le commerce grandissait, les habitudes s’étaient modifiées ; on allait moins souvent à l’église, plus fréquemment au bal et au concert ; les libraires étaient plus nombreux, et dans un bel édifice tout neuf venait de s’installer un magnifique cabinet de lecture. Quatre journaux quotidiens alimentaient autant d’imprimeries, toutes de création récente. Le revers de la médaille, c’est que Pará, qui en 1848 était une des résidences américaines où l’on pouvait vivre au meilleur compte, était en 1859 une des plus chères. Le plus misérable logis, un taudis de deux chambres dépourvues de tout mobilier, se louait près de 500 francs par an ; les domestiques étaient hors de prix, et c’est tout au plus si M. Bates peut pardonner aux progrès de la civilisation le tribut qu’ils prélevaient sur sa bourse. Il partit enfin le 2 juin 1859, donnant un démenti au proverbe national, qui atteste à la fois les séductions de Para et la justice que leur rendent ses habitans. « Celui qui va à Pará y reste, » disent-ils[18]. M. Bates n’y resta pas, il est vrai ; mais on peut s’apercevoir que, malgré les misères accidentelles de sa vie sous les tropiques, il a gardé de ce magnifique pays un excellent souvenir. Il est bien difficile de ne pas le comprendre, pour peu qu’on se laisse aller au charme sympathique des intéressans récits qu’il lui a consacrés.


E.-D. FORGUES.

  1. Travels on the Amazons and Rio-Negro.
  2. Le mameluco est le sang mêle de race blanche et de race indienne. Le sang blanc et le sang noir donnent le mulâtre. Le sang nègre et le sang indien donnent le cafuzo. Le croisement du cafuzo et de l’Indien donne le curriboco ; celui du cafuzo et du nègre donne le xibaro. Comme il règne un certain vague dans la nuance des diverses couleurs obtenues par tous ces mélanges, ces différens noms ne s’appliquent que par approximation. Le mot creolo ne désigne que les nègres nés dans le pays. L’Indien civilisé s’appelle tapuyo ou caboclo.
  3. Voici l’énumération approximative que M. Bates donne des espèces qu’il a pu réunir dans les diverses classes d’animaux : mammifères, 52 ; — oiseaux, 360; — reptiles, 140; — poissons, 120; — insectes, 14,000; — mollusques, 35; — zoophytes, 5. — Total, 14,712. «A l’heure qu’il est, poursuit-il avec un orgueil légitime, nombre de savans en Europe sont occupés à les décrire. Les mammifères nouveaux, en bien petit nombre, ont été dénommés par le docteur Gray, les oiseaux par le docteur Sclater, les zoophytes par le docteur Browerbank ; enfin les nouveautés bien plus nombreuses que j’ai rapportées en fait de reptiles et de poissons font l’objet d’une publication qui se poursuit sous le contrôle du docteur Günther. » Le sort des collections considérables formées par M. Bates doit malheureusement laisser un regret aux naturalistes : c’est qu’aucun assortiment complet des espèces appartenant à chaque genre n’ait été conservé quelque part. Le British Museum lui-même ne possède pas la moitié du nombre total des espèces recueillies. On ne pourra donc pas étudier d’ensemble certains groupes caractérisant la faune d’un pays qui ne sera peut-être pas exploré de nos jours au même point de vue.
  4. Ville de cinq à six mille âmes sur la rivière des Tocantins, visitée à deux reprises différentes par M. Bates.
  5. « La lune se lève, — mère! mère! — Les sept étoiles (les pléiades) vont, pleurant, — mère! mère! — de se trouver abandonnées, — mère! mère! »
  6. Cet usage consacré, qui rappelle la coutume de « l’abeille » dans les backwood-settlements de l’Amérique du Nord, produit des réunions qui portent le nom de pucherum. C’est une occasion de fête en même temps que de travail. Ses invitations une fois lancées, la famille prépare une grande quantité de boisson fermentée, produit de pains de manioc imbibés d’eau, et qui porte le nom de taroba. On y ajoute une espèce de potage fait avec la manicueira, espèce de manioc doux, aux racines oblongues et juteuses, qui deviennent très sucrées après avoir été gardées quelques jours. C’est là tout le régal offert aux travailleurs invités. L’ouvrage se fait tant bien que mal, et le soir tout le monde est à peu près gris.
  7. Chez les Indiens, on rencontre à chaque instant des currassows, et entre autres une belle espèce de ces oiseaux (mitu tuberosa) qui devient familière à ce point de suivre les enfans partout où ils vont; mais dès qu’elle cesse d’être libre, cette espèce ne se propage plus.
  8. La rivière Madeïra, qui entoure un des côtés de l’île Tupinambarana, se jette dans le fleuve des Amazones bien au-dessus de la rivière Tapajos, et un peu au-dessous du Rio-Negro.
  9. Serpa est une petite ville située entre la rivière Urubú et le lac Saraca, presque en face du point où la rivière Madeira se jette dans le fleuve des Amazones.
  10. C’est le nom d’un trafiquant d’Éga, sur le bâtiment duquel se trouvait le voyageur.
  11. Les blancs et sang-mêlé de Santarem et d’Éga n’étaient pas toujours aussi avisés que ces sauvages. Ils ne pouvaient s’expliquer la chasse aux papillons que comme un moyen de fournir des modèles aux dessinateurs des fabriques de calicot peint, et M. Bates fut obligé, pour donner à ses travaux une couleur raisonnable, de laisser croire que le British Museum payait ses recherches scientifiques.
  12. Magnifique oiseau dont le dos est d’un vert brillant et la poitrine parfois teintée de rose, parfois d’un bleu d’acier. Les naturels l’appellent suruquà, et le distinguent en suruquà d’igapo (ou de terre inondée) et suruquà de terre ferme.
  13. Le pium, mouche microscopique, commence sur le fleuve des Amazones à la hauteur du Rio-Negro ; il abonde tellement en certains endroits, que les canots qu’il enveloppe de ses denses essaims semblent avancer au milieu d’un nuage de fumée. Humboldt et d’autres naturalistes le regardent comme une espèce du genre similium. — La motuca est une mouche beaucoup plus formidable que le moustique; sa trompe ou proboscide est formée d’un paquet de lancettes en corne plus courtes et plus larges que chez les autres espèces de la même famille. Perty, dans les voyages de Spix et Martius, l’a décrite sous le nom de Hadaus lepidoptus.
  14. Podocnemis expansa est le nom savant de cette espèce de tortue, cataloguée au British Museum.
  15. Les Indiens l’appellent uakari. Cet animal appartient à la famille des cebidœ, qui compte sept genres et trente-huit espèces.
  16. L’ai-à des Indiens, le nyctopithèque des naturalistes. Singe nocturne qui dort le jour, et dont la face encadrée de fourrure blanche rappelle aussi bien le chat-tigre que le hibou.
  17. C’est l’uira-mimbeu, l’oiseau-fifre des Indiens, qu’ils ont ainsi qualifié à cause de la ressemblance de son chant avec le son des grossières flûtes de Pan (mimbeu) dont se servent les Caishanas et autres tribus.
  18. Quem para (o) Para, para.